Duplicité urbaine

Le Point Fort d’Aubervilliers : le tiers-lieu de la gentrification ? [N°4]

La joyeuse machine de guerre du Grand Paris se lance sans frein vers l’avenir. Avec ses chantiers pharaoniques et ses infrastructures futuristes, le projet d’aménagement se vend comme métropole de l’avenir. Un espace urbain calibré dans les détails  pour vous garantir une expérience de vie saine, écologique et à l’abri de tout imprévu. Une entreprise qui peut bien demander le sacrifice de quelques arbres, ou même de la vie de quelques ouvriers de temps en temps, n’est-ce pas ? Un tel projet ne peut pas négliger la place peut et doit occuper dans la vie des métropolitains du futur. C’est le rôle dévolu au Point Fort, nouveau tiers-lieu censé représenter l’ambition de  « valoriser le patrimoine culturel du Fort et garantir un ancrage local » nous dit Sandy Messaoui, directeur du territoire « Grand Paris Est » pour l’aménageur Grand Paris Aménagement (GPA). Ne serait-il pas au contraire le joli masque d’une gentrification autrement agressive ?

Au milieu de toute cette forêt de grues, bétonnières et bulldozers qui se prépare, un espace de culture et de loisirs a déjà vu la lumière. Le Point Fort, situé dans le secteur « Cœur de Fort », à proximité des casemates et des fortifications du Fort qui ne seront pas détruites, a été officiellement inauguré le 8 décembre 2021 avec un contrat d’occupation temporaire d’une durée de cinq ans. Le lieu s’insère dans la glorieuse tradition des « friches culturelles » et de l’urbanisme transitoire1 : des espaces provisoirement vides sont occupés par des installations culturelles et de loisirs, qui préfigurent en générale une installation pérenne ou de nouveaux bâtiments.

Le Point Fort se structure en deux halles couvertes et un chapiteau auxquels vont se rajouter, courant 2022, deux pavillons et quatre casemates. Le lieu se veut une « place forte culturelle », capable de mettre en valeur les « cultures populaires d’ici et d’ailleurs », explique Kamel Dafri, directeur de l’association Villes des Musiques du Monde, dans un entretien paru sur Enlarge Your Paris, média qui met en avant la programmation culturelle du Grand Paris 2. Avec le Point Fort, le théâtre équestre Zingaro et l’artiste Rachid Khimoune, parmi d’autres artisans et artistes, occupent le fort depuis longtemps et ont une renommée internationale.

Villes des Musiques du Monde existe depuis plus de vingt ans et propose chaque année le festival du même nom. Pour Zakia Bouzidi, adjointe à la culture de la Mairie d’Aubervilliers : « Ville des Musiques du Monde attire des populations qui sont éloignés de l’offre culturelle. Bien sûr que la ville entend soutenir cela » en renouvelant la convention avec l’association, qui lui garantit des subventions tous les ans. Mathilde Lise, attachée de presse pour Villes des Musiques du Monde, souligne que « l’association a été sollicitée par Grand Paris Aménagement (GPA) et la mairie d’Aubervilliers pour jouer ce rôle de programmateur culturel au sein du Fort ». Un rôle de premier plan, au vu de l’espace géographiquement centrale et de liaison que la friche culturelle occupe entre les architectures du Fort qui vont être préservées et le nouveau quartier prénommé « Jean Jaurès ». Une question se pose : dans une opération d’aménagement qui tend à la valorisation du foncier au profit d’aménageurs privés, quel sera réellement l’autonomie d’une association telle que Villes des Musiques du Monde ?

Des écocides aux écoquartiers

La plupart des friches culturelles feront à l’avenir l’objet d’un projet immobilier, petit ou grand. Dans le cas du Fort d’Aubervilliers, c’est un quartier entier qui doit sortir de terre, et même un « écoquartier » : 900 logements d’ici 2024 (date butoir pour les Jeux Olympiques, grands accélérateurs du Grand Paris), auxquels viendront s’ajouter 900 autres à terme, un groupe scolaire, une crèche, des commerces, des artisans. Une bonne vieille coulée de béton, un des produits les plus polluants au monde, qui visiblement n’empêche pas d’utiliser le préfixe « éco » pour désigner un quartier. Qui plus est un « quartier mixte » revendiquent les aménageurs 3, mettant en avant la place des locaux dédiés à la « Culture et à la Création » au sein du nouveau quartier.

