Le foncier agricole est un enjeu particulièrement pressant en Île-de-France : dans les cinq prochaines années, presque un-quart de la surface agricole utile (SAU) régionale doit changer de mains. En cause : un départ en retraite massif (45 %) des agriculteurs de plus de 60 ans qui exploitent pour l’instant 24 % des terres agricoles (135 000 hectares, soit près de treize fois la superficie de Paris !).
Loin de libérer des surfaces pour de jeunes agriculteurs, ces terres risquent de s’agglomérer aux très grandes parcelles déjà existantes, suivant une tendance à la concentration particulièrement visible en Île-de-France, où les immenses fermes sont les seules à avoir progressé en nombre entre 2010 et 2020 (+11 %1).
Qui dit superficies agricoles plus grandes, dit en effet également besoins d’investissements plus importants (bâtiments, machines agricoles, etc). À de telles échelles, le portage des capitaux par une simple famille n’est plus suffisant, d’autant que depuis la crise financière de 2008, les banques ont opéré des restrictions sur le niveau d’endettement des agriculteurs. Ce qui explique que de nouvelles formes juridiques aient vu le jour.
Les fermes relèvent aujourd’hui de cinq principaux régimes juridiques : le Groupement agricole d’exploitation
en commun (Gaec) est conçu à l’origine pour permettre l’exercice en commun de l’agriculture dans des conditions comparables à celles des exploitations de caractère familial. Encore majoritairement familiale, l’Entreprise agricole à responsabilité limitée (EARL) permet quant à elle d’ouvrir la participation à des personnes physiques extérieures pouvant détenir jusqu’à 50 % du capital de la ferme.
En revanche, les Sociétés anonymes (SA), les Sociétés civiles d’exploitation agricole (SCEA), les Sociétés à responsabilité limitée (SARL) autorisent la détention du capital par tout type de personne, physique ou morale, participant aux travaux agricoles ou non. Dans les SA et les SCEA, il se peut même qu’aucun associé ne soit agriculteur, et que seuls des salariés ou des entreprises prestataires y réalisent les travaux agricoles.
Des formes complexes de holdings2 voient aussi le jour. Leur fonctionnement est compartimenté entre différentes activités de production, de commercialisation, de services, etc. Il devient alors difficile de savoir si une part sociétaire revendue correspond à du foncier ou simplement à de l’agricole, de savoir qui la détient, et qui est responsable. Pour Gaspard Manesse, porte-parole de la Confédération Paysanne Île-de-France, « ce sont, par essence, des montages complexes qui sont un peu occultes », rendant difficile l’identification des rachats effectués dans la région. On saura seulement que « ces sociétés sont très en vogue pour la construction de bassines ou de méthaniseurs, car ce sont des chantiers qui nécessitent d’assez gros capitaux », précise-t-il.
Gaspard Manesse relève aussi que ces formes sociétaires ont de plus en plus recours aux Entreprises de travaux agricoles (ETA) : « Nous nous retrouvons avec des sociétés (qui détiennent les capitaux) qui traitent avec d’autres sociétés (prestataires de services agricoles). C’est-à-dire qu’on peut avoir un propriétaire qui a le statut d’agriculteur sans jamais mettre les pieds dans le champs. »
Pour les chercheurs Geneviève Nguyen et François Purseigle, la terre n’est plus qu’un investissement parmi d’autres3. Et Gaspard Manesse d’analyser : « Le problème des sociétés sur le rachat des terres est qu’elles arrivent à contourner les règles en rachetant peu à peu des parts sociales, ce qui ne sera pas signalé et pris en compte par les protections légales, au travers des Safer par exemple ». Pourtant, l’achat de terres agricoles est réglementé sur le territoire national.
Issues des lois françaises d’orientation agricole de 1960 et 1962, les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) sont des sociétés à but non lucratif, sous la double tutelle des ministères de l’Agriculture et des Finances, ayant pour but de réguler le marché des terres et de contrôler l’accès à la propriété et à l’exploitation agricole.Elles peuvent intervenir directement sur le marché soit comme intermédiaires de vente, soit pour préempter. Dans ce cas elles se portent acquéreurs prioritaires afin d’attribuer la terre à un projet qui remplit l’un des objectifs fixés par la loi : favoriser l’installation agricole, consolider les fermes, lutter contre la spéculation foncière, protéger l’environnement, maintenir une ferme en bio ou préserver des espaces agricoles périurbains, etc.
