Sur la place Sainte Cather­ine, en plein cœur du 4e arrondisse­ment, la vie se déroule tran­quille­ment. À l’abri de la con­fu­sion qui règne dans la proche rue de Riv­o­li, quelques passant.e.s se dépêchent vers leurs maisons, d’autres s’arrêtent avec leurs chiens en laisse. Tout est nor­mal, mais si on lève la tête, on peut repér­er des objets étranges aux deux coins opposés de la place, qui ressem­blent étrange­ment à des dis­ques volants. Ce sont les « médus­es » de Bruit­parif, des cap­teurs sonores avec caméra inté­grée, qui ont pour ambi­tion d’identifier, non seule­ment le vol­ume des bruits en ville mais aus­si leur source.

Chaque méduse est com­posée de 4 micro­phones, afin de pou­voir déter­min­er, grâce au laps de temps entre la sol­lic­i­ta­tion d’un micro et d’un autre, la prove­nance des bruits. Le sys­tème fait ensuite coïn­cider celle-ci à une image, cap­tée en temps réel par la cam­era inté­grée. Sur un site dédié 1à ce sys­tème, il est pos­si­ble de visu­alis­er en direct les images à 360o et les inten­sités sonores moyennes sur 15 min­utes pour chaque cap­teur util­isé, et donc d’avoir une idée assez claire de la source des bruits les plus intens­es.

Un pro­jet pro­posé à la ville de Paris par Bruit­parif, asso­ci­a­tion rassem­blant 95 mem­bres, dont des représen­tants de l’État (tels que le préfet de police, Didi­er Lalle­ment, ou le directeur de l’environnement de la région, Sébastien Maes), des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales (Président.es de con­seils régionale et départe­men­taux, maires, etc.), des entre­pris­es et des régies publiques (par­mi lesquelles la RATP et la SNCF) et des asso­ci­a­tions (asso­ci­a­tions de voisi­nage, de lutte con­tre les nui­sances sonores, etc.).

                                                             Image de la place Sainte Catherine, prise du site de Bruitparif.
                                         Dans la partie inférieure on peut observer les niveaux sonores qui évoluent dans le temps.

L’organisme s’occupe, depuis sa fon­da­tion en 2004, de « la mesure du bruit et d’accom­pa­g­n­er les autorités dans la for­mu­la­tion de plans de préven­tion de ses effets ». En phase de développe­ment et d’expérimentation depuis 2016, Bruit­parif prévoit de met­tre au point des appli­ca­tions 2 pour mesur­er les niveaux sonores de la vie noc­turne, des grands chantiers de travaux publics et des nui­sances provo­quées par les véhicules motorisés, selon une vidéo de présen­ta­tion de l’association pub­liée en ligne 3. Selon Jacopo Mar­ti­ni, chargé de mis­sion en acous­tique envi­ron­nemen­tale (sic) pour Bruit­parif : « Un des buts prin­ci­paux du pro­jet est la pro­duc­tion de cap­teurs sonores à un prix abor­d­able pour les munic­i­pal­ités et les entités publiques ». Les cap­teurs ont gag­né le « déci­bel d’or » (con­cours organ­isé par le Con­seil Nation­al du Bruit) en 2019, notam­ment parce qu’ils per­me­t­tent de « voire le bruit ». Tout un programme.

« Objectiver le bruit »

Le dis­posi­tif est en expéri­men­ta­tion dans plusieurs quartiers « ani­més » de la cap­i­tale : à Châtelet, sur la place sainte Cather­ine (4e arr.), le long du Canal Saint-Mar­tin, au bassin de la Vil­lette ou encore sur les quais de Seine. En 2019, les « méduses » ont soulevé l’ire de com­merçants à cause de l’expérimentation lancée à la Butte aux Cailles, dans le 13e arrondisse­ment 4. Une sit­u­a­tion déjà ten­due entre les riverains et les exploitants de bars a empiré après l’annonce de l’installation de six cap­teurs : les pro­prié­taires de com­merces se sont révoltés con­tre une mesure qu’ils jugeaient répres­sive, et dont l’objectif était selon eux de ver­balis­er les patrons de bars et les clients les plus bruyants .

