Les mutuelles de fraudeurs, à Paris et ailleurs : combat pour la gratuité du métro

Largement méconnues, les mutuelles de fraudeurs ont fleuri un peu partout dans les métropoles du monde entier ces trois dernières décennies. Leur but ? L’auto-organisation et l’action non-violente (et discrète) contre des aspects dégoûtants de la vie en métropole : le tri, le contrôle des usagers de transports et la stigmatisation de ceux qui ne peuvent payer. Retour sur ces expériences qui pourraient dessiner des horizons d'action.

Bon alors, c’est quoi une « mutuelle de fraudeurs ? » Eh bien c’est un groupe (dis­ons une ving­taine de per­son­nes) se réu­nis­sant régulière­ment (une fois par mois en général) pour met­tre des moyens en com­mun (de l’argent) qui ser­vent à rem­bours­er les amendes de leurs mem­bres, qui ne payent pas, ou pas tous, leurs tick­ets de métro. En pra­tique, les mem­bres paient tout de suite l’amende, puis se font rem­bours­er lors de la réu­nion sur la caisse commune.

Les mutuelles ont existé dans dif­férentes villes et dif­férents pays. Elles seraient nées à Malmö, en Suède, dans les années 90. Il y a eu un col­lec­tif sans-tick­et à Brux­elles au tour­nant des années 2000. Il existe un cer­tain nom­bre de témoignages et de brochures au sujet des mutuelles, qui mon­trent une grande diver­sité de pra­tiques et de con­textes. Impos­si­ble pour cette rai­son de faire le tour de la ques­tion en quelques lignes. Nous pou­vons néan­moins for­muler quelques réflex­ions sur une forme d’association assez curieuse, il faut le recon­naître. Nous par­lerons surtout de Paris, parce que c’est la ville que nous con­nais­sons le mieux, et parce que c’est un arti­cle du Chif­fon : ici c’est Paris !

Si les mutuelles de fraudeurs ont fait l’objet de quelques arti­cles dans la presse (autour de 2010), impos­si­ble de savoir si elles exis­tent encore. Si c’était le cas, nous évi­te­ri­ons de les faire con­naître ou d’en faire la pro­mo­tion, car c’est inter­dit par la loi.

Bref, les mutuelles de fraudeurs, ça n’existe plus, ça n’existe pas, mais ça reste intéressant.

Gratuité

La pre­mière chose qui vient à l’esprit quand on con­sid­ère une mutuelle de fraudeurs, c’est qu’elle con­siste à ne pas pay­er les trans­ports. C’est dans le nom : on fraude. Impres­sion que vient con­firmer le fait que de nom­breuses mutuelles revendiquent la gra­tu­ité des trans­ports en com­mun. Quand on creuse un peu la ques­tion, celle-ci se com­plique cepen­dant. En effet, la pre­mière chose que l’on fait en entrant dans une mutuelle, c’est pay­er. Une petite coti­sa­tion, certes, 7 ou 10 euros par mois. Mais mul­ti­plié par 20, cela fait tout de suite 140 à 200 euros, qui ren­trent dans les caiss­es de la RATP sous la forme d’amendes payés rubis sur l’ongle (les mutuelles encour­a­gent le paiement immé­di­at — c’est moins cher). D’autre part, il faut pren­dre en compte le fait que même les usagers qui paient « nor­male­ment » le métro n’en règ­lent en réal­ité qu’une petite par­tie, puisque leur abon­nement ou leur tick­et est large­ment sub­ven­tion­né (par l’employeur, par la région, l’État, le départe­ment). Le coût du trans­port est donc déjà social­isé à grande échelle.

Ajou­tons qu’historiquement (depuis les années 70), la fraude a été prise en compte comme un « coût » à com­par­er (un écon­o­miste par­lerait « d’arbitrage ») avec les « béné­fices », que représen­tent la réduc­tion des effec­tifs dans le métro et le bus (c’est tou­jours un écon­o­miste qui par­le). En pra­tique, on a sup­primé les êtres humains dans les sta­tions et les bus, ce qui rend pos­si­ble la fraude, impens­able dans un con­texte où il y aurait un employé der­rière chaque tourni­quet et un receveur dans le bus.

Enfin, la RATP est une entre­prise qui exporte son savoir-faire et vend ses métros partout dans le monde. Elle peut se per­me­t­tre de per­dre un peu ici pour gag­n­er là-bas. Bref, le fait de pay­er ou non son tick­et est loin de résumer la ques­tion du finance­ment d’un trans­port de masse, d’ailleurs struc­turelle­ment défici­taire. Ce que l’on sait avec cer­ti­tude, c’est que l’absence d’un tel sys­tème de trans­port coûterait trop cher. C’est même impens­able : com­ment trans­porter les mil­lions de tra­vailleurs de leur domi­cile à leur tra­vail dans une méga­lo­pole comme l’agglomération parisienne ?