« On peut avoir un propriétaire qui a le statut d’agriculteur sans jamais mettre les pieds dans le champs »
Pour limiter la spéculation, une Safer peut également corriger à la baisse le prix de vente d’une ferme si elle juge celui-ci sur évalué. Jusqu’ici, tout va bien. Mais, en 2017, l’État a coupé les aides allouées aux Safer, compromettant leur capacité à constituer une réserve de foncier dans le cadre de la préemption. Elles sont donc aujourd’hui financées à 90 % par les commissions qu’elles touchent sur les ventes de terres, ce qui les incitent à ne plus réguler la hausse des prix de rachat, puisque leurs commissions augmentent avec le prix de vente. Les Safer se retrouvent en contradiction avec l’une de leurs missions d’origines : lutter contre la spéculation.
Seules 20 % des transactions foncières peuvent en théorie faire l’objet d’un contrôle de la Safer. Mais en 2021, la Safer Île-de-France n’a pu préempter que 7,5 % de l’ensemble des transactions de la Région. Pourquoi ? Parce que son droit de préemption est invalidé dans plusieurs cas : face à un agriculteur exploitant en fermage4 – forcément prioritaire en cas de vente –, dans le cadre d’une transmission familiale remontant jusqu’au sixième degré de parenté, ou encore dans le cas d’un transfert de parts, si moins de 100 % des parts sociales sont transmises5 .
Face à cette situation, la lame émoussée de la Safer nécessitait un ré-affûtage. Entrée en vigueur le 2 avril 2023, la loi dite « Sempastous6 » permet aux Safer d’intervenir dès lors qu’une société vend plus de 40 % de ses parts et qu’un rachat apporte la garantie que les terres acquises sont maintenues en usage, ou gardent leur vocation agricole.
Les parlementaires n’ont pas attendu pour fragiliser la mesure en exemptant de ce contrôle les cessions à l’intérieur des couples, familles, et entre associés de longue date.
Enfin, la Safer ne peut intervenir que si la surface totale détenue après l’acquisition de parts de la société dépasse un seuil « d’agrandissement significatif » fixé en hectares par le préfet de région, et compris entre 1,5 fois et 3 fois la surface agricole utile moyenne régionale. En clair, la Safer Île-de-France ne peut intervenir que sur des exploitations qui dépasseraient 342 hectares. Autant dire qu’avec un tel plafond, beaucoup d’opérations continueront à lui passer sous le nez.
William Loveluck, chargé de recherche et d’analyse pour la Fédération Terre de Liens, met en doute l’efficacité de cette réforme : « Qu’est-ce qui nous garantit que derrière une part il n’y ait que du foncier ? Ça peut tout aussi bien être du bâti ou des moyens en industrie ! Le Sénat a d’ailleurs bien détricoté Sempastous. Trop de cas sont encore non soumis à la demande d’autorisation de transferts de parts et la difficulté d’instruction des dossiers quand l’administration n’a pas accès à toutes les données rend le travail de contrôle impossible ». La loi devrait être réévaluée en 2025.
« On ne maintient pas d’agriculture aux abords d’une métropole de 12 millions d’habitants sans un contrôle drastique des prix »
En parallèle, des concertations ont lieu pour redéfinir le pacte et la loi d’orientation et d’avenir agricoles (PLOAA) qui visent à poser les grandes orientations de la politique agricole du pays. L’un des participants à ces concertations, qui souhaite conserver l’anonymat, juge que : « L’ébauche des trois sénateurs qui ont fait la proposition de loi agricole est affligeante de manque de vision sur ce point de l’accaparement sociétaire. Eux ce qu’ils veulent c’est « la relance de la productivité de la ferme France » au service de la compétitivité. En termes d’écologie véritable, c’est le néant ! On a de quoi être ultra pessimiste. »
La fragilité du système juridique d’encadrement de la propriété du foncier agricole est pointé du doigt. En témoignent les deux missions d’information parlementaires relatives au foncier agricole (2018) et aux baux ruraux (2020) qui se penchent sur ces questions. « Après l’artificialisation des terres par des projets de construction divers, l’accaparement sociétaire est le gros problème dans l’accaparement du foncier agricole », soulignait Gaspard Manesse.
