Qui va cracker aux Quatre-chemins ? L’impasse des mobilisations habitantes

Bientôt 30 ans que dans le Nord-Est parisien, l’on déplace, évacue et disperse, pour à nouveau rassembler et reléguer les personnes les plus dépendantes au crack. Il ne s’agit jamais de répondre aux besoins de ces individus marginalisés mais d’apaiser les mécontentements des riverains. Aux Quatre-Chemins, un mur a même été construit pour prévenir la contestation des habitants de ce quartier populaire. Ce dispositif autoritaire fonctionne-t-il ? Enquête sur le terrain.

Il ne fait que deux degrés en ce lun­di soir d’hiv­er. Aban­don­nant la rédac­tion de ma thèse de géo­gra­phie, je rejoins la petite foule qui se masse, à deux pas de mon apparte­ment, dans la rue Berthi­er (Pan­tin), dev­enue impasse depuis l’érection d’un mur clô­tu­rant le pas­sage Force­val. Elle est venue déplor­er l’anniversaire de ce mur, et de l’implantation des usagers de crack porte de la Vil­lette. A coup de dis­cours, de bou­gies et de slo­gans, riverains, riveraines et mem­bres des con­seils munic­i­paux protes­tent : « Soignez-les, Pro­tégez-nous !», « 120 jours de cal­vaire, nous sommes en colère », « J’en ai ma dose. Crack bol ! ». Moi, je me demande qui se mobilise mal­gré ce froid, et surtout pourquoi ou pour qui.

Le matin même, qua­tre mois après les avoir débar­qués sur ce ter­rain, la police parisi­enne est inter­v­enue pour détru­ire les quelques struc­tures de for­tune que les con­som­ma­teurs et con­som­ma­tri­ces s’étaient con­stru­its pour se pro­téger du froid et des regards. Cette destruc­tion à grands coups de bull­doz­ers – « les mêmes qu’aux jardins d’Aubervilliers ? » deman­deront les mau­vais­es langues – est offi­cielle­ment jus­ti­fiée par la néces­sité d’empêcher la con­struc­tion d’une « zone de non droit » aux portes de Paris. La respon­s­able de l’opération affirme aux quelques médias locaux présents qu’aucun déplace­ment à venir n’était prévu : « Les tox­i­co­manes ils vont rester là. C’est l’endroit qui a été trou­vé comme le moins nuis­i­ble pos­si­ble pour les riverains, mais l’idée aujourd’hui c’est pas du tout de déplac­er »1.

«Les projecteurs se sont détournés de cette limes de la métropole parisienne aussi vite qu’ils s’y étaient braqués.»

Pour­tant, dès le lende­main, la rumeur enfle. La destruc­tion des abris de for­tune augur­erait bel et bien d’un énième déplace­ment des con­som­ma­teurs de crack du nord est parisien. Le soir même, la pré­fec­ture de police annonce avoir l’intention, sur demande du min­istre de l’Intérieur, d’installer les tox­i­co­manes sur une friche indus­trielle située dans le 12ème arrondisse­ment. Si cette déci­sion est prise uni­latérale­ment sans con­sul­ta­tion préal­able de la maire de Paris ou des édiles d’arrondissement, c’est la pre­mière fois que l’on daigne aver­tir les riverains et riveraines d’une opéra­tion de relo­cal­i­sa­tion. Le 28 jan­vi­er, le préfet de police décide finale­ment d’abandonner le pro­jet – et de laiss­er les usagers du crack à la porte de la Vil­lette, sus­ci­tant de nou­velles protes­ta­tions des habi­tants, habi­tantes et édiles du quarti­er des Quatre-Chemins.

Lumière et ombre sur les Quatre-Chemins

Aucune annonce préven­tive sem­blable n’avait été faite avant le trans­fert, le 24 sep­tem­bre 2021, de 150 tox­i­co­manes des jardins d’Éole à la porte de la Vil­lette. Soudaine­ment, riverains et riveraines se sont retrou­vés con­fron­tés à leurs nou­veaux voisins mais aus­si à la masse des médias venus récolter des craintes et une pho­togra­phie du mur dit « de la honte »2. C’est l’initiative, large­ment con­testée, de fer­mer le pas­sage Force­val (voir carte) sous pré­texte de pro­téger le voisi­nage, qui provo­qua un battage médi­a­tique à l’échelle inter­na­tionale3 « Quel sym­bole désas­treux que des deux murs ! » s’indignèrent-ils.

