Le fonci­er agri­cole est un enjeu par­ti­c­ulière­ment pres­sant en Île-de-France : dans les cinq prochaines années, presque un-quart de la sur­face agri­cole utile (SAU) régionale doit chang­er de mains. En cause : un départ en retraite mas­sif (45 %) des agricul­teurs de plus de 60 ans qui exploitent pour l’instant 24 % des ter­res agri­coles (135 000 hectares, soit près de treize fois la super­fi­cie de Paris !).

Loin de libér­er des sur­faces pour de jeunes agricul­teurs, ces ter­res risquent de s’ag­glomér­er aux très grandes par­celles déjà exis­tantes, suiv­ant une ten­dance à la con­cen­tra­tion par­ti­c­ulière­ment vis­i­ble en Île-de-France, où les immenses fer­mes sont les seules à avoir pro­gressé en nom­bre entre 2010 et 2020 (+11 %1).

Qui dit super­fi­cies agri­coles plus grandes, dit en effet égale­ment besoins d’in­vestisse­ments plus impor­tants (bâti­ments, machines agri­coles, etc). À de telles échelles, le portage des cap­i­taux par une sim­ple famille n’est plus suff­isant, d’au­tant que depuis la crise finan­cière de 2008, les ban­ques ont opéré des restric­tions sur le niveau d’en­det­te­ment des agricul­teurs. Ce qui explique que de nou­velles formes juridiques aient vu le jour.

Le foncier agricole : un seul sol, cinq façons de le posséder

Les fer­mes relèvent aujourd’hui de cinq prin­ci­paux régimes juridiques : le Groupe­ment agri­cole d’exploitation
en com­mun (Gaec) est conçu à l’o­rig­ine pour per­me­t­tre l’ex­er­ci­ce en com­mun de l’a­gri­cul­ture dans des con­di­tions com­pa­ra­bles à celles des exploita­tions de car­ac­tère famil­ial. Encore majori­taire­ment famil­iale, l’Entre­prise agri­cole à respon­s­abil­ité lim­itée (EARL) per­met quant à elle d’ou­vrir la par­tic­i­pa­tion à des per­son­nes physiques extérieures pou­vant détenir jusqu’à 50 % du cap­i­tal de la ferme.

En revanche, les Sociétés anonymes (SA), les Sociétés civiles d’exploitation agri­cole (SCEA), les Sociétés à respon­s­abil­ité lim­itée (SARL) autorisent la déten­tion du cap­i­tal par tout type de per­son­ne, physique ou morale, par­tic­i­pant aux travaux agri­coles ou non. Dans les SA et les SCEA, il se peut même qu’au­cun asso­cié ne soit agricul­teur, et que seuls des salariés ou des entre­pris­es prestataires y réalisent les travaux agricoles.

Des formes com­plex­es de hold­ings2 voient aus­si le jour. Leur fonc­tion­nement est com­par­ti­men­té entre dif­férentes activ­ités de pro­duc­tion, de com­mer­cial­i­sa­tion, de ser­vices, etc. Il devient alors dif­fi­cile de savoir si une part socié­taire reven­due cor­re­spond à du fonci­er ou sim­ple­ment à de l’a­gri­cole, de savoir qui la détient, et qui est respon­s­able. Pour Gas­pard Manesse, porte-parole de la Con­fédéra­tion Paysanne Île-de-France, « ce sont, par essence, des mon­tages com­plex­es qui sont un peu occultes », ren­dant dif­fi­cile l’identification des rachats effec­tués dans la région. On saura seule­ment que « ces sociétés sont très en vogue pour la con­struc­tion de bassines ou de méthaniseurs, car ce sont des chantiers qui néces­si­tent d’assez gros cap­i­taux », précise-t-il.

