Après avoir patienté en rang derrière des barrières Vauban, vous entrez sagement dans ce vaste lieu et découvrez sur votre chemin des bacs de terre avec tomates cerises, damianas cultivées et lombricomposteurs. Vous poursuivez votre route appâtés par l’odeur du burger végé que propose le foodtruck un peu plus loin, sur la route une bière préparée par la Paname Brewing Company vous fait de l’œil, vous cédez. En hauteur un tableau de craie vous annonce l’atelier de recyclage qui débutera dans deux heures, vous annulez votre rendez-vous pour y participer. L’entrée dans le hall principal vous surprend, il est feutré, les gens pianotent sur leur ordinateur, vous allez vous installer sur les chaises longues en palettes disposées sur une mezzanine. Vous soufflez. Vous venez de découvrir l’un des nombreux tiers-lieux de Paname ou de sa banlieue. Vous vous sentez provisoirement intégré dans un milieu créatif, alternatif : le monde de demain. Mais vous ignorez encore que depuis la deuxième moitié des années 2010, ces lieux se vident progressivement de leur potentiel subversif du fait de leur institutionnalisation et de leur reconnaissance politique, à commencer par l’État.
L’État met les bouchées doubles depuis trois années pour financer ce nouvel Eldorado du tiers-lieu, avec son programme interministériel « Nouveaux lieux, nouveaux liens ». Relancé depuis la publication en 2021 du rapport « Nos territoires en action, dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir », le plan prévoit 130 millions d’euros, soit la moitié du chiffre d’affaires de la filière (2 500 tiers-lieux toutes catégories confondues comptabilisés en France). L’argent sera notamment distribué à des tiers-lieux labellisés « Manufacture de proximité », « Fabrique du territoire » et « Fabrique numérique du territoire ». Il s’agira de soutenir des lieux « productifs » et des « initiatives liées au numérique ». Le tout accompagné par l’association France Tiers-lieux, le Conseil national des tiers-lieux et le tout nouveau Labo des tiers-lieux, chargé de la com’ gouvernementale1 ». Du sérieux.
Pour susciter l’adhésion à cette nouvelle poule aux œufs d’or poule, la Convention Citoyenne pour le Climat s’est lancée à partir de 2020 dans une tournée nationale afin de soutenir ces « véritables laboratoires d’expérimentations solidaires […] où l’on y fabrique de nouveaux territoires en recréant du lien social, en réapprenant à travailler autrement ».
Enfin, début 2021, l’association A+ c’est mieux sort du bois pour fédérer les tiers-lieux à l’échelle de l’Île-de-France : une première. Les 200 adhérents choisissent « une gouvernance sociocratique inclusive » pour organiser des Tours des tiers-lieux, des Apéros et des Cafés Virtuels. L’idée étant de favoriser leur crédibilité auprès des acteurs publics afin d’obtenir plus aisément des lieux vacants et des financements. Avec un bon vent dans les voiles, la barque des tiers-lieux avance plus vite que jamais sur les eaux franciliennes.
Ce qu’on appelle aujourd’hui « tiers-lieux » ou « friches culturelles » sont à l’origine des lieux ouverts et animés, au gré des circonstances, par des collectifs n’ayant pas nécessairement de forme juridique définie et d’existence institutionnelle clairement établie. Ces collectifs repèrent un lieu : gendarmerie abandonnée, friche ferroviaire, siège social d’entreprise ou logement vide, et décident d’apposer à ce lieu une mosaïque d’inscriptions, de traces, d’approches politiques : généralement un refus de la société marchande et de ses institutions. Mais depuis la première moitié des années 2010, le secteur s’organise, les collectifs autrefois marginaux mutent et donnent naissance à des associations et des entreprises qui contrôlent aujourd’hui une part importante des friches industrielles et tertiaires, devenant les chantres d’une toute nouvelle économie des tiers-lieux.
« Ce business model des friches est si bien rodé et rencontre un tel succès qu’il en devient vecteur d’une certaine uniformisation2» analyse le journaliste indépendant Mickaël Correia.
