Bon alors, c’est quoi une « mutuelle de fraudeurs ? » Eh bien c’est un groupe (disons une vingtaine de personnes) se réunissant régulièrement (une fois par mois en général) pour mettre des moyens en commun (de l’argent) qui servent à rembourser les amendes de leurs membres, qui ne payent pas, ou pas tous, leurs tickets de métro. En pratique, les membres paient tout de suite l’amende, puis se font rembourser lors de la réunion sur la caisse commune.
Les mutuelles ont existé dans différentes villes et différents pays. Elles seraient nées à Malmö, en Suède, dans les années 90. Il y a eu un collectif sans-ticket à Bruxelles au tournant des années 2000. Il existe un certain nombre de témoignages et de brochures au sujet des mutuelles, qui montrent une grande diversité de pratiques et de contextes. Impossible pour cette raison de faire le tour de la question en quelques lignes. Nous pouvons néanmoins formuler quelques réflexions sur une forme d’association assez curieuse, il faut le reconnaître. Nous parlerons surtout de Paris, parce que c’est la ville que nous connaissons le mieux, et parce que c’est un article du Chiffon : ici c’est Paris !
Si les mutuelles de fraudeurs ont fait l’objet de quelques articles dans la presse (autour de 2010), impossible de savoir si elles existent encore. Si c’était le cas, nous éviterions de les faire connaître ou d’en faire la promotion, car c’est interdit par la loi.
Bref, les mutuelles de fraudeurs, ça n’existe plus, ça n’existe pas, mais ça reste intéressant.
La première chose qui vient à l’esprit quand on considère une mutuelle de fraudeurs, c’est qu’elle consiste à ne pas payer les transports. C’est dans le nom : on fraude. Impression que vient confirmer le fait que de nombreuses mutuelles revendiquent la gratuité des transports en commun. Quand on creuse un peu la question, celle-ci se complique cependant. En effet, la première chose que l’on fait en entrant dans une mutuelle, c’est payer. Une petite cotisation, certes, 7 ou 10 euros par mois. Mais multiplié par 20, cela fait tout de suite 140 à 200 euros, qui rentrent dans les caisses de la RATP sous la forme d’amendes payés rubis sur l’ongle (les mutuelles encouragent le paiement immédiat — c’est moins cher). D’autre part, il faut prendre en compte le fait que même les usagers qui paient « normalement » le métro n’en règlent en réalité qu’une petite partie, puisque leur abonnement ou leur ticket est largement subventionné (par l’employeur, par la région, l’État, le département). Le coût du transport est donc déjà socialisé à grande échelle.
Ajoutons qu’historiquement (depuis les années 70), la fraude a été prise en compte comme un « coût » à comparer (un économiste parlerait « d’arbitrage ») avec les « bénéfices », que représentent la réduction des effectifs dans le métro et le bus (c’est toujours un économiste qui parle). En pratique, on a supprimé les êtres humains dans les stations et les bus, ce qui rend possible la fraude, impensable dans un contexte où il y aurait un employé derrière chaque tourniquet et un receveur dans le bus.
Enfin, la RATP est une entreprise qui exporte son savoir-faire et vend ses métros partout dans le monde. Elle peut se permettre de perdre un peu ici pour gagner là-bas. Bref, le fait de payer ou non son ticket est loin de résumer la question du financement d’un transport de masse, d’ailleurs structurellement déficitaire. Ce que l’on sait avec certitude, c’est que l’absence d’un tel système de transport coûterait trop cher. C’est même impensable : comment transporter les millions de travailleurs de leur domicile à leur travail dans une mégalopole comme l’agglomération parisienne ?
Pour ne parler que de l’Île-de-France, on constate d’ailleurs que le prix des transports a tendance à baisser (dézonage du navigo, ticket limité à 5 euros en Île-de-France, forfait pollution), preuve que nos élus, regroupés dans Île-de-France Mobilités (ancien Stif), avec à sa tête Valérie Pécresse, ne sont pas obnubilés par le financement des transports par le biais du ticket. Par contre, ils adorent les caméras, les portiques et les agents de sécurité, qui ne servent pas uniquement à vérifier la validité des titres de transports. Au-delà du coût du transport public, se pose donc la question de la discipline des usagers.