Gas­pard Manesse relève aus­si que ces formes socié­taires ont de plus en plus recours aux Entre­pris­es de travaux agri­coles (ETA) : « Nous nous retrou­vons avec des sociétés (qui déti­en­nent les cap­i­taux) qui trait­ent avec d’autres sociétés (prestataires de ser­vices agri­coles). C’est-à-dire qu’on peut avoir un pro­prié­taire qui a le statut d’agriculteur sans jamais met­tre les pieds dans le champs. »

Pour les chercheurs Geneviève Nguyen et François Pur­sei­gle, la terre n’est plus qu’un investisse­ment par­mi d’autres3. Et Gas­pard Manesse d’analyser : « Le prob­lème des sociétés sur le rachat des ter­res est qu’elles arrivent à con­tourn­er les règles en rachetant peu à peu des parts sociales, ce qui ne sera pas sig­nalé et pris en compte par les pro­tec­tions légales, au tra­vers des Safer par exem­ple ». Pour­tant, l’achat de ter­res agri­coles est régle­men­té sur le ter­ri­toire national.

Réguler la transmission des terres : à quoi servent les Safer?

Issues des lois français­es d’orientation agri­cole de 1960 et 1962, les Sociétés d’aménagement fonci­er et d’établissement rur­al (Safer) sont des sociétés à but non lucratif, sous la dou­ble tutelle des min­istères de l’Agriculture et des Finances, ayant pour but de réguler le marché des ter­res et de con­trôler l’accès à la pro­priété et à l’exploitation agricole.Elles peu­vent inter­venir directe­ment sur le marché soit comme inter­mé­di­aires de vente, soit pour préempter. Dans ce cas elles se por­tent acquéreurs pri­or­i­taires afin d’attribuer la terre à un pro­jet qui rem­plit l’un des objec­tifs fixés par la loi : favoris­er l’in­stal­la­tion agri­cole, con­solid­er les fer­mes, lut­ter con­tre la spécu­la­tion fon­cière, pro­téger l’environnement, main­tenir une ferme en bio ou préserv­er des espaces agri­coles péri­ur­bains, etc.

 

« On peut avoir un propriétaire qui a le statut d’agriculteur sans jamais mettre les pieds dans le champs »

Pour lim­iter la spécu­la­tion, une Safer peut égale­ment cor­riger à la baisse le prix de vente d’une ferme si elle juge celui-ci sur éval­ué. Jusqu’ici, tout va bien. Mais, en 2017, l’État a coupé les aides allouées aux Safer, com­pro­met­tant leur capac­ité à con­stituer une réserve de fonci­er dans le cadre de la préemp­tion. Elles sont donc aujourd’hui financées à 90 % par les com­mis­sions qu’elles touchent sur les ventes de ter­res, ce qui les inci­tent à ne plus réguler la hausse des prix de rachat, puisque leurs com­mis­sions aug­mentent avec le prix de vente. Les Safer se retrou­vent en con­tra­dic­tion avec l’une de leurs mis­sions d’o­rig­ines : lut­ter con­tre la spéculation.

 

Un détricotage qui interroge

Seules 20 % des trans­ac­tions fon­cières peu­vent en théorie faire l’objet d’un con­trôle de la Safer. Mais en 2021, la Safer Île-de-France n’a pu préempter que 7,5 % de l’ensem­ble des trans­ac­tions de la Région. Pourquoi ? Parce que son droit de préemp­tion est invalidé dans plusieurs cas : face à un agricul­teur exploitant en fer­mage4 – for­cé­ment pri­or­i­taire en cas de vente –, dans le cadre d’une trans­mis­sion famil­iale remon­tant jusqu’au six­ième degré de par­en­té, ou encore dans le cas d’un trans­fert de parts, si moins de 100 % des parts sociales sont trans­mis­es5 .

Face à cette sit­u­a­tion, la lame émoussée de la Safer néces­si­tait un ré-affû­tage. Entrée en vigueur le 2 avril 2023, la loi dite « Sem­pas­tous6 » per­met aux Safer d’in­ter­venir dès lors qu’une société vend plus de 40 % de ses parts et qu’un rachat apporte la garantie que les ter­res acquis­es sont main­tenues en usage, ou gar­dent leur voca­tion agricole.

Les par­lemen­taires n’ont pas atten­du pour frag­ilis­er la mesure en exemp­tant de ce con­trôle les ces­sions à l’intérieur des cou­ples, familles, et entre asso­ciés de longue date.

