Prolétariat en guenille

Survivance des chiffonniers à Paris [N°1]

Chaque matin, quand je sors de chez moi je trouve des dizaines de personnes entourant, négociant des marchandises vendues à vil prix : vêtements, appareils électro-ménagers, lampes, chaussures, etc. Enfin, pas chaque matin car parfois les chiffonniers s’abritent de la pluie sous les arcades de la place et plus souvent encore ils se sauvent de policiers venus les chasser.

 

Les chiffonniers : c’est le mot choisi par une pétition de riverains mécontents qui a circulé dans certains halls d’immeubles du quartier :

« Les habitants de la rue Beccaria subissent chaque jour de marché la présence de chiffonniers de plus en plus nombreux qui s’installent sur les trottoirs de la rue Beccaria, neutralisant complètement des portions de trottoirs. Chaque jour, leur nombre s’accroît, obstruant déjà des accès à des immeubles. Dès que la police est passée, ils s’installent ou se réinstallent. De plus en plus, il s’agit d’un trafic organisé qui prend de l’ampleur : les chiffonniers déchargent maintenant de leur voiture des objets hétéroclites qu’ils ont récupérés dans les poubelles. […] Les habitants de la rue Beccaria et du quartier d’Aligre demandent que des mesures énergiques (présence régulière de la police et confiscation des objets…) soient prises pour mettre fin à cette situation qui engendre d’importantes nuisances en matière d’hygiène (détritus dans la rue), de sécurité (les « vendeurs » sont agressifs). […] »

 

J’aurais plutôt parlé de vendeurs à la sauvette spontanément, mais ce nom démodé ne convient peut-être pas si mal à ces fauteurs de trouble : un chiffonnier, nous dit le dictionnaire, est une personne qui fait commerce de vieux chiffons, de vieux objets, achetés ou ramassés dans les rues. Pour être tout à fait exact, nos chiffonniers font commerce de ce qu’ils trouvent nuitamment dans les poubelles : tous les commerçants de la place que j’ai interrogés me l’ont confirmé et les moins hostiles ont tenu à me préciser qu’ils ne volaient pas.

Pourtant, beaucoup de brocanteurs sont aussi mécontents de l’installation des chiffonniers que les habitants pétitionnaires dénoncent. Comme dit l’un d’eux : « C’est pas bon pour les affaires, ils cassent les prix [et] ils ramènent des poubelles. » Un autre dira aussi laconiquement, comme un mot de passe, « ce sont des Roms. » Et de fait c’est un mot qui a le pouvoir de faire passer bien des choses aujourd’hui. Il révèle racisme efficace et qui ne semble pas prêter à conséquence.

Je me souviens qu’en 2010, sous Sarkozy, l’État s’était ainsi embarqué dans une bruyante campagne d’expulsion des Roms venant de Bulgarie et de Roumanie, malgré le principe de libre circulation des ressortissants de l’union européenne.

Mais je ne crois pas qu’on puisse appeler les chiffonniers simplement des Roms, nom qui sert surtout à ethniciser et, par là, naturaliser la misère.

D’ailleurs, j’en ai rencontré qui ne venaient pas du tout de Roumanie ou de Bulgarie, comme cet homme qui faisait commerce de ses propres jeans pour la première fois. Il avait appris l’existence du « marché clandestin » (ce sont ses mots), en passant, car il dort dans la gare de Lyon. J’aurais aimé lui parler plus longuement, mais je n’ai pas encore réussi à établir un véritable contact avec les chiffonniers. Je dis bien : pas encore, car j’espère trouver le moyen de recueillir leur parole pour un prochain article pour lequel il faudrait donc dépasser non pas de l’hostilité (je n’en ai pas ressentie), mais le sentiment de notre différence et de la prudence de leur côté.

En tout cas, les plaintes des riverains et des commerçants (qui me font penser à la Chanson pour l’Auvergnat de Brassens) sont prises au sérieux par la mairie du 12ème et la police, qui harcèle les chiffonniers.

 

« Elle est à toi cette chanson
Toi l’étranger qui sans façon
D’un air malheureux m’a souri
Lorsque les gendarmes m’ont pris

Toi qui n’as pas applaudi quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés
Riaient de me voir emmené
»

Mais seul un factionnaire pourrait les faire disparaître. Aux grands mots les grands remèdes! Sans plus lésiner, l’agence bancaire le Crédit du Nord, située sous les arcades de la place d’Aligre, emploie un garde-chien le samedi et dimanche, jours d’affluence. Celui-ci empêche aussi quiconque de s’installer rue Beccaria. Le privé se charge ainsi de libérer l’espace public des indésirables.

Un genre d’Auvergnat

À ce propos, un brocanteur, Auvergnat en quelque sorte, me disait :

« La maire socialiste est venue, elle a beaucoup parlé de sécurité, mais pas un moment de social. Ces gens-là, ils ont des enfants, ils dorment dans la rue, mais tout le monde s’en fout. Ils font ça pour survivre. Je suis d’origine kabyle, mon père est arrivé pieds nus en France. Du coup, moi, je ne peux pas accepter ça. Je connais un peu certains d’entre eux, je les laisse déposer leurs affaires à côté de ma place. Certains dorment tout près d’ici, rue du faubourg Saint-Antoine, ou un peu plus loin, de l’autre côté de la Seine, sous le métro aérien de la station Glacière. »

D’après lui du reste, les affaires des commerçants en règle ne pâtissent pas de la présence de ces clandestins, car « plus il y a de commerçants, plus il y a d’acheteurs. C’est systématique! » Les relations entre chiffonniers et commerçants ne se résument même pas seulement au bon vieux clivage amis/ennemis, puisque certains brocanteurs rachètent pour une bouchée de pain des objets qu’ils revendent à leur tour, plus cher toutefois.

