Laboratoire écologique zéro déchet : «  Avec nos actions de récup’ on ramasse la merde du capitalisme »

Lieu singulier dans la banlieue parisienne, le laboratoire écologique zéro déchet expérimente à Pantin (93) des pratiques de récupération d’aliments, de vêtements et de matériaux divers qu’il redistribue à une population dont la misère ne s’est qu’accrue avec la pandémie. Une démarche salutaire que ne cesse pourtant de questionner le collectif qui habite les lieux. La récupération sous ses diverses formes ne conforte-t-elle pas la logique du capitalisme ? La société industrielle n’a-t-elle pas éminemment besoin de ces lieux de récupération ? Reportage.

Pan­tin : milieu de mat­inée. Après une semaine de chaleur, le ciel est rede­venu mou­ton­neux. Je fran­chis la grille anthracite et pénètre dans le salle d’accueil du Lab­o­ra­toire écologique zéro déchet (surnom : le LÉØ). Dans la cui­sine, trois per­son­nes pren­nent le café ; au cen­tre de la pièce un dis­cret con­cil­i­ab­ule se tient ; à l’arrière, un groupe s’affaire à réalis­er des ban­deroles pour la manif’ de défense des jardins des ver­tus d’Aubervilliers expul­sés la semaine 1. Le tout baigné dans une musique blues qui s’est faite oubli­er. Jovial.

Ressourcerie, atelier de réparation, cuisine solidaire…

Lieu sin­guli­er dans la proche ban­lieue parisi­enne, le LÉØ, c’est une asso et c’est aus­si un vaste hangar, pro­priété de l’étab­lisse­ment pub­lic fonci­er d’Île-de-France. A l’origine instal­lé à Noisy-le-Sec mais con­traint à l’expulsion, c’est dans l’un des quartiers les plus pau­vres de Pan­tin et de la région, à Qua­tre-Chemins, qu’Amélie, anci­enne édu­ca­trice spé­cial­isée et Michel, mar­i­on­net­tiste de méti­er, ouvrent et squat­tent ce nou­veau lieu courant 2019. Deux procès vic­to­rieux, en pre­mière instance et en appel, font jurispru­dence. La cour d’appel de Paris recon­naît une « con­tri­bu­tion essen­tielle à la société » et autorise l’occupation des lieu jusqu’au print­emps 2023. Après cette date, le bâti­ment et ses voisins seront rasés pour faire place à un « éco-quarti­er2» de 19 hectares.

Le but du lab­o­ra­toire écologique zéro déchet ? Met­tre sur pied un espace d’expérimentation pour de la récupéra­tion d’aliments, de vête­ments, de matéri­aux divers, se for­mer à la répa­ra­tion et organ­is­er des réseaux de redis­tri­b­u­tion. Ressourcerie, ate­lier d’auto-réparation de vélo et de matos élec­tron­ique, ate­lier cou­ture, ate­lier déman­tèle­ment et retraite­ment de la fer­raille et du plas­tique, « matéri­au­thèque », cui­sine sol­idaire, récupéra­tion ali­men­taire et con­sti­tu­tion de paniers à des­ti­na­tion des familles dans la dèche. Une récupéra­tion ali­men­taire qui passe par dif­férents canaux : accord avec des super­marchés du coin et des plate­formes de livrai­son de repas en entre­prise pour récupér­er les inven­dus, récupéra­tion via des asso­ci­a­tion de col­lecte (type Lin­kee ou Phenix), glan­age sur les marchés. Le LÉØ rassem­ble chaque semaine des dizaines de kilos de bouffe qu’il redis­tribue via des paniers ali­men­taires, prin­ci­pale­ment des fruits et légumes.

Paniers de fruits et légumes récupérés chaque semaine au LÉØ par les familles accom­pa­g­nées (Crédit pho­to : Gary Libot)

Loin de l’idyllisme niaiseux de la-récupéra­tion-qui-sauve-la-vie-et-la-planète, Amélie, argue : « Avec nos actions de récup’ on ramasse la merde du cap­i­tal­isme. Ce sys­tème a aus­si besoin de gens comme nous pour récupér­er ses rebus… On met surtout une grosse rus­tine à la société qui laisse des pau­vres crev­er de faim et on fait le taff qu’elle devrait faire. » Au LÉØ, le col­lec­tif ne cesse de se ques­tion­ner sur ses pra­tiques et sur le rôle social de la récupéra­tion et n’hésite pas à cri­ti­quer rad­i­cale­ment ses démarch­es. Un pré­cieux exer­ci­ce d’auto-réflexion.

La récup’ au service du capitalisme ?

Instal­lés dans le petit salon du hall d’accueil, le soleil de fin d’après-midi a réchauf­fé les fau­teuils sur lesquels on s’assoit. Avec Julie, qui habite ici depuis un an et Paul, qui vient d’emménager, le col­lec­tif est au com­plet. Dis­cus­sion autour du rôle socié­tal de la récup’. Faut-il main­tenir les récupéra­tions auprès des entre­pris­es de livrai­son de repas aux entre­pris­es ? Favoris­er des réseaux plus mar­gin­aux ? Et d’ailleurs, quel rôle joue la récupéra­tion (de nour­ri­t­ure et de matéri­aux) dans la société industrielle ?