Les « médus­es » sem­blent, pour l’instant, prin­ci­pale­ment mis en place dans des coins fes­tifs, où les con­flits entre riverains et exploitants de bar sont fréquents. Des dis­posi­tifs instal­lés soit sur demande des maires d’arrondissement, soit des asso­ci­a­tions de riverains qui se dis­ent derangé.es par le bruit. Selon Thier­ry Char­lois, chef de pro­jet « Poli­tique de la nuit » à la mairie de Paris et mem­bre du « Con­seil de la Nuit » de la mairie : « Le but du pro­jet des médus­es est de faciliter le dia­logue entre les riverains et les per­son­nes qui se trou­vent sur l’espace pub­lic, à tra­vers l’objectivation du bruit ».

Le pos­tu­lat de Bruit­parif et du « bureau de la nuit » de la Mairie est que la pos­si­bil­ité de met­tre sur la table une mesure pré­cise du bruit et de son orig­ine, son abstrac­tion, doit faciliter la solu­tion paci­fique des dis­putes qui peu­vent éclater autour des activ­ités noc­turnes. La machine au ser­vice de l’homme. Les ver­bal­i­sa­tions : « Ne sont pas du tout l’objectif, puisque de toute façon si on veut ver­balis­er pour tapage noc­turne on peut le faire avec des sonomètres » se défend Char­lois. Le cas de la Butte aux Cailles démon­tre pour­tant que les « médus­es » ne sont pas force­ment un élé­ment de paci­fi­ca­tion, mais plutôt une rai­son ultérieure de con­flit et d’incompréhension entre les riverains et les exploitants des bars, qui ont dénon­cé l’installation des cap­teurs comme un nou­veau mouchard qui vise à asep­tis­er la vie de leur quartier.

Des juristes électrisés par ces cnidaires technologiques

Le mot « objec­tiv­er » revient sou­vent dans les com­mu­ni­ca­tions de Bruit­parif et de ses parte­naires, visant à don­ner une image sere­ine et pos­i­tive de l’application de ce dis­posi­tif. Pour­tant, l’utilisation de cette tech­nolo­gie se situe dans un espace juridique flou, et touche à des domaines qui ne sont pas encore encadrés par la lég­is­la­tion. Les cap­teurs con­stituent un men­ace sérieuse du point de vue de la pro­tec­tion des don­nées per­son­nelles : les images et les sons col­lec­tés ne doivent aucune­ment pou­voir con­stituer des élé­ments per­me­t­tant d’identifier une per­son­ne et si c’est le cas, les citoyens doivent être alertés de cette pos­si­bil­ité, selon la loi rel­a­tive à la pro­tec­tion des don­nées per­son­nelles (RGPD).

La juriste Lucie Cluzel, pro­fesseur de droit pub­lic à l’université de Paris Nan­terre, souligne les principes qui sous-ten­dent le RGPD : « Il y a un principe de pro­por­tion­nal­ité, c’est à dire que le traite­ment des don­nées doit être pro­por­tion­nel à la men­ace pour la sécu­rité […] Un principe de final­ité, qui implique que le per­son­nel qui traite les don­nées soit bien for­mé et que le traite­ment soit encadré par la loi ; enfin un principe de con­sen­te­ment, qui exige le con­sen­te­ment des per­son­nes dont les don­nées vont être traitées ». 

Thier­ry Char­lois assure que les médus­es ne con­stituent pas un risque pour les don­nées per­son­nelles : « Les sons ne sont pas enreg­istrés, mais seule­ment mesurés et les images cap­tées sont floutées à la source, donc il n’y a aucun risque pour les don­nées des citoyens ». Jacopo Mar­ti­ni pré­cise : « Il y a une pre­mière prise de pho­to par la méduse, et ensuite nous sélec­tion­nons une zone qui sera à flouter. À par­tir de ce moment, les images seront automa­tique­ment floutées dans la zone envis­agée, où pour­raient se trou­ver des per­son­nes identifiables ».

