La Courneuve, premiers jours d’automne ensoleillés. Une quinzaine de personnes sont réunies dans une grande coloc’ située dans l’ancienne plaine maraîchère des Vertus. La bouilloire fume : l’eau chaude pour le café est prête. Dans le jardin exigu bordé de noisetiers et de framboisiers taillés, les participants se présentent tour à tour : c’est le début de quatre jours de chantiers communs avec, pour thème, une énigmatique : « Démétropolisation par le bas ». Le but affiché ? « Se réunir pendant plusieurs jours entre fermiers, universitaires ou anciens étudiants, milieux associatifs et personnes en situation d’exil » énumère Nathalia, ancienne étudiante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), « pour faciliter l’installation des exilés — bien souvent sans-papiers — qui voudraient vivre dans des campagnes de France et d’Île-de-France pour mener des activités pro dans les secteurs agricoles et artisanaux ». Une première dans la région1.
Ces journées sont co-organisées par une constellation de groupes : en première ligne, l’Association Accueil Agriculture Artisanat (A4), fondée en 2021, qui accompagne des personnes avec un parcours de migration voulant développer une activité agricole ou artisanale ; les collectifs FRICHE et les Communaux, dont l’objectif est de favoriser des pratiques d’habitation et des formes de coopérations alternatives aux institutions étatiques et marchandes ; enfin, les « Chantiers pluri-versités » de reprises des savoirs, lancés à l’été 2022, dont le but est la transmission de pratiques et de savoirs paysans dans un esprit d’autogestion.
Pour Tarik, ancien étudiant de Paris 8 et membre fondateur d’A4, l’enjeu de l’installation d’exilés dans les campagnes françaises dans les prochaines années est immense. D’une voix calme, les lunettes lui glissant sur le bout du nez, il explique : « En 2030, la moitié des agriculteurs de la région aujourd’hui en activité seront partis à la retraite, il y a un besoin urgent d’organiser la relève. Et puis, nous sommes entrés dans une crise climatique qui nécessite de repenser la place de l’agriculture industrielle au profit d’une agriculture paysanne qui nécessite plus d’humains. Enfin, nous connaissons une montée de l’extrême droite qui rend urgent de briser l’entre-soi ».
Depuis un an, A4 organise des voyages-enquêtes de quelques jours dans des fermes françaises. « Le but, c’est de dialoguer avec des agriculteurs qui sont intéressés pour nous accueillir. On veut découvrir leurs besoins, leurs intentions, pour ensuite penser à travailler chez eux ou même à reprendre leur ferme. Parce que certains nous disent qu’ils vont partir en retraite et que personne n’est là pour prendre la suite » déclare Sembala, exilé malien de 28 ans, et membre de l’association.
« Ce qu’on veut construire ces dernières années s’apparente à des luttes qui ont plusieurs décennies d’histoire »
Parti de son village à 14 ans pour rejoindre l’Italie après une traversée de la Méditerranée depuis l’Algérie, son parcours est singulier. Arrivé en France en 2014, Sembala va connaître six années de galère, à la rue. En septembre 2020, il participe à la Marche des sans-papiers qui relie Marseille à Paris. Des militants rencontrés dans le cortège lui parlent de la Zone à défendre (ZAD) de Saclay (lire le reportage du Chiffon, ici). « Depuis 2021, dit-il avec le sourire, j’ai construit ma cabane là-bas grâce à des copains de Bourgogne chez qui j’ai habité avant ». C’est à ce moment qu’il rencontre des membres d’A4 et participe aux premiers voyages-enquêtes. En août 2022 il décide de partir trois semaines, via A4, à Tarnac (19) dans le Limousin, pour participer à des tâches de cuisine, de maraîchage et de boulangerie. « C’était vraiment trop bien. Maintenant j’ai envie de travailler la terre – je connais mal – comprendre comment ça marche et voir si je veux me lancer là-dedans ou alors dans la boulangerie ».
L’après-midi s’enchaîne par la diffusion du documentaire récemment sorti « Les Voix croisées2». Le documentaire revient notamment sur les heurs et malheurs de l’expérience de la coopérative agricole de « Somankidi Coura », fondée en 1977 au Mali, par d’anciens exilés en France retournés au pays et voulant expérimenter des modes de culture de la terre sans machine. Une expérience alors tout à fait marginale. Pour Habib, exilé soudanais d’une trentaine d’années, lui aussi membre d’A4 : « C’est important de voir que ce qu’on veut construire ces dernières années s’apparente à des luttes qui ont plusieurs décennies d’histoire. Mais en même temps, en la découvrant, je me suis dit qu’on est toujours dans les mêmes galères depuis les années 1970 ».
Habib quant à lui décide de quitter le Soudan en 2012, à cause d’activités politiques lorsqu’il étudiait à l’université (« ma vie commençait à être en jeu »). Arrivé en France après des mois d’un pénible périple, il cherche à rejoindre Calais pour l’Angleterre. Impossible de franchir la Manche pendant neuf mois de tentatives infructueuses ; c’est là qu’il rencontre des militants de No Border3, qui lui conseillent de rejoindre la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (44), qu’il va aller découvrir. Sa demande d’asile rejetée, il décide de rester sur place. « J’ai commencé à connaître des agriculteurs, des gens en campagne : ils me demandaient des coups de main pour de la soudure », activité très recherchée à laquelle il est formé. De 2016 à 2020, il va œuvrer dans la fabrication de fours à pain. Sa rencontre de membres d’A4 à l’été 2021 vient répondre à une aspiration décisive pour lui.