Entre disparition et réapparition

Ces derniers temps, les chiffonniers se font moins nombreux rue Beccaria. Alors la disparition des chiffonniers est-elle pour demain ? Les efforts de la police et la ténacité de leurs adversaires finissent-ils par payer ?

J’ai failli le croire, sauf qu’à y bien regarder, rien n’est moins sûr! Ils se déplacent, à présent ils traînent (ils sont plus d’une dizaine en semaine) au centre de la place en attendant le passage de la police et déballent ensuite leurs marchandises. Tout à coup, les acheteurs affluent tranquillement, ils observent l’offre avec attention, flânent tout autour dans le vague espoir de faire des affaires. Si les vendeurs sont alertés de l’arrivée des flics, ils remballent en vitesse et les clients, qui sont au moins deux fois plus nombreux qu’eux, s’éloignent aussi, plus lentement.

En fait les chiffonniers persévèrent parce que beaucoup n’ont pas grand’chose à craindre de la police hormis de la gêne : si on les prend sur le fait, ils ne risquent que des contraventions, qu’ils ne peuvent de toute façon pas payer. Les chiffonniers ne disparaissent donc pas de la place d’Aligre et de ses abords, – pas tout à fait. Et il est permis de réfléchir un peu à cette survivance, à cet «archaïsme » dans une capitale tellement à la pointe. Dans une ville qui se remplit d’espaces de co-working et de bureaux, où la richesse économique serait créée par des gens très instruits travaillant sur des ordinateurs, un peuple trime au-dehors, ramasse péniblement de vieux chiffons, toutes sortes d’objets dont de plus riches (peut-être ceux-là mêmes qui travaillent le jour derrière leur écran) ne savaient plus que faire sans doute.

Les chiffonniers paraissent mal accordés avec notre temps, ils dérangent sa bonne marche et accusent un retard. Grand merci aux honnêtes pétitionnaires de leur avoir rendu ce nom qui nous rappelle au XIXe siècle, âge d’or de la chiffonnerie !

Oui, en cet autre siècle de progrès, le chiffonnier était une figure vraiment familière de Paris. Il y jouait un rôle économique majeur car il valorisait toutes sortes de déchets, notamment les vieux papiers et chiffons nécessaires à la librairie. Pourtant, il faisait déjà scandale : « [Il] a fasciné son époque, les regards de ceux qui les premier ont enquêté sur le paupérisme, se sont posés sur lui, comme hypnotisés, semblant demander jusqu’où pouvait aller la misère humaine1. »

Baudelaire (1821-1867) leur dédiait un poème dans les Fleurs du Mal, « Le Vin des Chiffonniers », dans lequel le chiffonnier s’identifierait selon certains critiques au prolétariat révolutionnaire vaincu en juin 1848 mais rêvant à la revanche. L’aller-retour historique nous permet alors d’entrevoir ceci : le chiffonnier, plus encore que de révéler la misère, l’injustice, a porté pour nous, du passé, l’espoir de l’émancipation.

« Souvent, à la clarté rouge d’un réverbère
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
Où l’humanité grouille en ferments orageux,

On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête
Butant, et se cognant aux murs comme un poète,
Et sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Épanche tout son cœur en glorieux projets.

Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
Terrasse les méchants, relève les victimes,
Et sous le firmament comme un dais suspendu
S’enivre des splendeurs de sa propre vertu.

Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,
Moulus par le travail et tourmentés par l’âge,
Éreintés et pliant sous un tas de débris,
Vomissement confus de l’énorme Paris,

Reviennent, parfumés d’une odeur de futailles,
Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles
Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.
Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux

Se dressent devant eux, solennelle magie !
Et dans l’étourdissante et lumineuse orgie
Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
Ils apportent la gloire au peuple ivre d’amour !

C’est ainsi qu’à travers l’Humanité frivole
Le vin roule de l’or, éblouissant Pactole ;
Par le gosier de l’homme il chante ses exploits
Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.

Pour noyer la rancœur et bercer l’indolence
De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ;
L’Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil ! »

Charles Baudelaire

 

Cet espoir demeure, même si cette identification au prolétariat révolutionnaire est discutable. La représentation des chiffonniers du temps de Baudelaire était loin de se restreindre à la subversion de l’ordre social2 ; la fâcheuse réputation d’indicateurs de la police, de « mouchards », leur collait à la peau. Le journaliste Karl Marx prit justement sur cette grande « corporation » parisienne les mesures du Lumpenproletariat. Opposé au prolétariat révolutionnaire, le Lumpenproletariat c’est le mauvais peuple, ivrogne, non pas révolutionnaire mais émeutier à l’occasion.

Le Lumpenproletariat, c’est-à-dire en français (on le traduit rarement) le prolétariat en guenilles, de chiffons.

Bien sûr, les chiffonniers actuels n’occupent plus la place centrale que les chiffonniers d’hier occupaient dans l’économie et la culture de leur temps. Aujourd’hui, ils valorisent des déchets dont l’économie se passe très bien et on parle d’eux aussi peu que possible. Mais l’injustice de l’ordre social, ils n’ont pas cessé de la révéler.

Antoine Pérouse pour Le Chiffon

Photo de Une > Le marché de la place d’Aligre.
Photo 1 > Le marché clandestin de la rue Beccaria, côté place d’Aligre.
Photo 2 > Un « stand» de chiffonnier.

Crédit photographies : Gary Libot

  1. Walter Benjamin, Baudelaire, Paris, La Fabrique, 2013, p.716
  2. Voir là-dessus Antoine Compagnon, Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017

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