Lutter contre l’artificialisation des terres agricoles reste une des missions prioritaires de la Safer. La Safer d’Île-de-France, intervient majoritairement sur des petites parcelles, pour empêcher leur artificialisation déguisée. Sur le terrain, elle a pour principale mission de devoir lutter contre le phénomène de mitage (construction illégale, stationnement non autorisé dit caravanage, coupe de bois, décharge), de cabanisation (construction sans permis et avec des moyens de fortune d’habitations permanentes ou provisoires) ou encore de périurbanisation (le processus d’extension des agglomérations urbaines, dans leurs périphéries, entraînant une transformation des espaces agricoles).
Selon Pierre Missioux, directeur général délégué de la Safer Île-deFrance, la société aurait reçu en 2022 plus de 9 000 déclarations d’intention de vente chez notaire, pour 6 500 hectares. Sur ces 6 500 hectares, elle n’en aurait préempté que 300, dont 270 en raison du mitage. La surface de ces préemptions excède rarement 2–3 hectares, un volume dérisoire7 .
Entre 2010 et 2020, la région aurait vu l’artificialisation de 805 hectares de terre en moyenne par an. La moyenne du prix à l’hectare est de 8 000 euros pour la terre agricole, soit 1,25 €/m 2 , alors qu’un terrain viabilisé et rendu constructible se négocie en moyenne à 300 €/m2.. Une multiplication par 240, donc. Pierre Missioux est formel à ce sujet : « On ne maintient pas d’agriculture aux abords d’une métropole de 12 millions d’habitants sans un contrôle drastique des prix ». C’est tout l’inverse qui se produit.
Pierre Boulanger, Gary Libot, et Coline Merlo, journalistes pour Le Chiffon
Dessins : Nolwenn Auneau.
La Courneuve, premiers jours d’automne ensoleillés. Une quinzaine de personnes sont réunies dans une grande coloc’ située dans l’ancienne plaine maraîchère des Vertus. La bouilloire fume : l’eau chaude pour le café est prête. Dans le jardin exigu bordé de noisetiers et de framboisiers taillés, les participants se présentent tour à tour : c’est le début de quatre jours de chantiers communs avec, pour thème, une énigmatique : « Démétropolisation par le bas ». Le but affiché ? « Se réunir pendant plusieurs jours entre fermiers, universitaires ou anciens étudiants, milieux associatifs et personnes en situation d’exil » énumère Nathalia, ancienne étudiante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), « pour faciliter l’installation des exilés — bien souvent sans-papiers — qui voudraient vivre dans des campagnes de France et d’Île-de-France pour mener des activités pro dans les secteurs agricoles et artisanaux ». Une première dans la région1.
Ces journées sont co-organisées par une constellation de groupes : en première ligne, l’Association Accueil Agriculture Artisanat (A4), fondée en 2021, qui accompagne des personnes avec un parcours de migration voulant développer une activité agricole ou artisanale ; les collectifs FRICHE et les Communaux, dont l’objectif est de favoriser des pratiques d’habitation et des formes de coopérations alternatives aux institutions étatiques et marchandes ; enfin, les « Chantiers pluri-versités » de reprises des savoirs, lancés à l’été 2022, dont le but est la transmission de pratiques et de savoirs paysans dans un esprit d’autogestion.
Pour Tarik, ancien étudiant de Paris 8 et membre fondateur d’A4, l’enjeu de l’installation d’exilés dans les campagnes françaises dans les prochaines années est immense. D’une voix calme, les lunettes lui glissant sur le bout du nez, il explique : « En 2030, la moitié des agriculteurs de la région aujourd’hui en activité seront partis à la retraite, il y a un besoin urgent d’organiser la relève. Et puis, nous sommes entrés dans une crise climatique qui nécessite de repenser la place de l’agriculture industrielle au profit d’une agriculture paysanne qui nécessite plus d’humains. Enfin, nous connaissons une montée de l’extrême droite qui rend urgent de briser l’entre-soi ».
Depuis un an, A4 organise des voyages-enquêtes de quelques jours dans des fermes françaises. « Le but, c’est de dialoguer avec des agriculteurs qui sont intéressés pour nous accueillir. On veut découvrir leurs besoins, leurs intentions, pour ensuite penser à travailler chez eux ou même à reprendre leur ferme. Parce que certains nous disent qu’ils vont partir en retraite et que personne n’est là pour prendre la suite » déclare Sembala, exilé malien de 28 ans, et membre de l’association.