Généralement, le modèle économique est semblable pour ces friches : de la bière IPA et des repas (localement produits dans le meilleur des cas) relativement onéreux, des concerts (gratuits ou payants) animés par les scènes locales, des ateliers d’artisans ouverts au public, des cercles de discussions sur l’Économie sociale et solidaire (ESS) et la possibilité de privatiser pour un après-midi ou un week-end les lieux.
En 2015, l’agence Sinny&Ooko s’installe sur les bords du quai de la Loire (19e), avec le Pavillon des Canaux, puis à Pigalle avec le Bar à Bulles, installé derrière la Machine du Moulin Rouge dont elle est le propriétaire depuis 2010. Mais c’est en 2018 que l’agence réalise l’un de ses plus gros coups en investissant pour quatre ans une ancienne friche ferroviaire pantinoise appartenant à SNCF Immobilier3. Deux millions d’euros investis et voilà que la Cité Fertile ouvre ses portes pour mettre en avant les « porteurs de solutions pour construire une ville plus durable ». Objectif : 1 million de visiteurs chaque année. La BNP Paribas, connue pour être l’un des plus grands financeurs européens des énergies fossiles, investit via sa filiale « Act for Impact ». Stéphane Vatinel, co-fondateur de l’entreprise, l’affirme sans ambage : « A la Cité Fertile, sans la BNP, nous n’aurions même pas pu ouvrir. Je leur dis merci. »
L’agence Sinny&Ooko, lancée en 2008 et aujourd’hui dirigée par Stéphane Vatinel, est une actrice majeure du secteur. L’agence acquiert en 2013 l’ancienne gare d’Ornano dans le 18e arrondissement de Paris, qui mènera à l’ouverture de la REcyclerie l’année suivante. Le tout « sans financement public » annonce fièrement Vatinel, mais avec l’édifiant soutient de la fondation de la multinationale Véolia, décriée pour sa gestion calamiteuse de l’eau dans la région4. À la clef : un soutien à la programmation culturelle du lieu, un cycle de conférence sur l’économie circulaire et une bibliothèque environnementale qui expose les mérites du développement personnel et des « énergies vertes ».
Sinny&Ooko aborde l’avenir sereinement. L’agence va poursuivre son développement avec l’ouverture de deux tiers-lieux culturels. Le premier sur les lieux de l’ancienne usine des Eaux à Ivry-sur-Seine, le second sur l’emplacement de l’ancien Tribunal de grande instance de Bobigny, tous deux transformés en « éco-quartiers ».
«Autant d’organismes décriés pour favoriser, ici, l’évasion fiscale, là, la bétonisation des terres arables ou la mise en place de méthodes de management déshumanisantes au sein de leur structure.»
Autre acteur d’envergure, l’entreprise Cultplace. Fondée par Renaud Barrilet et Fabrice Martinez, pour ouvrir la Bellevilloise en 2006, devenue l’une des têtes de gondole des friches reconverties en tiers-lieu. Depuis, l’entreprise a mis le grappin sur d’importantes friches urbaines, propriétés du secteur public ou parapublic, avec la Rotonde Stalingrad en 2012, la Petite Halle de la Villette en 2013, le Dock B dans les anciens Magasins Généraux à Pantin en 2018 et Poinçon dans l’ancienne gare de la petite ceinture de Montrouge à l’été 2019. À l’avenir, Cultplace investira le projet de cinéma « Etoile Voltaire » dans l’ancienne sous-station électrique du 11e arrondissement de Paris puis le Grand Bassin, dans l’ancienne piscine municipale de Saint-Denis.
La Lune Rousse, spécialisée dans « l’ingénierie artistique » et sponsorisée par la banque Axa, la bière 1664, SFR, Zalando ou Bouygues Bâtiment, gère quant à elle le Ground Control qui occupe d’anciens bâtiments de la SNCF à côté de la Gare de Lyon, en attendant la construction du quartier Bercy-Charenton5. Enfin, la Belle Friche, fondée en 2015, se veut « réveiller la ville qui sommeille ». L’entreprise a participé à l’ouverture du Sample à Bagnolet, nouveau lieu « Middleground6 » aux portes de Paris et du Point Fort d’Aubervilliers, qui s’inscrit comme un projet de gentrification7 pour préparer la sortie de terre du futur quartier du Fort d’Aubervilliers.
