Une ville-gruyère

L’affriolante anarchie des catacombes parisiennes [N°2]

Je marche dans une rue du XIVe, entre les klaxons et les pots d’échappement. J’enjambe une trottinette électrique gisant au beau milieu du trottoir, refuse un Direct Matin, et me dirige vers un petit parc délabré. Je m’assois sur un banc, enlève mes chaussures et les fourre dans mon sac. Je chausse mes bottes, j’enfile une veste sale, j’allume ma lampe frontale. Je ressors du parc. Coup d’œil à gauche, pas de police. Coup d’œil à droite, pas de police. La voie est libre.

Avec l’index et le pouce, je soulève une plaque de fonte triangulaire sur le trottoir. Certains diraient « une plaque d’égouts ». Mais elle ne mène pas du tout aux égouts. Je bloque la plaque en position verticale, descends quelques échelons boueux dans le trou noir qui s’ouvre sous moi, débloque la plaque, et – SGLANKK !

La lourde plaque s’est refermée sur moi, ça résonne un peu, puis plus rien. Silence. Je descends les échelons et, peu à peu, mes yeux s’accoutument à l’obscurité. Ma lampe éclaire les barreaux devant moi. Mes pieds touchent le sol : c’est bon. J’essuie la boue de mes mains, écoute la galerie. Rien, à part un lointain vrombissement de moteur dans la rue. Enfin, j’y suis. Tranquille pour les prochaines heures, au calme… dans les catacombes de Paris.

 

 

Une demi-heure plus tard, je range mes allumettes dans une des poches de ma veste. Satisfait, je contemple la salle, qui brille de mille feux. Mille, j’exagère, mais j’ai bien allumé une vingtaine de bougies. Des petites bougies dans les renfoncements des parois, des grandes bougies sur la table, et Philibert, mon acéty, qui pendouille joyeusement au dessus de ma tête. La salle est allongée, taillée directement dans la roche. Un gros pilier en pierres sculptées soutient le plafond, ou, comme on dit ici, le ciel. À la lumière des bougies, les murs sont beiges, les ombres noires. Les surfaces sont irrégulières, comme dans une grotte. Au pied des parois, des bancs. Et au milieu de la salle, sur une longue table faite de blocs de roche et de sable, un tibia (planté je ne sais comment dans la table) fait office de chandelier. La bougie qui s’y trouve éclaire une fleur de lys, dessinée au charbon sur la paroi, datée de 1777. Incroyable qu’elle ait survécu aux siècles ! Je m’assieds et souffle un bon coup. M’y voilà, seul avec moi même, 25 mètres sous Paris.

Phou.

C’est marrant d’imaginer qu’au-dessus de moi, les gens courent pour aller au travail, commandent un Uber, vapotent, sans savoir ce qu’il y a sous leurs pieds. Je lève les yeux au ciel, comme pour les voir à travers la roche. Je les imagine, vus de dessous. Ça serait marrant, si c’était transparent. Je verrais d’abord le métro, qui ne doit pas passer loin au-dessus de moi. Puis les égouts. Puis des caves, certainement. Puis le trottoir. Et là, il y aurait les pieds des gens pressés. Rigolo ! Je ne sais même pas si les gens savent ce que sont les catacombes. Ils en ont certainement déjà entendu parler… Mais est-ce qu’ils savent qu’il y a plus de 300 kilomètres de galeries ? Que c’est d’ici que provient une bonne partie du calcaire qui a permis de bâtir Paris ? Que j’y suis assis, peinard ?

Toujours fixé au ciel, mon regard s’égare… puis s’arrête. Tiens, on dirait un tract ! Là, entre deux blocs de pierre, dans une fissure, un petit bout de blanc. Un petit coin de papier plastifié. Je me lève, gratte la pierre, agrippe la chose, tire délicatement. Les tracts, ce sont des petits papiers que les visiteurs des catacombes (que l’on appelle les cataphiles) planquent, cherchent, trouvent ou échangent. 

Parfois, ce sont des dessins, parfois des poèmes, parfois des gribouillis, parfois des signatures, parfois des blagues. Je retourne le mien. C’est un carton d’une quinzaine de centimètres, signé « Shiro ». On y voit un dessin en noir et blanc, du style gravure, qui montre une petite fille en robe, déposant une bouteille dans une poubelle. Sous le dessin, il est écrit : « J’aime mes catas, je ramasse ». Volontairement naïf, mais bon enfant, ce tract !

 

 

Je me rassois, contemple l’œuvre. Shiro s’est donné de la peine ! C’est sympa, ce genre de tract. C’est l’esprit cataclean. La cataclean est une soirée, qui a lieu une fois par an, pendant laquelle des cataphiles ramassent les déchets qui traînent dans les galeries, rassemblent le tout sous les puits, remontent les sacs poubelle à la surface, et redescendent faire la fête. Je n’ai jamais vu une action semblable dans la rue, en surface… Comme quoi, quand les gens s’approprient un lieu, ils en prennent soin ! 