Enfin, la Safer ne peut inter­venir que si la sur­face totale détenue après l’acquisition de parts de la société dépasse un seuil « d’agrandissement sig­ni­fi­catif » fixé en hectares par le préfet de région, et com­pris entre 1,5 fois et 3 fois la sur­face agri­cole utile moyenne régionale. En clair, la Safer Île-de-France ne peut inter­venir que sur des exploita­tions qui dépasseraient 342 hectares. Autant dire qu’avec un tel pla­fond, beau­coup d’opéra­tions con­tin­ueront à lui pass­er sous le nez.

William Loveluck, chargé de recherche et d’analyse pour la Fédéra­tion Terre de Liens, met en doute l’ef­fi­cac­ité de cette réforme : « Qu’est-ce qui nous garan­tit que der­rière une part il n’y ait que du fonci­er ? Ça peut tout aus­si bien être du bâti ou des moyens en indus­trie ! Le Sénat a d’ailleurs bien détri­coté Sem­pas­tous. Trop de cas sont encore non soumis à la demande d’au­tori­sa­tion de trans­ferts de parts et la dif­fi­culté d’in­struc­tion des dossiers quand l’ad­min­is­tra­tion n’a pas accès à toutes les don­nées rend le tra­vail de con­trôle impos­si­ble ». La loi devrait être réé­val­uée en 2025.

 

« On ne maintient pas d’agriculture aux abords d’une métropole de 12 millions d’habitants sans un contrôle drastique des prix »

En par­al­lèle, des con­cer­ta­tions ont lieu pour redéfinir le pacte et la loi d’orientation et d’avenir agri­coles (PLOAA) qui visent à pos­er les grandes ori­en­ta­tions de la poli­tique agri­cole du pays. L’un des par­tic­i­pants à ces con­cer­ta­tions, qui souhaite con­serv­er l’anonymat, juge que : « L’ébauche des trois séna­teurs qui ont fait la propo­si­tion de loi agri­cole est affligeante de manque de vision sur ce point de l’accaparement socié­taire. Eux ce qu’ils veu­lent c’est « la relance de la pro­duc­tiv­ité de la ferme France » au ser­vice de la com­péti­tiv­ité. En ter­mes d’écologie véri­ta­ble, c’est le néant ! On a de quoi être ultra pes­simiste. »

La fragilité du sys­tème juridique d’en­cadrement de la pro­priété du fonci­er agri­cole est pointé du doigt. En témoignent les deux mis­sions d’information par­lemen­taires rel­a­tives au fonci­er agri­cole (2018) et aux baux ruraux (2020) qui se penchent sur ces ques­tions. « Après l’artificialisation des ter­res par des pro­jets de con­struc­tion divers, l’accaparement socié­taire est le gros prob­lème dans l’accaparement du fonci­er agri­cole », soulig­nait Gas­pard Manesse.

Artificialisation et hausse des prix du foncier agricole

Lut­ter con­tre l’artificialisation des ter­res agri­coles reste une des mis­sions pri­or­i­taires de la Safer. La Safer d’Île-de-France, inter­vient majori­taire­ment sur des petites par­celles, pour empêch­er leur arti­fi­cial­i­sa­tion déguisée. Sur le ter­rain, elle a pour prin­ci­pale mis­sion de devoir lut­ter con­tre le phénomène de mitage (con­struc­tion illé­gale, sta­tion­nement non autorisé dit car­a­van­age, coupe de bois, décharge), de caban­i­sa­tion (con­struc­tion sans per­mis et avec des moyens de for­tune d’habi­ta­tions per­ma­nentes ou pro­vi­soires) ou encore de péri­ur­ban­i­sa­tion (le proces­sus d’ex­ten­sion des aggloméra­tions urbaines, dans leurs périphéries, entraî­nant une trans­for­ma­tion des espaces agricoles).

Selon Pierre Mis­sioux, directeur général délégué de la Safer Île-deFrance, la société aurait reçu en 2022 plus de 9 000 déc­la­ra­tions d’in­ten­tion de vente chez notaire, pour 6 500 hectares. Sur ces 6 500 hectares, elle n’en aurait préemp­té que 300, dont 270 en rai­son du mitage. La sur­face de ces préemp­tions excède rarement 2–3 hectares, un vol­ume dérisoire7 .