« Au Soudan, beaucoup pensent que l’agriculture est difficile. Généralement, nos parents nous poussent à des études pour qu’on ne souffre pas comme eux… les jeunes ne veulent plus travailler dans la culture de la terre. Nos familles se demandent pourquoi on ne fait pas autre chose. Il ne comprennent pas que ce qu’on fait par nécessité au bled, on le fait par choix ici » poursuit Habib, qui aimerait s’investir à fond dans l’essor de l’association et, à terme : « repartir au Soudan et pourquoi pas lancer un lieu collectif avec pratiques artisanales et paysannes. Ce serait superbe ! » clame-t-il, le regard ferme et les commissures des lèvres qui s’ouvrent sur un sourire.
Ferme de Combreux. Seine-et-Marne. Myriam Suchet, habitante de la ferme et maître de conférences à la Sorbonne nouvelle, fait découvrir aux participants du chantier ce lieu de vie au sud de Tournan-en-Brie (77). « La ferme de Combreux, c’est un collectif composé à la fois des habitants qui vivent sur place mais ne cultivent pas et des cultivateurs qui n’habitent pas sur place… Ici, on veut ouvrir un horizon qui dépasse la seule reprise des terres agricoles : on veut aussi élaborer de nouveaux rapports à la famille, à la pédagogie, expérimenter d’autres imaginaires en actes. Nous avons en particulier des rapports étroits avec nos voisins exilés et l’association Empreintes qui les accueille ».
La dimension agricole est assurée par Thibaud et Justine, installés en GAEC pour le maraîchage, Mélanie pour les fruits et Bastien, paysan-boulanger qui, en 2021, a récupéré 60 hectares de surface agricole rachetées par l’association Terre de liens. Portant sa fille dans les bras, il nous propose un tour du propriétaire : « De la culture du blé à la cuisson du pain, je veux faire toutes les activités pour réaliser un pain », au terme de la visite il annonce : « penser à mettre à disposition une partie des 60 hectares, pourquoi pas à des exilés pour y faire de l’agroécologie ou autre ? ».
L’après-midi s’enchaîne par la découverte de la ferme des Monts gardés sur la commune de Claye-Souilly (77). Ceinturé par les routes, le chemin de fer et des lignes à haute tension, cet ancien site de 35 hectares se retrouve au milieu des années 2000 particulièrement pollué et infertile. En 2006, un projet expérimental d’agroforesterie, d’élevage et de maraîchage est lancé par la paysagiste Agnès Sourrisseau. « C’était une mission de dépollution sur des terres presque complètement mortes » annonce-t-elle en nous accueillant sous un chapiteau de fortune dont la toile claque sous le coup des bourrasques.
Aujourd’hui, seule une petite partie des 35 hectares, divisés en 200 parcelles, est cultivée. « Il faudrait trouver des forces vives pour cultiver ces terres. C’est pour ça que la venue des participants à ce chantier pluri-versitaire tombe très bien », annonce Agnès Sourrisseau, qui concède que les conditions sur place sont assez rudes — mais stimulantes, pour qui veut apprendre différemment.
D’ailleurs, côté apprentissage, Agnès Sourisseau participe depuis septembre 2022 à l’ouverture du premier lycée agricole entièrement dédié à l’agroécologie, qui délivre un Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) et un Bac pro. Les cours sont à Sevran (93), la pratique est basée dans une vaste ferme de 2 000 hectares, dans le parc régional du Gâtinais (91). « Ceux qui sont inscrits pour les 3 ans du Bac pro peuvent alors obtenir des papiers » ajoute-t-elle.
Un enjeu important pour A4. Selon Alitzel, membre grenobloise de l’association : « On réfléchit à ce que l’asso’ puisse avoir un statut juridique qui lui permette d’organiser l’installation durable d’exilés pour des boulots agricoles ou artisanaux, manière aussi de les régulariser administrativement ». Une possibilité est ouverte via les Organismes d’accueil communautaires et d’activités solidaires (OACAS). Un statut juridique exceptionnel lancé par les communautés de « travailleurs solidaires » d’Emmaüs en France (plus de 120) qui accueillent près de 5 000 personnes, dont la moitié de sans-papiers. Reconnu en 2008, ce modèle est devenu depuis un agrément pour une vingtaine d’associations4.
Pour Tarik : « Les fermes en lien avec A4 sont pour l’instant peu nombreuses en Île-de-France, ce qui fait que celles de Combreux et des Monts Gardés sont précieuses. Tout le boulot de mise en relation reste à faire ». Un travail déjà entamé en France par le Service jésuite des réfugiés (JRS France), l’association Tero Loko, le réseau CIVAM mais aussi par le programme « WWOOFing Solidaire », créé en 2019.
Cette mise en relation s’avère d’autant plus précieuse que l’accès à la terre pour des personnes ne venant pas du milieu ressemble à un chemin de croix5 . Pour William Loveluck, chargé de recherche et d’analyse pour Terre de liens : « Ceux qui ne sont pas socialisés dans ce milieu n’ont pas accès à l’information en cas de transaction de surfaces agricoles. Dans le cas de transfert de propriété, la candidature d’A4 auprès de la Safer, en présentant des profils bien souvent sans diplôme agricole, ne pèserait pas lourd ». D’où l’intérêt selon lui que l’Association A4 monte une coopérative de travail agricole, et que Terre de liens mette à disposition des terres dont elle serait propriétaire.
La semaine d’échange se clôt au « laboratoire artistique » du DOC (XIXe), par la diffusion du documentaire « D’égal à égal6», qui retrace le voyage-enquête d’A4 en février 2022 sur la montagne limousine : « Avec ce docu’, on voulait casser l’idée de la campagne comme territoire hostile pour les exilés » développe Tarik. Une démarche qui vient se télescoper à l’actualité. Car Emmanuel Macron a annoncé, dans son discours aux préfets du 15 septembre 2022, vouloir développer pour le futur projet de loi « asile et immigration », qui sera présenté début 2023 :« Une politique profondément différente de répartition sur le territoire des femmes et des hommes qui sont en demande de titre [de séjour], et y compris de celles et ceux qui les ont reçus ». Son idée ? Implanter ces personnes en campagne pour lutter contre deux maux : le dépeuplement des ces dernières et l’entassement dans les banlieues. Une bonne nouvelle pour A4 qui se voit couper l’herbe sous le pied ?
