Vertu de l'auto-organisation

Laboratoire écologique zéro déchet : «  Avec nos actions de récup’ on ramasse la merde du capitalisme » [N°3]

Pantin : milieu de matinée. Après une semaine de chaleur, le ciel est redevenu moutonneux. Je franchis la grille anthracite et pénètre dans le salle d’accueil du Laboratoire écologique zéro déchet (surnom : le LÉØ). Dans la cuisine, trois personnes prennent le café ; au centre de la pièce un discret conciliabule se tient ; à l’arrière, un groupe s’affaire à réaliser des banderoles pour la manif’ de défense des jardins des vertus d’Aubervilliers expulsés la semaine 1. Le tout baigné dans une musique blues qui s’est faite oublier. Jovial.

Ressourcerie, atelier de réparation, cuisine solidaire…

Lieu singulier dans la proche banlieue parisienne, le LÉØ, c’est une asso et c’est aussi un vaste hangar, propriété de l’établissement public foncier d’Île-de-France. A l’origine installé à Noisy-le-Sec mais contraint à l’expulsion, c’est dans l’un des quartiers les plus pauvres de Pantin et de la région, à Quatre-Chemins, qu’Amélie, ancienne éducatrice spécialisée et Michel, marionnettiste de métier, ouvrent et squattent ce nouveau lieu courant 2019. Deux procès victorieux, en première instance et en appel, font jurisprudence. La cour d’appel de Paris reconnaît une « contribution essentielle à la société » et autorise l’occupation des lieu jusqu’au printemps 2023. Après cette date, le bâtiment et ses voisins seront rasés pour faire place à un « éco-quartier2» de 19 hectares.

Le but du laboratoire écologique zéro déchet ? Mettre sur pied un espace d’expérimentation pour de la récupération d’aliments, de vêtements, de matériaux divers, se former à la réparation et organiser des réseaux de redistribution. Ressourcerie, atelier d’auto-réparation de vélo et de matos électronique, atelier couture, atelier démantèlement et retraitement de la ferraille et du plastique, « matériauthèque », cuisine solidaire, récupération alimentaire et constitution de paniers à destination des familles dans la dèche. Une récupération alimentaire qui passe par différents canaux : accord avec des supermarchés du coin et des plateformes de livraison de repas en entreprise pour récupérer les invendus, récupération via des association de collecte (type Linkee ou Phenix), glanage sur les marchés. Le LÉØ rassemble chaque semaine des dizaines de kilos de bouffe qu’il redistribue via des paniers alimentaires, principalement des fruits et légumes.

Paniers de fruits et légumes récupérés chaque semaine au LÉØ par les familles accompagnées (Crédit photo : Gary Libot)

Loin de l’idyllisme niaiseux de la-récupération-qui-sauve-la-vie-et-la-planète, Amélie, argue : « Avec nos actions de récup’ on ramasse la merde du capitalisme. Ce système a aussi besoin de gens comme nous pour récupérer ses rebus… On met surtout une grosse rustine à la société qui laisse des pauvres crever de faim et on fait le taff qu’elle devrait faire. » Au LÉØ, le collectif ne cesse de se questionner sur ses pratiques et sur le rôle social de la récupération et n’hésite pas à critiquer radicalement ses démarches. Un précieux exercice d’auto-réflexion.

La récup’ au service du capitalisme ?

Installés dans le petit salon du hall d’accueil, le soleil de fin d’après-midi a réchauffé les fauteuils sur lesquels on s’assoit. Avec Julie, qui habite ici depuis un an et Paul, qui vient d’emménager, le collectif est au complet. Discussion autour du rôle sociétal de la récup’. Faut-il maintenir les récupérations auprès des entreprises de livraison de repas aux entreprises ? Favoriser des réseaux plus marginaux ? Et d’ailleurs, quel rôle joue la récupération (de nourriture et de matériaux) dans la société industrielle ?

