Un dimanche d’automne, j’enfile mes bas­kets et pousse la porte d’un Basic-fit. N’étant pas encore abon­née, je paye ma séance sur une borne infor­ma­tique et reçois par mail un QR code qui m’ouvre un imposant por­tique métallique.

A l’intérieur, une ambiance sen­si­ble­ment la même que dans tous les cen­tres que j’ai pu vis­iter. Côté œil : peu de fenêtres, cinquante nuances de gris du sol au pla­fond, une ou deux couleurs fauves, des machines sophis­tiquées rangées par caté­gories et des miroirs sur quelques murs. Côté oreille : le claque­ment métallique des poids que l’on repose, les « putains » du voisin qui souf­fre sur sa machine, sa res­pi­ra­tion bruyante et une musique qui résonne dans tous les coins de la salle.

« C’est un univers par­ti­c­uli­er » explique Guil­laume Val­let1, doc­teur en soci­olo­gie, maître de con­férences en sci­ences économiques et cul­tur­iste depuis une ving­taine d’années : « C’est une fab­rique au sens de lieu de pro­duc­tion, lieu d’un tra­vail organ­isé. Les sportifs se ren­dent à la salle comme des ouvri­ers à l’usine, ils s’installent à leur poste de tra­vail et se fab­riquent un corps ». La com­para­i­son va plus loin. Selon le soci­o­logue, l’activité sportive per­met en quelque sorte de retrou­ver la sen­sa­tion du tra­vail physique dans une société qui con­naît une élec­tri­fi­ca­tion du quo­ti­di­en et où la majorité des emplois se con­cen­trent dans le secteur ter­ti­aire 2. Nom­bre d’individus y passent leurs journées entre métros, ascenseurs et chaise à roulettes, bien sou­vent pliés devant un écran.

Pour répon­dre au besoin de « se dépenser » mais aus­si de se « redress­er » et de se pro­duire en tant qu’individu de chair et de mus­cles, les pre­mières salles de sport grand pub­lic font leur appari­tion au début des années 1960. Importées tout droit des États-Unis3, elles recréent cer­taines con­di­tions du tra­vail physique et avec elles les notions d’effort, de con­trainte et de performance.

« Les sportifs se rendent à la salle comme des ouvriers à l’usine»

« La salle révèle un para­doxe : on y va théorique­ment pour se délass­er et pour chang­er de la rou­tine quo­ti­di­enne , notam­ment celle induite par le tra­vail pro­fes­sion­nel. Or der­rière leur aspect ludique, les exer­ci­ces sont là avant tout pour nous faire tra­vailler ». Con­crète­ment cela sig­ni­fie être prêt à accepter et à rechercher la douleur. « Celle-ci est extrême­ment val­orisée » analyse Guil­laume Vallet.

Cela explique sans doute le manque d’enthousiasme des pra­ti­quants. « Pas un sourire, me fait remar­quer Paul, un cama­rade du Chif­fon. Per­son­ne ne s’amuse ». Les vis­ages sont fer­més, con­cen­trés sur une tâche qui mobilise l’individu tout entier. Pour autant — endor­phines oblig­ent — le plaisir n’est pas absent de la pra­tique : « Tu mor­fles mais tu kiffes, il y a quelque-chose d’un peu maso dans le sport » plaisante Math­ieu qui fréquente Fit­ness Park depuis qua­tre ans.

Seul au milieu des autres, le sportif peut-il échap­per à la compétition ?

Mes ques­tions embê­tent un peu : « Quand je viens à la salle, je ne par­le à per­son­ne sinon ce n’est pas effi­cace » m’explique Math­ieu. « Le but n’est pas de socia­bilis­er » con­firme Mireille, 56 ans, venue avec une amie dont elle se sépare sitôt entrée. « Nous n’utilisons pas les mêmes machines » ajoute-t-elle pour se justifier.

Selon les soci­o­logues Audrey Ernst et Charles Pige­as­sou4, le sport pra­tiqué en salle de fit­ness dif­fère assez large­ment du sport dit « tra­di­tion­nel », sou­vent envis­agé comme vecteur de socia­bil­ités. En met­tant en place un mode de pra­tique basé sur « une sportivi­sa­tion à la carte », les cen­tres de cul­ture physique répon­dent en quelque sorte aux attentes per­son­nal­isées et au besoin d’individualisation qu’éprouve « l’homme mod­erne ». L’aspect soli­taire de l’exercice en salle est d’ailleurs un critère d’adhésion essen­tiel pour 15% des pra­ti­quants qui jugent les sports col­lec­tifs beau­coup trop com­péti­tifs5. Cela ne veut pas dire que les uns sont indif­férents à la présence des autres. « J’ai essayé la salle. Je n’y vais plus parce que je me sen­tais nul par rap­port aux autres mecs » témoigne Firat, 28 ans, cinq séances au comp­teur. Il affiche une moue con­trar­iée. Pas ques­tion d’y retourner.