Pour ne par­ler que de l’Île-de-France, on con­state d’ailleurs que le prix des trans­ports a ten­dance à baiss­er (dézon­age du nav­i­go, tick­et lim­ité à 5 euros en Île-de-France, for­fait pol­lu­tion), preuve que nos élus, regroupés dans Île-de-France Mobil­ités (ancien Stif), avec à sa tête Valérie Pécresse, ne sont pas obnu­bilés par le finance­ment des trans­ports par le biais du tick­et. Par con­tre, ils adorent les caméras, les por­tiques et les agents de sécu­rité, qui ne ser­vent pas unique­ment à véri­fi­er la valid­ité des titres de trans­ports. Au-delà du coût du trans­port pub­lic, se pose donc la ques­tion de la dis­ci­pline des usagers.

 

Contrôle

Autre car­ac­téris­tique mar­quante des mutuelles de fraudeurs : elles sont une protes­ta­tion con­tre les procé­dures de con­trôle. Elles se con­sid­èrent elles-mêmes comme une manière de s’organiser pour que les couch­es les plus pré­caires de la métro­pole puis­sent con­tin­uer de pren­dre les trans­ports en évi­tant la répres­sion, puisque le paiement immé­di­at de l’amende arrête toute pour­suite. Le fait de ne pas pay­er son abon­nement ou son tick­et, a égale­ment été revendiqué comme une protes­ta­tion con­tre la tech­nolo­gie RFID, qui per­met de cen­tralis­er dans une base de don­nées infor­ma­tisée les déplace­ments indi­vidu­els. Les mutuelles relient donc en pra­tique la manière dont on s’acquitte de son tra­jet, le con­trôle de ce paiement, et une ques­tion plus large de lib­erté. Les mutuelles l’abordent sou­vent par le truche­ment de la ques­tion des sans-papiers : être con­trôlé sans tick­et, cela veut dire un con­trôle d’identité, et si l’on a pas ses papiers…

« Le délit consiste donc à faire la promotion d’une mutuelle particulière »

 

Plus large­ment, il est en effet légitime de s’interroger sur le fait qu’un acte aus­si banal (au moins en apparence) que se déplac­er, qui relève donc de la lib­erté fon­da­men­tale d’aller et venir, se fasse sous l’œil de caméras de sur­veil­lance, d’agents de sécu­rité surar­més, de con­trôleurs qui con­tribuent à étof­fer les dossiers de suren­det­te­ment (qui con­ti­en­nent bien sou­vent des amendes majorées), validés infor­ma­tique­ment, avec une lég­is­la­tion qui relève de l’antiterrorisme. La loi du 22 mars 2016 dite « loi rel­a­tive à la préven­tion et à la lutte con­tre les inci­vil­ités, con­tre les atteintes à la sécu­rité publique et con­tre les actes ter­ror­istes dans les trans­ports publics, dite « Loi Savary », punit de 6 mois de prison et 7500 € d’amende ceux qui auront, sur une péri­ode d’un an, eu 5 con­tra­ven­tions impayées pour avoir voy­agé sans titre de trans­port (jusque-là, il en fal­lait 10). On par­le de plusieurs cen­taines de peines de prison pronon­cées pour ce motif.

Désobéissance civile

La même loi Savary vise égale­ment de façon explicite les mutuelles de fraudeurs : « est puni de 6 mois de prison et 45 000 € d’amende le fait d’annoncer, par voie de presse, qu’une mutuelle de fraudeurs existe » (Il a fal­lu pour cela mod­i­fi­er la loi sur la presse de 1881). Et, en effet, la mutuelle de Lille s’est faite atta­quer, avec procès, perqui­si­tions, sur la base de son blog. Le délit con­siste donc à faire la pro­mo­tion d’une mutuelle par­ti­c­ulière, et non pas à pren­dre le métro sans pay­er, qui relève de la con­tra­ven­tion (comme ne pas pay­er son sta­tion­nement, par exemple).