Autre caractéristique marquante des mutuelles de fraudeurs : elles sont une protestation contre les procédures de contrôle. Elles se considèrent elles-mêmes comme une manière de s’organiser pour que les couches les plus précaires de la métropole puissent continuer de prendre les transports en évitant la répression, puisque le paiement immédiat de l’amende arrête toute poursuite. Le fait de ne pas payer son abonnement ou son ticket, a également été revendiqué comme une protestation contre la technologie RFID, qui permet de centraliser dans une base de données informatisée les déplacements individuels. Les mutuelles relient donc en pratique la manière dont on s’acquitte de son trajet, le contrôle de ce paiement, et une question plus large de liberté. Les mutuelles l’abordent souvent par le truchement de la question des sans-papiers : être contrôlé sans ticket, cela veut dire un contrôle d’identité, et si l’on a pas ses papiers…
« Le délit consiste donc à faire la promotion d’une mutuelle particulière »
Plus largement, il est en effet légitime de s’interroger sur le fait qu’un acte aussi banal (au moins en apparence) que se déplacer, qui relève donc de la liberté fondamentale d’aller et venir, se fasse sous l’œil de caméras de surveillance, d’agents de sécurité surarmés, de contrôleurs qui contribuent à étoffer les dossiers de surendettement (qui contiennent bien souvent des amendes majorées), validés informatiquement, avec une législation qui relève de l’antiterrorisme. La loi du 22 mars 2016 dite « loi relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports publics, dite « Loi Savary », punit de 6 mois de prison et 7500 € d’amende ceux qui auront, sur une période d’un an, eu 5 contraventions impayées pour avoir voyagé sans titre de transport (jusque-là, il en fallait 10). On parle de plusieurs centaines de peines de prison prononcées pour ce motif.
La même loi Savary vise également de façon explicite les mutuelles de fraudeurs : « est puni de 6 mois de prison et 45 000 € d’amende le fait d’annoncer, par voie de presse, qu’une mutuelle de fraudeurs existe » (Il a fallu pour cela modifier la loi sur la presse de 1881). Et, en effet, la mutuelle de Lille s’est faite attaquer, avec procès, perquisitions, sur la base de son blog. Le délit consiste donc à faire la promotion d’une mutuelle particulière, et non pas à prendre le métro sans payer, qui relève de la contravention (comme ne pas payer son stationnement, par exemple).
« L’auto-organisation, l’action non-violente (et discrète) contre des aspects dégoûtants de la vie en métropole : le tri, le contrôle des usagers de transports et la stigmatisation de ceux qui ne peuvent payer, est un mérite incontestable des mutuelles. »
Le délit, depuis 2001 et la loi dite de Sécurité Quotidienne (gouvernement Jospin) renforcée par la loi Savary citée plus haut, est le délit de « fraude par habitude », qui consiste à ne pas payer ses amendes. Or, un des principes de fonctionnement d’une mutuelle est justement de payer l’amende immédiatement. Ainsi, elle n’est pas majorée, le contrevenant n’est pas obligé de donner son identité, et l’amende fait office de titre de transport, on peut voyager avec. En poussant un tout petit peu le raisonnement, on pourrait même dire que les mutuelles font acte de civisme en aidant certaines catégories d’usagers à se mettre dans le droit chemin… et il est vrai qu’en lisant des compte rendus de procès pour fraude par habitude, on peut ressentir la désagréable sensation de voir criminalisée la misère. Si plus de gens s’organisaient en mutuelles, les amendes seraient payées et les tribunaux moins encombrés. Avec des si…
En vérité les mutuelles relèvent bel et bien de la désobéissance civile, au sens d’un refus des règles habituelles de fonctionnement d’une institution et d’une loi, qui ne cherchent pas une confrontation directe avec le gouvernement, mais s’organisent en dehors de l’État, au niveau de la société civile, pour reprendre une distinction chère au libéralisme politique. Dans ce cas, la loi est contournée plus qu’affrontée de face, les mutuelles s’appuient sur les libertés civiles : liberté d’aller et venir, anonymat, liberté d’association, et profitent de manière très intelligente de l’ambiguïté de la loi, qui réprime comme un acte délictueux, voire terroriste, ce qui n’est qu’une contravention. L’auto-organisation, l’action non-violente (et discrète) contre des aspects dégoûtants de la vie en métropole : le tri, le contrôle des usagers de transports et la stigmatisation de ceux qui ne peuvent payer, est un mérite incontestable des mutuelles. On ne peut que regretter qu’elles n’aient pu faire tache d’huile et aient finalement disparu.