« Ce qu’on veut construire ces dernières années s’apparente à des luttes qui ont plusieurs décennies d’histoire »
Parti de son village à 14 ans pour rejoindre l’Italie après une traversée de la Méditerranée depuis l’Algérie, son parcours est singulier. Arrivé en France en 2014, Sembala va connaître six années de galère, à la rue. En septembre 2020, il participe à la Marche des sans-papiers qui relie Marseille à Paris. Des militants rencontrés dans le cortège lui parlent de la Zone à défendre (ZAD) de Saclay (lire le reportage du Chiffon, ici). « Depuis 2021, dit-il avec le sourire, j’ai construit ma cabane là-bas grâce à des copains de Bourgogne chez qui j’ai habité avant ». C’est à ce moment qu’il rencontre des membres d’A4 et participe aux premiers voyages-enquêtes. En août 2022 il décide de partir trois semaines, via A4, à Tarnac (19) dans le Limousin, pour participer à des tâches de cuisine, de maraîchage et de boulangerie. « C’était vraiment trop bien. Maintenant j’ai envie de travailler la terre – je connais mal – comprendre comment ça marche et voir si je veux me lancer là-dedans ou alors dans la boulangerie ».
L’après-midi s’enchaîne par la diffusion du documentaire récemment sorti « Les Voix croisées2». Le documentaire revient notamment sur les heurs et malheurs de l’expérience de la coopérative agricole de « Somankidi Coura », fondée en 1977 au Mali, par d’anciens exilés en France retournés au pays et voulant expérimenter des modes de culture de la terre sans machine. Une expérience alors tout à fait marginale. Pour Habib, exilé soudanais d’une trentaine d’années, lui aussi membre d’A4 : « C’est important de voir que ce qu’on veut construire ces dernières années s’apparente à des luttes qui ont plusieurs décennies d’histoire. Mais en même temps, en la découvrant, je me suis dit qu’on est toujours dans les mêmes galères depuis les années 1970 ».
Habib quant à lui décide de quitter le Soudan en 2012, à cause d’activités politiques lorsqu’il étudiait à l’université (« ma vie commençait à être en jeu »). Arrivé en France après des mois d’un pénible périple, il cherche à rejoindre Calais pour l’Angleterre. Impossible de franchir la Manche pendant neuf mois de tentatives infructueuses ; c’est là qu’il rencontre des militants de No Border3, qui lui conseillent de rejoindre la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (44), qu’il va aller découvrir. Sa demande d’asile rejetée, il décide de rester sur place. « J’ai commencé à connaître des agriculteurs, des gens en campagne : ils me demandaient des coups de main pour de la soudure », activité très recherchée à laquelle il est formé. De 2016 à 2020, il va œuvrer dans la fabrication de fours à pain. Sa rencontre de membres d’A4 à l’été 2021 vient répondre à une aspiration décisive pour lui.
« Au Soudan, beaucoup pensent que l’agriculture est difficile. Généralement, nos parents nous poussent à des études pour qu’on ne souffre pas comme eux… les jeunes ne veulent plus travailler dans la culture de la terre. Nos familles se demandent pourquoi on ne fait pas autre chose. Il ne comprennent pas que ce qu’on fait par nécessité au bled, on le fait par choix ici » poursuit Habib, qui aimerait s’investir à fond dans l’essor de l’association et, à terme : « repartir au Soudan et pourquoi pas lancer un lieu collectif avec pratiques artisanales et paysannes. Ce serait superbe ! » clame-t-il, le regard ferme et les commissures des lèvres qui s’ouvrent sur un sourire.
Ferme de Combreux. Seine-et-Marne. Myriam Suchet, habitante de la ferme et maître de conférences à la Sorbonne nouvelle, fait découvrir aux participants du chantier ce lieu de vie au sud de Tournan-en-Brie (77). « La ferme de Combreux, c’est un collectif composé à la fois des habitants qui vivent sur place mais ne cultivent pas et des cultivateurs qui n’habitent pas sur place… Ici, on veut ouvrir un horizon qui dépasse la seule reprise des terres agricoles : on veut aussi élaborer de nouveaux rapports à la famille, à la pédagogie, expérimenter d’autres imaginaires en actes. Nous avons en particulier des rapports étroits avec nos voisins exilés et l’association Empreintes qui les accueille ».