Entre 2010 et 2020, la région aurait vu l’artificialisation de 805 hectares de terre en moyenne par an. La moyenne du prix à l’hectare est de 8 000 euros pour la terre agri­cole, soit 1,25 €/m 2 , alors qu’un ter­rain via­bil­isé et ren­du con­structible se négo­cie en moyenne à 300 €/m2.. Une mul­ti­pli­ca­tion par 240, donc. Pierre Mis­sioux est formel à ce sujet : « On ne main­tient pas d’a­gri­cul­ture aux abor­ds d’une métro­pole de 12 mil­lions d’habi­tants sans un con­trôle dras­tique des prix ». C’est tout l’inverse qui se produit.

Pierre Boulanger, Gary Libot, et Col­ine Mer­lo, jour­nal­istes pour Le Chif­fon
Dessins : Nol­wenn Auneau.

La Courneuve, pre­miers jours d’automne ensoleil­lés. Une quin­zaine de per­son­nes sont réu­nies dans une grande coloc’ située dans l’ancienne plaine maraîchère des Ver­tus. La bouil­loire fume : l’eau chaude pour le café est prête. Dans le jardin exigu bor­dé de noisetiers et de fram­boisiers tail­lés, les par­tic­i­pants se présen­tent tour à tour : c’est le début de qua­tre jours de chantiers com­muns avec, pour thème, une énig­ma­tique : « Démé­trop­o­li­sa­tion par le bas ». Le but affiché ? « Se réu­nir pen­dant plusieurs jours entre fer­miers, uni­ver­si­taires ou anciens étu­di­ants, milieux asso­ci­at­ifs et per­son­nes en sit­u­a­tion d’exil » énumère Nathalia, anci­enne étu­di­ante à l’École des hautes études en sci­ences sociales (EHESS), « pour faciliter l’installation des exilés — bien sou­vent sans-papiers — qui voudraient vivre dans des cam­pagnes de France et d’Île-de-France pour men­er des activ­ités pro dans les secteurs agri­coles et arti­sanaux ». Une pre­mière dans la région1.

Ces journées sont co-organ­isées par une con­stel­la­tion de groupes : en pre­mière ligne, l’Asso­ci­a­tion Accueil Agri­cul­ture Arti­sanat (A4), fondée en 2021, qui accom­pa­gne des per­son­nes avec un par­cours de migra­tion voulant dévelop­per une activ­ité agri­cole ou arti­sanale ; les col­lec­tifs FRICHE et les Com­mu­naux, dont l’objectif est de favoris­er des pra­tiques d’habitation et des formes de coopéra­tions alter­na­tives aux insti­tu­tions éta­tiques et marchan­des ; enfin, les « Chantiers pluri-ver­sités » de repris­es des savoirs, lancés à l’été 2022, dont le but est la trans­mis­sion de pra­tiques et de savoirs paysans dans un esprit d’autogestion.

Notre-Dame-des-Lan­des, lors d’un voy­age-enquête d’A4. Pho­to : William Loveluck.

Pour Tarik, ancien étu­di­ant de Paris 8 et mem­bre fon­da­teur d’A4, l’enjeu de l’installation d’exilés dans les cam­pagnes français­es dans les prochaines années est immense. D’une voix calme, les lunettes lui glis­sant sur le bout du nez, il explique : « En 2030, la moitié des agricul­teurs de la région aujourd’hui en activ­ité seront par­tis à la retraite, il y a un besoin urgent d’organiser la relève. Et puis, nous sommes entrés dans une crise cli­ma­tique qui néces­site de repenser la place de l’agriculture indus­trielle au prof­it d’une agri­cul­ture paysanne qui néces­site plus d’humains. Enfin, nous con­nais­sons une mon­tée de l’extrême droite qui rend urgent de bris­er l’entre-soi ».

Depuis un an, A4 organ­ise des voy­ages-enquêtes de quelques jours dans des fer­mes français­es. « Le but, c’est de dia­loguer avec des agricul­teurs qui sont intéressés pour nous accueil­lir. On veut décou­vrir leurs besoins, leurs inten­tions, pour ensuite penser à tra­vailler chez eux ou même à repren­dre leur ferme. Parce que cer­tains nous dis­ent qu’ils vont par­tir en retraite et que per­son­ne n’est là pour pren­dre la suite » déclare Sem­bala, exilé malien de 28 ans, et mem­bre de l’association.