Mais d’ailleurs, ce phénomène ne s’arrête pas aux déchets. La salle dans laquelle je me trouve a été entièrement rénovée il y a quelques années. Rénovée par les cataphiles eux-mêmes. Il leur a fallu gratter les murs, creuser le sol, remonter des sacs de terre. C’est du travail ! En tous cas, ça montre qu’il ne faut pas nécessairement de l’argent, un chef ou des structures bureaucratiques pour créer et entretenir des lieux qui profitent à la communauté…

 

Les catacombes contre la théorie économique

 

Adam Smith, dont j’ai revu les théories en cours il y a quelques jours, dit : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger qu’il faut espérer notre dîner, mais du souci de leur propre intérêt ». D’où la main invisible : chacun agit de manière égoïste, et au final, tout s’arrange pour le mieux et le monde est content. Notre économie est fondée sur cette pensée. Visiblement, la théorie ne fonctionne pas, puisque la richesse se répartit de manière injuste. Mais au-delà du résultat, le travail des cataphiles suggère que le postulat de départ est également foireux.

La salle dans laquelle je suis assis n’a pas été construite pour servir un intérêt purement égoïste ! Elle a été construite pour tous ceux qui voudront en profiter. Alors on pourrait dire que les constructeurs l’ont construite pour eux mêmes, et que c’est un hasard si d’autres en profitent aussi. Mais le lieu ne leur appartient pas, ou plutôt, il appartient à tous. Ils l’aménagent donc pour tous. On pourrait dire aussi qu’ils l’aménagent juste parce que cela leur procure du plaisir. Mais le boucher, le brasseur ou le boulanger ne prend-il pas du plaisir, lui aussi, à découper une belle pièce de viande, à brasser une bonne bière ou à cuire un bon pain ?

Ici, pas de quantification ni de qualification du travail : rien n’oblige les cataphiles à nettoyer, à construire, à décorer. Pas d’argent, pas de police, et pourtant, me voilà assis dans une belle salle, paisi- Ah non, pas si paisible que ça. Bam !- bam !- bam !- des basses approchent. Une musique psychédélique, des voix. Et voilà, la lumière, aussi. Des faisceaux de frontales éclairent la paroi. Ils ont dû me voir, aussi, voir l’éclairage des bougies, au moins.

 

Partager une catabière

 

Quatre personnes déboulent dans la salle. Deux quinquagénaires, en cuissardes et sac de marin sur le dos, et deux trentenaires, une femme en bottes et un homme en treillis. L’un des deux plus vieux, casquette vissée sur le crâne, me lance :

– Saaalut ! Moi c’est Chameau. Ça roule ? T’es posé, toi !

Salut, moi c’est Rack.

Chameau se débarrasse de son sac, et s’assoit sur le banc à côté de moi :

Putain ! J’suis crevé ! On s’est tapé un max’ de pateauge avant le bunker, du côté du caveau ! C’est complètement inondé… Y’a dû y’avoir un truc qu’à peté ! Enfin… je te présente Ballerine (son collègue quinquagénaire), et… attends, dites rien, que j’me rappelle… Batman et Caillou !

Ballerine m’explique :

Je ne sais pas par où t’es arrivé, toi, mais quand tu viens de chez Fifi, c’est plein de flotte… Et c’est nouveau ! Bref. Tu boiras bien une petite catabière avec nous, Rack ?

Il me tend une canette de 8.6, que j’accepte avec plaisir. La fille en cuissardes, Caillou, sort une feuille et commence à rouler un joint. Elle lance à Chameau :

Tu veux pas nous mettre une musique un peu plus calme, là ? Juste le temps de se poser un peu…

Les basses baissent. Je prends une gorgée de bière, et demande :

Vous avez croisé du monde, déjà ?

Caillou répond, toncar coincé entre les lèvres :

Euh, nous, ouais ! Mais ça fait un bout de temps qu’on est là… Je sais pas quelle heure il est, mais on a passé la nuit en bas en tous cas !

Ballerine la coupe :

Elle brûle bien, ton aceth ! C’est une Aras ? T’as un peu de carbu’ [carbure de calcium, servant à faire fonctionner les lampes à acétylène] à me dépanner ? »

Je regarde ma lampe à acétylène. C’est vrai qu’elle est belle.

Oui oui, j’ai du carbu’ sur moi. Prends-en, il est dans mon sac, à tes pieds !

Les lampes à acétylène, c’est un sujet de connaisseurs. Parfois, j’ai l’impression que les cataphiles en parlent juste pour montrer qu’ils ne sont pas nés de la dernière pluie. Ici, il faut montrer que l’on est un habitué.