La dimension agricole est assurée par Thibaud et Justine, installés en GAEC pour le maraîchage, Mélanie pour les fruits et Bastien, paysan-boulanger qui, en 2021, a récupéré 60 hectares de surface agricole rachetées par l’association Terre de liens. Portant sa fille dans les bras, il nous propose un tour du propriétaire : « De la culture du blé à la cuisson du pain, je veux faire toutes les activités pour réaliser un pain », au terme de la visite il annonce : « penser à mettre à disposition une partie des 60 hectares, pourquoi pas à des exilés pour y faire de l’agroécologie ou autre ? ».
L’après-midi s’enchaîne par la découverte de la ferme des Monts gardés sur la commune de Claye-Souilly (77). Ceinturé par les routes, le chemin de fer et des lignes à haute tension, cet ancien site de 35 hectares se retrouve au milieu des années 2000 particulièrement pollué et infertile. En 2006, un projet expérimental d’agroforesterie, d’élevage et de maraîchage est lancé par la paysagiste Agnès Sourrisseau. « C’était une mission de dépollution sur des terres presque complètement mortes » annonce-t-elle en nous accueillant sous un chapiteau de fortune dont la toile claque sous le coup des bourrasques.
Aujourd’hui, seule une petite partie des 35 hectares, divisés en 200 parcelles, est cultivée. « Il faudrait trouver des forces vives pour cultiver ces terres. C’est pour ça que la venue des participants à ce chantier pluri-versitaire tombe très bien », annonce Agnès Sourrisseau, qui concède que les conditions sur place sont assez rudes — mais stimulantes, pour qui veut apprendre différemment.
D’ailleurs, côté apprentissage, Agnès Sourisseau participe depuis septembre 2022 à l’ouverture du premier lycée agricole entièrement dédié à l’agroécologie, qui délivre un Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) et un Bac pro. Les cours sont à Sevran (93), la pratique est basée dans une vaste ferme de 2 000 hectares, dans le parc régional du Gâtinais (91). « Ceux qui sont inscrits pour les 3 ans du Bac pro peuvent alors obtenir des papiers » ajoute-t-elle.
Un enjeu important pour A4. Selon Alitzel, membre grenobloise de l’association : « On réfléchit à ce que l’asso’ puisse avoir un statut juridique qui lui permette d’organiser l’installation durable d’exilés pour des boulots agricoles ou artisanaux, manière aussi de les régulariser administrativement ». Une possibilité est ouverte via les Organismes d’accueil communautaires et d’activités solidaires (OACAS). Un statut juridique exceptionnel lancé par les communautés de « travailleurs solidaires » d’Emmaüs en France (plus de 120) qui accueillent près de 5 000 personnes, dont la moitié de sans-papiers. Reconnu en 2008, ce modèle est devenu depuis un agrément pour une vingtaine d’associations4.
Pour Tarik : « Les fermes en lien avec A4 sont pour l’instant peu nombreuses en Île-de-France, ce qui fait que celles de Combreux et des Monts Gardés sont précieuses. Tout le boulot de mise en relation reste à faire ». Un travail déjà entamé en France par le Service jésuite des réfugiés (JRS France), l’association Tero Loko, le réseau CIVAM mais aussi par le programme « WWOOFing Solidaire », créé en 2019.
Cette mise en relation s’avère d’autant plus précieuse que l’accès à la terre pour des personnes ne venant pas du milieu ressemble à un chemin de croix5 . Pour William Loveluck, chargé de recherche et d’analyse pour Terre de liens : « Ceux qui ne sont pas socialisés dans ce milieu n’ont pas accès à l’information en cas de transaction de surfaces agricoles. Dans le cas de transfert de propriété, la candidature d’A4 auprès de la Safer, en présentant des profils bien souvent sans diplôme agricole, ne pèserait pas lourd ». D’où l’intérêt selon lui que l’Association A4 monte une coopérative de travail agricole, et que Terre de liens mette à disposition des terres dont elle serait propriétaire.
La semaine d’échange se clôt au « laboratoire artistique » du DOC (XIXe), par la diffusion du documentaire « D’égal à égal6», qui retrace le voyage-enquête d’A4 en février 2022 sur la montagne limousine : « Avec ce docu’, on voulait casser l’idée de la campagne comme territoire hostile pour les exilés » développe Tarik. Une démarche qui vient se télescoper à l’actualité. Car Emmanuel Macron a annoncé, dans son discours aux préfets du 15 septembre 2022, vouloir développer pour le futur projet de loi « asile et immigration », qui sera présenté début 2023 :« Une politique profondément différente de répartition sur le territoire des femmes et des hommes qui sont en demande de titre [de séjour], et y compris de celles et ceux qui les ont reçus ». Son idée ? Implanter ces personnes en campagne pour lutter contre deux maux : le dépeuplement des ces dernières et l’entassement dans les banlieues. Une bonne nouvelle pour A4 qui se voit couper l’herbe sous le pied ?
