Urbanisme

Les friches ferroviaires : vers des forêts de béton [N°1]

 

 

Je vais vous raconter une histoire. Il y a quelque temps, à la suite de rafraîchissantes journées passées en campagne, je rentrais à Paris avec ma voiture (sans doute écologiquement contestable, mais c’est pas le sujet ici…). Je pénétrais dans la capitale pour rejoindre le lieu où j’ai pris l’habitude de garer mon char, gratos. C’est un petit coin isolé, une « friche ferroviaire » entre la gare de Lyon et l’avenue Daumesnil dans le XIIe arrondissement, derrière le lieu branchouille du Ground Control.

Lorsque, rasséréné de ma prise de distance avec la métropole, j’y vais garer mon auto, un monsieur d’une cinquantaine d’années, sans doute un employé de la SNCF, me prévient : « Vous pourrez plus vous garer ici bientôt». « Ah oui ? Pourquoi ? » lui demandai-je. « Projet de réaménagement. Ils vont construire des logements, des bureaux, des commerces. Allez, bonne soirée ! »

Cette nouvelle me laissa tout penaud. Je n’allais plus pouvoir garer ma bagnole semi-clandestinement dans l’un des derniers recoins de Paris pas encore rendu totalement fonctionnel, exploitable, marchand. Pour un projet de « ré-a-mé-na-ge-ment » ? Quel toupet !

Je décide alors de me renseigner sur ce dit projet.

90 000m2 d’immobilier à construire sur 6 hectares de foncier ferroviaire. La moitié de bureaux, l’autre moitié de logements (dont 600 de logements sociaux soit 60 % des logements prévus) établit sur des bâtiments de 11 étages au maximum. Un hectare d’ « espaces verts », quelques commerces, une école maternelle et élémentaire de huit classes et une crèche de 66 berceaux. Le tout sur un ancien site de la SNCF1 rattaché à la gare de Lyon et plus ou moins au ralenti depuis l’arrêt du TGV postal (1984-2015). Voilà ce que l’on apprend sur le site de la SNCF 1 au sujet de ce réaménagement acté en 2016 et dénommé « Gare de Lyon-Daumesnil ». Le maître d’ouvrage est la Société Nationale Espaces Ferroviaires (SNEF), une branche de la SNCF. L’un des plus gros propriétaires fonciers de Paris.

Bien assis devant mon personal computeur, quelques pensées ne manquent pas de me traverser : « La mise en coupe réglée de Paris par les aménageurs poursuit son chemin… N’y a-t-il pas déjà suffisamment de logements et de bureaux disponibles pour avoir besoin d’en construire de nouveaux ?… Encore un foutu levier de croissance économique… ».

La startupisation générale de notre époque aura raison de mes pensées romantico-passéistes… Mais alors, je faisais fausse route !

 

Quartier éponge, arbres sur les toits et biosourçage

Une plongée dans l’enquête publique2 de ce réaménagement « Gare de Lyon – Daumesnil » (GDLD) nous apprend que ce projet « limitera les émissions de CO2 de 30 % en moyenne par rapport à un projet urbain classique », vise l’objectif « de 50 % d’énergie renouvelable » à l’échelle d’un quartier qui se veut « éponge ». C’est-à-dire que les sols perméables permettront l’infiltration et l’écoulement naturel des eaux de pluie. Les déplacements doux (vélo, piéton) seront favorisés : promenade plantée à l’appui. « La diversité des milieux », la présence de « surfaces végétalisées sur les toits » et « la plantation de 300 arbres » prévue dans le jardin central parachèveront la construction d’un « quartier à biodiversité positive ». Mais ce n’est pas tout !

L’utilisation de « matériaux biosourcés » permettra l’édification d’un « quartier bioclimatique » fidèle aux trois principes du développement durable « éviter-réduire-compenser3 ». Le tout en préservant les Halles des Messageries (où se trouve le tiers-lieu Ground Control) et le bâtiment des messageries et télégraphies, patrimoine ferroviaire des années 1920. Que demande le peuple ?

Happé par cette doucereuse novlangue néo-managériale, cette épiphanie écologique prit soudainement fin à la lecture de la synthèse générale de l’enquête publique : « La grande majorité du public qui s’est exprimée au cours de l’enquête ne veut pas du projet tel qu’il est ».

Encore une bande d’ignares qui ne savent apprécier la juste valeur des ambitions qu’on a pour eux… Mais les enquêteurs se rassurent à bon compte :« C’est habituel dans de telles circonstances » ajoutent-ils, sans autre forme de procès.