« L’auto-organisation, l’action non-violente (et discrète) contre des aspects dégoûtants de la vie en métropole : le tri, le contrôle des usagers de transports et la stigmatisation de ceux qui ne peuvent payer, est un mérite incontestable des mutuelles. »

 

Le délit, depuis 2001 et la loi dite de Sécu­rité Quo­ti­di­enne (gou­verne­ment Jospin) ren­for­cée par la loi Savary citée plus haut, est le délit de « fraude par habi­tude », qui con­siste à ne pas pay­er ses amendes. Or, un des principes de fonc­tion­nement d’une mutuelle est juste­ment de pay­er l’amende immé­di­ate­ment. Ain­si, elle n’est pas majorée, le con­trevenant n’est pas obligé de don­ner son iden­tité, et l’amende fait office de titre de trans­port, on peut voy­ager avec. En pous­sant un tout petit peu le raison­nement, on pour­rait même dire que les mutuelles font acte de civisme en aidant cer­taines caté­gories d’usagers à se met­tre dans le droit chemin… et il est vrai qu’en lisant des compte ren­dus de procès pour fraude par habi­tude, on peut ressen­tir la désagréable sen­sa­tion de voir crim­i­nal­isée la mis­ère. Si plus de gens s’organisaient en mutuelles, les amendes seraient payées et les tri­bunaux moins encom­brés. Avec des si…

En vérité les mutuelles relèvent bel et bien de la désobéis­sance civile, au sens d’un refus des règles habituelles de fonc­tion­nement d’une insti­tu­tion et d’une loi, qui ne cherchent pas une con­fronta­tion directe avec le gou­verne­ment, mais s’organisent en dehors de l’État, au niveau de la société civile, pour repren­dre une dis­tinc­tion chère au libéral­isme poli­tique. Dans ce cas, la loi est con­tournée plus qu’affrontée de face, les mutuelles s’appuient sur les lib­ertés civiles : lib­erté d’aller et venir, anony­mat, lib­erté d’association, et prof­i­tent de manière très intel­li­gente de l’ambiguïté de la loi, qui réprime comme un acte délictueux, voire ter­ror­iste, ce qui n’est qu’une con­tra­ven­tion. L’auto-organisation, l’action non-vio­lente (et dis­crète) con­tre des aspects dégoû­tants de la vie en métro­pole : le tri, le con­trôle des usagers de trans­ports et la stig­ma­ti­sa­tion de ceux qui ne peu­vent pay­er, est un mérite incon­testable des mutuelles. On ne peut que regret­ter qu’elles n’aient pu faire tache d’huile et aient finale­ment disparu.

 

Et ensuite ?

Il y aurait une cri­tique à oppos­er aux mutuelles. La pre­mière est l’absence de remise en cause du trans­port de masse. On a écrit plus haut qu’il était naturel de se déplac­er, mais utilis­er pour cela une méga-infra­struc­ture qui coûte 10 mil­liards d’euros par an, avec ce que cela représente, entre autres, comme dépense d’énergie, doit être remis en ques­tion. On voit bien que la reven­di­ca­tion de gra­tu­ité est insuff­isante. Le développe­ment du Grand Paris, la destruc­tion des ter­res agri­coles à Gonnesse, à Saclay, à l’inverse ce que le développe­ment des infra­struc­tures peut avoir de néfaste en ter­mes de destruc­tion de la nature. L’expulsion des class­es pop­u­laires du cen­tre-ville, l’encouragement à l’urbanisation, sont autant d’exemples des effets per­vers de trans­ports ultra-efficaces.

Cepen­dant, les espaces de sol­i­dar­ité con­crète et de dis­cus­sion sont trop rares de nos jours pour qu’on puisse se pay­er le luxe de dén­i­gr­er ce genre de pra­tiques. On a vu, en temps de pandémie, l’espace pub­lic dis­paraître d’un jour à l’autre, et l’autorisation de cir­culer dans cer­tains lieux con­di­tion­née à une val­i­da­tion infor­ma­tique, une sorte de passe sani­go, un pass nav­i­go san­i­taire. Si les mutuelles avaient été plus nom­breuses, peut-être que des pra­tiques de désobéis­sance auraient été pos­si­bles et, au lieu de voir cha­cun de nous isolés et réduits à l’impuissance, des col­lec­tifs de con­finés et des caiss­es de sou­tien pour les amendes sanc­tion­nant la lib­erté d’aller et venir auraient fleuri un peu partout en France.

Avec des si… on met­trait Paris en mutuelle.

Nico­las Eygue­si­er pour Le Chif­fon

Sources :

Nous avons aimé être libres ! Sept ans de fraude et d’entraide dans les transports en communs de la métropole lilloise.
Ce petit livre de 84 pages à prix libre mentionne, entre autres, les ouvrages suivants :
- Collectif sans ticket, Le Livre accès, Éditions du Cerisier, 2001.
- Ratp : zéro euro, zéro fraude, Éditions du Monde Libertaire, 2002.
- Jean-Louis Sagot-Duvauroux et Magali Giovannangeli, Voyageurs sans ticket : liberté, égalité, gratuité, Au Diable Vauvert, 2012.


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