Il y aurait une critique à opposer aux mutuelles. La première est l’absence de remise en cause du transport de masse. On a écrit plus haut qu’il était naturel de se déplacer, mais utiliser pour cela une méga-infrastructure qui coûte 10 milliards d’euros par an, avec ce que cela représente, entre autres, comme dépense d’énergie, doit être remis en question. On voit bien que la revendication de gratuité est insuffisante. Le développement du Grand Paris, la destruction des terres agricoles à Gonnesse, à Saclay, à l’inverse ce que le développement des infrastructures peut avoir de néfaste en termes de destruction de la nature. L’expulsion des classes populaires du centre-ville, l’encouragement à l’urbanisation, sont autant d’exemples des effets pervers de transports ultra-efficaces.
Cependant, les espaces de solidarité concrète et de discussion sont trop rares de nos jours pour qu’on puisse se payer le luxe de dénigrer ce genre de pratiques. On a vu, en temps de pandémie, l’espace public disparaître d’un jour à l’autre, et l’autorisation de circuler dans certains lieux conditionnée à une validation informatique, une sorte de passe sanigo, un pass navigo sanitaire. Si les mutuelles avaient été plus nombreuses, peut-être que des pratiques de désobéissance auraient été possibles et, au lieu de voir chacun de nous isolés et réduits à l’impuissance, des collectifs de confinés et des caisses de soutien pour les amendes sanctionnant la liberté d’aller et venir auraient fleuri un peu partout en France.
Avec des si… on mettrait Paris en mutuelle.
Nicolas Eyguesier pour Le Chiffon
Sources :
Au grand dam des ésitériophiles1, le ticket de métro c’est fini ! Comment toute cette histoire commence-t-elle ? Eh bien, en 2015 le Syndicat des transports d’Île-de-France (STIF, renommé Ile-de-France Mobilité, IdFM depuis 2017), autorité organisatrice du réseau ferroviaire dans la région, lance son « Programme de Modernisation de la Billetique ». L’objectif est double : remplacer les tickets magnétiques par de la télébilletique (utilisant la technologie RFID) et le passe Navigo, aujourd’hui possédé par 5 millions d’usagers dans la région, en l’important sur l’ordiphone ; instaurer la tarification à l’usage pour plus de « flexibilité2 ». Un programme conforté par l’élection de Valérie Pécresse en 2016 à la présidence de la région, candidate chantre de la numérisation des titres de transports, qui devient la nouvelle directrice du STIF. Le tout dans un contexte de préparation des Jeux Olympiques de 2024, du lancement du Grand Paris Express d’ici 2030, qui doublera la taille du réseau de métro, et de l’ouverture de l’intégralité du réseau de transport francilien à la concurrence, qui s’échelonnera sur 15 ans (2024–2039).
L’abandon du ticket magnétique est alors prévu pour 2019, puis 2021… puis finalement 2025, pour une disparition totale. La cause du retard ? Une tension sur le marché mondial des cartes à puce causée par la crise covidienne et un problème technique de stockage des cartes dans les distributeurs de la région… Selon Sébastien Mabille, responsable du service de presse chez IdFM, trois raisons ont présidé au choix de l’abandon du ticket : « C’est une mesure écologique : près de 550 millions de tickets étaient vendus chaque année, dont près de 10% étaient perdus et jetés dans les rues. Un certain nombre étaient démagnétisés, ce qui donne une charge de travail inutile aux guichetiers pour les remplacer. Enfin, c’est plus pratique, plus rapide à valider aux tourniquets ». Tout bénéf !
« IdFM veut inciter au maximum au post-paiement notamment parce que les usagers se rendent moins compte qu’il consomment du transport ».
Mais en clair, comment se traduit la disparition du ticket magnétique ? C’est simple. Depuis octobre 2021, le ticket individuel et le carnet de 10 ne sont plus disponibles dans les automates des stations de métro, seulement dans certains guichets. En 2023, ce sera au tour des tickets du RER (ticket Origine-Destination) d’être retirés de la vente. Les tickets que vous conservez sans le savoir au fond de vos armoires seront toujours utilisables jusqu’en 2025. Après : rideau. Terminé.
Le petit rectangle de papier se voit remplacé par deux nouvelles formules de carte à puce : le passe Navigo Easy et le Navigo Liberté+, le support étant facturé 2€. Le premier est anonyme et permet d’acheter jusqu’à 30 tickets individuels ; le second est nominatif et utilise le post-paiement. C’est-à-dire que les usagers valident leur passe à chaque trajet et sont seulement facturés à la fin du mois selon le nombre de voyage effectués sur le réseau : souple, adaptable. Pour Marc Pélissier, président de l’Association des Usagers des transports (AUT) d’Île-de-France : « IdFM veut inciter au maximum au post-paiement notamment parce que les usagers se rendent moins compte qu’il consomment du transport ».