« Ce qu’on veut construire ces dernières années s’apparente à des luttes qui ont plusieurs décennies d’histoire »

Par­ti de son vil­lage à 14 ans pour rejoin­dre l’Italie après une tra­ver­sée de la Méditer­ranée depuis l’Algérie, son par­cours est sin­guli­er. Arrivé en France en 2014, Sem­bala va con­naître six années de galère, à la rue. En sep­tem­bre 2020, il par­ticipe à la Marche des sans-papiers qui relie Mar­seille à Paris. Des mil­i­tants ren­con­trés dans le cortège lui par­lent de la Zone à défendre (ZAD) de Saclay (lire le reportage du Chif­fon, ici). « Depuis 2021, dit-il avec le sourire, j’ai con­stru­it ma cabane là-bas grâce à des copains de Bour­gogne chez qui j’ai habité avant ». C’est à ce moment qu’il ren­con­tre des mem­bres d’A4 et par­ticipe aux pre­miers voy­ages-enquêtes. En août 2022 il décide de par­tir trois semaines, via A4, à Tarnac (19) dans le Lim­ou­sin, pour par­ticiper à des tâch­es de cui­sine, de maraîchage et de boulan­gerie. « C’était vrai­ment trop bien. Main­tenant j’ai envie de tra­vailler la terre – je con­nais mal – com­pren­dre com­ment ça marche et voir si je veux me lancer là-dedans ou alors dans la boulangerie ».

L’après-midi s’enchaîne par la dif­fu­sion du doc­u­men­taire récem­ment sor­ti « Les Voix croisées2». Le doc­u­men­taire revient notam­ment sur les heurs et mal­heurs de l’expérience de la coopéra­tive agri­cole de « Somanki­di Coura », fondée en 1977 au Mali, par d’anciens exilés en France retournés au pays et voulant expéri­menter des modes de cul­ture de la terre sans machine. Une expéri­ence alors tout à fait mar­ginale. Pour Habib, exilé soudanais d’une trentaine d’années, lui aus­si mem­bre d’A4 : « C’est impor­tant de voir que ce qu’on veut con­stru­ire ces dernières années s’apparente à des luttes qui ont plusieurs décen­nies d’histoire. Mais en même temps, en la décou­vrant, je me suis dit qu’on est tou­jours dans les mêmes galères depuis les années 1970 ».

Sem­bala aux côtés d’habi­tants de la ZAD de Notre-dame-des-Lan­des. Pho­to : William Loveluck.

Habib quant à lui décide de quit­ter le Soudan en 2012, à cause d’activités poli­tiques lorsqu’il étu­di­ait à l’université (« ma vie com­mençait à être en jeu »). Arrivé en France après des mois d’un pénible périple, il cherche à rejoin­dre Calais pour l’Angleterre. Impos­si­ble de franchir la Manche pen­dant neuf mois de ten­ta­tives infructueuses ; c’est là qu’il ren­con­tre des mil­i­tants de No Bor­der3, qui lui con­seil­lent de rejoin­dre la ZAD de Notre-Dame-des-Lan­des (44), qu’il va aller décou­vrir. Sa demande d’asile rejetée, il décide de rester sur place. « J’ai com­mencé à con­naître des agricul­teurs, des gens en cam­pagne : ils me demandaient des coups de main pour de la soudure », activ­ité très recher­chée à laque­lle il est for­mé. De 2016 à 2020, il va œuvr­er dans la fab­ri­ca­tion de fours à pain. Sa ren­con­tre de mem­bres d’A4 à l’été 2021 vient répon­dre à une aspi­ra­tion déci­sive pour lui.

« Au Soudan, beau­coup pensent que l’agriculture est dif­fi­cile. Générale­ment, nos par­ents nous poussent à des études pour qu’on ne souf­fre pas comme eux… les jeunes ne veu­lent plus tra­vailler dans la cul­ture de la terre. Nos familles se deman­dent pourquoi on ne fait pas autre chose. Il ne com­pren­nent pas que ce qu’on fait par néces­sité au bled, on le fait par choix ici » pour­suit Habib, qui aimerait s’investir à fond dans l’essor de l’association et, à terme : « repar­tir au Soudan et pourquoi pas lancer un lieu col­lec­tif avec pra­tiques arti­sanales et paysannes. Ce serait superbe ! » clame-t-il, le regard ferme et les com­mis­sures des lèvres qui s’ouvrent sur un sourire.