Pour Tarik, il s’agit d’une fausse bonne intention : « Il y a un principe fondamental pour nous : c’est la liberté de circulation. Si les personnes avec un parcours de migration veulent s’installer en ville ou en campagne, qu’elles soient libres de le faire. Avec Macron, on les forcerait à s’installer en campagne — comme on le fait déjà avec l’ouverture de Centres d’accueil de demandeurs d’asile (CADA) en campagne depuis 2015 -, elles ne pourraient pas quitter leur département et s’installer ailleurs sous peine de perdre leurs droits, et c’est déjà le cas aujourd’hui ».
Nicco, cheville ouvrière des chantiers pluri-versités, abonde : « La question n’est pas de penser la gestion de la crise migratoire depuis la hauteur du point de vue étatique comme le fait Macron. Lui est dans une logique de logement. Nous, on souhaite leur laisser le choix et que leurs activités professionnelles et sociales s’encrent à chaque fois dans un milieu de vie avec ses spécificités : c’est une logique d’habitation bien plus large ». Qui plus est, ajoute Tarik, « Macron, par cette mesure, a peut-être l’idée de fournir une main d’œuvre corvéable pour l’agro-industrie en campagne » dans un contexte post-covid où le premier confinement a vu une pénurie de main d’œuvre dans ce secteur.
La semaine suivante, nous retrouvons Nicco dans un bar au bord du canal de l’Ourcq7. Il nous raconte que le collectif de « reprises des savoirs », qui a organisé ce chantier de « démétropolisation » en a aussi lancé plusieurs autres à l’été 2022, généralement à l’affiche baroque et séduisante : « Creuser une mare à grenouille contre la métropole », « Activer les savoirs naturalistes au service des luttes », « Écologie politique d’une vanne à moulin » ou encore « Savoir/faire avec la nature, explorations écoféministes ». Le sweat à capuche hissé sur les oreilles, Nicco explique : « L’idée de ces chantiers autogérés c’est que les savoirs soient le résultat d’une expérience de vie commune et qu’ils mettent en activité à la fois le corps et l’esprit ». Et de poursuivre : « Notre horizon de reprise des savoirs s’inscrit dans une critique de l’institution scolaire qui crée une hiérarchie entre enfant et adulte et atteste de l’assimilation d’un contenu par un diplôme. Il y a des expériences qui ont renversé ce cadre au XXe siècle : l’Université de la Terre au Mexique, certaines écoles berbères en Algérie et de l’Espagne républicaine ou l’Université expérimentale de Vincennes ». C’est dans cette tradition qu’il souhaite inscrire ces chantiers.
Selon lui, la critique du dispositif scolaire doit s’articuler à une ligne d’action politique plus générale : « Nous sommes dans un contexte de multiples crises : migratoires, scolaires, du travail, du logement, de la paysannerie. Trop souvent, ces crises sont pensées séparées les unes des autres. Il y a la lutte des sans-papiers, la lutte écolo avec les marches pour le climat, la lutte syndicaliste pour le travail, etc. Notre ambition, c’est de dépasser cette séparation à partir d’une pratique de la subsistance » c’est-à-dire de prendre en charge à l’échelle de petites communautés la satisfaction des besoins de la vie quotidienne (se loger, manger, se vêtir, se cultiver, etc.).
« C’est notamment la métropole qui empêche cette autonomie des populations ». En plus de cette dépossession, Nicco tient à souligner la dimension coloniale de la métropole parisienne, qui a historiquement aspiré des « colonisés de l’intérieur » venus des régions françaises et des « colonisés de l’extérieur » notamment venus d’Afrique. « Démétropoliser » nos vies, c’est alors agir contre la dépossession de nos savoir-faire, de notre culture et de nos capacités de subsistance : « Tout ce dont souffrent avant tout les exilés. C’est pour ça que nous devons nous organiser pour faciliter le chemin de ceux qui aspirent à cette vie ».
Gary Libot, journaliste pour Le Chiffon