Pour Tarik, il s’agit d’une fausse bonne intention : « Il y a un principe fondamental pour nous : c’est la liberté de circulation. Si les personnes avec un parcours de migration veulent s’installer en ville ou en campagne, qu’elles soient libres de le faire. Avec Macron, on les forcerait à s’installer en campagne — comme on le fait déjà avec l’ouverture de Centres d’accueil de demandeurs d’asile (CADA) en campagne depuis 2015 -, elles ne pourraient pas quitter leur département et s’installer ailleurs sous peine de perdre leurs droits, et c’est déjà le cas aujourd’hui ».
Nicco, cheville ouvrière des chantiers pluri-versités, abonde : « La question n’est pas de penser la gestion de la crise migratoire depuis la hauteur du point de vue étatique comme le fait Macron. Lui est dans une logique de logement. Nous, on souhaite leur laisser le choix et que leurs activités professionnelles et sociales s’encrent à chaque fois dans un milieu de vie avec ses spécificités : c’est une logique d’habitation bien plus large ». Qui plus est, ajoute Tarik, « Macron, par cette mesure, a peut-être l’idée de fournir une main d’œuvre corvéable pour l’agro-industrie en campagne » dans un contexte post-covid où le premier confinement a vu une pénurie de main d’œuvre dans ce secteur.
La semaine suivante, nous retrouvons Nicco dans un bar au bord du canal de l’Ourcq7. Il nous raconte que le collectif de « reprises des savoirs », qui a organisé ce chantier de « démétropolisation » en a aussi lancé plusieurs autres à l’été 2022, généralement à l’affiche baroque et séduisante : « Creuser une mare à grenouille contre la métropole », « Activer les savoirs naturalistes au service des luttes », « Écologie politique d’une vanne à moulin » ou encore « Savoir/faire avec la nature, explorations écoféministes ». Le sweat à capuche hissé sur les oreilles, Nicco explique : « L’idée de ces chantiers autogérés c’est que les savoirs soient le résultat d’une expérience de vie commune et qu’ils mettent en activité à la fois le corps et l’esprit ». Et de poursuivre : « Notre horizon de reprise des savoirs s’inscrit dans une critique de l’institution scolaire qui crée une hiérarchie entre enfant et adulte et atteste de l’assimilation d’un contenu par un diplôme. Il y a des expériences qui ont renversé ce cadre au XXe siècle : l’Université de la Terre au Mexique, certaines écoles berbères en Algérie et de l’Espagne républicaine ou l’Université expérimentale de Vincennes ». C’est dans cette tradition qu’il souhaite inscrire ces chantiers.
Selon lui, la critique du dispositif scolaire doit s’articuler à une ligne d’action politique plus générale : « Nous sommes dans un contexte de multiples crises : migratoires, scolaires, du travail, du logement, de la paysannerie. Trop souvent, ces crises sont pensées séparées les unes des autres. Il y a la lutte des sans-papiers, la lutte écolo avec les marches pour le climat, la lutte syndicaliste pour le travail, etc. Notre ambition, c’est de dépasser cette séparation à partir d’une pratique de la subsistance » c’est-à-dire de prendre en charge à l’échelle de petites communautés la satisfaction des besoins de la vie quotidienne (se loger, manger, se vêtir, se cultiver, etc.).
« C’est notamment la métropole qui empêche cette autonomie des populations ». En plus de cette dépossession, Nicco tient à souligner la dimension coloniale de la métropole parisienne, qui a historiquement aspiré des « colonisés de l’intérieur » venus des régions françaises et des « colonisés de l’extérieur » notamment venus d’Afrique. « Démétropoliser » nos vies, c’est alors agir contre la dépossession de nos savoir-faire, de notre culture et de nos capacités de subsistance : « Tout ce dont souffrent avant tout les exilés. C’est pour ça que nous devons nous organiser pour faciliter le chemin de ceux qui aspirent à cette vie ».
Gary Libot, journaliste pour Le Chiffon
Photo de Une — Lors d’un voyage-enquête d’A4 à la ZAD de Notre-dame-des-Landes en novembre 2022. Sembala aux côtés d’habitants. Photo : Abraham Cohen.
A Meudon, sous la Colline des Brillants, dite encore colline Rodin du fait de la présence du musée qui la surplombe, se trouve un triple trésor : géologique, historique et esthétique. La carrière Arnaudet, du nom de la rue où se trouve son entrée actuelle, est constituées de près de huit kilomètres de galeries souterraines, mesurant jusqu’à 10 mètres de haut, reliées entre elles sur 3 niveaux par d’imposants piliers. De véritables cathédrales souterraines, avec voûtes en plein cintres et croisées d’ogives. Un site unique au monde.
Réunion du conseil municipal du 30 juin 2022. Le projet de comblement des carrières est le premier point à l’ordre du jour. Je retrouve devant la mairie les opposants à ce projet. Une centaine de personnes, représentant la trentaine d’associations mobilisées (dont Le collectif Arnaudet-Meudon, Vivre à Meudon, Sites et Monuments…) Alors que des élus de la minorité municipale doivent lire un texte d’opposition, les policiers municipaux interdisent au public l’entrée à la mairie, arguant du manque de place. Après des protestations et l’intervention d’un élu d’opposition, quelques personnes sont finalement acceptées. Mais la discussion sur le sujet est déjà close.
