Jusqu’à peu, les élec­trot­tinettes et autres néo-bid­ules à roulettes n’étaient pas autorisés sur la voie publique. Néan­moins la brèche ouverte par les pirates du free-float­ing (flotte en libre-ser­vice, en VF), comme la start-up cal­i­forni­enne Lime, a fini par être offi­cial­isée : une nou­velle caté­gorie de véhicules est entrée dans le Code de la route, celle des « engins de déplace­ment per­son­nel motorisés » (EDPM).

Qu’est-ce qu’un EDPM ? En gros, tout machin mono­place à moteur élec­trique, dont le con­duc­teur se tient debout, moyen­nant une vitesse com­prise entre 6 et 25 km/h1. Soit : la trot­tinette élec­trique, le skate­board élec­trique, le gyropode élec­trique (deux roues avec un manche-guidon), la gyro­roue élec­trique (une roue), ou encore l’hov­er­board élec­trique (deux roues)…

Mais con­cen­trons-nous à présent sur la trot­tinette, car celle-ci est « de très loin » la reine des EDPM, pré­cise Gré­goire Henin, vice-prési­dent de la Fédéra­tion des pro­fes­sion­nels de la micro-mobil­ité (FPMM). Et, con­traire­ment aux appareils comme le skate ou l’hov­er­board, plutôt réservés à des pra­tiques de loisir, la patinette-sans-pati­nage est dev­enue un véri­ta­ble moyen de trans­port quotidien.

De fait, il s’en vend de plus en plus : de 478 000 unités écoulées en 2018, nous sommes passés à 908 000 en 2021, selon la FPMM. Une pro­gres­sion en vol­ume plus rapi­de encore que celle du vélo à assis­tance élec­trique (VAE2). Toute­fois, ce boom ne nous apprend pas dans quelles pro­por­tions l’engin se sub­stitue aux moteurs thermiques…

Que remplace l’électrottinette ?

Une ques­tion cru­ciale, car c’est le prin­ci­pal argu­ment en faveur de la micro-mobil­ité : un véhicule de 30 kilos sans pot d’échappement pol­lue moins qu’une bag­nole d’une ou deux tonnes.

Certes… Encore faut-il apporter les preuves d’un « report modal » sig­ni­fi­catif de la tire à la trot­ti. Or, là-dessus, le dis­cours de l’Hôtel de Ville n’est pas très éclairant. « Que les Parisiens aient leur pro­pre trot­tinette, déclare ain­si Anne Hidal­go, pas de souci. Mais on a un vrai prob­lème avec le free-float­ing. Ce n’est pas éco­lo.3 » Pourquoi l’élec­trot­tinette n’est-elle vertueuse qu’en for­mat per­son­nel… ? Nous n’en saurons rien, puisque M. Bel­liard, pre­mier adjoint chargé des mobil­ités, n’a pas répon­du à nos sollicitations.

Quant au min­istre con­cerné, il paraît plus sûr de son fait : « La trot­tinette, déclare Clé­ment Beaune, pose des prob­lèmes, mais c’est aus­si un moyen de trans­port écologique. […] On le sait, beau­coup ont renon­cé au scoot­er pol­lu­ant, voire à la voiture, pour pren­dre une trot­tinette.4 » Las, per­son­ne au Min­istère n’était dis­posé à pré­cis­er beau­coup com­bi­en

Nous nous con­tenterons donc des sta­tis­tiques de l’industrie. Côté free-float­ing, d’abord, Erwann Le Page, respon­s­able des rela­tions publiques (RP) chez Tier Mobil­i­ty, nous indique que le report du ther­mique vers l’élec­trot­tinette serait de 19%, selon une étude du cab­i­net 6t com­mandée par la Mairie. Et cela per­me­t­trait, avec 400 000 tra­jets men­su­els intra-muros, « d’éviter l’émission de 20,7 grammes de CO2 par kilo­mètre par­cou­ru5 ».

Côté engins per­sos, Jean Ambert, directeur de la prospec­tive à la FPMM, me com­mu­nique les résul­tats d’une enquête réal­isée auprès de trot­tinet­tistes réguliers6 : 21% d’entre eux auraient « renon­cé à l’achat d’un véhicule motorisé (voiture ou deux-roues, ther­mique ou non) » ; 10% se seraient « séparé d’un véhicule motorisé » ; et la part des kilo­mètres par­cou­rus en voiture aurait dimin­ué de 41% à 24%.

