La clef : Heurs et malheurs du dernier cinéma associatif de Paris

La Clef, c'est ce cinéma associatif - le dernier de Paris ! - fondé en 1973 dans le 5e arrondissement, dans l'émulation Post-68 . Propriété du Comité d'entreprise de la Caisse d’Épargne, ce dernier souhaite le mettre en vente. Le risque : que ce lieu de culture alternative disparaisse, tout bonnement. Alors quelques lurons ont décidé de se battre et d'occuper les lieux. Reportage.

D’un oeil mi-clos, un matin dans le métro, voilà pas qu’en feuil­letant Libé je tombe sur ces phrases :


« Un vent de révolte souf­fle sur le Quarti­er latin. La Clef, ciné­ma asso­ci­atif fer­mé en avril 2018 par le pro­prié­taire des murs, le comité d’entreprise de la Caisse d’épargne d’Île-de-France (CECEIDF), est occupé illé­gale­ment. Depuis le 21 sep­tem­bre, une joyeuse troupe de cinéphiles (spec­ta­teurs, jeunes réal­isa­teurs, col­lec­tifs et squats d’artistes) pro­jette des films presque tous les soirs dans cette salle née de l’ébullition de Mai 68. »

Piquée au vif dans ma curiosité, je décide de m’y ren­dre le soir même. Seule devant le rideau bais­sé, j’attends timide­ment jusqu’à ce que des bruits de fer­raille me tirent de ma tor­peur. Un jeune homme en bag­gy, tout sourire et cheveux en bataille, invite les quelques curieux agglu­tinés à entr­er. C’est là qu’on recon­naît les habitués :

- Ça va ce soir, y a du monde ? Et Derek il est là ? Le procès, c’est pour quand ?

Moi je m’approche en bal­bu­tiant du guichet. Ici, pas de hublot anonyme par lequel il faut crier « j’ai ma carte étu­di­ante » avant de ten­dre un bil­let rose. Un autre jeune homme en sweat aux cheveux en batailles m’explique qu’il faut adhér­er à l’association pour entr­er dans la salle : c’est gratos, c’est juste pour être un peu moins illé­gal. Alors j’adhère, je signe la péti­tion, je glisse quelques pièces dans le pot « prix libre ».

- Le film de ce soir, c’est quoi ? Je demande timidement.

- Un docu de sci­ence-fic­tion fémin­iste des années 80,
Born in flames, de Lizzie Bor­den, c’est les étu­di­ants de
Paris III qui l’ont choisi !

- Et le procès si vous le gag­nez, vous allez pou­voir rester ?

- Euu­uh c’est pas si sim­ple, là c’est des squat­teurs qui
passent indi­vidu­elle­ment à la barre, rien ne nous pro­tège
d’une expul­sion…

La séance va com­mencer, pas le temps de se plonger dans les méan­dres juri­dic­tion­nels de l’affaire. Le doc­u­men­taire est com­plète­ment per­ché. Même quand je me perds dans les archives d’Arte le dimanche en retour d’after, j’ai jamais vu un film pareil. Le pitch, c’est un monde post-cap­i­tal­iste ten­dance démoc­ra­tie social­iste mais en fait dystopique, dans les Etats-Unis des années 80. Une bande de fémin­istes déposi­taire d’une radio pirate com­met des atten­tats mil­i­tants, puis finit par faire explos­er le World Trade Cen­ter. Le spec­ta­teur n’est pas tenu par la main, c’est brut, faut s’accrocher pour tout saisir, ou accepter de ne pas tout saisir. Bil­lie Hol­l­i­day entonne Strange Fruit, ça donne des envies de révolution. 

« Le jour où ça cessera d’être le bordel,
c’est que quelqu’un aura pris le lead.»

Je ressors de la salle, gal­vanisée. Une jolie brune qui ressem­ble un peu au per­son­nage féminin d’À bout de souf­fle, mais avec une bière en canette à la main et un sub­til accent ital­ien, m’accoste tan­dis que je me roule une clope.

- Salut, c’est la pre­mière fois que tu viens ?

- Oui, j’ai adoré et toi ?

- Oh moi je suis là un peu tout le temps, j’habite dans un
squat d’artistes à Paris. Je fais de l’art, j’occupe des lieux.