Il ne reste aux participants au rassemblement qu’à se contenter d’un dossier de presse municipal1 qui leur a été distribué, confirmant le comblement de 45% des carrières, et se vantant de la sécurisation et de la mise en valeur des 55% restant. Selon ce document, le projet envisage : « L’aménagement d’un parc public à l’aplomb de la carrière classée » qui permettra de « mettre en relation : la maison et l’Atelier du sculpteur Rodin de renommée internationale, une programmation artistique et événementielle dans les galeries de la carrière, un site géologique, témoignage de la rencontre du patrimoine artistique et scientifique ». Cette présentation alléchante est considérée par certains opposants comme fallacieuse, voire mensongère. C’est l’avis de Magdaleyna Labbé, coordinatrice des associations, qui déclare : « Il est possible de mettre en sécurité les carrières de beaucoup de manières différentes : on pourrait les consolider de manière traditionnelle avec des maçonneries, ce qui permettrait de permettait de préserver 100% du site ». C’est bien là l’un des enjeux de la mobilisation. Pour bien le comprendre, un retour en arrière s’avère nécessaire, jusqu’aux origines de ces lieux.
Les carrières de Meudon sont des témoins visibles de l’évolution géologique de la région parisienne depuis une soixantaine de millions d’années. La craie exploitée s’est formée vers la fin de la période qu’on appelle de ce fait le Crétacé, il y a de cela 75 millions d’années. C’est le seul endroit d’Île-de-France où un tel phénomène est visible. Du point de vue historique, c’est tout un pan de l’histoire industrielle, ouvrière et agricole de la banlieue parisienne qui sommeille dans ces tréfonds. L’exploitation des carrières de craie a commencé en 1872. Un rapport des mines de 1885 souligne l’exceptionnel régularité et la précision de l’exploitation. Comme le rappelle l’un des principaux opposants au projet, François de Vergnette, maître de conférence en histoire de l’art, la craie extraite, le fameux « Blanc de Meudon » : « Se retrouvait dans l’architecture pour enduire les façades, pour faire de la chaux hydraulique, pour fourbir les métaux, pour la craie des écoliers ».
En 1895, séduit par la vue dégagée sur la boucle de la Seine, Auguste Rodin s’installe au sommet de la colline dans une villa qu’il fait agrandir, tout comme le parc alentour. Viennent alors des artisans liés aux activités du sculpteur : environ 50 d’entre eux y officient en 1900. À la mort de Rodin en 1917, sa propriété est légué à l’État, ce qui explique que le ministère de la Culture possède environ 20% des carrières située en sous-sol. L’exploitation de la craie a cessé dans les années 20, mais elle laisse un héritage inestimable. Les carriers, sûrement par goût du travail bien fait, ont comme peigné la pierre d’une chevelure de stries suivant les formes et les courbes qu’ils taillaient, créant ainsi un monde hors du monde, pétrifié, creusé de galeries voûtées d’autant plus puissantes et délicates qu’elles sont nées d’un respect profond pour le site.
Viennent alors les champignonnistes, qui cultivent les fameux champignons de Paris et aménagent une partie des kilomètres de galeries pour cette agriculture souterraine, sans porter préjudice au site. Pendant la guerre de 39–45, les Allemands décident d’y installer une usine d’armement. Les ouvriers réquisitionnés pour cette tâche ravalent des voûtes, installent l’électricité, tout cela avec l’extrême lenteur causée par la résistance passive aux ordres de l’ennemi : les travaux ne seront jamais terminés, mais ils auront contribué à l’amélioration de la sécurité et de l’esthétique des lieux. Les dernières champignonnières ferment en 1974 et dans les années 1980 s’installent des artisans et des artistes dont les sculpteuses Hélène Vans et Agnès Bracquemond. La mairie soutien alors ces artistes, leur loue des espaces, et cela jusqu’à la période récente où ce soutien leur a été retiré, nettoyage du site oblige2.
Alors, posons-nous la question : cette urgence à combler les galeries n’est-elle pas la partie immergée d’un projet plus vaste, un habituel projet de bétonnage, une opération de promotion immobilière sur un ensemble de terrains situés idéalement en belvédère sur la Seine. Une telle éventualité ne date pas d’hier : ce fut la volonté des municipalités successives de bétonner la colline.
Cela se manifesta de manière évidente lors de l’élaboration du Plan d’Occupation des Sols (POS) de 1982, la municipalité souhaitant transformer le secteur en Zone d’aménagement concerté (ZAC), dite ZAC Arnaudet. Ce projet prévoyait la construction de tours d’habitation. Après une levée de boucliers des Affaires Culturelles, cette première tentative d’aménagement a été abandonnée. En 1986 on a abouti à un classement des carrières par le ministère de l’Environnement en tant que « site scientifique et artistique ». Ce classement sera suivi d’une inscription à l’inventaire national du patrimoine géologique et le site sera considéré comme patrimoine international selon les critères du Muséum National d’Histoire Naturelle. Il s’agit de la seule crayère d’Île-de-France à être classée, les seules autres situées en France étant les crayères de Champagne, qui sont inscrites au patrimoine mondial de l’Unesco.
Mais la municipalité ne renonça pas pour autant et plusieurs projets s’enchaînèrent, dont un avec Bouygues en 1990, envisageant le construction de 800 logements : un projet annulé par la justice en 1993 du fait de sa trop grande densité. Dans le même temps, le site suscitait un intérêt nouveau : des visites furent conduites par des associations locales, comme Vivre à Meudon3, qui firent découvrir la beauté prenante des lieux, en particulier à l’occasion des Journées du Patrimoine.
Face aux annulations successives des projets d’aménagement et à l’intérêt nouveau qu’à suscité le site, l’argument du danger d’effondrement va peu à peu prendre toute la place, et à cela tous les exemples sont bons : à la fin du 19e siècle, quelques effondrements se sont produits dans les carrières de craie des Montalets, situées à 800 mètres plus à l’ouest, puis au nord de la colline sur Issy-les-Moulineaux, affaissements aujourd’hui brandis en épouvantail, tout comme le rapprochement fait par la mairie avec l’effondrement de Clamart en 1961, qui a rayé de la carte tout un quartier et provoqué la mort de 21 personnes. Un rapprochement totalement infondé, les conditions d’exploitation et de sécurisation des carrières de Clamart étant tout à fait différentes de celles de Meudon. Un épouvantail brandi pour faire peur ?