En somme, il sem­ble que l’élec­trot­tinette dis­suade entre 10 et 20% des usagers de recourir à un véhicule plus pol­lu­ant. Une pro­por­tion qui suf­fi­rait à réduire, au total, les émis­sions gaz à effet de serre.

Ecolo, mon cul !

Néan­moins, le bilan car­bone ne fait pas tout. Et, même dans une approche tech­ni­ci­enne, il est con­venu d’envisager plus large­ment les impacts socio-envi­ron­nemen­taux d’un produit.

Pour com­mencer, rap­pelons que « la trott’, c’est une bat­terie lithi­um, un moteur, des freins élec­triques et des éclairages LED mon­tés sur une struc­ture en alu­mini­um, le tout fab­riqué la plu­part du temps en Asie grâce à une élec­tric­ité issue de cen­trales à char­bon7 ». Avec un tel pas­sif, donc, mieux vaut faire dur­er l’objet.

Or, pour les engins per­sos, Jean Ambert évoque une durée de vie « de 2 ou 3 ans ». Peut-être que les dernières généra­tions sont plus cori­aces ; n’empêche, au rythme actuel, ça fait quand même un mil­lion d’éphémères par an. Côté flottes partagées, dif­fi­cile de véri­fi­er qu’on tient 5 à 7 ans comme annon­cé par Tier, car chaque appareil utilise plusieurs bat­ter­ies et pièces de rechange…

En revanche, on peut affirmer qu’une telle espérance de vie est ridicule en com­para­i­son d’un vélo. Un vélo mécanique, à assis­tance mus­cu­laire, enten­dons-nous. Puisque l’électrification pose des prob­lèmes sup­plé­men­taires de main­te­nance (coucou les Vélib’ !) et de recyclage.

En dehors de l’accumulateur, nous dit Garance Lefèvre, qui s’occupe des RP chez Lime, les matéri­aux d’une trot­tinette sont reval­orisés « à plus de 97% ». Reste que le recy­clage de l’aluminium est éner­gi­vore (sans par­ler de la pro­duc­tion d’alu vierge, qui pèse très lourd dans le bilan glob­al8), et que le métal récupéré entre sou­vent dans d’autres boucles, voire dans des boucles… d’oreille, exhibées comme un gage de « dura­bil­ité »9.

Quant aux bat­ter­ies lithi­um-ion (dans lesquelles entrent aus­si graphite, man­ganèse, cuiv­re, cobalt…), qui plombent la longévité des « nou­velles mobil­ités », oubliez le zéro déchet. D’abord, parce que « l’Union européenne manque d’une grande par­tie des matières pre­mières néces­saires au développe­ment de l’industrie. » Ce qui con­duit à extraire loin des yeux…

Ensuite, parce que « le recy­clage de matières pre­mières se heurte au manque d’écoconception des pro­duits finis. Les min­erais sont sou­vent présents en petite quan­tité et mélangés dans des alliages par­ti­c­ulière­ment com­plex­es à récupér­er. [..] Pour être traités en grande quan­tité, ces déchets doivent être stan­dard­is­és. Mais les fab­ri­cants font évoluer rapi­de­ment les dif­férentes tech­nolo­gies de bat­ter­ies, ce qui mod­i­fie la struc­ture du pro­duit fini10. »

L’autre « réalité des chiffres »

Par ailleurs, plusieurs élé­ments nous saut­ent au vis­age à la lec­ture du livre blanc pub­lié par le car­tel du free-float­ing parisien, con­sti­tué de Lime, Tier et Dott11. Pri­mo, l’utilisateur moyen est âgé de 33 ans. Secun­do, il par­court en moyenne 2,7 kilo­mètres. Ces nou­veaux Nautes sont donc plutôt jeunes, valides (vu que les tra­jets se font debout), et peu­vent assez aisé­ment franchir de pareilles dis­tances à pied, à vélo, ou bien, à défaut, en bus ou en métro.

Garance Lefèvre l’avoue : « Il y a cer­tains tra­jets qui rem­pla­cent la marche ou les trans­ports en com­mun, on ne le nie pas, c’est une réal­ité. » Et ça vaut mieux, vu que l’Institut Fraun­hofer estime à 40% la sub­sti­tu­tion aux chaus­sures12. Or, d’un point san­i­taire, les deux ne se valent pas, surtout dans une pop­u­la­tion en séden­tari­sa­tion accélérée 13.