GPA, la Mairie d’Aubervilliers, Plaine Commune et l’état (via la préfecture) sont les principaux financeurs directs ou indirects de ce projet. GPA, en particulier, est propriétaire du terrain depuis 1973, et a comme rôle de développer les projets d’aménagement du Grand Paris. Dans le cas du Fort, cet EPIC (Établissement Public à caractère Industriel ou Commercial) démarche les constructeurs et mets à dispositions les terrains. Un investissement qui sera largement dépassé par les profits immobiliers des promoteurs, parmi lesquels Immobel. Cette boîte, qui vante 223.000 m² de projets en développement, met en avant la position idéale du nouvel écoquartier par rapport aux équipements en construction dans les alentours.

Dans le secteur du Fort d’Aubervilliers, c’est effectivement un foisonnement inédit de chantiers qui surprend les habitant·es d’une des villes les plus pauvres de l’hexagone. Le calendrier prévoit, dans l’ordre chronologique : la livraison de la piscine olympique située dans les parages de la gare de la ligne 7 du métro, en janvier 2024 ; la construction du nouvel écoquartier « Jean Jaurés » au sein du Fort, en 2025 ; l’inauguration d’une nouvelle gare de métro, cette fois-ci liée à la ligne 15 (Grand Paris Express), en 2030. La cité de la Maladrerie, à quelques centaines de métres du Fort, est intéressée, elle aussi, par un projet de rénovation qui implique des résidentialisations et des privatisations, contre lesquelles se bat un collectif d’habitant·es. Un projet qui n’a pas de lien direct avec celui de l’éco-quartier, mais qui participe des changements intenses et rapides dans ce quartier prioritaire, comme ne manquent pas de le remarquer les aménageurs dans une réunion préparatoire de 2018.

« C’est des projets qui se veulent écologiques, artistiques, mais j’ai du mal à voir le rapport avec les artistes et les associations qui existent déjà à quelques pas de là »

Le collectif de défense des Jardins dénonce le « greenwashing immobilier » constitué par le projet d’écoquartier, un « saccage » qui vise surtout à « faire venir des gentes plus riches qui vivront à l’écart du reste de la ville, à remplir les poches des promoteurs et de l’État, et à satisfaire des élu.e.s qui se réjouissent de repousser les pauvres toujours plus loin »4.C’est l’intégralité de ce contexte de développement urbain que critiquent ses opposant·es, parmi lesquel·les les membres du collectif de défense des Jardins Ouvriers des Vertus. Ces Jardins centenaires ont été objet d’une occupation de plusieurs mois, terminée avec l’évacuation de cette Zone à Défendre (ZAD) urbaine et avec le début du chantier pour la piscine d’entraînement olympique. Le collectif s’attaque notamment à l’idée même de construire des nouveaux immeubles dans une des villes avec le moins d’espaces verts du 93, ainsi qu’au faible taux de logements sociaux prévu (18%) par rapport à la moyenne de la ville (39%). Une position qui remet en question toute l’opération d’aménagement, Point Fort compris.

Le Point Fort d’un nouvel urbanisme

Philippe a participé à une action de perturbation de l’inauguration du Point Fort en décembre dernier contre « l’urbanisme de merde » comme le nommait une des banderoles déployées à cette occasion : « Nous avons dérangé cette inauguration aux cris de ‘Ni Solarium ni écoquartier’, qui est notre position depuis longtemps, et on a été confrontés par des femmes de Villes de Musiques du Monde, complètement effarées. Elles comprenaient pas pourquoi on s’en prenaient à elles. On leur disait ‘vous servez de caution à cette opération d’urbanisme’ ».