En 2012, la mairie reçoit un renfort de poids : la direction de l’Inspection Générale des Carrières (IGC) attire l’attention « sur la dangerosité potentielle des carrières susceptibles de s’effondrer spontanément ». Dans la foulée, le maire de Meudon prend des arrêtés de péril sur toutes les parcelles de la carrière. De leur côté, les propriétaires des maisons construites en amont de la colline demandent une étude à Vincent Maury, expert international reconnu en mécanique des roches. Son bilan conclut qu’il « n’a pu être constaté aucune trace de sinistre ancien ou récent dans les zones soumises aux arrêtés de péril concernées par notre mission ». La mairie confie alors à l’INERIS (Institut national de l’Environnement Industriel et des Risques), une énième étude4 , réalisée en numérisation 3D, donc abstraite et simplifiée. Ses résultats, rendus en 2017, majorent les phénomènes aggravants les risques tout en minorant les aspects positifs, dont la tenue impeccable de la carrière depuis son creusement. Cette étude considère que les piliers de soutien n’offrent pas la stabilité requise pour assurer la sécurité à long terme et propose deux méthodes pour y remédier : soit renforcer les dits piliers, soit procéder au comblement. C’est cette deuxième l’option qu’à mis en avant la mairie, et cela a de quoi interroger.
D’autres anciennes carrières de craie existent à Meudon, dont celle des Montalets, dont la surface est urbanisée depuis longtemps. La sécurité publique martelée à Arnaudet n’est jamais évoquée sur les autres sites souterrains de la ville, sur lesquels des constructions ont été effectuées sans que cela semble présenter le moindre danger. L’évocation d’un péril imperceptible à l’œil nu évoqué sur Arnaudet n’est pas entendable lorsqu’on laisse des milliers de gens vivre sur ce genre de vide, sans que ça semble poser de problème.
A contrario, la commune voisine d’Issy-les-Moulineaux a entreprit la réhabilitation de ses carrières, permettant à des entrepreneurs privés d’y aménager un grand nombre d’équipements. Dans les crayères de Montquartier, ce sont des caves privatives et le stand de tir des Pistoliers d’Auteuil, alors que dans celles du Chemin des Vignes s’est installé le restaurant Issy Guinguette, du chef Yves Legrand. Des choix dont on peut contester la pertinence, mais qui montrent que d’autres aménagement sont possibles.
« Depuis quand peut-on envisager de « valoriser » des déchets de chantier dans un site classé ? » Magdaleyna Labbé
Malgré ces contre-exemples, la mairie continue à creuser son sillon. En 2018, elle signe un contrat de maîtrise d’œuvre avec la société d’aménagement Egis. Début 2019, François de Rugy, ministre de la Transition écologique et solidaire, délivre à la commune une autorisation spéciale de travaux. Tout s’accélère. En octobre 2020, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise annule cette autorisation, mais en juillet 2021, ce jugement est cassé sur appel de la mairie. Les associations se pourvoient en cassation, mais celle-ci est rendue caduque du fait que, selon la formulation de la mairie :« Mi-avril, le Conseil d’État a rejeté le pourvoi en cassation (…) confirmant la légalité de l’autorisation ministérielle et clôturant les voies de recours ». Une formulation des plus approximative, puisque, selon ce que m’a fait remarquer Olga Bosse, autre opposante historique : « Le recours en Conseil d’État a simplement été rejeté, ce qui vaut approbation pour la mairie. La mairie affirme que la justice a tranché, mais jamais les tribunaux n’ont comparé les différentes méthodes de mise en sécurité, ni diligenté un contre expertise de l’étude INERIS ».
En mars 2022, le journal municipal nous apprends dans sa rubrique « Carte des Investissements de l’année » le début des travaux. Nous ne pouvons connaître son état d’avancement, car l’entrée du site est bien entendu interdite au public. Quand je m’y suis rendu en compagnie de François de Vergnette, nous avons pu constater que le secteur était en bonne voie de viabilisation, afin d’y permettre la circulation des camions et la pénétration des engins de chantier.
Enfin, si comblement il doit y avoir, avec quels matériaux combler ? Quelque soit la réponse apportée, déblais de grands chantiers situés en Île-de-France, issus ou non des travaux de creusement du réseau ferré Grand Paris Express, l’important reste de répondre à la question que pose inlassablement Magdaleyna Labbé : « Depuis quand peut-on envisager de « valoriser » des déchets de chantier dans un site classé ? »
La mairie persiste et signe : « aucun projet immobilier ne sera autorisé sur la carrière ». Sur la carrière certes, où c’est la création d’un parc urbain qui est prévue, mais tout autour ? L’urbanisation du quartier a déjà été engagée à l’ouest du site par la construction d’immeubles en périphérie de la zone. Et surtout, un aménagement via l’appel à projet Inventons la Métropole du Grand Paris (troisième volet) prévoyant la construction de 28.000 m2 de bâtiments dans la partie nord de la zone5. Résultats de l’appel en janvier 2023. Alors que les précédents projets d’urbanisation ont tous été contestés et abandonnés, serait-ce bon signe concernant celui-ci ? On peut l’espérer, mais il a l’avantage de se prévaloir du label Grand Paris, ce qui lui donne une plus forte légitimité.