Des fermes en Île-de-France pour accueillir les exilés ?

Ferme de Com­breux. Seine-et-Marne. Myr­i­am Suchet, habi­tante de la ferme et maître de con­férences à la Sor­bonne nou­velle, fait décou­vrir aux par­tic­i­pants du chantier ce lieu de vie au sud de Tour­nan-en-Brie (77). « La ferme de Com­breux, c’est un col­lec­tif com­posé à la fois des habi­tants qui vivent sur place mais ne cul­tivent pas et des cul­ti­va­teurs qui n’habitent pas sur place… Ici, on veut ouvrir un hori­zon qui dépasse la seule reprise des ter­res agri­coles : on veut aus­si éla­bor­er de nou­veaux rap­ports à la famille, à la péd­a­gogie, expéri­menter d’autres imag­i­naires en actes. Nous avons en par­ti­c­uli­er des rap­ports étroits avec nos voisins exilés et l’as­so­ci­a­tion Empreintes qui les accueille ».

La dimen­sion agri­cole est assurée par Thibaud et Jus­tine, instal­lés en GAEC pour le maraîchage, Mélanie pour les fruits et Bastien, paysan-boulanger qui, en 2021, a récupéré 60 hectares de sur­face agri­cole rachetées par l’as­so­ci­a­tion Terre de liens. Por­tant sa fille dans les bras, il nous pro­pose un tour du pro­prié­taire : « De la cul­ture du blé à la cuis­son du pain, je veux faire toutes les activ­ités pour réalis­er un pain », au terme de la vis­ite il annonce : « penser à met­tre à dis­po­si­tion une par­tie des 60 hectares, pourquoi pas à des exilés pour y faire de l’a­groé­colo­gie ou autre ? ».

L’après-midi s’enchaîne par la décou­verte de la ferme des Monts gardés sur la com­mune de Claye-Souil­ly (77). Cein­turé par les routes, le chemin de fer et des lignes à haute ten­sion, cet ancien site de 35 hectares se retrou­ve au milieu des années 2000 par­ti­c­ulière­ment pol­lué et infer­tile. En 2006, un pro­jet expéri­men­tal d’agroforesterie, d’élevage et de maraîchage est lancé par la paysag­iste Agnès Sour­ris­seau. « C’était une mis­sion de dépol­lu­tion sur des ter­res presque com­plète­ment mortes » annonce-t-elle en nous accueil­lant sous un chapiteau de for­tune dont la toile claque sous le coup des bourrasques.

                                         Sur la ferme du col­lec­tif Salto, aux Bil­langes (87). Pho­to : William Loveluck.

Aujourd’hui, seule une petite par­tie des 35 hectares, divisés en 200 par­celles, est cul­tivée. « Il faudrait trou­ver des forces vives pour cul­tiv­er ces ter­res. C’est pour ça que la venue des par­tic­i­pants à ce chantier pluri-ver­si­taire tombe très bien », annonce Agnès Sour­ris­seau, qui con­cède que les con­di­tions sur place sont assez rudes — mais stim­u­lantes, pour qui veut appren­dre différemment.

D’ailleurs, côté appren­tis­sage, Agnès Souris­seau par­ticipe depuis sep­tem­bre 2022 à l’ouverture du pre­mier lycée agri­cole entière­ment dédié à l’agroécologie, qui délivre un Cer­ti­fi­cat d’ap­ti­tude pro­fes­sion­nelle (CAP) et un Bac pro. Les cours sont à Sevran (93), la pra­tique est basée dans une vaste ferme de 2 000 hectares, dans le parc région­al du Gâti­nais (91). « Ceux qui sont inscrits pour les 3 ans du Bac pro peu­vent alors obtenir des papiers » ajoute-t-elle.