S’ensuit une dis­cus­sion pas­sion­nante, elle m’explique qu’elle a beau vivre dans les squats depuis qu’elle est arrivée à Paris, elle se demande tou­jours si c’est bien. Si c’est légitime, d’enfreindre la pro­priété privée. Elle n’a tou­jours pas la réponse, alors elle con­tin­ue. Un jeune homme longiligne
aux yeux bleus et traits sérieux se joint à nous. À l’aisance de sa démarche, je sai­sis qu’il est ici chez lui.

- Vous êtes com­bi­en à peu près, à gér­er l’occupation et la
pro­gram­ma­tion ?
Je lui demande.

- On est une cinquan­taine depuis sep­tem­bre : issus de
col­lec­tifs de squat­teurs, des gens du milieu du ciné­ma
aus­si, des réal­isa­teurs, des étu­di­ants, des collectifs…

- Et c’est pas le bor­del à cinquante ?

- Si, c’est un sacré bor­del. Les réu­nions durent des
heures, il faut un temps fou pour pren­dre la moin­dre
déci­sion. Mais heureuse­ment. Le jour où ça cessera d’être
le bor­del, c’est que quelqu’un aura pris le lead…

Dans leurs yeux comme dans leurs mots, sur le trot­toir cré­pus­cu­laire de la rue Dauben­ton, je vois le Paris en friche de mai 68, celui de tous les pos­si­bles, le Paris de l’imagination au pouvoir. 

- Ici, le ciné­ma, c’est pour tout le monde. Pas besoin de s’y con­naître, de savoir ce que tu viens voir, tu entres, si tu as quelques pièces à don­ner tant mieux, sinon tu entres quand même. Tu ne tra­vers­es pas un cen­tre com­mer­cial, tu ne te retrou­ves pas face à un guichet vit­ré anonyme. C’est juste ça qu’on veut sauver.

- C’est mar­rant parce que moi je suis en train de mon­ter un petit jour­nal
avec une bande de potes,
lui dis-je, et c’est un peu pareil : on veut créer un truc acces­si­ble, pour tout le monde, sans codes préétab­lis ni hiérar­chie interne, et c’est un sacré bordel…

Ces lieux de rencontre avec la figure de l’autre,
ni au travail, ni à la maison.

Je retourn­erai à La Clef plusieurs fois après cette pre­mière ren­con­tre avec le dernier ciné­ma asso­ci­atif parisien. Aux sourires et regards affectueux, je sens que ça y est, je suis moi-même une habituée. Alors quand je vois que le ciné­ma organ­ise une « Assem­blée Extra­or­di­naire » le 24 octo­bre, je me sens un peu légitime. J’y fonce, emmenant avec moi Cuxas le cinéphile et Ugo la bédéiste. La salle est comble, il faut même pren­dre un tick­et. Il y a des vieilles blondes qui sen­tent le Guer­lain sur les sièges en velours.

Camille Zehénne, actrice, réal­isatrice, chercheuse et mem­bre du col­lec­tif pluridis­ci­plinaire Les Froufrous de Lilith (qui par­ticipe à l‘occupation de La Clef), prend la parole d’une voix trem­blotante d’émotion. Elle a même l’œil humide, dans sa grande jupe sur l’estrade. Elle froisse ses notes dans sa main et cite Chris Mark­er : « Puisqu’on vous dit que c’est pos­si­ble ». Pos­si­ble, de faire un ciné­ma : « Libre, acces­si­ble, généreux et engagé ». Les références s’enfilent, Félix Him­bert du col­lec­tif Le Cof­fre y va de sa prose pour lus­tr­er La Clef, évo­quant savam­ment les « tiers-lieux » de Ray Old­en­burg1 : « Ces lieux de ren­con­tre avec la fig­ure de l’autre, ni au tra­vail, ni à la mai­son. » La Clef en est un, les Parisiens en ont besoin.