Jusqu’à présent, les opposants au projet, à côté d’une mobilisation locale soutenue, ont surtout fait jouer des leviers institutionnels, tels qu’un possible renforcement des contraintes de classement du site par le biais d’une intervention du ministère de la culture, une démarche qui bloquerait le chantier le temps de l’examen de ce recours. Ou encore une démarche devant la Commission européenne. Ils comptent aussi sur le soutien de quelques personnalités, dont l’architecte Étienne Tricaud d’Arep, l’agence d’architecture la plus importante de France, qui a signé une pétition qu’il ont fait circuler, puis Stéphane Bern et Corinne Lepage qui se disent préoccupés par le projet de la mairie. Mais cela ne saurait suffire. La nécessité de faire connaître la lutte au-delà de Meudon et l’intérêt de se rapprocher des autres mobilisations en cours en Île-de-France, telle celles de Gonesse ou de Saclay, sont bien entendu dans toutes les têtes, et des contacts sont d’ors et déjà assurés. Il s’agit maintenant d’élargir la mobilisation, de diversifier les formes d’action.
Ce n’est pas seulement la carrière Arnaudet qu’il s’agit de sauver, mais bien l’ensemble de la colline. En sous-sol, un puits de fraîcheur privilégié, avec une température constante de 10 degrés tout au long de l’année, ce qui n’est pas à négliger face aux épisode de chaleur intense que nous connaîtrons de plus en plus. En surface, du fait de son abandon pendant des années, ce site a développé une véritable richesse écologique : une réserve de biodiversité sans pareille dans un milieu urbain parmi les plus dense d’Europe. Pour faciliter l’accès au chantier, deux parcelles de végétation ont été récemment rasées et bétonnées, et si l’appel à projet du Grand Paris se concrétise, d’autres connaîtrons le même sort. Selon Olga Bosse « On ne peut pas reculer devant le terme d’écocide pour caractériser ce projet ». C’est sans doute à cette hauteur de vue qu’il faudrait maintenant se placer.
Alain Dordé, journaliste pour Le Chiffon
Photo de Une : Carrière de Meudon. Photo de Magdaleyna Labbé.
Photo 1 : Vue d’une galerie. Photo de Magdaleyna Labbé
Illustration 2 : Sophie Bravo de la Peña.
Des champs de céréales à perte de vue, quelques haies, le tout traversé par une seule route départementale. La vie est en suspens en ce début d’après-midi d’été, la canicule surplombe tout le reste. Il n’y a que quelques oiseaux qui osent encore faire entendre leur voix. Le plateau de Saclay, « pôle d’excellence » du Grand Paris, reste pour l’instant principalement une zone agricole. Pour arriver à Zaclay, on circule entre d’énormes chantiers, avant d’arriver au CEA (Commissariat de l’énergie atomique), l’un des fleurons du pôle scientifique de Saclay.
Zaclay, c’est une Zone à Défendre (ZAD, d’où la contraction de ZAD et Saclay en Zaclay) légale, existante grâce à l’approbation des Vendames, agriculteurs bio du plateau. Cette ZAD a été fondée en mai 2021 par un petit groupe d’opposant.es au projet de Ligne 18 du métro Grand Paris Express, qui devrait voir la lumière en 2030. Ligne en rocade, traversant la banlieue sud de Paris, le métro 18 devrait relier les « pôles » d’Orly (94), de Massy (91) et de Versailles (78), traversant les terres agricoles du plateau. Une occupation née de la rencontre entre plusieurs activistes à Palaiseau (91).
Cette poignée d’écologistes a donné lieu aux « assemblées écologiques et sociales » en 2020. «Une première occupation d’une semaine, nommée ‘Céréal Killer’, a été le prélude de Zaclay » raconte Sophie* du collectif contre la ligne 18. Mais la lutte existe depuis beaucoup plus longtemps. Harm Smit, du Collectif OIN Saclay (COLOS) rappelle : « Les luttes contre l’urbanisation du plateau existent depuis 1980, après les premiers projets de bétonisation ». COLOS s’est formé en 2006, comme groupe de travail et de réflexion sur l’urbanisation du plateau. La ligne 18 du métro, contre laquelle luttent les activistes, fait partie du vaste projet de développement de la métropole parisienne, axé surtout sur la création de nouvelles lignes de transport en commun : le Grand Paris Express (GPE).
À Zaclay, l’occupation se compose d’une poignée de cabanes « privées », où logent « environ une vingtaine de personnes, selon les périodes » affirme Sophie : « c’est un lieu de vie et d’accueil principalement. On accueille des individus mais aussi et surtout des collectifs, pour des réunions, des conférences, des soirées. Dans deux jours, par exemple, il y aura une discussion sur la gestion des déchets nucléaires ».
Depuis le début de l’occupation, le bilan de la lutte n’est pas réjouissant : le chantier du métro se poursuit, et la répression commence à frapper les militant.es. Deux activistes d’Extinction Rebellion passeront en procès le 13 janvier 20231pour l’accrochage à une grue de chantier d’une banderole contre la Ligne 18. En même temps, le maire de Villiers-le-Bâcle, Guillaume Valois, menace de poursuites légales les agriculteurs hébergeant la ZAD, pour la construction de bâtiments d’habitation sans autorisation préalable. Contacté à ce sujet, le maire n’a pas voulu répondre à nos question.
« C’est le signe qu’on dérange » se réjouit Sophie : « Au moins, l’occupation aura servi à faire exister médiatiquement la lutte contre la Ligne 18, que ce soit au niveau local, régional ou national. Après des années de luttes sur le plateau, on a pu rompre ce plafond de verre en recourant à cette tactique qui n’avait pas encore été utilisée ».
Mais pourquoi autant de haine contre une ligne de métro ? Les écologistes ne seraient-iels pas devenu.es un peu zinzin à se préoccuper d’une ligne qui traverse simplement les champs sans les toucher ? D’autant que les 2 500 hectares de terres agricoles du plateau sont protégés par le statut de Zone de Protection Naturelle, Agricole et Forestière (ZPNAF), institué par la Loi du Grand Paris. Sur cette zone : « Aucun changement de mode d’occupation du sol […] ne peut intervenir sans autorisation des ministres chargés du développement durable et de l’agriculture […] ». Une protection sur laquelle les activistes sont unanimement dubitatif.ves.