La ques­tion de l’enregistrement des sons est pour­tant épineuse, comme le démon­tre le cas de Saint-Éti­enne. La ville a lancé en 2019 un pro­jet expéri­men­tal sim­i­laire à celui des «  médus­es », com­por­tant l’installation de cap­teurs sonores et de caméras dans le quarti­er de Trentaize-Beaubrun-Curiot 5. La mairie voulait détecter dans les rues les bruits comme les cris, les éclats de verre, les explo­sions, etc. La Com­mis­sion Nationale de l’Informatique et des Lib­ertés (CNIL) a ini­tiale­ment don­né son feu vert au pro­jet présen­té par l’entreprise Serenic­i­ty 6 , mais s’est ensuite attaquée aux dan­gers poten­tiels pour les don­nées privées, envoy­ant un avis négatif(pure­ment con­sul­tatif) au maire de la ville, Gaël Per­dri­au. Ce dernier, sous la pres­sion des Stéphanois, a fait marche arrière.

La pres­sion poli­tique subie par les décideurs à Saint-Éti­enne peut expli­quer l’attention qu’accordent les chantres de Bruit­parif à la ques­tion des don­nées per­son­nelles. Un sujet très sen­si­ble le doute n’est pas levé sur l’utilisation future des cap­teurs, malgré les garanties de Jacopo Mar­ti­ni, qui revendique : « Nous avons eu un avis favor­able de la CNIL ». Per­son­ne ne peut garan­tir que, une fois la tech­nolo­gie mise en place et dans une autre con­jonc­ture poli­tique, les cap­teurs ne seront employés pour l’identification des citoyens. A l’instar de l’état d’urgence qui a été util­isé bien au delà de son cadre ini­tiale d’application pour réprimer les mou­ve­ments soci­aux, les cap­teurs sonores pour­raient eux aus­si voir s’éten­dre leur domaine d’application.

La police médusé… ?

Le deux­ième doute qui vient à l’esprit est le pos­si­ble emploi des « médus­es » pour des opéra­tions de police. Actuelle­ment, aucune loi n’encadre l’usage des « médus­es » dans le cadre d’interventions poli­cières. Pour­tant, Thier­ry Char­lois fait écho au bilan des poli­tiques de la nuit 7 de la cap­i­tale, qui pré­conise l’achat de plusieurs cap­teurs par la Direc­tion de la Préven­tion, de la Sécu­rité et la Pro­tec­tion (DPSP), ser­vice rat­taché à la mairie de paris. Il sug­gère que sur la place publique où l’on ne pour­rait pas inter­venir sur les débits de bois­son, il faudrait don­ner la pos­si­bil­ité à cette pseu­do-police de ver­balis­er directe­ment les citoyen.nes.  : « Dans ces cas les médus­es ne pour­raient avoir une util­ité que si elles sont directe­ment en con­nex­ion avec le cen­tre de veille opéra­tionnelle de la DPSP ».

Out­re l’insis­tance sur la médi­a­tion et sur « l’objectivation » des nui­sances sonores, la com­mu­ni­ca­tion de Bruit­parif trahit une men­tal­ité quelque peu poli­cière : « Sans doute, les rési­dents ne por­tent pas sou­vent plainte auprès des forces de police parce qu’elles ne sont pas disponibles et le temps de venir, il n’y a plus rien à voir » se soucie Bruit­parif dans son inter­ven­tion à la con­férence « inter.noise » de Madrid en 2019.

 

 

Pour résumer l’idéal de Bruit­parif : des citoyen.nes dérangé.es par quelqu’un dans la rue font appel à la mairie ou directe­ment à Bruit­parif ; l’association installe ses micros ; les bruits sont mesurées ; les ver­bal­i­sa­tions dressées, au mieux on assiste à une con­cer­ta­tion ; le cas est clos. Mais dans quel con­texte se plaig­nent les citoyen.nes ? Et à quoi nous mèn­erait la général­i­sa­tion d’une telle tech­nolo­gie ? La ville de Paris s’est engagée dans un proces­sus d’embour­geoise­ment (gen­tri­fi­ca­tion en Anglais), comme la plu­part des mégapoles à tra­vers le monde, qui repousse les pop­u­la­tions plus dému­nies aux marges de la ville : dans les ban­lieues. Les riverains qui se plaig­nent « achè­tent [un loge­ment dans Paris] parce que c’est sym­pa, c’est bobo, et puis ils veu­lent faire fer­mer les bars » comme l’explique un patron de bar dans l’article de Medi­a­part sus­men­tion­né.