Pour Guil­laume Val­let : « La com­péti­tion est sym­bol­ique mais l’expérience reste vio­lente. Les per­son­nes qui vous entourent sont des miroirs, vous vous com­parez, c’est ter­ri­ble. J’ai vécu ça au début. Quand on com­mence, on a telle­ment envie de ressem­bler aux autres, aux mod­èles, de façon­ner son corps… mais il faut du tra­vail et de la rigueur. Cela peut créer de grandes frus­tra­tions. Cer­tains aban­don­nent parce que les résul­tats n’arrivent pas assez vite, d’autres bas­cu­lent dans l’obsession et se met­tent à pren­dre des pro­duits pour accélér­er la pro­duc­tion du corps ». Ce cul­tur­iste à ses heures estime avoir pris beau­coup de recul par rap­port à cet aspect de la pra­tique, sans doute, dit-il, parce qu’il est désor­mais suff­isam­ment « gros » pour se sen­tir à sa place dans un club.

Le numérique au ser­vice du pro­grès sportif ?

Dans la salle de car­dio du Fit­ness-Park de Nation, les machines (tapis de course, sim­u­la­teurs d’escaliers, vélos ellip­tiques…) nous occu­pent plus que nos voisins. Sur les écrans tac­tiles inté­grés, nous choi­sis­sons le mode (brûlage, endurance…), la vitesse, l’inclinaison et la résis­tance. L’appareil mesure le temps écoulé, notre rythme car­diaque, les calo­ries brûlées et la dis­tance que nous auri­ons pu par­courir si nous nous étions réelle­ment déplacés 6. Ces don­nées doivent per­me­t­tre au sportif de con­trôler l’intensité de sa per­for­mance afin d’optimiser ses efforts, d’évaluer sa pro­gres­sion et de définir un pro­gramme d’entraînement effi­cace. Il s’agit, selon l’expression de Guil­laume Val­let, de pro­duire un « corps rationnel ». Le tout est très math­é­ma­tique : il vous faut relever vos paramètres san­té avant, pen­dant et après l’effort ; com­par­er ; cal­culer ; pro­jeter… Pour se sim­pli­fi­er la tâche, les sportifs 2.0 utilisent des objets con­nec­tés et des appli­ca­tions mobiles qui récupèrent, cen­tralisent et trait­ent l’information.

Si toute­fois la mesure de vos paramètre cor­porels ne vous intéresse pas ou ne vous occupe plus suff­isam­ment, le numérique vous offre d’autres options. Vous pou­vez utilis­er l’écran inté­gré de votre machine pour con­sul­ter vos mails, faire défil­er un paysage de mon­tagne, ou vous con­necter à Net­flix. « C’est l’occasion de regarder des séries que l’on n’a pas le temps de voir » explique Emma, 24 ans, inter­cep­tée devant Fit­ness Park des écou­teurs sans-fil fichés dans les oreilles.

Les années 2010 ont vu naître des pra­tiques plus con­tro­ver­sées. « Il y a des gens qui pren­nent des pho­tos pour les poster sur les réseaux soci­aux. J’en vois beau­coup. C’est devenu une norme » déclare un rien moqueuse Mathilde, une jeune adhérente d’Easygym, nou­velle fran­chise lancée par la com­pag­nie aéri­enne low­cost Easy­jet. « Le décor est haute­ment insta­gram­ma­ble » glisse-t-elle avec un petit sourire.

« C’est un cliché, répond Thomas, 32 ans, filmé par un copain en pleine séance de squats. Je me filme surtout pour moi : pour garder un sou­venir de la per­for­mance et pour amélior­er ma tech­nique ». Il com­prend toute­fois que cela puisse agac­er les autres usagers de la salle : « Parce qu’il faut faire atten­tion à où tu pass­es pour pas gâch­er une vidéo ».

Sur les forums infor­ma­tiques du mus­cle 7, des sportifs anonymes pointent d’autres prob­lèmes. Ils se plaig­nent des com­porte­ments déplacés de cer­tains vidéastes ama­teurs qui fil­ment des débu­tants pour se moquer de leurs presta­tions ou les fessiers des adhérentes à des fins peu avouables.

Ces pra­tiques rel­a­tive­ment mod­ernes intriguent les plus expéri­men­tés : « Quand j’ai vu des jeunes venir à la salle avec leurs télé­phones porta­bles dans les années 2000 et envoy­er des SMS entre deux séries, j’ai trou­vé ça hal­lu­ci­nant, se rap­pelle Guil­laume Val­let. Aujourd’hui, il y en a même qui regar­dent des vidéos. Je vois mal com­ment on peut pro­gress­er dans ces con­di­tions. Ça ne doit pas être très effi­cace ».

Sché­ma­tique­ment, deux généra­tions se ren­con­trent : celle des anciens, con­cen­trés, atten­tifs à la moin­dre sen­sa­tion, et celle des mil­len­ni­als décen­trés par leurs sup­ports numériques. Pour les mem­bres du pre­mier groupe, les dis­trac­tions virtuelles nuisent à la pro­duc­tiv­ité du cap­i­tal-corps. Les adeptes des self­ies peu­vent certes s’y retrou­ver en val­orisant leur expéri­ence sur les réseaux, mais ils per­dent de vue la per­for­mance. Délais­sant le pur sport et la quête d’une pro­duc­tion opti­male au prof­it de la vente, ils par­ticipent au développe­ment de l’économie du corps dans le cap­i­tal­isme numérique.