En out­re, les chiffres de M. Ambert indiquent une cer­taine con­cur­rence entre trot­tis privées et réseaux publics : si 21% des pro­prié­taires d’EDPM déclar­ent avoir « renon­cé à l’achat d’un véhicule motorisé », ils sont aus­si 29% à avoir « renon­cé à leur abon­nement de trans­port en com­mun14 ». Peut-être un manque à gag­n­er pour les col­lec­tiv­ités, qui doivent égale­ment financer des trans­ports pour les citoyens à mobil­ité réduite

Toute­fois, cette con­cur­rence con­cerne surtout les engins per­sos, car les flottes en libre-ser­vice autorisent le prélève­ment d’une (petite) rede­vance15, ain­si que d’autres avan­tages expli­quant leur récent développe­ment extra-muros…

Paris n’est qu’une vitrine

Et oui, con­traire­ment à Paris, la Grande Couronne ne boude pas le free-float­ing : l’allemand Tier est ain­si déjà présent dans une bonne quar­an­taine de villes fran­cili­ennes (agg­los de Saint-Quentin-en-Yve­lines et Saint-Ger­main-Boucle-de-Seine, val­lée de Chevreuse, com­mu­nauté urbaine Grand-Paris-Seine-et-Oise16).

Un suc­cès auprès des col­lec­tiv­ités que Mme Lefèvre décrypte avec lucid­ité : « Nos ser­vices leur per­me­t­tent de tenir leurs objec­tifs de Zones à faibles émis­sions17. Ça vient aus­si en sou­tien aux trans­ports en com­mun en péri­ode de con­ges­tion. » Pour un investisse­ment nul (pas besoin de bus, ni de chauf­feur), si l’on met de côté quelques amé­nage­ments indis­pens­ables de voirie. Con­cé­dons encore aux free-floaters que leurs engins dis­posent d’un autre atout de taille en matière de sécu­rité : ils sont bridés à 20 km/h, ce qui n’est pas le cas de tous les mini-bolides personnels…

Par­tant, le marché de la micro-mobil­ité munic­i­pale a de beaux jours devant lui. Et les investis­seurs sans fron­tières ne s’y sont pas trompés : en octo­bre 2021, trois ans à peine après sa créa­tion, Tier entrait au Pan­théon des « licornes18 », avec une val­ori­sa­tion de deux mil­liards d’euros19. Un an et demi plus tard, la licorne est un ogre, opérant dans 28 pays, et plus de 520 villes…

Il n’est donc pas éton­nant que les trois opéra­teurs de Paname s’allient pour défendre leur vit­rine inter­na­tionale, et fassent cir­culer, à l’approche du scrutin du 4 avril, un plaidoy­er com­mun sous la ban­nière « Trot­ti­nons mieux »…

L’électrottinette est-elle « écolo », oui ou non ?!

Moral­ité : nous n’irons pas vot­er. Car cette inno­va­tion démoc­ra­tique masque l’essentiel : le tout-élec­trique n’a rien d’ « écologique » en soi. Surtout lorsqu’il rem­place des jambes, des calo­ries utile­ment dépen­sés, et une bonne vieille bicy­clette (presque) increvable.

C’est bête comme chou, mais les autorités sem­blent con­sid­ér­er la « glisse urbaine » comme une réponse toute naturelle au « défi écologique des nou­velles mobil­ités 20 ».

Comme si la fameuse tran­si­tion se résumait au pas­sage d’un véhicule indi­vidu­el et pas­sif à l’autre. Comme si la mul­ti­pli­ca­tion de jou­jous qua­si-jeta­bles offerts à tous les enfants gâtés de la planète ne posait aucun « souci », du moment que leurs impacts socio-envi­ron­nemen­taux restent cachés.

Comme si, en matière d’ « écolo­gie », seuls comp­taient « la réal­ité des chiffres » et la pos­si­bil­ité de « se déplac­er plus vite, plus loin avec un min­i­mum de con­traintes 21 »…

Valentin Mar­tinie, jour­nal­iste pour Le Chif­fon.

Dessins d’I­van Laplaud.

Les mer­cre­dis soir, l’atelier par­tic­i­patif Véloru­tion est fer­mé d’après inter­net. Pour­tant, der­rière la porte nichée à deux pas de la place de la Bastille, on devine une lumière.