Point épineux dans cette affaire : l’abandon du ticket magnétique signifie-t-il pour autant la surveillance généralisée des trajets des usagers ? Pas nécessairement puisque IdFM maintient une offre anonyme — à l’instar du ticket papier — avec le Navigo Easy. Mais, selon Marc Pélissier, l’informatisation induite par le Programme de Modernisation de la Billetique va « forcément rediriger davantage d’usagers vers des Navigo, dont la plupart sont nominatifs », entraînant la réduction progressive du nombre de trajet effectués sur le réseau sans identification de l’usager. Replongeons quelque peu dans l’histoire.
Au début des années 2000, le STIF prévoit de remplacer la carte Orange (avec technologie magnétique) par de la télébilletique3 avec le passe Navigo, qui la remplacera ensuite progressivement entre 2005 et 2009. La carte Orange servait uniquement à souscrire un abonnement et à être présentée au tourniquet pour validation. L’identité du détenteur de la carte, déclarative, était inscrite manuellement sur cette dernière. C’était une simple carte d’autorisation de passage, ignorant l’identité de l’usager, qui pouvait seulement être confirmée via une vérification sur le support physique par un contrôleur.
« Aller et venir librement, anonymement, est l’une des libertés fondamentales de nos démocraties »
C’est à ce point précis qu’intervient la nouveauté du Navigo. Il fusionne l’autorisation de passage et l’identité de l’usager4, qui n’est plus seulement renseignée sur le titre de transport, mais inscrite dans la carte à puce et stockée sur les serveurs de la Régie autonome des transports parisiens (RATP), lorsque l’abonnement est contracté pour la première fois. La carte stocke aussi les informations des trois derniers trajets de l’usager. Pour Nono, directeur technique de l’association de défense et promotion des libertés sur internet La Quadrature du Net, le Navigo ouvre alors une possibilité redoutable : « L’autorisation de passage est la même pour tous, alors que l’identité est forcément individuelle. C’est avec cette dernière que l’on peut instaurer des discriminations. On peut imaginer que le passe Navigo permettrait tôt ou tard de limiter les trajets d’un voyageur (selon son statut bancaire, son casier judiciaire ou autre) à une zone (1,2,3,4 ou 5)5. »
Ainsi, la RATP ne sait plus seulement que 100 000 personnes ont franchi les tourniquets de la Gare de Lyon tel jour, comme c’était le cas avec les technologies magnétiques anonymes (le ticket) ou déclaratives (la carte Orange). Ils savent désormais l’identité de ses ces 100 000 personnes. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a réagi dans une délibération de 2004 à l’instauration du Navigo, affirmant qu’ :« Aller et venir librement, anonymement, est l’une des libertés fondamentales de nos démocraties6», une liberté de circulation anonyme garantie par l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948. La CNIL exigea que le STIF propose aux usagers un titre de transport anonyme : ce sera le Navigo Découverte, mis en place plus de trois ans après, en 2007, au prix de 5€7.
En janvier 2009, le STIF va de nouveau essuyer la réprobation de la CNIL, qui pointe les barrières qu’érige la régie publique pour contracter la fameuse formule Découverte. La Commission regrette que : « Les conditions d’information et d’obtention du passe Navigo Découverte soient particulièrement médiocres, voire dissuasives ». En sus, elle critique le prix de 5€, quand le Navigo classique est lui gratuit8.Les délibérations de la CNIL n’étant plus contraignantes depuis 2004, ses propos resteront sans effet : le prix du passe Découverte sera maintenu — aujourd’hui encore — à 5€. Le site internet ratp.fr ne présente toujours pas, dans l’onglet « Titres et Tarifs », cette formule Découverte.
Sébastien Mabille, du service de com’ d’IdFM, s’agace du possible soupçon de fichage et de surveillance de la population : « On est une administration publique, on s’en fiche de ficher les gens ! » avant d’ajouter, dans une aventureuse comparaison : « ceux qui croient qu’on est là pour ficher les gens c’est comme les mecs qui croient que la terre est plate… ». Selon Arthur Messaud, juriste à la Quadrature du Net : « Il est clair que la RATP n’a pas le projet direct de fliquer les usagers. En revanche, le passe Navigo c’est une voiture de course de la surveillance qui, pour l’instant, reste au garage ».