La loi d’orientation sur les mobil­ités votée en 2019 a déjà intro­duit un amende­ment ouvrant la voie à une expéri­men­ta­tion de cap­teurs sonores dans le but de ver­balis­er les véhicules trop bruyants. Rien n’empêche, donc, que les médus­es puis­sent un jour être des dis­posi­tifs policiers à part entière, comme le souligne Lucie Cluzel : « Les cap­teurs ne sont pas pour l’instant des out­ils de police admin­is­tra­tive, et pour cela il fau­dra un décret qui en encadre l’usage. Mais on va cer­taine­ment dans ce sens, avec les cam­pagnes sécu­ri­taires qui sont en cours en ce moment […] Il y a en plus un véri­ta­ble marché des tech­nolo­gies de sur­veil­lance ». Ce qui se révèle être le cas aus­si pour Bruit­parif, qui a crée en décem­bre 2020 une entre­prise, Vig­i­noiz. Seul action­naire : le même Bruit­parif. Le but ? Met­tre sur le marché les dis­posi­tifs élaborés par l’association, qu’ils ne pour­raient pas com­mer­cialis­er autrement.

Nager dans le « décor urbain »

La volon­té même de faire dimin­uer les « nui­sances sonores » relève d’une men­tal­ité fétichisée ou la ville est com­plète­ment asep­tisée, pro­pre, silen­cieuse, absol­u­ment fonc­tion­nelle, réduite à une abstrac­tion quan­tifi­able. Un décor urbain. Une men­tal­ité exem­pli­fiée par la théorie de la fenêtre cassée (Bro­ken win­dow the­o­ry), ren­due fameuse dans la New York des années 1990 par Rudy Giu­liani, alors maire de la ville. Selon cette théorie tout signe vis­i­ble de crim­i­nal­ité ou de déviance encour­age une aug­men­ta­tion de ces mêmes ten­dances. Ain­si, les élé­ments autrement inof­fen­sifs de l’ambiance urbaine (comme les tags sur les murs, la saleté ou… le bruit) sont crim­i­nal­isés. Une approche de la ville qui per­met de réprimer des pop­u­la­tions mis­éreuses, racisées, et sou­vent jeunes.

La flo­rai­son de tech­nolo­gies sécu­ri­taires, « paci­fi­ante », doit être insérée dans cet imag­i­naire de la ville comme lieu réservé au tra­vail et à la cir­cu­la­tion des marchan­dis­es. La « Safe city » étant l’humble servi­teur de cette ville. Comme l’explique Juli­ette, respon­s­able de la cam­pagne Tech­nop­o­lice pour La Quad­ra­ture du Net: « Les pro­jets comme celui de Bruit­parif relèvent du solu­tion­nisme tech­nologique. C’est à dire qu’on estime que l’application d’une tech­nolo­gie va per­me­t­tre de résoudre un prob­lème qui est en réal­ité humain. Ces tech­nolo­gies, qui sont aus­si des tech­nolo­gies sécu­ri­taires, devi­en­nent omniprésentes, on s’y habitue et on les utilise de plus en plus jusqu’à ce qu’on les con­sid­ère fon­da­men­tales ». Le prob­lème essen­tiel se pose donc dans ces ter­mes : dans quelle ville souhaite-t-on vivre ? La ville tech­nologique que nous pré­conise Bruit­parif est une ville où l’humain est trans­for­mé en une vari­able math­é­ma­tique, enseveli sous le poids des chiffres. Une ville où l’on nage avec des médus­es dans une mer par­faite­ment plate, une mer de décor.

La ques­tion soulevée par les « médus­es », en somme, va au-delà de la ques­tion de l’application courante de ces cap­teurs, et touche bien plutôt aux moti­va­tions pro­fondes de leur développe­ment. L’idée d’une ville « Safe » et « Smart » est au cœur de la vision des admin­is­tra­tions locales et éta­tiques, mais à quel prix pour la lib­erté des citoyen.ne.s ? En pro­posant un out­il tech­nologique pour chaque prob­lème de la vie col­lec­tive, ne risque-t-on pas de neu­tralis­er le débat démoc­ra­tique ? De dis­qual­i­fi­er encore un peu plus la parole ?

La ville des rêves de Bruit­parif et de ses thu­riféraires, est une ville-machine où il suf­fit de régler tel ou tel paramètre pour faire ren­tr­er le déviant dans la norme. Mais ne serait-elle pas une ville des cauchemars pour la grande majorité de la population ?

 

Gio­van­ni Simone pour Le Chif­fon

 

 

 

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