                                   Car­togra­phie de Mathilde Jour­dam-Boutin, févri­er 2022.

Carte en grand for­mat con­sultable ici.

Pour­tant, cet ouvrage aura au moins eu le mérite de per­me­t­tre à Estelle d’affirmer que : « Ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas de riverains4.» et de met­tre la lumière sur le quarti­er des Qua­tre-Chemins. Mais les pro­jecteurs se sont détournés de cette limes de la métro­pole parisi­enne aus­si vite qu’ils s’y étaient braqués.

D’ailleurs, les Qua­tre-Chemins c’est quoi ? Et bien c’est un palimpses­te démo­graphique et urbain, à cheval entre les villes de Paris, Pan­tin et Aubervil­liers, où l’on se côtoie sans tou­jours se fréquenter. Ce sont de vieux habi­tants dans des pavil­lons et des petits immeubles. Ce sont des familles algéri­ennes et chi­nois­es qui vivent dans les tours de loge­ments soci­aux de la bien nom­mée rue des Cités. Enfin, ce sont des hommes, beau­coup d’hommes kabyles, tamoules, tunisiens, sri-lankais, bangladeshis ou des 105 autres nation­al­ités représen­tées dans le quarti­er – qui parta­gent des stu­dios insalu­bres avec autant de per­son­nes que l’espace ne peut accueil­lir de lits super­posés. A ce savant mélange, il s’agit désor­mais d’ajouter une petite dose de jeunes act­ifs dont je fais par­tie — artistes, archi­tectes, doc­tor­ants, étu­di­ants, mil­i­tants – attirés par les loy­ers moins chers qu’intra-muros (40% y dépassent en réal­ité les pla­fonds légaux), les tiers-lieux qui pul­lu­lent et les infra­struc­tures uni­ver­si­taires implan­tées dans le cadre du Grand Paris. Une petite poignée de gen­tri­fieurs donc, dira-t-on.

Tout ce petit monde cos­mopo­lite se retrou­ve aux Qua­tre-Chemins pour for­mer « l’un des quartiers les plus pau­vres de France » sans partager grand chose de plus que la sor­tie du métro. Si un élu local affirme avec emphase : « On n’est peut-être pas un beau quarti­er mais on est un quarti­er de belles per­son­nes », la pau­vreté est pal­pa­ble dans le paysage. Le quarti­er est par ailleurs con­nu pour la sur­représen­ta­tion des activ­ités informelles voire illé­gales, qui fait l’objet de con­flits récur­rents entre la police et les vendeurs de cig­a­rettes à la sauvette notam­ment. Au print­emps 2019, les Qua­tre-Chemins ont d’ailleurs été classés par­mi les « Quartiers de Recon­quête Répub­li­caine », où le déploiement de policiers sup­plé­men­taires doit par­ticiper à lut­ter con­tre la délin­quance et les trafics. Et quelle belle vic­toire de la République que d’y ramen­er une pop­u­la­tion encore plus vul­nérable et invis­i­ble que celle des Quatre-Chemins !

Haroun et Sofi­ane aux abor­ds de l’av­enue Jean-Jau­rès à Aubervil­liers située à quelques pas du camp de for­tune des con­som­ma­teurs de crack. Pho­to de Romain Adam.

C’est cet absurde manque de prise en compte de la sit­u­a­tion sociale ini­tiale que dénon­cent riverains, élus et médias avec la for­mule à suc­cès « On vient ajouter de la mis­ère à la mis­ère » et que me répè­tent tour à tour Kataline, Mohammed, Nolan et Sadia sur le ton de la colère par­fois, de la las­si­tude surtout. Pour­tant, une fois passé le choc visuel puis le temps d’indignation, les médias, les élus nationaux et les camions de policiers sont repar­tis ; lais­sant là le mur, la pop­u­la­tion des Qua­tre-Chemins et ses nou­veaux voisins toxicomanes.