« Pourquoi les rares espaces qui peuvent être transformés en forêts urbaines dignes de ce nom sont-ils bétonnés ? »

Anne C., nouvellement propriétaire d’un logement dans une résidence construite récemment (rue Jorge Semprun) et sise juste en face du projet de réaménagement, fulmine : « Lorsque nous avons acheté il y a 2 ans, notre promoteur ne nous a pas informé de ce projet. Nous allons nous retrouver avec un immeuble de 8 étages en face de nos fenêtres. C’est pour cela que nous voulons nous battre pour l’annulation du projet ». Elle poursuit : « Ce projet est intolérable compte tenu du contexte climatique… Pourquoi les rares espaces qui peuvent être transformés en forêts urbaines dignes de ce nom sont bétonnés ? » En voilà une bonne question.

Malgré toutes les promesses écologiques de la SNEF, pour Jérôme4. habitant la rue du Charolais et opposant : « Ce projet reste très minéral ». Et il ne manque pas de pointer l’organisation des espaces prévue pour ce réaménagement (voir le plan) : « Ils nous font de grands espaces, de grandes allées toutes rectilignes. Peut-être que dans le cadre de logements sociaux ça permet de surveiller plus facilement la population. Qui va vouloir se balader dans un jardin entouré de grands immeubles ? C’est pas convivial… ».

Illustration des jardins prévus par le cabinet du paysagiste Michel Desvigne

Jérôme, flairant le coup de com’, s’interroge : « Anne Hidalgo5 parle de faire des forêts urbaines pour l’écologie mais toujours à des endroits très visibles, où l’on peut à peine planter plus de dix arbres ! Là, il y a l’opportunité d’avoir une forêt urbaine digne de ce nom, et eux bétonnent en majorité. »

Pourtant, selon le nouveau Dircom’ de la SNEF, Joachim Mizigar : « L’organisation des espaces prévue s’est établie en concertation avec les habitants du quartier ». Des habitants favorables à des bâtiments de 16 à 25 mètres de haut non loin de chez eux, le tout tracé au cordeau ? J’ai eu peine à en trouver la moindre trace. Allez savoir… j’ai dû mal chercher.

Pour Thierry Paquot, philosophe et professeur émérite à l’institut d’urbanisme de Paris : « Plus c’est fonctionnel, plus on croit que c’est habitable. Mais ça soutient une architecture que je trouve inhospitalière, voire anxiogène. C’est un urbanisme défensif. »

Une première analyse des illustrations publiées pour « vendre » le projet fait rapidement songer à ce que les aménageurs ont dégoté pour le XIIIe arrondissement avec le quartier de la BnF (Bibliothèque nationale de France) et du quartier de l’Université Paris-Diderot. Dans ce coin « réaménagé », c’est du béton et du verre qui s’étale – en rang – sur des centaines de mètres. Rien ne dépasse. Tout est flux, rationalité, optimisation.

 

La SNCF brade ses dernières friches…

Sept projets d’aménagement de friches ferroviaires sont sur les rails à Paris : les quartiers Bercy-Charenton et Gare de Lyon-Daumesnil (dans le XIIe) et de Chapelle-Charbon, Hébert, Ordener-Poissonniers et Gare des Mines et Dubois (dans le XVIIIe). En novembre 2016, la ville de Paris et la SNCF Réseau et Mobilités signent un protocole d’accord. Objectif : transformer 50 hectares de friches en quartiers « équilibrés et durables ». Au total, près de 600 000 m2 à construire, avec près de 4 000 logements.

Mais tout ne va pas bon train. Une opposition se cristallise par endroits. Des habitants et des élus critiquent la sur-densification à l’œuvre (notamment pour le projet Ordener-Poissonniers6 ) et la poursuite d’une urbanisation venue d’un autre temps (pour Bercy-Charenton7 , qui prévoit la construction de tours allant jusqu’à 180 mètres de hauteur).

Selon Bernard Landau, architecte, urbaniste et ex-adjoint à la direction de l’urbanisme de la ville de Paris (de 2009 à 2014), ces projets sont le signe de l’injonction contradictoire dans laquelle la mairie se trouve coincée : « Pour lutter contre l’artificialisation des sols due à l’étalement urbain, la tendance est à la densification de la ville. Mais, les problèmes écologiques appellent à la création d’espaces verts, ce qui ne peut coller avec cette densification8 ».