Zakia Bouzidi, elle, minimise l’action : « Il y a eu effectivement un dérangement lors de l’inauguration, mais c’était le collectif des Jardins, ça n’a rien à voir avec le Point Fort ». Une position partagée par Mathilde Lise. L’attachée de presse de Villes des Musiques du Monde souligne la distinction nette entre les événements des Jardins et le projet du Point Fort : « C’est vrai, ils sont venus lors de l’inauguration, mais c’était plutôt pour protester contre les politicien·nes qui ont voté le projet de piscine que contre le Point Fort ». Philippe, de son côté, n’est pas sûr de vouloir différencier les deux sujets : « Pour nous, le Point Fort sert de caution à cette opération d’urbanisme. Du moment où l’écoquartier sera construit, tout ce qui se fera dedans peut être interprété comme propagande de GPA ».

À en juger de la communication des promoteurs et de GPA, en tout cas, il est difficile de lui donner tort : la piscine olympique est clairement présentée comme un des avantages majeurs du nouveau quartier (« un centre aquatique flambant neuf opérationnel pour les JO2024 »)5. C’est la livraison d’un quartier complet et nouveau dont les aménageurs rêvent, avec en son centre des nouvelles populations. Un public en prévalence aisé et blanc, qui pourra se permettre de payer non seulement les loyers de l’écoquartier, mais aussi les loisirs fournis par l’aménageur. Les néo-habitant·e.s du Fort doit pouvoir avoir une école à deux pas, un centre aquatique avec espaces de loisirs, un lieu culturel en bas de chez elles·ux. Un projet ambitieux, qui soulève des questions légitimes : pour qui est-il conçu ? Que faire des habitant·es actuel·les de la zone du Fort ?

Pour Irène, mobilisée pour la défense de la cité de la Maladrerie : « C’est des projets qui se veulent écologiques, artistiques, mais j’ai du mal à voir le rapport avec les artistes et les associations qui existent déjà à quelques pas de là ». La rénovation de sa cité, rappelle Irène, risque de signifier la perte du lieu d’activité et de vie de plusieurs artistes et architectes locaux. « D’un côté il y a une précarisation des artistes ; de l’autre ils et elles sont appelés dans ces nouveaux cadres où on leur fournit un espace de travail. C’est une façon d’envoyer les artistes à l’avant ». Et Villes des Musiques du Monde de réciter ses prières pour avoir une place permanente au sein du Fort. Place que ni la mairie, ni GPA sont prêtes à garantir à 100 %, selon nos sources.

La question du business model des projets d’aménagement revient fatalement au centre du débat : « On ne fait pas d’argent avec une opération comme ça » nous lance une source anonyme au sein de GPA « Nous, nous finançons les projets comme le Point Fort, et après c’est aux promoteurs de vendre les appartements du quartier. ». GPA peut ainsi se démarquer de tout soupçon d’intérêts commerciaux : « Ce n’est pas du tout un projet fait avec une logique commerciale. Ce qu’on cherche, ce qui est important, c’est l’ancrage locale, sinon tu es complètement hors-sol » affirme Sandy Messaoui.

Ces projets urbains ont ensuite été récupérés par des acteurs privés ou associatifs qui en on fait les nouvelles « place to be » des métropoles modernes.

Mais le doute continue de planer : « Son statut d’établissement public place d’emblée l’activité de Grand Paris Aménagement dans le champ de l’intérêt général, tandis que son caractère industriel et commercial lui impose une parfaite rigueur de gestion. » récite le site web de GPA6. Lire : les investissements qui apportent du profit sont possible, avec la solidité d’une garantie publique. Une dynamique favorisant le profit et qui laisse des doutes sur la prise en compte des besoins des habitants dans le cadre des projets d’aménagement urbain.

Un processus de gentrification accélérée et intense, conçue à travers un ensemble de projets liés et synchronisés. Mickaël Correia nous le livre sans ambages : « Ambitionnant de faire de la région Île-de-France une métropole compétitive et mondialisée, le projet d’aménagement territorial du Grand Paris entrevoit dans les tiers-lieux culturels un outil de promotion de son image de ville festive, innovante et écoresponsable à même d’attirer une ‘classe créative’. Une population de jeunes cadres qui serait, aux yeux des décideurs, vectrice de développementéconomique 7. » Les friches culturelles comme le Point Fort serviraient ainsi de légitimation culturelle et sociale pour un projet immobilier qui, dans le fond, vise surtout à satisfaire les besoins d’une classe moyenne-élevée qui n’est pas encore installée dans le quartier en question.