Après le confinement au printemps 2020 : « La SNCF et la RATP, ajoute Nono, ont contrôlé les distances sanitaires et le port du masque grâce aux caméras et au traçage Wi-Fi9, des panneaux publicitaires avec caméras intégrées pour découvrir les comportements des usagers ont à nouveau été installés : il y a un certain nombre de technologies de surveillance qui sont mises en place, le passe Navigo n’en est qu’une parmi d’autres. L’important, c’est de réfléchir à l’interconnexion de ces technologies ». Des données qui pourraient aussi intéresser le secteur privé car elles permettraient de tracer les habitudes de transport des consommateurs : une mine d’or pour la RATP dont le besoin de financement n’a jamais été aussi important.
Cette potentiel surveillance pourrait être plus facilement accepté, selon la Quadrature du Net, par la multiplication des fonctionnalités du passe Navigo. Par exemple la possibilité de payer d’autres moyens de transport (publics ou privés) et des services connexes (le parking, l’hôtel, les musées), comme le souhaite Valérie Pécresse depuis son arrivée à la région10. Mais aussi par l’importation du Navigo sur ordiphone via l’application « IdF Mobilités », expérimentée en 2019 et généralisée depuis : « Lorsque tu achetais un ticket de métro, examine Nono, tu pouvais seulement voyager avec. Avec le passe Navigo ça n’est plus le cas. Tu peux aussi créer un lien entre différents services (de transports, de paiement), d’où une confusion des fonctions… alors ça devient beaucoup plus dur d’isoler la partie surveillance de cette technologie et de s’y opposer ».
Messaud poursuit : « La société capitaliste a tout intérêt à mélanger les usages d’une technologie, pour qu’on ne sache plus bien si, avec un téléphone par exemple, on est en train de prendre le métro, de lire un journal gratuit ou d’appeler quelqu’un — et que dans cette confusion, on ne fasse plus la différence de nos activités. Alors on se retrouve moins alerte face à la surveillance. L’intérêt de garder des formats papiers (billet de banque, carte d’identité, ticket de métro) : c’est une fonction par support. Les supports matériels non-informatisés évitent la confusion des fonctions, alors que la numérisation les brouille ». Et de conclure : « L’horizon de la « Technopolice », c’est un terminal unique pour payer, téléphoner, s’identifier pour bénéficier des services publiques ou commerciaux et réaliser toutes les activités nécessaires à la vie dans la cité ».
« Le passe Navigo c’est une voiture de course de la surveillance qui, pour l’instant, reste au garage ».
Contactés, les syndicats de travailleurs (SAT, FO, CFE-CGC, CGT, CFDT) n’ont pas donné suite aux sollicitations du Chiffon concernant l’essor de l’utilisation de la télébilletique à la RATP depuis les années 2000. Selon Michel Babut, vice-président de l’Association des Usagers du Transport d’Île-de-France : « Les syndicalistes s’intéressent très peu au sujet de la télébilletique. Pour les avoir fréquentés en réunion pendant des années, ils n’en ont presque jamais discuté. Au point qu’ils n’ont jamais exprimé de position favorable ou défavorable à son essor au sein du réseau. » Un non-sujet pour les syndicats ?
Plus que le vieux ticket papier, le STIF aimerait progressivement voir disparaître le Navigo au profit du passe importé sur l’ordiphone, car il offre plus de fonctionnalités : « L’idée c’est d’avoir un package et de gérer tous nos transports depuis l’application « IdF Mobilités », le tout dans une vision qui s’inscrit dans le mouvement de la MAAS, Mobility As A Service [transport à la demande] » déclare Sébastien Mabille d’IdFM. La MAAS est une de ces nouvelles approches qui veut : « Rendre plus efficiente l’infrastructure de transport existante en y intégrant de l’intelligence par le biais des nouvelles technologies11 » comme l’écrit un consultant du cabinet de conseil Wavestone.
En clair, c’est la fusion de tous les moyens et réseaux de transports (train, bus, voiture, vélo, trottinette, etc.) dans une unique plateforme et accessible grâce à un unique support : le téléphone. Progressivement mis en place à Helsinki, « pionnier » dans le genre, depuis 2015, le « transport à la demande » devient l’horizon de plusieurs métropoles mondiales, dont Paris et l’Île-de-France et s’inscrit dans l’essor de la Smart City. Avec la multiplication des capteurs pour le recueil des informations et l’informatisation-numérisation des services urbains, la ville « Smart » est pour la Quadrature du Net : « Une mise sous surveillance totale de l’espace urbain à des fins policières12». Dans l’abandon du ticket de métro, ça n’est pas seulement un bout de papier que nous perdons ; c’est un imaginaire et, progressivement, une nouvelle ville, branchée, technologisée, assistée, qui s’impose à nous.