Landau nous avertit : « Les friches ferroviaires ne représentent qu’une petite partie du projet du Grand Paris9 , mais ce sont parmi les tous derniers espaces disponibles. Pour ne pas les gâcher, je suis pour un moratoire de sauvegarde de l’existant. »

La ville la moins verte du monde

Contre la bétonisation, la plantation de véritables « forêts urbaines » semble plus nécessaire que jamais (lire l’encadré). D’autant plus que Paris manque cruellement d’espaces verts. Treepedia, outil d’analyse développé par le Massachussetts Institute of Technology (MIT) qui vise à cartographier et analyser la couverture générale des métropoles par image satellite, nous informe que Paris est la ville la moins verte du monde avec 8,8 % d’espaces verts sur sa superficie totale, et l’une des plus densément peuplées au monde avec 21 000 habitants au km/2.

Mais, plus largement est-il même besoin de construire de nouveaux logements ? Malgré la forte densité d’habitants par kilomètre carré à Paris, la ville à perdu près de 700 000 habitants en un siècle10 . Et depuis la fin des années 2000, elle se vide à nouveau progressivement de ses habitants, environ 15 000 par an, bien souvent relégués en périphérie du fait des difficultés pour s’y loger.

Et pourtant, il n’y a jamais eu un aussi grand nombre de logements dans la capitale. Près de 1,4 million en 201511. Mais 17 % d’entre eux demeurent inoccupés selon les derniers chiffres de mars 2019, soit plus de 230 000 logements, rien que dans Paris12.

Les logements inoccupés englobent les logements vacants, les logements occasionnels (touristiques notamment : en explosion avec le développement d’applications comme AirBnB) et les résidences secondaires.

Paris se dépeuple progressivement, jamais autant de logements n’ont été disponibles. Des milliers de personnes couchent dans les rues, des dizaines de milliers d’autres sont reléguées en banlieue avec des temps de trajet pour aller travailler que personne ne souhaite endurer.

En attendant, la mairie et les aménageurs poursuivent la construction de nouveaux logements et la densification… au nom de l’écologie !

Pour une autre politique urbaine et écologique

« À Paris, les élus ont des programmes, mais n’ont pas de vision » note Thierry Paquot, inquiet de la gestion à venir de l’urbanisme parisien. Et pour avoir un avant-goût de cet avenir, il faut jeter un œil au rapport rédigé pour le think tank social-démocrate Terra Nova par l’adjoint à la mairie de Paris chargé de l’urbanisme, Jean-Louis Missika, et modestement intitulé « Le nouvel urbanisme parisien13 ».

Contacté, Jean-Louis Missika n’a pas souhaité consacrer quelques minutes pour répondre aux questions du Chiffon à ce sujet.

Toujours est-il que, pour Yves Contassot, conseiller à la mairie de Paris depuis 2001, la vision de Missika dans ce rapport « repose avant tout sur l’idée que Paris doit être une ville attractive au plan économique et que la puissance publique est mal placée pour gérer seule la ville ». Il faut alors créer une « gouvernance partagée14 » avec le secteur privé comme cela a été fait pour l’opération « Réinventer Paris » laissant ainsi aux promoteurs le soin de définir l’avenir de Paris sous réserve de quelques obligations.

Nous allons donc vers un Paris rentabilisé, densifié mais aussi de plus en plus « privé » selon Bernard Landau, « une ville où la classe populaire disparaît, où la classe moyenne a des difficultés. Paris devient une ville de la bourgeoisie et du tourisme. »

Les aménagements des friches ferroviaires, malgré l’importance du nombre de logements sociaux dans certains projets, en sont une étape supplémentaire.

Une véritable politique pour Paris appelle plus que jamais à l’arrêt des constructions immobilières détachées de tout besoin réel, à la « sanctuarisation » de véritables espaces verts, et à une politique de mise à disposition des logements inoccupés15.

Pour l’heure, la bétonisation verdoyante de Paris se poursuit.

Gary Libot pour Le Chiffon

Une petite histoire des forêts urbaines

L’arbre est à la mode : livres en têtes de gondole, expositions, documentaires, reportages télé. Tant mieux ! C’est un ami qui nous veut du bien. Pourtant des villes abattent, parfois préventivement (!) des arbres centenaires ou des bois afin de bétonner, pardon de « densifier » ! Depuis le tournant des XVIIIe/XIXe siècles, François-Antoine Rauch et Alexander von Humboldt ont établi la corrélation arbres/climat et lutté contre la déforestation imposée par l’agriculture intensive.

Un demi-siècle plus tard, l’horticulteur et paysagiste américain Andrew-Jackson Downing préconise la création de forêts urbaines au coeur des nouvelles villes créées par la Conquête de l’Ouest. Et le 10 avril 1872, un Américain, J. Sterling Morton, instaure le « Jour de l’Arbre » (Arbor Day) à Nebraska City, ne se doutant pas de son adoption enthousiaste dans de nombreux pays.