Fini les fan­fre­luches de beat­niks nos­tal­giques, Frédéric Hoc­quard, maire adjoint chargé de la nuit à la mairie de Paris, tout de noir vêtu des lunettes aux grolles, un peu boud­iné dans son col roulé, est pressé. Il est atten­du à un autre évène­ment cul­turel le soir même, il prend la parole avant de sauter dans son taxi :

- Mer­ci pour ce que vous avez fait, mer­ci d’avoir reviv­i­fié cette salle. Nous sommes dans un bras de fer avec le Comité d’entreprise de la Caisse d’épargne. On va tout faire pour que l’esprit de La Clef tel qu’il est depuis 1973 demeure. On ne con­naît pas exacte­ment le pro­jet de la per­son­ne à qui il souhaite le ven­dre mais le dia­ble se trou­ve sou­vent dans les détails. Quoi qu’il en soit, s’il ne cor­re­spond pas aux valeurs de La Clef, nous fer­ons val­oir notre droit de préemption.

L’adjoint s’échappe sous une pluie d’applaudissements.

S’ensuit une table ronde sur le ciné­ma indépen­dant à Paris, par ceux qui le font : réal­isa­teurs, syn­di­cats, pro­gram­ma­teurs, dis­trib­u­teurs des obscurs réseaux indépen­dants. Ils se répè­tent tel un mantra qu’il « ne faut pas tomber dans la sin­istrose », mais sont tous d’accord pour dire que c’est un peu la cata. Dif­fi­cile d’y voir clair, ils par­lent entre connaisseurs.

Pourquoi le cinéma indépendant semble- t‑il
en permanence au bord du gouffre ?

L’atmosphère est ten­due dans le paysage de l’exploitation parisi­enne. Les salles obscures de la cap­i­tale per­dent en fréquen­ta­tion tous les ans, la faute à une ban­lieue de mieux en mieux équipée. Con­cur­rence entre étab­lisse­ments, oui, con­cur­rence entre films, aus­si. Une ving­taine de films sor­tent chaque semaine — c’est trop, vous dira-t-on ! Mais bien malin celui qui saura désign­er les « superflus ».

L’UGC des Halles peut dormir tran­quille, il en faudrait plus pour sur­charg­er ses 27 écrans ! Reste que pour un ciné­ma clas­sique, qui pos­sède en moyenne 4 écrans, il faut faire des choix. Voici donc quelques pistes pour éclair­er ce qui se trame les lundis matins, jour de pro­gram­ma­tion, dans nos cinémas.

Dans les zones de con­cur­rence entre les salles dites d’auteur et leurs rivales “général­istes”, com­prenez les prin­ci­paux cir­cuits, les mastodontes du ciné­ma (UGC, MK2, Pathé), l’heure est au rap­port de force. Et chaque semaine apporte son lot de décep­tions dans le camp des « out­siders ». Chaque camp a sa carte à jouer. 

Les cir­cuits, tout d’abord, peu­vent jouer la supéri­or­ité numérique. Imag­inez un dis­trib­u­teur dont un film rem­porte un prix pres­tigieux, immé­di­ate­ment cour­tisé par les exploitants, mais dont le reste du cat­a­logue serait plus con­fi­den­tiel… Le cir­cuit peut faire val­oir sa capac­ité à accueil­lir le film phare dans ses plus grandes salles, tout en ménageant plus tard un espace pour les cadets plus fragiles.

Après tout, quand on dis­pose de dizaines d’écrans, il est moins douloureux d’en ris­quer un, si c’est pour s’arroger la valeur sûre de la ren­trée. Pour le dis­trib­u­teur, c’est une sécu­rité non nég­lige­able sur la durée. Le cir­cuit peut égale­ment pren­dre en charge gra­tu­ite­ment la pro­mo­tion du film dans ses nom­breux ciné­mas. Et pour couper court à toute naïveté, un cir­cuit peut égale­ment se fâch­er de voir l’un de ses con­cur­rents directs servi au détri­ment de son pro­pre avant-poste dans une zone con­testée. Les négo­ci­a­tions pour les films à venir risquent de se com­pli­quer… Le chan­tage
n’est donc jamais loin, même s’il est plutôt tacite, ou plus exacte­ment déjà inté­gré par le dis­trib­u­teur dans sa prise de déci­sion. Plus un dis­trib­u­teur dis­pose de titres « forts » dans son cat­a­logue, moins il y est sen­si­ble, car il sera ménagé.