Selon la Société du Grand Paris (SGP), établissement public chargé de concevoir le GPE, la justification des nouvelles lignes de métro est avant tout environnementale : « Le nouveau métro contribue, par nature, au développement durable et à la réduction des émissions de gaz à effet de serre », peut-on lire sur son site2. Le tout grâce à la proposition d’un mode de déplacement alternatif à la voiture. Le développement du transport en commun permettrait cette transformation et la limitation de l’étalement urbain3.
Les terres bétonnées ? Pas un problème : comme dans tout grand projet, une compensation est proposée par la SGP4. Un argumentaire « vert » attaqué sur plusieurs plans. Selon les activistes, la perte en biodiversité que la Ligne 18 constituerait pour le plateau ne serait pas compensable. « Ces terres sont parmi les plus fertiles d’Europe » s’insurge Sophie : « même plus que la plaine ukrainienne. Nulle part tu peux recréer cet écosystème5 ». Il n’y aurait pas équivalence entre les terres du plateau et n’importe quelle autre terre de France, et même si c’était le cas, la reproduction de cet écosystème demanderait plusieurs décennies.
Mais la croissance verte n’est pas la seule ambition de ces 200 kilomètres de métro et de ces 68 nouvelles gares qui vont voir le jour d’ici 2030. « Colonne vertébrale » du projet du Grand Paris, le GPE servirait à relier entre eux les 10 pôles « d’excellence », qui caractériseraient la métropole du futur selon la communication officielle. Ainsi, le GPE : « rapprochera les franciliens de l’emploi, de l’enseignement, des équipements de santé et des lieux culturels et de loisirs6 ». Le GPE réduirait, de cette façon, les inégalités territoriales. Les nouveaux axes de transport permettraient, pour la SGP et pour les commanditaires du Grand Paris, l’intégration économique du territoire métropolitain, son développement et son rayonnement dans le monde, les rêves de grandeur étant un des piliers du projet Grand Paris depuis ses origines. Ainsi, deux à trois millions de voyageurs utiliseront chaque jour une ligne du Grand Paris Express pour aller à toute vitesse à leur rendez-vous. Voilà Paris enfin « ville monde7»!
Pourtant, le développement du plateau pourrait ne pas être si linéaire que ça. Selon Harm Smit du COLOS : « Le passage du métro favorisera l’étalement urbain, parce que les gens vont profiter d’avoir un transport rapide pour aller habiter plus loin en banlieue. Il va aussi falloir construire des logements et des services autour des gares. En plus, la ZPNAF est facilement déclassable, ce qui laisse présager que de nouvelles gares avec quartiers annexes vont voir le jour sur le plateau ».
En effet, le déclassement des Jardins Ouvriers d’Aubervilliers8 pour permettre leur bétonisation, en 2020, est un précédent qui a marqué les esprits. D’autant que les autorités publiques9 estiment que la rentabilité du tronçon CEA – Versailles est dépendante du développement urbain des espaces traversés. L’idée même de connecter des pôles d’activités entre eux, si chère au projet du Grand Paris, est remise en question par les urbanistes. Selon Jacqueline Lorthois, urbaniste spécialisée en matière de liens entre travail, emplois et territoires, un tel modèle ne serait pas rentable et ne répondrait pas aux besoins réels de transports10. En effet, les estimations de trafic faites sur la ligne 18 à l’horizon 2030 prévoient au maximum 6 000 personnes à un instant t sur le tronçon ouest à l’heure de pointe11, beaucoup moins que les 40 000 personnes que le métro pourrait transporter. Un dimensionnement qui ne se justifierait alors que par la construction de nouveaux logements sur le plateau.
Pour Harm Smit, la ligne 18 du métro favorisera la création d’une « ville dissociée » : « Les gens qui habitent à un endroit n’y travaillent pas et celles qui y travaillent n’y habitent pas. C’est un grand gâchis de ressources et d’offres en transports, alors qu’on pourrait développer des zones cohérentes où les gens habitent et travaillent sur un même lieu ». C’est aussi une énorme dépense publique, avec un coût de la Ligne 18 estimé à 4,5 milliards d’euros et les prix des chantiers du Grand Paris qui explosent (l’estimation initiale, lors du débat public de 2010, du coût du GPE était de 19 milliards d’euros, révisée à 36 milliards cette année12). Pourquoi donc la ligne 18 semble-t-elle si indispensable au Grand Paris ?
Une grande partie de l’argumentaire des défenseurs de la ligne 18 repose sur la recherche d’« excellence » du pôle universitaire Paris-Saclay, « véritable levier au service de la dynamique du cluster13», qui rassemble nombre d’établissements supérieurs de recherche, de grandes écoles et d’universités. Le projet de campus urbain est « le plus grand projet urbain européen actuellement en construction », et il devrait accueillir en 2025 20 000 chercheurs et enseignants, 30 000 étudiants, 20 000 employés et environ 15 000 habitants14. Dans les ambitions des initiateurs du Grand Paris, Paris-Saclay doit devenir la « Silicon Valley » française.
« Le projet d’aménagement du plateau de Saclay est un projet du vingtième siècle, avec son arrogance positiviste, qui continue comme un zombie » Emmanuel Ferrand, maître de conférences en mathématiques
Pour l’Établissement Public d’Aménagement (EPA) Paris-Saclay : « Le projet de développement du plateau de Saclay est un élément clé du développement du Grand Paris, il est destiné à doter la région parisienne et la France d’un pôle scientifique et technologique de rang mondial ». Déjà 13 % de la recherche française est concentrée dans ce pôle, soit 40 % des emplois de la recherche publique et privée d’Île-de-France. Le projet rassemble des établissements prestigieux comme l’école polytechnique, le campus AgroParisTech, le CEA et HEC (école des Hautes Études Commerciales).