L’automatisation de la billetique du métro s’échelonne durant la deuxième moitié du XXe siècle en trois principales étapes. Dans les années 1960 s’élabore le Réseau express régional (RER), dont on attend une explosion du nombre de voyageurs. Dans ce contexte, le ticket à bande magnétique va venir remplacer à partir de 1968 l’ancien ticket papier, qui était poinçonné (faisant définitivement disparaître la profession de poinçonneur en 1973). Pour Julien Mattern, maître de conférence en sociologie à l’université de Pau et auteur d’une thèse sur l’essor de la télébilletique à la RATP13: « A partir de ce moment, il y a toute une culture de l’automatisation qui se met en place à la RATP et au Syndicat des transports parisiens (STP) ».
Dans les années 1970, un double changement s’opère. D’abord, l’élection de Pierre Giraudet à la Direction générale de la RATP de 1972 à 1975, qui marque un « tournant commercial » de la régie de transport public. Puis, l’inventeur-ingénieur Roland Moreno met au point en 1974 la première carte à puce (avec contact). Depuis cette époque, la RATP va tout miser sur cette dernière, qui ne rentrera en activité qu’avec le passe Navigo au début des années 2000.
Julien Mattern analyse : « L’impulsion de l’automatisation vient dès le début des années 1980 des commerciaux de la RATP et non des ingénieurs. » La fréquentation du réseau parisien baisse durant les années 1970 : « Pour les commerciaux, la télébilletique permet de développer des programmes de fidélisation, des services supplémentaires (utilisation comme porte-monnaie électronique) et l’individualisation des tarifs ». Des moyens de séduire des usagers frileux à emprunter les trains souterrains. Du côté des ingénieurs, c’est la panique : le temps de validation de la carte à une borne — quelques dizaines de secondes — risquerait de paralyser le réseau.
Problème technique résolu au début des années 1990 avec l’arrivée de la validation sans-contact (grâce à la technologie Near-field Communication, NFC) qui ouvre l’ère de la télébilletique. Quelques secondes suffisent pour la validation : ingénieurs et commerciaux se mettent d’accord. La télébilletique offre une transparence supposément absolue en terme de gestion du réseau et permet l’individualisation des tarifs. Gagnant-gagnant. Ainsi, pour Julien Mattern : « La télébilletique semble incarner deux règnes : le rêve de la fluidité et de l’automatisme (ingénieur) et le rêve de la relation-client (du côté des commerciaux) ». Le premier versant s’inscrit dans l’imaginaire de la cybernétique qui vise à optimiser et fluidifier les transports urbains dans le cadre du développement des transports de masse. Le second versant est celui du néo-libéralisme, qui cherche à individualiser chaque trajet et à le traiter comme une marchandise ayant un prix particulier14.
« L’argument de supprimer les tickets papier au nom de l’écologie est ridicule. On sait à quel point le numérique est polluant »
« La télébilletique est justifiée par un système de masse », analyse Julien Mattern. Dans un réseau emprunté par plusieurs millions de personnes chaque jour, le retard de quelques minutes d’un train peut retarder le commencement de la journée de travail de plusieurs dizaines de milliers de personnes. « Dans une ville de 50 000 habitants, il n’y a pas besoin de l’informatique pour estimer précisément le nombre de trains ou de bus nécessaires à une heure précise. Demander aux chauffeurs le nombre approximatif de voyageurs pourrait suffire pour savoir si les moyens mis en place sont proportionnés. C’est difficile de critiquer la télébilletique sans critiquer le système de masse et de flux qui le justifie et le crée ».
Système de masse et de flux adossé à une infrastructure informatique de plus en plus énergivore, au point que des études estiment que cette dernière pourrait consommer 50 % de l’électricité mondiale (principalement produite par du charbon) d’ici 203015. Julien Mattern conclut : « L’argument de supprimer les tickets papier au nom de l’écologie est ridicule. On sait à quel point le numérique est polluant ». Il s’agirait donc de reconsidérer sérieusement la décroissance de l’infrastructure informatique de la RATP, à l’heure où la plus grande extension du réseau – avec le Grand Paris Express – est programmée. Et de ressortir le ticket papier qui pourrait, lui, être un véritable objet d’avenir.
Gary Libot, journaliste pour Le Chiffon
Dessin et illustration : Alain L.