Le « cap­i­tal-corps » : pren­dre de la valeur et devenir quelqu’un

Selon Guil­laume Val­let, le terme de cap­i­tal est ici tout à fait adap­té : « La pro­duc­tion du corps n’est pas hors sol. Elle s’in­scrit dans un sys­tème économique qui est celui du cap­i­tal­isme. Il s’ag­it tou­jours de trans­former des ressources en un cap­i­tal val­orisé sur le marché. Dans le cas du fit­ness, ce marché peut-être celui de l’emploi8, de la séduc­tion ou de la sex­u­al­ité. Les sportifs sont, pour repren­dre l’expression de Fabi­en Ollier, pro­fesseur d’EPS et doc­teur en philoso­phie, les « auto-entre­pre­neurs9» de leurs corps. Leur idéal est celui de la crois­sance. Lorsque les lim­ites naturelles sont atteintes, la logique veut que l’on aille encore plus loin. Le marché nous incite à le faire. Il y a tou­jours un nou­veau sup­plé­ment ali­men­taire ou une nou­velle machine dont l’usage rap­prochera le sportif de son idéal.

L’objectif par­fois explic­ité de cette pro­gres­sion infinie est, si l’on en croit Fit­ness Park, de « devenir quelqu’un10 ». Étrange for­mule ! L’individu n’était-il donc per­son­ne avant de se pro­duire un corps ? N’était-il pas humain avant d’intégrer les valeurs du fit­ness ? Le devient-il vrai­ment en dépas­sant son « naturel » ?

La réponse nous est don­née par Tibo InShape, un influ­enceur sportif très act­if sur Twit­ter : « La meilleure machine à la salle de sport c’est toi ». Logique, le surhomme n’est plus un homme mais une machine bien paramétrée, un être aug­men­té qui dis­pose certes d’un corps per­for­mant mais aus­si d’un men­tal d’acier.

C’est aus­si tou­jours selon Guil­laume Val­let ce qui per­met au sportif de s’incarner et de « maîtris­er l’objet-corps ». « Il s’ag­it d’ex­is­ter tout sim­ple­ment et de pou­voir le mon­tr­er, de s’ancrer sur terre, de résis­ter au change­ment et à la dés­in­té­gra­tion dans une société de plus en plus incer­taine, angois­sante et indi­vid­u­al­iste com­mente Guil­laume Val­let. Ce besoin de con­trôle, ce désir de se con­stru­ire un corps fort révèle, comme tout désir, un manque. Ici, un manque de cer­ti­tudes, de points d’appui ».

« La meilleure machine à la salle de sport c’est toi »

Cela s’inscrit dans le cadre de ce qu’il appelle le « cap­i­tal­isme des vul­néra­bil­ités ». C’est un sys­tème qui exploite économique­ment les fragilités pour mon­tr­er aux gens qu’en faisant con­fi­ance à leurs pro­duits ou ser­vices, ils vont pou­voir exis­ter, com­bat­tre leurs vul­néra­bil­ités et se pro­téger. Cela explique notam­ment que l’on retrou­ve beau­coup de tech­niques ou d’entraînements un peu mil­i­taires. L’idée c’est qu’il faut être fort physique­ment et psy­chique­ment pour sur­vivre dans notre société. « Je fais du sport pour tenir men­tale­ment au boulot » déclare ain­si Mathilde, 26 ans, adhérente d’Easygym depuis deux mois.

Il s’agit de faire face à l’éventualité d’une « crise » dont les man­i­fes­ta­tions pour­raient être aus­si bien matérielles et physiques que virtuelles et psy­chologiques. Dans ce cas, le corps n’a pas unique­ment besoin d’être fort. Pour se pro­téger des pos­si­bles attaques de ses pairs, l’individu a tout intérêt à présen­ter une image irréprochable n’offrant aucune prise à la cri­tique. Il doit être con­forme à un idéal social qui dif­fère selon le genre. Un bel homme sera man­i­feste­ment mus­clé : il tra­vaillera par­ti­c­ulière­ment le haut de son corps (pec­toraux, abdom­inaux, biceps). Une belle femme sera mince et dis­crète­ment mus­clée : elle se con­cen­tr­era sur son fessier et sur ses abdos.

Plus le corps pro­duit par l’entrepreneur sportif sera proche de la norme, moins il ris­quera le rejet, la fail­lite. S’il se rap­proche de l’idéal, il génér­era des béné­fices. Alors il sera enfin quelqu’un.

Clé­mence Kerdaf­frec, jour­nal­iste pour Le Chif­fon

Image de Une — «Femme dans une salle de gym». C.C.0 Domaine public.
Image n°1 — Au dessus d’une célèbre enseigne de mal­bouffe, une salle de fit­ness presque vide. XIIe arrondisse­ment de Paris. Pho­to de Clé­mence Kerdaffrec.
Image n°2 — La cul­ture physique, une vit­rine alléchante du sport mod­erne ? Pho­to : Col­ine Merlo.

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