À l’intérieur, un petit groupe de femmes s’ac­tive, con­cen­tré, autour de vélos per­chés sur des bras artic­ulés. Dans la pièce, tout ressem­ble à un ate­lier de répa­ra­tion comme il en existe des cen­taines en France. On entend des « J’te mon­tre une fois, et après c’est toi qui fais ». Les pièces de récup’ trou­vées à la déchet­terie de la Porte des Lilas dépassent de caiss­es mul­ti­col­ores mar­quées des mots « Leviers », « Étri­ers à tirage latéral » et « Dynamo » en let­tres cap­i­tales. Avec un « man­i­feste de la répa­ra­tion » et des affich­es qui cri­ent « ren­ver­sons la ten­dance » plac­ardées au mur, on est même allé un peu plus loin. Oui, décidé­ment, dans cet ancien squat mis à dis­po­si­tion par la mairie de Paris, tout y est.

Tout, sauf les hommes. Ce soir, c’est Johan­na, tapis­sière d’ameublement en décor, qui tient la baraque. « C’est pas que je m’y con­nais, mais j’ai beau­coup appris », recon­naît-elle, un peu gênée. Main­tenant, elle veut trans­met­tre. Au début des années 2010, Johan­na com­mence par ani­mer des ate­liers de répa­ra­tion clas­siques pour l’association, avec l’envie de con­seiller les femmes, qu’elle sent de plus en plus deman­deuses. Une expéri­ence qui l’a pour le moins lais­sée sur sa faim. « Les garçons venaient se met­tre entre les femmes et moi, comme si j’allais dire des trucs qui ser­vaient à rien. Au bout d’un moment j’ai dit : “Salut. Je vais te laiss­er lui expli­quer la vie, moi, je vais le faire ailleurs et autrement” », se remémore-t-elle.

Renouer entre femmes avec l’autonomie

En 2014, sur le mod­èle des ses­sions de l’atelier cana­di­en Bike Pirates que Léo, un bénév­ole, décou­vre lors d’un voy­age à Toron­to, l’association décide d’aménager aux femmes « du temps et un espace pour s’approprier les out­ils », racon­te Johan­na. Pour pren­dre con­fi­ance en elles, aus­si, et se décou­vrir des capac­ités qu’elles n’auraient pas soupçon­nées. « À une dame de 50 ou 60 ans qui me dit “ça, c’est mon mari qui le fait”, je réponds : “ton mari, c’est toi qui vas lui appren­dre, tu vas voir” », lâche-t-elle, hilare, les deux mains vis­sées sur un établi. « Cer­taines sont repar­ties super con­tentes, parce qu’elles, parce qu’elles pen­saient que la répa­ra­tion d’une crevai­son n’était pas à leur portée ».

Sab­ri­na, une adhérente de 35 ans, con­fie : « Je croy­ais que j’aimais pas la mécanique, que c’était pas mon truc ». Ce soir, elle fixe un garde-boue, aboutisse­ment d’un vélo qu’elle a créé de A à Z avec des pièces trou­vées dans l’atelier. Si elle n’a « pas gran­di avec l’image de femmes qui répar­ent des trucs », les choses ont bien changé. « Depuis, je suis allée une fois chez un vélociste, et j’ai eu du mal à le laiss­er faire », avoue-t-elle, amusée.

                                      Johan­na à l’atelier Véloru­tion , le 1er févri­er 2023. Pho­to : Julien Che

Le défi de ces ses­sions de répa­ra­tion réservées aux femmes, égale­ment pro­posées par les ate­liers fran­ciliens Sol­i­cy­cle, la Cyclof­ficine ou encore la Cyck­lette, c’est que les femmes « puis­sent faire le pre­mier pas sans que ce soit intim­i­dant », dans un domaine qui reste encore large­ment l’apanage des hommes, explique Mar­got, salariée de La Cyck­lette, un ate­lier du 11e arrondisse­ment de Paris. « Quand elles arrivent, le pre­mier truc c’est sou­vent “je sais pas du tout faire, je con­nais rien”. Quand des cou­ples vien­nent, c’est le mec qui répare le vélo de la nana », ajoute Pauline, elle aus­si salariée.