« Personne ne se mobilise ! »

Les habi­tants et habi­tantes de Stal­in­grad (19e arr.) puis le voisi­nage du jardin d’Éole s’étaient mobil­isés con­tre la présence du traf­ic de crack. Mais, aux Qua­tre-Chemins toute mobil­i­sa­tion locale sem­ble s’être rapi­de­ment éteinte dans les mois qui ont suivi le 24 sep­tem­bre. Moi-même, rési­dente du quarti­er et mem­bre de l’association dont le local est adossé au mur de la honte, je n’ai vent que de peu d’actions publiques. On n’entend que le bagout de Pierre-Eti­enne, retraité, qui col­lecte des sig­na­tures pour son comité de sou­tien depuis qu’il a été con­damné à des travaux d’intérêt généraux pour avoir tagué « Dar­manin démis­sion » sur le mur. Par­fois, quelques con­ver­sa­tions de voisi­nage évo­quent le rejet des recours en référé que les maires de Pan­tin et d’Aubervilliers avaient déposé pour faire annuler la déci­sion. Les riverains des Qua­tre-Chemins appa­rais­sent résignés à la présence de cette nou­velle pop­u­la­tion dont ils con­tin­u­ent de se plaindre.

Quelques groupes comme « Ant­i­crack 93 », « Impairs Car­riou » devenu « Vil­lage Vil­lette » ou « SOS 4 chemins » cherchent tout de même à mobilis­er la pop­u­la­tion et à inter­peller les élus. « Ils pensent que parce que c’est un quarti­er pop­u­laire, les gens ne vont pas se bat­tre ! Mais on va se bat­tre ! » déclare ain­si Nolan, porte-parole ent­hou­si­aste de Vil­lage Villette.

Ils recon­nais­sent toute­fois assez aisé­ment ne pas y par­venir : « Les gens ne se plaig­nent pas assez » déplore Mar­i­on, maus­sade. Au bout de quelques mois, la péti­tion qu’ils ont fait tourn­er ne rassem­ble pas plus de mille sig­na­tures, les déam­bu­la­tions cinquante per­son­nes et leurs réu­nions une dizaine. Assis en cer­cle, après l’abandon du pro­jet de déplace­ment dans le 12ème arrondisse­ment, ils dressent, abat­tus, un bilan pes­simiste de la sit­u­a­tion. J’écoute, en leur ser­vant des cafés :

- Ils étaient plus de 300 au moins devant la mairie [du 12ème arrondisse­ment pour pro­test­er con­tre le nou­veau déplace­ment], c’est pour ça que la pré­fec­ture a décidé de se retirer.

- Nous aus­si nous étions nom­breux aux pre­mières heures.

- Oui mais dès le lende­main on était 15. Per­son­ne ne se mobilise !

- Les gens sont déçus parce qu’on n’est pas écouté ! On n’a pas un homme poli­tique qui nous défende ! On n’a personne…

- Mais si, on a nos maires quand même !

- Oui, mais les nôtres n’ont pas de pouvoir.

- Et puis les gens sont telle­ment habitués dans ce quarti­er qu’on ne les voit presque pas !

- Oui ! C’est pas qu’ils font moins de nui­sances ici qu’ailleurs, c’est qu’ils y en avaient déjà trop…

- Les Qua­tre-Chemins n’avaient vrai­ment pas besoin de ça. On n’est pas la poubelle de Paris. »

Que faire ? « Séquestr­er le préfet Lalle­ment ? » pro­pose, sar­cas­tique, l’un d’eux… La réu­nion s’achève avec la volon­té de vis­i­bilis­er davan­tage les nui­sances sans que per­son­ne ne sache vrai­ment com­ment s’y prendre.

Pour préserver un patrimoine, encore faut-il en avoir un

D’aucuns blâmeront le froid, les fêtes, le covid ou la dépres­sion hiver­nale: tou­jours est-il que la mobil­i­sa­tion n’a jamais décol­lé aux Qua­tre-Chemins. Le soir du rassem­ble­ment pour les 120 jours du mur, c’est une assis­tance d’à peine une cen­taine de per­son­nes qui écoute les élus des trois com­munes lim­itro­phes. Par ailleurs, je suis frap­pée par la moyenne d’âge plus élevée et le phéno­type bien plus pâle qui car­ac­térise les indi­vidus au regard du quarti­er. Celles et ceux qui dif­fèrent vis­i­ble­ment du reste de la foule se révè­lent extérieurs au mou­ve­ment : « On est jour­nal­istes pour le parisien », « Je tra­vaille pour le Maire, j’habite à Ivry » ou encore « Aha­hah ! On est flics ».