Un enjeu impor­tant pour A4. Selon Alitzel, mem­bre grenobloise de l’association : « On réflé­chit à ce que l’asso’ puisse avoir un statut juridique qui lui per­me­tte d’organiser l’installation durable d’exilés pour des boulots agri­coles ou arti­sanaux, manière aus­si de les régu­laris­er admin­is­tra­tive­ment ». Une pos­si­bil­ité est ouverte via les Organ­ismes d’accueil com­mu­nau­taires et d’activités sol­idaires (OACAS). Un statut juridique excep­tion­nel lancé par les com­mu­nautés de « tra­vailleurs sol­idaires » d’Emmaüs en France (plus de 120) qui accueil­lent près de 5 000 per­son­nes, dont la moitié de sans-papiers. Recon­nu en 2008, ce mod­èle est devenu depuis un agré­ment pour une ving­taine d’associations4.

L’accès à la terre des sans-pap’ : mission impossible ?

Pour Tarik : « Les fer­mes en lien avec A4 sont pour l’instant peu nom­breuses en Île-de-France, ce qui fait que celles de Com­breux et des Monts Gardés sont pré­cieuses. Tout le boulot de mise en rela­tion reste à faire ». Un tra­vail déjà entamé en France par le Ser­vice jésuite des réfugiés (JRS France), l’asso­ci­a­tion Tero Loko, le réseau CIVAM mais aus­si par le pro­gramme « WWOOF­ing Sol­idaire », créé en 2019.

Cette mise en rela­tion s’avère d’autant plus pré­cieuse que l’accès à la terre pour des per­son­nes ne venant pas du milieu ressem­ble à un chemin de croix5 . Pour William Loveluck, chargé de recherche et d’analyse pour Terre de liens : « Ceux qui ne sont pas social­isés dans ce milieu n’ont pas accès à l’information en cas de trans­ac­tion de sur­faces agri­coles. Dans le cas de trans­fert de pro­priété, la can­di­da­ture d’A4 auprès de la Safer, en présen­tant des pro­fils bien sou­vent sans diplôme agri­cole, ne pèserait pas lourd ». D’où l’intérêt selon lui que l’Association A4 monte une coopéra­tive de tra­vail agri­cole, et que Terre de liens mette à dis­po­si­tion des ter­res dont elle serait propriétaire.

La semaine d’échange se clôt au « lab­o­ra­toire artis­tique » du DOC (XIXe), par la dif­fu­sion du doc­u­men­taire « D’égal à égal6», qui retrace le voy­age-enquête d’A4 en févri­er 2022 sur la mon­tagne lim­ou­sine : « Avec ce docu’, on voulait cass­er l’idée de la cam­pagne comme ter­ri­toire hos­tile pour les exilés » développe Tarik. Une démarche qui vient se téle­scop­er à l’actualité. Car Emmanuel Macron a annon­cé, dans son dis­cours aux préfets du 15 sep­tem­bre 2022, vouloir dévelop­per pour le futur pro­jet de loi « asile et immi­gra­tion », qui sera présen­té début 2023 :« Une poli­tique pro­fondé­ment dif­férente de répar­ti­tion sur le ter­ri­toire des femmes et des hommes qui sont en demande de titre [de séjour], et y com­pris de celles et ceux qui les ont reçus ». Son idée ? Implanter ces per­son­nes en cam­pagne pour lut­ter con­tre deux maux : le dépe­u­ple­ment des ces dernières et l’entassement dans les ban­lieues. Une bonne nou­velle pour A4 qui se voit couper l’herbe sous le pied ?

Pour Tarik, il s’agit d’une fausse bonne inten­tion : « Il y a un principe fon­da­men­tal pour nous : c’est la lib­erté de cir­cu­la­tion. Si les per­son­nes avec un par­cours de migra­tion veu­lent s’installer en ville ou en cam­pagne, qu’elles soient libres de le faire. Avec Macron, on les forcerait à s’installer en cam­pagne — comme on le fait déjà avec l’ouverture de Cen­tres d’ac­cueil de deman­deurs d’asile (CADA) en cam­pagne depuis 2015 -, elles ne pour­raient pas quit­ter leur départe­ment et s’installer ailleurs sous peine de per­dre leurs droits, et c’est déjà le cas aujourd’hui ».