Autre atout des cir­cuits, pas des moin­dres : leur atti­rail financier. Ils ont les moyens de rénover les salles, agrandir les étab­lisse­ments ou les réa­gencer de façon à mul­ti­pli­er les écrans dans un même espace afin d’absorber l’offre pléthorique de films. Les indépen­dants, engoncés dans des espaces certes his­toriques mais exi­gus, n’ont pas les moyens de suivre.

Les cinémas, indépendants ? Ça dépend…

Les ciné­mas indépen­dants ne sont pas dénués d’atouts pour autant. Ils mis­ent sur l’engagement longue durée : con­traire­ment aux cir­cuits, où des entrées déce­vantes sont syn­onymes d’éjection pré­coce, le ciné­ma indépen­dant fait val­oir son savoir-faire. Sa prox­im­ité avec un pub­lic d’habitués peut faire vivre un film au-delà des 2 semaines min­i­males requises. 

Leurs per­for­mances sur les films d’auteur, fruit d’un tra­vail de longue date et d’une fidéli­sa­tion d’un pub­lic autour de ces titres, sont excel­lentes. Les dis­trib­u­teurs y sont évidem­ment sen­si­bles. Il est d’ailleurs un fait qui n’a pas échap­pé aux cir­cuits : le nom­bre d’entrées pour le ciné­ma d’auteur est moins volatile (il est d’ailleurs crois­sant), que celui d’un mul­ti­plex une année sans Star Wars ni Avengers.

Une caté­gorie de films en par­ti­c­uli­er incar­ne le con­flit de plus en plus frontal entre les salles dites d’auteur et leurs rivales “général­istes ». Ce sont les films d’auteur « por­teurs », cette zone grise dans le sil­lage des Almod­ovar, Woody Allen, ou encore des grandes affich­es du fes­ti­val de Cannes (Par­a­site, The Dead Don’t Die…), des Oscars (Green Book), que con­voitent désor­mais les circuits.

L’ancienne dichotomie est révolue

L’ancienne dichotomie qui séparait cir­cuits et indépen­dants, et indui­sait une répar­ti­tion naturelle des films, est révolue. La clas­si­fi­ca­tion Art et Essai de l’AFCAE (Asso­ci­a­tion française des ciné­mas d’art et d’es­sai) n’aide en rien à y voir plus clair, elle qui estampille aus­si bien “Green Book” que “Les Éten­dues Imag­i­naires” (de Yeow Siew Hua).

De leur côté, les indépen­dants ne sont pas prêts à lâch­er les poules dont les œufs d’or ont fait leurs plus belles années. En résulte une dilu­tion des entrées, répar­ties dans des con­fig­u­ra­tions absur­des. Une trentaine d’établissements – un record – sor­tent simul­tané­ment le même film, « le Almod­ovar » dis­ons, tan­dis que d’autres films d’auteur peinent à trou­ver deux écrans dans la cap­i­tale, coupables d’être nés dans l’ombre d’un trop illus­tre camarade.

On com­prend bien le risque que les films « frag­iles » représen­tent pour des indépen­dants qui font le pari de la durée et n’ont à peine qu’une paire d’écrans qui se libère chaque semaine. Et une véri­ta­ble prise de risque sur un film à faible renom­mée peut vite tourn­er au geste stratégique de séduc­tion envers un dis­trib­u­teur « fort » en vue de son prochain bolide (sale temps pour les dis­trib­u­teurs les plus mod­estes). Mais à force de frilosité, com­ment faire éclore le suc­cesseur de Jim Jar­musch, l’héritier de Kore-eda ? Plus que les entrées, c’est l’identité des salles qui se dilue dans cette con­ver­gence des affich­es. A ce petit jeu, les indépen­dants ont sans doute plus à per­dre. Mais l’échéance de lun­di prochain, drame heb­do­madaire de la survie, occulte déjà toute pen­sée de long-terme.

Isma Le Dan­tec et Cuxas pour Le Chiffon

Pho­to de Une > Façade du ciné­ma La Clef, 2019. (Wikipedia/ Licence CC)
Dessins > Ugo.

  1. Ray Old­en­burg, pro­fesseur émérite de soci­olo­gie urbaine à l’université de Pen­saco­la en Floride, théorise les tiers lieux dans son livre pub­lié en 1989 : The Great Good Place.

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