Paul démarre les hostilités : « En allant faire la récup’ à Totem 3 ce matin, je me suis senti mal à l’aise… Dans les bureaux, il y avait des écrans partout qui montraient des statistiques, des courbes et des diagrammes. On faisait une récup’ ambiance start-up. Là, je me suis dit que je venais mettre un pansement sur une machine dégueulasse. » Amélie abonde : « En plus, dans ce cas, on met une rustine à la moralité du chef d’entreprise qui n’a que le profit pour but. Sa conscience peut être tranquille : il ne jette plus. » « C’est sûr que je trouve plus discutable, poursuit Michel, qu’on aille récupérer de la bouffe auprès d’entreprises [comme Totem] qui vont être défiscalisées 4 plutôt qu’on aille faire nos récup’ en vélo directement dans les poubelles et qu’on les redonne. » Dans le premier cas, le système de production et de consommation est optimisé et renforcé dans sa logique, dans le second cas, il est détourné selon Michel.

« Sur le fond, il faut qu’on voit notre activité comme un bricolage temporaire. Tout l’enjeu reste de produire moins et de produire mieux. »

« Moi, je mets un peu tout dans le même panier : Totem, plateforme comme Linkee ou Phenix, récupération dans les supermarchés, glanage, poubelle, affirme Amélie la voix tranchante. Dans tous les cas, on récupère la merde du capitalisme et ce dans deux sens : à la fois on vide ses poubelles et en même temps on nourrit les gens qu’il rend pauvre. » Michel prend le contre-pied : « Lutter contre le capitalisme, c’est aussi lutter contre la consommation. Ce qu’on récupère et qu’on redistribue aux pauvres, c’est autant de choses qu’ils ne vont pas eux acheter. Ça fait de l’argent en moins qui circule, 20 % de TVA de moins : c’est-à-dire qu’on entretient moins la méga-machine en faisant les poubelles qu’en achetant de la nourriture. »

En mangeant un morceau de cake récupéré le matin même dans une supérette du coin, Paul déplore : « En récupérant ces produits, largement industriels, je trouve qu’on maintient une dépendance à cette forme de consommation et on ne rend pas nécessaire le besoin de créer un au-delà à cette dernière. ». Amélie tient à placer un bémol : « Majoritairement, dans les paniers, j’ai toujours voulu qu’on redonne des fruits et des légumes, pas des produits transformés et c’est ce qu’on fait. Sur le fond, il faut qu’on voit notre activité comme un bricolage temporaire. Tout l’enjeu reste de produire moins et de produire mieux.»

« C’est sûr que dans un monde idéal, ajoute Michel, chaque mairie aurait des champs à 20km de Paris et aurait une petite ferme où l’on peut avoir une autoproduction… ». Julie soutient: « Il faut coupler la récupération à l’autonomie alimentaire. Et l’autonomie alimentaire qu’on pourrait redistribuer gratuitement. Mais ici, on est quand même dans une périphérie urbaine très bétonnée, polluée 5. On n’est pas en mesure aujourd’hui, à part en hors-sol… »

« Monter une équipe pour une transformation sociale… »

Autre question épineuse : Est-ce que le don (nourriture, vêtement, etc.) aux pauvres ne participe pas à apaiser une colère (légitime) favorisant finalement le statu quo politique ? Pour avoir la paix : donnez du pain. Amélie : « Le LÉØ est certes un facteur de pacification sociale et je me demande parfois si je n’agis pas à rendre acceptable tout ce merdier. Mais il y a un principe de réalité. Tu dis quoi à Naia [prénom changé] qui a son bébé et qui t’appelle parce qu’elle n’a plus a manger ? Aujourd’hui, elle ne touche plus d’aides. C’est-à-dire que si on n’est pas là pour lui filer un peu de bouffe, il y a une solution : c’est la prostitution… Au premier confinement, j’ai reçu des coups de téléphone de mamans en larmes qui avaient faim parce que l’État ne faisait plus son travail, parce que les banques alimentaires ont fermées. Là, elles sont en larmes, pas en colère. C’est nous qui sommes en colère. » D’autant que, pour Michel : « Ce n’est pas parce que les gens sont en colère que les transformations sociales adviennent. La colère est mauvaise conseillère. Ils vaut mieux accompagner les gens qu’on aide, recevoir leur douleur et petit-à-petit monter une équipe pour une transformation sociale… ». Et c’est ce qui semble s’être produit au LÉØ.