Pour Emmanuel Ferrand, maître de conférences en mathématiques à l’Institut de Mathématiques de Jussieu — Paris Rive Gauche (IMJ-PRG), c’est : « Un projet du vingtième siècle, avec son arrogance positiviste, qui continue comme un zombie ». Un projet qui repose sur l’idée sans cesse répétée que la concentration des centres de recherche, devenant ainsi des « clusters », permettrait d’améliorer leur efficacité et leur interconnexion, favorisant la croissance économique. D’un autre côté, il préconise un développement simultané de l’industrie, notamment à travers les start-ups, qui permettraient des avancées technologiques sans pareil et la solution aux problèmes du chômage, des limites planétaires, etc : la croissance sans fin !
Florence*, activiste à Saclay, analyse ainsi l’idéologie du Grand Paris : « On crée un territoire immense, entièrement minéralisé, où tous les besoins sont résolus grâce aux avancées technologiques et où tout le monde s’adapte à un mode de vie de consommation frénétique ». Paris-Saclay se veut comme le joyau du projet du Grand Paris et il incarne parfaitement son idéologie.
On comprend aussi, en creux, l’opposition farouche de nombre d’activistes écologistes aux projets du Grand Paris. Depuis octobre dernier, une Coordination des luttes locales d’Île-de-France a vu le jour. Celle-ci a officiellement été lancée à l’occasion de la « Marche des terres », convergence de quatre marches vers la mairie de Paris, depuis les lieux-symbole des luttes contre le Grand Paris, et notamment Gonesse et Saclay, en passant par les Jardins d’Aubervilliers et le parc Georges Valbon, menacé par des projets liés aux Jeux Olympiques. Pour Florence : « Les deux problématiques de la ligne 17 [NDLR : qui menace les terres de Gonesse et contre laquelle se bat le collectif pour le Triangle de Gonesse (CPTG)] et 18 sont tellement similaires que ce serait stupide de ne pas lutter ensemble. Les deux lignes doivent être abandonnées, c’est notre but ».
« Sur les aspects concrets, quand il faut défendre un lieu ou attaquer un projet, on est toujours là » Chloé Gerbier, association Terres de luttes
Au fur et à mesure, d’autres collectifs ont rejoint la coordination, comme Saccage 2024, Désobéissance Écolo Paris et des groupes nationaux tel qu’Alternatiba et Youth for Climate. Pour Chloé Gerbier, de l’association Terres de luttes, qui fournit du soutien légal et de communication aux collectifs écologistes : « Le fait que la coordination se soit élargie est bon signe, ça veut dire que ça sert à quelque chose. Ça peut provoquer du conflit aussi, mais pour l’instant le côté positif c’est que sur les aspects concrets, quand il faut défendre un lieu ou attaquer un projet, on est toujours là ». Une dynamique d’entraide et de partage de ressources qui permet de décupler la force de frappe de ces collectifs.
Une coordination avait déjà vu le jour avant la pandémie. Nommée COSTIF (Coordination pour la Solidarité des Territoires d’Île-de-France), elle avait pourtant duré peu longtemps. La reprise de souffle des luttes écologistes suite aux confinements, à l’hiver 2021, a relancé une dynamique de rencontres. L’occupation de la ZAD de Gonesse, en février 2021, et ensuite la naissance des occupations des Jardins d’Aubervilliers (JAD) et de Zaclay, n’ont pas seulement été des premières historiques en Île-de-France (la région n’ayant jamais vu naître des ZAD auparavant). Elles ont permis la rencontre physique et concrète des activistes écologistes, la mise en commun de ressources, le partage des problèmes et des stratégies pour y faire face. Ce n’est pas un hasard si c’est après ces expériences que la coordination a vu le jour.
Le réseau permet aussi de structurer une critique du Grand Paris qui dépasse les seules revendications écologiques. En identifiant le Grand Paris comme ennemi commun, les activistes dépassent les seuls sujets environnementaux, pour adhérer à une vision holistique. Le Grand Paris est avant tout un projet, néolibéral, de société. Pour Solène*, de Désobéissance Écolo Paris, le Grand Paris est une opportunité pour axer le discours surtout sur des thèmes politiques : « Moi je me bats pas seulement pour préserver des parcelles agricoles à Saclay, même si c’est très important. Je me bats surtout contre un système économique. Et le Grand Paris, au niveau social, est catastrophique, surtout pour les plus précaires qui sont relégué.es encore plus loin en périphérie de la métropole ». Un constat auquel fait écho Marlène*, d’Alternatiba Paris : « La force des luttes écolo locales c’est que ça rend très visible le lien entre les problèmes concrets des gens et la crise écologique ».
La lutte contre ce projet de mégalopole pourrait paraître désespérée, concède Solène : « Oui c’est trop gros ! Mais développer un argumentaire plus vaste que juste s’occuper de sa lutte locale permet d’un côté de savoir que t’es pas si seul, de l’autre d’être plus radicaux ».
Sur le plateau de Saclay, la coordination relance le 22 octobre 2022 une grande marche pour la préservation des terres d’Île-de-France au départ de Saint-Quentin-en-Yvelines. La construction patiente d’une fédération des luttes pourrait commencer à porter ses fruits. Qui sait, peut-être avec l’abandon de la ligne 18 ?
Giovanni Simone, journaliste pour Le Chiffon
Tous les prénoms suivis d’un * ont été modifiés par souci d’anonymat.
Photo de Une > Zaclay vue de l’entrée: en premier plan le dôme géodésique provenant de Notre-Dame-des-Landes. Photo de Giovanni Simone.
Illustration > Sophie Bravo de la Pena.