Nic­co, cheville ouvrière des chantiers pluri-ver­sités, abonde : « La ques­tion n’est pas de penser la ges­tion de la crise migra­toire depuis la hau­teur du point de vue éta­tique comme le fait Macron. Lui est dans une logique de loge­ment. Nous, on souhaite leur laiss­er le choix et que leurs activ­ités pro­fes­sion­nelles et sociales s’encrent à chaque fois dans un milieu de vie avec ses spé­ci­ficités : c’est une logique d’habitation bien plus large ». Qui plus est, ajoute Tarik, « Macron, par cette mesure, a peut-être l’idée de fournir une main d’œuvre corvéable pour l’agro-industrie en cam­pagne » dans un con­texte post-covid où le pre­mier con­fine­ment a vu une pénurie de main d’œuvre dans ce secteur.

Pour une révolution de la « subsistance »

La semaine suiv­ante, nous retrou­vons Nic­co dans un bar au bord du canal de l’Ourcq7. Il nous racon­te que le col­lec­tif de « repris­es des savoirs », qui a organ­isé ce chantier de « démé­trop­o­li­sa­tion » en a aus­si lancé plusieurs autres à l’été 2022, générale­ment à l’affiche baroque et séduisante : « Creuser une mare à grenouille con­tre la métro­pole », « Activ­er les savoirs nat­u­ral­istes au ser­vice des luttes », « Écolo­gie poli­tique d’une vanne à moulin » ou encore « Savoir/faire avec la nature, explo­rations écofémin­istes ». Le sweat à capuche hissé sur les oreilles, Nic­co explique : « L’idée de ces chantiers auto­gérés c’est que les savoirs soient le résul­tat d’une expéri­ence de vie com­mune et qu’ils met­tent en activ­ité à la fois le corps et l’esprit ». Et de pour­suiv­re : « Notre hori­zon de reprise des savoirs s’inscrit dans une cri­tique de l’institution sco­laire qui crée une hiérar­chie entre enfant et adulte et atteste de l’assimilation d’un con­tenu par un diplôme. Il y a des expéri­ences qui ont ren­ver­sé ce cadre au XXe siè­cle : l’Université de la Terre au Mex­ique, cer­taines écoles berbères en Algérie et de l’Espagne répub­li­caine ou l’Université expéri­men­tale de Vin­cennes ». C’est dans cette tra­di­tion qu’il souhaite inscrire ces chantiers.

« C’est notamment la métropole qui empêche cette autonomie des populations »

Selon lui, la cri­tique du dis­posi­tif sco­laire doit s’articuler à une ligne d’action poli­tique plus générale : « Nous sommes dans un con­texte de mul­ti­ples crises : migra­toires, sco­laires, du tra­vail, du loge­ment, de la paysan­ner­ie. Trop sou­vent, ces crises sont pen­sées séparées les unes des autres. Il y a la lutte des sans-papiers, la lutte éco­lo avec les march­es pour le cli­mat, la lutte syn­di­cal­iste pour le tra­vail, etc. Notre ambi­tion, c’est de dépass­er cette sépa­ra­tion à par­tir d’une pra­tique de la sub­sis­tance » c’est-à-dire de pren­dre en charge à l’échelle de petites com­mu­nautés la sat­is­fac­tion des besoins de la vie quo­ti­di­enne (se loger, manger, se vêtir, se cul­tiv­er, etc.).

« C’est notam­ment la métro­pole qui empêche cette autonomie des pop­u­la­tions ». En plus de cette dépos­ses­sion, Nic­co tient à soulign­er la dimen­sion colo­niale de la métro­pole parisi­enne, qui a his­torique­ment aspiré des « colonisés de l’intérieur » venus des régions français­es et des « colonisés de l’extérieur » notam­ment venus d’Afrique. « Démé­trop­o­lis­er » nos vies, c’est alors agir con­tre la dépos­ses­sion de nos savoir-faire, de notre cul­ture et de nos capac­ités de sub­sis­tance : « Tout ce dont souf­frent avant tout les exilés. C’est pour ça que nous devons nous organ­is­er pour faciliter le chemin de ceux qui aspirent à cette vie ».

Gary Libot, jour­nal­iste pour Le Chif­fon

Pho­to de Une — Lors d’un voy­age-enquête d’A4 à la ZAD de Notre-dame-des-Lan­des en novem­bre 2022. Sem­bala aux côtés d’habi­tants. Pho­to : Abra­ham Cohen.

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