Pour le monde cataphile, les catacombes ne sont belles que parce qu’elles sont méconnues. Ça n’est pas complètement faux : je descends surtout dans le nord du réseau, plus difficile d’accès, moins fréquenté et mieux entretenu… Mais l’état du sud, dont une entrée facile à emprunter a été amplement relayée sur le net, se détériore rapidement depuis quelques années. Depuis, les nouveaux sont chassés : il n’est pas bon d’être aperçu carte à la main (signe que l’on ne connaît pas les 300 km par cœur), ou de demander des informations sur les entrées et les sorties.

S’il n’y a pas de lois écrites, il y a bien des coutumes et des règles. Et l’une des plus importantes est la discrétion. Quant à moi, on va me détester quand on saura que j’ai osé parler des catas dans Le Chiffon… Mais ça m’est égal : il y a 300 kilomètres de galeries, ce n’est donc pas la place qui manque.

Si les lieux sont parfois sales ou mal entretenus, ce n’est pas parce qu’il y a trop de monde, mais plutôt parce que les gens qui descendent ne prennent pas tous soin des lieux. En écrivant pour Le Chiffon, en expliquant pourquoi ce lieu est beau, j’espère n’inciter personne à vandaliser ou à salir.

 

Le jeu des cataphiles et des cataflics

 

L’odeur de cannabis se répand. La fille tire sur son joint, avale la fumée, et raconte :

On est tombé sur les cataflics cette nuit.

Elle expire un petit nuage et ricane :

Ils ont rien compris ! Ha… On leur a balancé un fumi vers la librairie. Bien enfumé, les poulets. Nous on s’est bu une catabière au cabi, tranquille… Quand on les a entendus revenir, on est reparti, facile. On les entendait au bout de la galerie, et eux, ils voyaient pas à deux mètres…

Parfois, la police fait un tour dans les catacombes pour verbaliser ceux qui s’y promènent. Mais elle ne cherche pas à éliminer complètement les cataphiles, ça l’arrange bien que les lieux soient entretenus et qu’il y ait une forme de contrôle. Si la police voulait nous chasser, elle fermerait tout bonnement toutes les entrées d’un coup, et verbaliserait systématiquement… Mieux vaut une présence semi-tolérée de cataphiles qu’un lieu complètement fermé et obscur.

Sans compter que les cataphiles signalent des anomalies dans l’état des parois ou du ciel à l’Inspection Générale des Carrières. Si une galerie s’écroule, tout ce qu’elle porte s’écroule avec elle… Bref, les cataphiles lancent aussi des « fumis », des fumigènes faits maison, dans les galeries pour noyer les cataflics dans un épais brouillard :

On les a bien semés. Mais ils nous ont quand même eus en murant PR…

PR est un acronyme désignant une des entrées fréquemment utilisées par la cataphiles. L’un des plus âgés commente :

C’est tant mieux, si ils ont fermé PR ! Ça coupe un accès facile… On croisera moins de touristes !

Les touristes, ce sont les non-initiés, ceux qui n’ont pas les codes d’en bas :

Ouais mais gros, la plaque va être rouverte fissa. Elle est fastoche à désouder et derrière y’a qu’à bourriner pour péter les briques.

C’est un jeu. La police mure une entrée ; deux semaines plus tard, les cataphiles cassent le mur. La police soude une plaque, les cataphiles la désoudent. Parfois, et là c’est plus grave, la police «injecte ». C’est à dire : laisse couler du béton dans la galerie. Ça détruit tout, et c’est irréversible. La 8.6 commence à me peser sur la vessie. Je me lève, contourne la table et m’enfonce dans la galerie. Je jette un coup d’œil en arrière : une salle pleine de bougies, vue de loin, c’est superbe. On dirait un petit cocon chaud et accueillant. Je me retourne, retrouve le faisceau blanc de la frontale. La galerie qui part sur la droite est un cul de sac, parfaite toilette. Seul quelques instants, j’entends les discussions des quatre cataphiles, au loin.

C’est quand même incroyable, qu’une telle communauté existe. Les cataphiles ont leurs règles, leur vocabulaire, leurs délires. Dès lors que l’on respecte ces règles, la convivialité est toute naturelle : partage de bières, de saucissons, de rigolades. Les cataphiles investissent leur énergie, leur temps, leur créativité dans la pierre, sans contrepartie. Une petite société qui fonctionne à peu près (du moins dans le nord du réseau, moins fréquenté), sans monnaie, lois ou police.

Et tout ça… juste sous nos pieds.

Bruno Doucet pour Le Chiffon

 

 

Illustration de Une > Bruno & Ugo

Illustration 1 > Bruno

Illustration 2 > Tract trouvé par Bruno, signé Shiro

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.