Les mutuelles de fraudeurs, à Paris et ailleurs : combat pour la gratuité du métro [N°5]
Bon alors, c’est quoi une « mutuelle de fraudeurs ? » Eh bien c’est un groupe (disons une vingtaine de personnes) se réunissant régulièrement (une fois par mois en général) pour mettre des moyens en commun (de l’argent) qui servent à rembourser les amendes de leurs membres, qui ne payent pas, ou pas tous, leurs tickets de métro. En pratique, les membres paient tout de suite l’amende, puis se font rembourser lors de la réunion sur la caisse commune.
Les mutuelles ont existé dans différentes villes et différents pays. Elles seraient nées à Malmö, en Suède, dans les années 90. Il y a eu un collectif sans-ticket à Bruxelles au tournant des années 2000. Il existe un certain nombre de témoignages et de brochures au sujet des mutuelles, qui montrent une grande diversité de pratiques et de contextes. Impossible pour cette raison de faire le tour de la question en quelques lignes. Nous pouvons néanmoins formuler quelques réflexions sur une forme d’association assez curieuse, il faut le reconnaître. Nous parlerons surtout de Paris, parce que c’est la ville que nous connaissons le mieux, et parce que c’est un article du Chiffon : ici c’est Paris !
Si les mutuelles de fraudeurs ont fait l’objet de quelques articles dans la presse (autour de 2010), impossible de savoir si elles existent encore. Si c’était le cas, nous éviterions de les faire connaître ou d’en faire la promotion, car c’est interdit par la loi.
Bref, les mutuelles de fraudeurs, ça n’existe plus, ça n’existe pas, mais ça reste intéressant.
Gratuité
La première chose qui vient à l’esprit quand on considère une mutuelle de fraudeurs, c’est qu’elle consiste à ne pas payer les transports. C’est dans le nom : on fraude. Impression que vient confirmer le fait que de nombreuses mutuelles revendiquent la gratuité des transports en commun. Quand on creuse un peu la question, celle-ci se complique cependant. En effet, la première chose que l’on fait en entrant dans une mutuelle, c’est payer. Une petite cotisation, certes, 7 ou 10 euros par mois. Mais multiplié par 20, cela fait tout de suite 140 à 200 euros, qui rentrent dans les caisses de la RATP sous la forme d’amendes payés rubis sur l’ongle (les mutuelles encouragent le paiement immédiat — c’est moins cher). D’autre part, il faut prendre en compte le fait que même les usagers qui paient « normalement » le métro n’en règlent en réalité qu’une petite partie, puisque leur abonnement ou leur ticket est largement subventionné (par l’employeur, par la région, l’État, le département). Le coût du transport est donc déjà socialisé à grande échelle.
Ajoutons qu’historiquement (depuis les années 70), la fraude a été prise en compte comme un « coût » à comparer (un économiste parlerait « d’arbitrage ») avec les « bénéfices », que représentent la réduction des effectifs dans le métro et le bus (c’est toujours un économiste qui parle). En pratique, on a supprimé les êtres humains dans les stations et les bus, ce qui rend possible la fraude, impensable dans un contexte où il y aurait un employé derrière chaque tourniquet et un receveur dans le bus.
Enfin, la RATP est une entreprise qui exporte son savoir-faire et vend ses métros partout dans le monde. Elle peut se permettre de perdre un peu ici pour gagner là-bas. Bref, le fait de payer ou non son ticket est loin de résumer la question du financement d’un transport de masse, d’ailleurs structurellement déficitaire. Ce que l’on sait avec certitude, c’est que l’absence d’un tel système de transport coûterait trop cher. C’est même impensable : comment transporter les millions de travailleurs de leur domicile à leur travail dans une mégalopole comme l’agglomération parisienne ?
Pour ne parler que de l’Île-de-France, on constate d’ailleurs que le prix des transports a tendance à baisser (dézonage du navigo, ticket limité à 5 euros en Île-de-France, forfait pollution), preuve que nos élus, regroupés dans Île-de-France Mobilités (ancien Stif), avec à sa tête Valérie Pécresse, ne sont pas obnubilés par le financement des transports par le biais du ticket. Par contre, ils adorent les caméras, les portiques et les agents de sécurité, qui ne servent pas uniquement à vérifier la validité des titres de transports. Au-delà du coût du transport public, se pose donc la question de la discipline des usagers.
Contrôle
Autre caractéristique marquante des mutuelles de fraudeurs : elles sont une protestation contre les procédures de contrôle. Elles se considèrent elles-mêmes comme une manière de s’organiser pour que les couches les plus précaires de la métropole puissent continuer de prendre les transports en évitant la répression, puisque le paiement immédiat de l’amende arrête toute poursuite. Le fait de ne pas payer son abonnement ou son ticket, a également été revendiqué comme une protestation contre la technologie RFID, qui permet de centraliser dans une base de données informatisée les déplacements individuels. Les mutuelles relient donc en pratique la manière dont on s’acquitte de son trajet, le contrôle de ce paiement, et une question plus large de liberté. Les mutuelles l’abordent souvent par le truchement de la question des sans-papiers : être contrôlé sans ticket, cela veut dire un contrôle d’identité, et si l’on a pas ses papiers…
« Le délit consiste donc à faire la promotion d’une mutuelle particulière »
Plus largement, il est en effet légitime de s’interroger sur le fait qu’un acte aussi banal (au moins en apparence) que se déplacer, qui relève donc de la liberté fondamentale d’aller et venir, se fasse sous l’œil de caméras de surveillance, d’agents de sécurité surarmés, de contrôleurs qui contribuent à étoffer les dossiers de surendettement (qui contiennent bien souvent des amendes majorées), validés informatiquement, avec une législation qui relève de l’antiterrorisme. La loi du 22 mars 2016 dite « loi relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports publics, dite « Loi Savary », punit de 6 mois de prison et 7500 € d’amende ceux qui auront, sur une période d’un an, eu 5 contraventions impayées pour avoir voyagé sans titre de transport (jusque-là, il en fallait 10). On parle de plusieurs centaines de peines de prison prononcées pour ce motif.