Les gestionnaires de ces lieux ne sont pas tous des entreprises, loin s’en faut. Plateau Urbain, coopérative d’urbanisme transitoire se voulant « Résorber la vacance et servir la création » et Yes We Camp qui œuvre pour « l’utilisation inventive des espaces disponibles » se lancent en 2013 et sont depuis des agents incontournables du secteur. Tous deux font partie des 22 « Pionniers French Impact », label gouvernemental qui estampille les structures de « l’économie sociale et solidaire prête au changement d’échelle8», notamment soutenues par de grosses firmes transnationales telles que la BNP Paribas (à nouveau !), AG2R La mondiale, Vinci, Google ou le MEDEF (Mouvement des entreprises de France). Autant d’organismes décriés pour favoriser, ici, l’évasion fiscale, là, la bétonisation des terres arables ou la mise en place de méthodes de management déshumanisantes au sein de leur structure.
«Une proportion importante des tiers-lieux reste encore animée par un unique collectif occupant.»
Plateau Urbain et Yes We Camp se sont associés pour la gestion et la programmation des Grands Voisins, friche culturelle incontournable du centre parisien, installée de 2015 à 2020 dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul du 14e arrondissement. Depuis, Plateau Urbain s’est spécialisé dans la mise à disposition de locaux pour l’installation de start-ups, d’ateliers d’artistes et d’artisans, d’associations locales mais aussi pour l’hébergement temporaire de réfugiés (en partenariat avec l’association Aurore). Le PADAF, installé dans des anciens entrepôts logistiques d’Universal Music à Antony ; les Cinq Toits dans l’ancienne gendarmerie du 16e arrondissement ou les Petites Serres dans le quartier Mouffetard en sont quelques illustrations. Yes We Camp ont quant à eux ouvert en 2018 une vaste friche de 9 000m² à Nanterre, appartenant à l’établissement public Paris La Défense. Au programme : pépinière horticole, potager urbain, espaces privatisables et espace de co-working. Mais le petit dernier de la famille, Les Amarres, se situe sur le quai d’Austerlitz (13e) dans des locaux appartenant au Port autonome de Paris (HAROPA). Il se veut être un « tiers-lieu inclusif » organisant l’accueil de jour de réfugiés et de précaires.
D’autres acteurs ont investi ce champ de l’occupation temporaire ces quinze dernières années comme Soukmachines (avec la Halle Papin 2 à Pantin, le Préâvie au Pré-Saint-Gervais ou l’Orfèvrerie à Saint-Denis), le collectif Curry Vavart (le Shakirail dans le 18e) ou le collectif MU (la Station – Gare des Mines dans le 18e). Enfin, une proportion importante des tiers-lieux reste encore animée par un unique collectif occupant. C’est le cas du 6B installé dans d’anciens locaux d’Alstom sur le bord du canal de Saint-Denis, du DOC qui occupe un ancien lycée du 19e arrondissement ou de l’emblématique Main d’œuvre sis depuis 2001 à quelques pas du Marché aux Puces de Saint-Ouen.
Définition d’« urbanisme transitoire » par Wikipédia : « Occupation passagère de lieux publics ou privés, généralement comme préalable à un aménagement pérenne ». A l’origine, les interstices urbains inoccupés était régulièrement investis (et continuent de l’être) par le milieu du squat : manque de logements décents, prix exorbitant des loyers, lutte pour la gratuité, hébergement des populations précaires, les collectifs portaient une critique sociale en acte dans ces lieux. L’occupation était informelle et spontanée.
A partir des années 2000, se développe, en Allemagne d’abord, puis en France, l’urbanisme tactique. Les riverains s’approprient une parcelle ou un local pour l’aménager provisoirement sans s’infliger les lourdeurs institutionnelles normalement requises. Des pratiques semi-contrôlées de l’urbanisme tactique va émerger l’urbanisme transitoire, qui a l’avantage pour les propriétaires d’offrir un cadre d’occupation rationalisé dans lequel les tiers-lieux vont s’engouffrer. Aujourd’hui, une large partie d’entre eux ont signé un bail d’occupation temporaire de quelques mois ou quelques années pour y développer les activités citées ci-dessus.