Mais la non-mix­ité change-elle vrai­ment la donne ? « La plus grosse dif­férence, c’est l’atmosphère. Ça par­le moins fort, on trou­ve plus sa place. Il y a aus­si moins de monde », explique Mar­got. En se ren­dant à l’atelier Véloru­tion un autre jour de la semaine, on perçoit tout de suite une différence.

Sur les onze par­tic­i­pants qui s’affairent dans un brouha­ha ambiant, on compte une seule femme, plan­quée dans un coin. « Bien sûr que je me sens en minorité, mais c’est très ponctuel, je viens quand j’ai plus le choix », con­state Séver­ine. Puisqu’elles sont peu, for­cé­ment, dès qu’une femme se présente « on se pré­cip­ite pour l’aider », racon­te Yann, qui ani­me l’atelier, une gapette sur la tête. « Tu vois, elle pour­rait très bien descen­dre un pneu elle-même », com­mente-il alors qu’un homme vole au sec­ours de Séver­ine. Pour Johan­na, ces ate­liers exclu­sive­ment féminins per­me­t­tent surtout de pren­dre le temps. « En ate­lier mixte, t’apprends pas parce que d’autres per­son­nes atten­dent. On court après le temps, le temps, le temps, parce qu’il y a beau­coup de mécani­ciens hommes », explique-elle.

« Beau­coup de mécani­ciens », finale­ment jamais bien loin des ate­liers réservés aux femmes : « répa­ra­tion urgente » oblige, chaque semaine, un ou deux poussent la porte. L’on assiste alors à une scène qui prête for­cé­ment à sourire. Pen­dant que les femmes par­lent fort et occu­pent l’espace, les hommes, coincés dans l’entrée, répar­ent sur la pointe des pieds.

Sans les hommes, mais pas que

L’apprentissage des femmes n’est pas qu’une affaire de non-mix­ité instau­rée une fois par semaine ou par mois. Comme Mar­got, qui a fréquen­té ces ses­sions pen­dant sa for­ma­tion, les femmes y par­ticipent sou­vent de façon tran­si­toire, avant de se sen­tir assez légitimes pour inté­gr­er les ate­liers clas­siques. « Ensuite, je suis retournée dans les ate­liers mixtes parce que je me sen­tais suff­isam­ment sûre de moi pour deman­der quand j’avais besoin d’aide et mon­tr­er quand j’en avais pas besoin », se souvient-elle.

À la Cyck­lette, l’équipe a fait de l’intégration des femmes son cheval de bataille. Tout est pen­sé pour gom­mer « l’imaginaire de l’atelier, très mec », explique Pauline, dev­enue l’une des cheffes d’orchestre de l’atelier, après une for­ma­tion mécanique spé­cial­isée « réem­ploi cycle ». La porte vert anis et les murs sont habil­lés, ici et là, de scotch rose fluo. Quitte à vers­er dans le cliché.

« Notre incompétence est un des ressorts de l’industrie capitaliste : on ne sait pas faire les choses, donc il faut bien qu’on achète, et qu’on ré-achète »

Pour devenir bénév­ole, il faut mon­tr­er pat­te blanche, en suiv­ant une for­ma­tion pour faire le point sur les
stéréo­types de genre et la façon dont on apprend aux novices. Plus ques­tion de retir­er les out­ils des mains pour boucler l’affaire vite fait, bien fait. Les par­tic­i­pants qui voudraient met­tre leur grain de sel pen­dant une expli­ca­tion sont, enfin, « sys­té­ma­tique­ment recadrés », prévient Margot.

De quoi per­me­t­tre à celles qui met­tent un point d’honneur à bricol­er avec les hommes d’investir l’atelier. Accoudée à un plan de tra­vail, Clarisse installe les lumières qu’elle a reçues à Noël. Un éclairage « sans lampe ni bat­terie, qui se recharge mag­né­tique­ment grâce à un aimant posi­tion­né sur le ray­on de la roue », décrit-elle fière­ment. L’entretien de son pro­pre vélo vient s’ajouter à une liste d’interdits qu’elle a décidé de braver il y a bien longtemps. « Ma grand- mère voulait pas que je répare la cuvette des toi­lettes, parce qu’elle avait peur que j’y arrive pas. Et puis “c’est pour les mecs”. Mais je l’ai fait quand même ».