En France, ce sont les instituteurs qui se mobilisent, par le biais des Sociétés scolaires forestières, dès 1899, pour inciter les édiles à acquérir des forêts et à planter des arbres en grand nombre. Ainsi, plusieurs villes s’enrichiront de milliers d’arbres. Un siècle plus tard ils les embellissent toujours, tout en offrant leurs ombres généreuses aux promeneurs, en filtrant l’air toxique que les activités mécaniques génèrent… Les arbres au garde-à-vous le long des boulevards semblent bien tristes et préféreraient former des bosquets, des petits bois à chaque carrefour.

Quant aux « forêts urbaines » promis par l’actuelle municipalité, elles appartiennent à la communication : tous les projets urbains récents et en cours, malheureusement, affichent quelques poignées d’arbres, alors même qu’il faudrait massivement planter. Mais le sol est cher, la logique économique l’emporte toujours sur la poétique environnementale, d’autant que les promoteurs veillent au grain. Jamais l’écart n’a été aussi grand entre un discours qui se préoccupe du dérèglement climatique, de la transition énergétique, de la qualité de l’air, du bien-être des habitants et les actes qui les ignorent.

Thierry Paquot pour Le Chiffon

Philosophe et urbaniste , professeur émérite à l’institut d’urbanisme de Paris
Auteur de Désastres urbains, édition La Découverte, 22 août 2019.

Photo de Une > Ancien site des halles détruites de la gare du TGV postal. Photo Gary Libot.

Illustration 1 > Illustration des deux phases du projet. Montage de la SNCF.

Illustration 2 > Illustration des jardins prévus par le cabinet du paysagiste Michel Desvigne ©

Illustration 3 > Plan des « espaces verts » de Paris. Atelier Parisien de l’Urbanisme, Mairie de Paris.

  1. https://espacesferroviaires.sncf.com/case-studies/gare-de-lyon-daumesnil
  2. Toutes les citations qui suivent sont extraites du rapport de la commission d’enquête publique publié le 15 mai 2019 et consultables sur le site internet de la mairie du XIIe arrondissement.
  3. Sur l’esbroufe du principe « Eviter-Réduire-Compenser », lire en ligne l’article de Reporterre : reporterre.net/Grands-projets-destructeurs-l-esbroufe-de-la-compensation-ecologique
  4. Prénom changé pour respecter l’anonymat
  5. La maire de Paris a annoncé en juin 2019 vouloir créer quatre forêts urbaines sur les « sites emblématiques » du parvis de la mairie de Paris (IVe) et de la gare de Lyon (12 e ), sur la placette derrière l’opéra Garnier (IXe) et sur les voies sur berge (IVe). À cette occasion elle annonce non sans triomphalisme avoir créé 40 hectares d’espaces verts depuis son élection en 2014. Des chiffres qu’il reste à vérifier.
  6. « Paris : mobilisation contre la bétonisation d’une friche SNCF du 18e », Le Parisien, 13 octobre 2019.
  7. « Bercy-Charenton : un quartier dans l’ère du temps et pour le futur ? », blog de Maximilien Ripoche publié sur les blogs de Mediapart, 01 octobre 2019.
  8. En mars 2013, Anne Hidalgo alors en pleine campagne pour la mairie déclarait au micro d’Europe 1 : « Pour moi, la ville écologique, c’est la ville dense, l’étalement urbain n’est pas écologique ».
  9. « Le Grand Paris est un projet visant à transformer l’agglomération parisienne en une grande métropole mondiale du XXIe siècle » (Wikipedia)
  10. Données tirées du site internet de l’Atelier Parisien d’Urbanisme (APUR). En 1920, Paris comptait environ 2,9 millions d’habitants. Aujourd’hui elle en compte à peine 2,2 millions. Les chiffres suivants proviennent tous de l’APUR.
  11. Chiffre de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE).
  12. Voir sur le site www.paris.fr « 17 % des logements parisiens sont inoccupés », 04 mars 2019.
  13. Synthèse et rapport consultables sur le site internet de Terra Nova, « Le nouvel urbanisme parisien » publié le 18 septembre 2019.
  14. Expression que l’on retrouve un peu partout dans le rapport pour signifier que, de plus en plus, l’aménagement de Paris doit être laissé aux mains d’acteurs privés.
  15. La capitale autrichienne, Vienne, peut être une bonne source d’inspiration dans ce domaine. Lire en accès libre : « Vienne, l’utopie réalisée du logement pour tous ». Le Monde, 29 janvier 2019.

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