Paul démarre les hos­til­ités : « En allant faire la récup’ à Totem 3 ce matin, je me suis sen­ti mal à l’aise… Dans les bureaux, il y avait des écrans partout qui mon­traient des sta­tis­tiques, des courbes et des dia­grammes. On fai­sait une récup’ ambiance start-up. Là, je me suis dit que je venais met­tre un panse­ment sur une machine dégueu­lasse. » Amélie abonde : « En plus, dans ce cas, on met une rus­tine à la moral­ité du chef d’entreprise qui n’a que le prof­it pour but. Sa con­science peut être tran­quille : il ne jette plus. » « C’est sûr que je trou­ve plus dis­cutable, pour­suit Michel, qu’on aille récupér­er de la bouffe auprès d’entreprises [comme Totem] qui vont être défis­cal­isées 4 plutôt qu’on aille faire nos récup’ en vélo directe­ment dans les poubelles et qu’on les redonne. » Dans le pre­mier cas, le sys­tème de pro­duc­tion et de con­som­ma­tion est opti­misé et ren­for­cé dans sa logique, dans le sec­ond cas, il est détourné selon Michel.

« Sur le fond, il faut qu’on voit notre activ­ité comme un brico­lage tem­po­raire. Tout l’enjeu reste de pro­duire moins et de pro­duire mieux. »

« Moi, je mets un peu tout dans le même panier : Totem, plate­forme comme Lin­kee ou Phenix, récupéra­tion dans les super­marchés, glan­age, poubelle, affirme Amélie la voix tran­chante. Dans tous les cas, on récupère la merde du cap­i­tal­isme et ce dans deux sens : à la fois on vide ses poubelles et en même temps on nour­rit les gens qu’il rend pau­vre. » Michel prend le con­tre-pied : « Lut­ter con­tre le cap­i­tal­isme, c’est aus­si lut­ter con­tre la con­som­ma­tion. Ce qu’on récupère et qu’on redis­tribue aux pau­vres, c’est autant de choses qu’ils ne vont pas eux acheter. Ça fait de l’argent en moins qui cir­cule, 20 % de TVA de moins : c’est-à-dire qu’on entre­tient moins la méga-machine en faisant les poubelles qu’en achetant de la nour­ri­t­ure. »

En mangeant un morceau de cake récupéré le matin même dans une supérette du coin, Paul déplore : « En récupérant ces pro­duits, large­ment indus­triels, je trou­ve qu’on main­tient une dépen­dance à cette forme de con­som­ma­tion et on ne rend pas néces­saire le besoin de créer un au-delà à cette dernière. ». Amélie tient à plac­er un bémol : « Majori­taire­ment, dans les paniers, j’ai tou­jours voulu qu’on redonne des fruits et des légumes, pas des pro­duits trans­for­més et c’est ce qu’on fait. Sur le fond, il faut qu’on voit notre activ­ité comme un brico­lage tem­po­raire. Tout l’enjeu reste de pro­duire moins et de pro­duire mieux.»

« C’est sûr que dans un monde idéal, ajoute Michel, chaque mairie aurait des champs à 20km de Paris et aurait une petite ferme où l’on peut avoir une auto­pro­duc­tion… ». Julie sou­tient: « Il faut cou­pler la récupéra­tion à l’autonomie ali­men­taire. Et l’autonomie ali­men­taire qu’on pour­rait redis­tribuer gra­tu­ite­ment. Mais ici, on est quand même dans une périphérie urbaine très béton­née, pol­luée 5. On n’est pas en mesure aujourd’hui, à part en hors-sol… »

« Monter une équipe pour une transformation sociale… »

Autre ques­tion épineuse : Est-ce que le don (nour­ri­t­ure, vête­ment, etc.) aux pau­vres ne par­ticipe pas à apais­er une colère (légitime) favorisant finale­ment le statu quo poli­tique ? Pour avoir la paix : don­nez du pain. Amélie : « Le LÉØ est certes un fac­teur de paci­fi­ca­tion sociale et je me demande par­fois si je n’agis pas à ren­dre accept­able tout ce merdier. Mais il y a un principe de réal­ité. Tu dis quoi à Naia [prénom changé] qui a son bébé et qui t’appelle parce qu’elle n’a plus a manger ? Aujourd’hui, elle ne touche plus d’aides. C’est-à-dire que si on n’est pas là pour lui fil­er un peu de bouffe, il y a une solu­tion : c’est la pros­ti­tu­tion… Au pre­mier con­fine­ment, j’ai reçu des coups de télé­phone de mamans en larmes qui avaient faim parce que l’État ne faisait plus son tra­vail, parce que les ban­ques ali­men­taires ont fer­mées. Là, elles sont en larmes, pas en colère. C’est nous qui sommes en colère. » D’autant que, pour Michel : « Ce n’est pas parce que les gens sont en colère que les trans­for­ma­tions sociales advi­en­nent. La colère est mau­vaise con­seil­lère. Ils vaut mieux accom­pa­g­n­er les gens qu’on aide, recevoir leur douleur et petit-à-petit mon­ter une équipe pour une trans­for­ma­tion sociale… ». Et c’est ce qui sem­ble s’être pro­duit au LÉØ.