« Le personnel est politique »

Si elles peu­vent sem­bler anec­do­tiques, il y a dans ces his­toires de mécanique par et pour les femmes « beau­coup de choses qui se jouent », selon la philosophe Jeanne Bur­gart-Goutal. Pour l’autrice du livre Être écofémin­iste, théories et pra­tiques1 , la volon­té de ces femmes d’apprendre à répar­er leur vélo, en recy­clant et en réu­til­isant des matéri­aux, peut se com­pren­dre à l’aune d’un cadre théorique plus large : celui de l’écoféminisme2 . Selon ce courant, l’émancipation des femmes passe par la réap­pro­pri­a­tion de « tout savoir-faire manuel ou arti­sanal » dont elles ont été dépos­sédées depuis l’avènement du sys­tème capitaliste.

Un sys­tème qui les main­tient dépen­dantes. « Notre incom­pé­tence est un des ressorts de l’industrie cap­i­tal­iste : on ne sait pas faire les choses, donc il faut bien qu’on achète, et qu’on ré-achète », analyse Jeanne Burgart-Goutal.

Et il ne s’agit pas unique­ment de con­quérir un ter­ri­toire « jusque-là réservé aux hommes », comme c’est le cas de la mécanique. Cela con­cerne aus­si les travaux manuels tra­di­tion­nelle­ment féminin, comme la cou­ture, le tri­cot, et même la cui­sine. « Quand on ne sait plus coudre, ce sont des ouvrières chi­nois­es sous-payées qui fab­riquent nos vête­ments. Tous ces savoir-faire pré­mod­ernes qui per­me­t­taient une forme d’autonomie dans sa sub­sis­tance doivent être réap­pris, si on veut pou­voir ne plus don­ner son sou­tien de con­som­ma­teur à des indus­tries et au phénomène de gaspillage », défend-t-elle.

Dans cette optique, la non-mix­ité agit, aux yeux de la philosophe, non pas comme une rup­ture nette et défini­tive avec les hommes – qui doivent d’ailleurs être inclus dans la lutte pour l’égalité – mais comme un « incu­ba­teur tem­po­raire pour court-cir­cuiter les rap­ports de genre habituels ». Un moyen de « créer un espace d’apprentissage qui per­me­t­tra, ensuite, un retour à la mix­ité sur une base nou­velle ».

Chris­tine Caste­lain-Meu­nier, soci­o­logue au Cen­tre nation­al de la recherche sci­en­tifique (CNRS) et co-autrice de Devenir écofémin­iste, 15 actions au sec­ours de la planète3 fait, elle, le par­al­lèle avec le Mou­ve­ment de libéra­tion des femmes (MLF), qui, en 1970, n’inclut pas les hommes dans les dis­cus­sions « avec l’idée que, d’emblée, ils allaient adopter une atti­tude dom­i­nante ». Dans le domaine de la répa­ra­tion de vélo, « le ter­rain des femmes est très investi par celui des hommes, qui sont les “sachants” en matière de mécanique. On com­prend donc la néces­sité de faire bar­rage pour elles- mêmes s’y met­tre ».

Un bar­rage dont on aurait pu s’attendre à ce qu’il cristallise débats et pas­sions au sein des asso­ci­a­tions de répa­ra­tion. En réal­ité, ça ne sem­ble pas vrai­ment le cas, selon les par­tic­i­pantes ren­con­trées. Bien sûr, ces réu­nions sous le man­teau sus­ci­tent des inter­ro­ga­tions. À l’atelier Véloru­tion, on spécule volon­tiers sur leur nature et leur déroulé. « Le mer­cre­di soir, c’est plus pour les les­bi­ennes, non ? », demande un adhérent, inter­dit. « Vous faites quoi, vous par­lez Tup­per­ware ? », racon­te avoir enten­du Johan­na, à l’occasion d’une assem­blée générale annuelle.

Mais l’important avec ces ate­liers c’est, comme le note Fran­cis Meu­nier4 , que « les femmes déci­dent de ne plus arrêter une voiture quand elles ont un souci à vélo ». C’est aus­si se don­ner la pos­si­bil­ité de maîtris­er, de bout en bout, son moyen de déplace­ment. Une ambi­tion à éten­dre aux autres domaines de l’existence ?

Clotilde Jegousse, jour­nal­iste pour Le Chif­fon.

Pho­to de Une : Sab­ri­na fixe un garde-boue. A l’ate­lier Véloru­tion, le 1er févri­er 2023. Pho­to : Julien Che.

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