Désobéissance civile
La même loi Savary vise également de façon explicite les mutuelles de fraudeurs : « est puni de 6 mois de prison et 45 000 € d’amende le fait d’annoncer, par voie de presse, qu’une mutuelle de fraudeurs existe » (Il a fallu pour cela modifier la loi sur la presse de 1881). Et, en effet, la mutuelle de Lille s’est faite attaquer, avec procès, perquisitions, sur la base de son blog. Le délit consiste donc à faire la promotion d’une mutuelle particulière, et non pas à prendre le métro sans payer, qui relève de la contravention (comme ne pas payer son stationnement, par exemple).
« L’auto-organisation, l’action non-violente (et discrète) contre des aspects dégoûtants de la vie en métropole : le tri, le contrôle des usagers de transports et la stigmatisation de ceux qui ne peuvent payer, est un mérite incontestable des mutuelles. »
Le délit, depuis 2001 et la loi dite de Sécurité Quotidienne (gouvernement Jospin) renforcée par la loi Savary citée plus haut, est le délit de « fraude par habitude », qui consiste à ne pas payer ses amendes. Or, un des principes de fonctionnement d’une mutuelle est justement de payer l’amende immédiatement. Ainsi, elle n’est pas majorée, le contrevenant n’est pas obligé de donner son identité, et l’amende fait office de titre de transport, on peut voyager avec. En poussant un tout petit peu le raisonnement, on pourrait même dire que les mutuelles font acte de civisme en aidant certaines catégories d’usagers à se mettre dans le droit chemin… et il est vrai qu’en lisant des compte rendus de procès pour fraude par habitude, on peut ressentir la désagréable sensation de voir criminalisée la misère. Si plus de gens s’organisaient en mutuelles, les amendes seraient payées et les tribunaux moins encombrés. Avec des si…
En vérité les mutuelles relèvent bel et bien de la désobéissance civile, au sens d’un refus des règles habituelles de fonctionnement d’une institution et d’une loi, qui ne cherchent pas une confrontation directe avec le gouvernement, mais s’organisent en dehors de l’État, au niveau de la société civile, pour reprendre une distinction chère au libéralisme politique. Dans ce cas, la loi est contournée plus qu’affrontée de face, les mutuelles s’appuient sur les libertés civiles : liberté d’aller et venir, anonymat, liberté d’association, et profitent de manière très intelligente de l’ambiguïté de la loi, qui réprime comme un acte délictueux, voire terroriste, ce qui n’est qu’une contravention. L’auto-organisation, l’action non-violente (et discrète) contre des aspects dégoûtants de la vie en métropole : le tri, le contrôle des usagers de transports et la stigmatisation de ceux qui ne peuvent payer, est un mérite incontestable des mutuelles. On ne peut que regretter qu’elles n’aient pu faire tache d’huile et aient finalement disparu.
Et ensuite ?
Il y aurait une critique à opposer aux mutuelles. La première est l’absence de remise en cause du transport de masse. On a écrit plus haut qu’il était naturel de se déplacer, mais utiliser pour cela une méga-infrastructure qui coûte 10 milliards d’euros par an, avec ce que cela représente, entre autres, comme dépense d’énergie, doit être remis en question. On voit bien que la revendication de gratuité est insuffisante. Le développement du Grand Paris, la destruction des terres agricoles à Gonnesse, à Saclay, à l’inverse ce que le développement des infrastructures peut avoir de néfaste en termes de destruction de la nature. L’expulsion des classes populaires du centre-ville, l’encouragement à l’urbanisation, sont autant d’exemples des effets pervers de transports ultra-efficaces.
Cependant, les espaces de solidarité concrète et de discussion sont trop rares de nos jours pour qu’on puisse se payer le luxe de dénigrer ce genre de pratiques. On a vu, en temps de pandémie, l’espace public disparaître d’un jour à l’autre, et l’autorisation de circuler dans certains lieux conditionnée à une validation informatique, une sorte de passe sanigo, un pass navigo sanitaire. Si les mutuelles avaient été plus nombreuses, peut-être que des pratiques de désobéissance auraient été possibles et, au lieu de voir chacun de nous isolés et réduits à l’impuissance, des collectifs de confinés et des caisses de soutien pour les amendes sanctionnant la liberté d’aller et venir auraient fleuri un peu partout en France.
Avec des si… on mettrait Paris en mutuelle.
Nicolas Eyguesier pour Le Chiffon
Sources :