De l’aide temporaire au renversement de l’imaginaire

Yédré, jeune maman de 27 ans, a été hébergée un an au LÉØ : « Je venais d’accoucher de ma fille, j’étais très fatiguée. Sans la nour­ri­t­ure et les vête­ments que j’ai pu obtenir ici, je ne sais pas où j’en serai aujourd’hui… » Ce n’est pas seule­ment une aide tem­po­raire qu’elle a pu recevoir ici, c’est un change­ment d’imaginaire qui s’est amor­cé : « Main­tenant, quand je vois une poubelle, par­fois je regarde ce qu’il y a dedans. J’ai récupéré une tablette numérique une fois. Avant je l’aurai jamais fait. Ici, j’ai aus­si appris la cou­ture, le détri­co­tage, je suis même allé en man­i­fes­ta­tion avec eux. » con­fie-t-elle avec un grand sourire qui s’ouvre sur le visage.

L’ate­lier de répa­ra­tion d’élec­tromé­nag­er et de vélo dans le hall d’ac­cueil du LÉØ (Crédit pho­to : Gary Libot)

Même son de cloche pour Jalia [prénom changé], 23 ans, qui a par­ticipé à plusieurs ate­liers au LÉØ : « Main­tenant, pour meubler mon apparte­ment, j’ai appelé des gens qui avaient des choses à jeter pour aller les récupér­er. J’utilise beau­coup moins l’argent qu’avant. » Pour Joce­lyne, maman camer­ounaise qui décou­vre le LÉØ en allant y chercher une pous­sette en novem­bre 2019 : « Les pro­duits de sec­onde main n’étaient pas de qual­ité et la nour­ri­t­ure où la date de dura­bil­ité min­i­male était dépassée n’étaient pas mange­ables. » Main­tenant elle habille et nour­rit ses enfants avec ces pro­duits. « En Afrique, autour de moi, on achète et on jette beau­coup et de plus en plus alors que la mis­ère croît. Grâce à mon pas­sage dans ce lieu, j’ai com­pris que la récupéra­tion était un bon moyen pour ne pas acheter ». Elle con­clut, la voix enjouée : « Ce qui est intéres­sant au LÉØ, c’est le lien entre le social et l’écologique. Dans les prochaines années, je vais faire en sorte de mon­ter une asso­ci­a­tion pour instau­r­er cet état d’esprit et ces pra­tiques, peut-être au Camer­oun où nous avions une tra­di­tion de récupéra­tion, qui se perd de plus en plus au prof­it du tout jetable ».

Quant à l’Île-de-France, il n’est pas inter­dit d’y espér­er la mul­ti­pli­ca­tion de ces lieux d’expérimentation jusqu’à ce qu’ils soient ren­du pro­gres­sive­ment inutiles. Leur inutil­ité rimant avec le déman­tèle­ment des logiques marchan­des aujourd’hui chance­lantes, mais triomphantes.

Gary Libot pour Le Chif­fon

Pho­togra­phie de Une > Grille d’en­trée du LÉØ. Pho­to de Gary Libot.
Pho­togra­phie n°2 > Paniers de fruits et légumes récupérés chaque semaine au LÉØ par les familles accom­pa­g­nées. Pho­to de Gary Libot.
Pho­togra­phie n°3 > L’ate­lier de répa­ra­tion d’élec­tromé­nag­er et de vélo dans le hall d’ac­cueil du LÉØ. Pho­to de Gary Libot.

  1. A ce sujet, écouter le pod­cast n°1 du Chif­fon : https://lechiffon.fr/podcast/
  2. Un voca­ble issu du ripoli­nage man­agér­i­al des 10 dernières années, qui, comme cha­cun sait, est dépourvu de toute pertinence. 
  3. Jeune start-up qui pro­pose un ser­vice de cafétéria et de plateau-repas aux entre­pris­es. Suite au sig­nale­ment d’une employée face au gâchis à l’œuvre dans l’entreprise, Totem redis­tribue son sur­plus à des asso­ci­a­tions. Une par­tie est récupérée par le LÉØ. 
  4. Le mon­tant des inven­dus qui ne sont pas encore périmés peu­vent faire l’objet d’une défis­cal­i­sa­tion. Pas ceux qui sont périmés. 
  5. Pan­tin a rem­porté le savoureux trophée de « ville la plus pol­luée de France » (en terme de qual­ité de l’air) par l’Organisation mon­di­ale de la San­té, en 2016. « Voici la ville la plus pol­luée de France et celle où l’air est le plus agréable », LExpress.fr,‎ 28 sep­tem­bre 2016 

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