Des friches pour les riches ?

Les friches culturelles sont devenues, dans la dernière décennie, un opérateur central de l’aménagement urbain. D’abord éléments de contre-culture contestataires inspirés des squats, ces projets urbains ont ensuite été récupérés par des acteurs privés ou associatifs qui en on fait les nouvelles « place to be » des métropoles modernes. L’idée de ne pas gâcher le temps de vie d’un espace immobilier, en le mettant à profit pour un temps déterminé tout en utilisant l’image positive que les initiatives culturelles apportent aux projets, a vite été retenue par les aménageurs et les promoteurs urbains, privés comme publics.

Dans le cas du Point Fort, les intentions affichées par Villes des Musiques du Monde sont bonnes, et la longue histoire de l’association dans le quartier ne laisse pas de doute sur la volonté d’intégrer les habitant·es actuel·les du quartier du Fort au tiers-lieu. Kamel Dafri, dans l’entretien précédemment cité, tient compte de la dynamique de gentrification que le Point Fort pourrait cautionner : « On parle ici d’un des quartiers prioritaires de la politique de la ville les plus décriés. Nous n’avons pas vocation à valoriser du foncier mais à faire en sorte que les aménageurs tiennent compte de l’histoire des habitants ». L’association parie sur son histoire d’ancrage locale, en somme, pour pouvoir impacter de quelque manière que ce soit le projet d’aménagement du Fort et en faire un quartier qui ne soit pas complètement hors-sol. Bien qu’inversés, ces objectifs coïncident avec les intérêts de GPA. La question est là : Est-il possible, dans un contexte si clairement orienté par la valorisation du foncier, d’échapper à cette dynamique ? Est-il possible de créer des lieux vraiment publics et à la portée de tous·tes ? Ou faut-il se résigner au fait qu’une telle initiative culturelle ne peut que se traduire en un lieu « glamour » de gentrification : une friche pour les riches ?

Giovanni Simone pour Le Chiffon

Crédit photo :

Photo de Une > A l’intérieur du Point Fort. Photo de Giovanni Simone.
Photo 2 > Aux abords du futur quartier, un panneau de promotion signé Immobel. Photo de Giovanni Simone.
Photo 3 > Le bureau de vente du promoteur Immobel domine déjà l’entrée du Point Fort, à trois ans de la livraison de l’écoquartier. Photo Giovanni Simone.

 

  1. Pour en savoir plus, lire l’article Les tiers-lieux : qu’est-ce qui cloche ?”, p.8.
  2. “Le fort d’Aubervilliers s’imagine en place forte culturelle”, entretien avec Kamel Dafri, Enlarge your Paris, 13 décembre 2021.
  3. Voir le site web du projet d’écoquartier, “Le Fort en projets, un lieu à vivre” lefortdaubervilliers.fr.
  4. A retrouver sur la page Facebook du collectif :« Sauvons les jardins ouvriers d’Aubervilliers », publication du 25 juin 2021.
  5. “Aux portes de Paris, le renouveau urbain à un nom : Fort d’Auvervilliers”, site web du promoteur Immobel. Consultable sur : www.appartement-fortdaubervilliers.com
  6. Site web de GPA, consultable en ligne, rubrique “Qui sommes-nous”.
  7. “L’envers des friches culturelles”, Revue du Crieur n°11, 2018. Consultable gratuitement sur Cairn.info.

Une réflexion sur “Le Point Fort d’Aubervilliers : le tiers-lieu de la gentrification ? [N°4]

  • Ce que vous n’avez pas compris, c’est que la gentrification, elle n’est pas à cacher, mais à mettre en avant.
    Surtout dans le 93, plus il y en aura, mieux c’est.
    Il n’y a que l’extreme-gauche pour penser le contraire

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