Le rassem­ble­ment d’habitants et d’habitantes dont le maire de Pan­tin vante « la diver­sité représen­tée » appa­raît donc surtout comme un rassem­ble­ment de vieux pro­prié­taires blancs. Peut-être pas tous vieux — Nolan a la trentaine – peut-être pas tous blancs – Bad­er est fier d’être algérien – mais tous pro­prié­taires. Ce n’est pas très sur­prenant, toute lutte NIMBY (Not In My Back­Yard, lit­térale­ment « pas dans mon jardin ») se car­ac­térise par la mobil­i­sa­tion de rési­dents con­tre un pro­jet d’intérêt général afin de préserv­er leur cadre de vie ou leur pat­ri­moine. Certes, on peut dif­fi­cile­ment qual­i­fi­er la poli­tique, sécu­ri­taire et répres­sive, de ges­tion de la crise du crack de pro­jet d’intérêt général. Soit, le cadre de vie des Qua­tre-Chemins peut dif­fi­cile­ment être plus dégradé qu’il ne l’est actuelle­ment. En revanche, le pat­ri­moine existe bel et bien aux Qua­tre-Chemins, et c’est là que le crack blesse…

« C’était le meilleur endroit pour investir. »

La for­mule est sou­vent la même : « J’habite ici depuis 15 ans et j’ai bien vu le quarti­er se dégrad­er » m’annonce Flo­rence ; « J’ai acheté il y a 24 ans avec ma com­pagne, et c’est de pire en pire » renchérit Mar­i­on ; et à Bad­er de tranch­er « Moi ça fait 40 ans que je suis ici et là, c’est la goutte d’eau… ». Les petits pro­prié­taires du quarti­er se sen­tent coincés. Comme Flo­rence, qui envis­age de ven­dre, la plu­part craig­nent surtout la déval­u­a­tion de leur bien. C’est le cas de Thomas, qui a acheté il y a trois ans : « C’était le meilleur endroit pour inve­stir. Ça coûte déjà cher mais on peut avoir plus grand que dans Paris et dans quelques années ce sera comme Mon­treuil. Enfin c’est ce que je pen­sais… » regrette-t-il. En dis­cu­tant avec Bad­er et son ami, Tarak, j’apprends d’ailleurs que le col­lec­tif Ant­i­crack 93 a pour porte-parole non pas une riveraine mais une agente immo­bil­ière. À la fin du rassem­ble­ment, elle s’inquiète davan­tage de la dif­fi­culté à ven­dre ses biens que de la sécu­rité des habi­tants du quarti­er. De fait, un peu plus tôt, celle-ci m’affirmait : « Les nou­veaux par­tent déjà facile­ment, les acquéreurs poten­tiels vont tous fuir le quarti­er et ceux qui restent, c’est ceux qui ne peu­vent pas faire autrement ».

Ceux qui ne peu­vent pas faire autrement, c’est juste­ment tous ces habi­tants des Qua­tre-Chemins qui ne sont pas devant le mur. Ceux qui ne cherchent pas à faire appel à des édiles dont ils ne con­stituent pas l’électorat. Celles qui sem­blent déjà effacées de l’espace pub­lic. C’est la masse des locataires du parc social ou des marchands de som­meil. C’est ceux qui n’ont jamais eu de jardins à défendre. Qui va donc se mobilis­er pour défendre un bien qu’il ne pos­sède pas ?

Mathilde Jour­dam-Boutin pour Le Chif­fon

Pho­to de Une > De nou­veaux bâti­ments au bord du Canal Saint-Denis à Aubervil­liers. Pho­to de Guil­hem Vel­lut. Cre­ative CC 2.0

  1. Reportage vidéo « Le bidonville du crack en destruc­tion », Le Parisien, 24 jan­vi­er 2022. 
  2. « Crack à Paris : un mur de sépa­ra­tion con­stru­it pour blo­quer l’accès entre Pan­tin et la cap­i­tale » par Anne Maquignon, Cnews, 27/09/2021 ; « Tox­i­co­manes évac­ués : le Mur de la Honte » Anne-Sophie War­mont, BFMTV, le 25/09/2021 ; « Crack à Paris : la pré­fec­ture de police érige un mur pour empêch­er les tox­i­co­manes d’ac­céder à un tun­nel » par Steve Ten­ré, Le Figaro le 25/09/2021
  3. « Paris y los zom­bis del crack » par Euse­bio Val, la Van­guardia, le 26/10/2021 ; “Il “muro del­la verg­ona” nel­la cap­i­tale francese per allon­tanare I dro­gati di crack” par Lua­na de Mic­co, Il Fat­to quo­tid­i­ano, 1/10/2021.
  4. Dans son com­mu­niqué de presse, la pré­fec­ture avait affir­mé qu’il s’agissait d’un « secteur sans riverains aux abor­ds immédiats » 

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