De l’aide temporaire au renversement de l’imaginaire

Yédré, jeune maman de 27 ans, a été hébergée un an au LÉØ : « Je venais d’accoucher de ma fille, j’étais très fatiguée. Sans la nourriture et les vêtements que j’ai pu obtenir ici, je ne sais pas où j’en serai aujourd’hui… » Ce n’est pas seulement une aide temporaire qu’elle a pu recevoir ici, c’est un changement d’imaginaire qui s’est amorcé : « Maintenant, quand je vois une poubelle, parfois je regarde ce qu’il y a dedans. J’ai récupéré une tablette numérique une fois. Avant je l’aurai jamais fait. Ici, j’ai aussi appris la couture, le détricotage, je suis même allé en manifestation avec eux. » confie-t-elle avec un grand sourire qui s’ouvre sur le visage.

L’atelier de réparation d’électroménager et de vélo dans le hall d’accueil du LÉØ (Crédit photo : Gary Libot)

Même son de cloche pour Jalia [prénom changé], 23 ans, qui a participé à plusieurs ateliers au LÉØ : « Maintenant, pour meubler mon appartement, j’ai appelé des gens qui avaient des choses à jeter pour aller les récupérer. J’utilise beaucoup moins l’argent qu’avant. » Pour Jocelyne, maman camerounaise qui découvre le LÉØ en allant y chercher une poussette en novembre 2019 : « Les produits de seconde main n’étaient pas de qualité et la nourriture où la date de durabilité minimale était dépassée n’étaient pas mangeables. » Maintenant elle habille et nourrit ses enfants avec ces produits. « En Afrique, autour de moi, on achète et on jette beaucoup et de plus en plus alors que la misère croît. Grâce à mon passage dans ce lieu, j’ai compris que la récupération était un bon moyen pour ne pas acheter ». Elle conclut, la voix enjouée : « Ce qui est intéressant au LÉØ, c’est le lien entre le social et l’écologique. Dans les prochaines années, je vais faire en sorte de monter une association pour instaurer cet état d’esprit et ces pratiques, peut-être au Cameroun où nous avions une tradition de récupération, qui se perd de plus en plus au profit du tout jetable ».

Quant à l’Île-de-France, il n’est pas interdit d’y espérer la multiplication de ces lieux d’expérimentation jusqu’à ce qu’ils soient rendu progressivement inutiles. Leur inutilité rimant avec le démantèlement des logiques marchandes aujourd’hui chancelantes, mais triomphantes.

Gary Libot pour Le Chiffon

 

 

Photographie de Une > Grille d’entrée du LÉØ. Photo de Gary Libot.
Photographie n°2 > Paniers de fruits et légumes récupérés chaque semaine au LÉØ par les familles accompagnées. Photo de Gary Libot.
Photographie n°3 > L’atelier de réparation d’électroménager et de vélo dans le hall d’accueil du LÉØ. Photo de Gary Libot.

  1. A ce sujet, écouter le podcast n°1 du Chiffon : http://www.lechiffon.fr/podcast/
  2. Un vocable issu du ripolinage managérial des 10 dernières années, qui, comme chacun sait, est dépourvu de toute pertinence.
  3. Jeune start-up qui propose un service de cafétéria et de plateau-repas aux entreprises. Suite au signalement d’une employée face au gâchis à l’œuvre dans l’entreprise, Totem redistribue son surplus à des associations. Une partie est récupérée par le LÉØ.
  4. Le montant des invendus qui ne sont pas encore périmés peuvent faire l’objet d’une défiscalisation. Pas ceux qui sont périmés.
  5. Pantin a remporté le savoureux trophée de « ville la plus polluée de France » (en terme de qualité de l’air) par l’Organisation mondiale de la Santé, en 2016. « Voici la ville la plus polluée de France et celle où l’air est le plus agréable », LExpress.fr,‎ 28 septembre 2016

2 réflexions sur “Laboratoire écologique zéro déchet : «  Avec nos actions de récup’ on ramasse la merde du capitalisme » [N°3]

    • Bonjour Lucie-Blanche! Parlez-vous de la communauté du Chiffon ou du Léø? 😉
      De notre côté, si vous avez de propositions de sujets pour des articles, ou des compétences de graphiste, illustratrice, photographe ou autre que vous souhaitez mettre à disposition de la rédaction, vous pouvez nous écrire à: le_chiffon@riseup.net!
      Merci pour votre intérêt

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