L’attrait pour ce nouvel urbanisme s’explique par l’explosion des prix du foncier ces dernières décennies et par l’allongement du délai de mise en place des projets urbains : 10 à 15 ans sont en moyenne nécessaires de la conception à la finition. Tout cela justifie : « La création d’un métier, d’une économie là où auparavant il n’y avait qu’une dynamique spontanée. Cette économie urbanistique émerge dans les années 2010. » analyse Cécile Mattoug, enseignante en urbanisme à l’Université de Paris 8 et co-animatrice du réseau de réflexion INTER-FRICHES.
Un propriétaire foncier — SNCF Immobilier ou la SOPIC — par exemple, possède un bâtiment ou une parcelle inoccupée et souhaite : « réguler une parenthèse dans la gestion de son site9 » le temps de sa reconversion. Le risque qu’il soit squatté n’est pas à exclure. Le propriétaire va alors aller toquer à la porte d’un Sinny&Ooko ou d’un Plateau Urbain pour demander la mise en place d’une occupation transitoire. C’est triplement bénéfique :
Premièrement, les squatteurs, qui ne rentrent pas toujours dans les cadres conventionnels de négociation, sont tenus à l’écart. Comme nous le confirme Dickel Bokoum, cheffe de projet pour La Belle Friche : « La crainte est très prégnante chez les propriétaires fonciers du squat ou de l’occupation non-désirée ou non-dialoguée. L’idée est de favoriser une appropriation choisie » Ainsi, les propriétaires reprennent la main sur des occupations incontrôlées en favorisant l’installation de tiers-lieux qui se tiennent sages. Une illustration patente pour Igor Babou, professeur à l’Université Paris Diderot, est celle de la ferme urbaine prénommée la « Prairie du Canal » à Bobigny, ouverte en 2017 : « A l’origine, il y avait des Roms installés dans l’ancienne usine de mobylettes juste à côté de l’actuelle ferme. Les flics les ont virés. Puis, le propriétaire foncier a immédiatement lancé un appel d’offre pour la création d’une friche urbaine afin de maintenir à distance les Roms. »
Deuxièmement, le propriétaire peut se dispenser de frais de gardiennage nécessaires pour tenir à distance le vulgaire, pouvant représenter 10 000 à 30 000€10 par mois en région parisienne. Non négligeable.
Troisièmement, un coup de com’ pour le proprio qui, en ouvrant un lieu de culture, se voulant underground ou une ferme urbaine, se montre ainsi vertueux, écologique, solidaire, etc. Tout bénef’.
« Le milieu associatif est de plus en plus dessaisi des projets d’urbanisme transitoire. Quelque part, on a une forme de professionnalisation du secteur.» Yann Watkin
Aujourd’hui, cet urbanisme transitoire devient la panacée de tout aménageur public ou privé en milieu urbain. La ville de Paris, les départements, le Grand Paris et la Région s’y mettent. Cette dernière a lancé depuis 2016 un Appel à manifestation d’intérêt (AMI) pour soutenir des projets dont le but est de « transformer le temps mort de l’aménagement d’espace en un temps vivant et fertile, porteur d’activités d’emplois et de contributions positives pour le cadre de vie riverain11». Déjà 107 projets ont été financés, dont le Shakirail, la Station – Gare des Mines ou la Prairie du Canal.
L’un des plus importants propriétaires fonciers ayant investi ce terrain est la SNCF Immobilier : « La SNCF s’est aperçue du potentiel jusqu’alors inexploité de ses friches ferroviaires. Depuis les nouvelles orientations de la société instaurées en 2015, elle a décidé de les valoriser au maximum », analyse Fanny Cottet, doctorante chez Plateau Urbain. En plus des tiers-lieux déjà existants sur ses friches, la SNCF Immobilier lance en 2020 un appel à candidature « À l’Orée de la petite ceinture » pour la reconversion de trois sites : les voûtes de Vaugirard (dans le 15e) et deux bâtiments de service (dans le 19e et 20e) dont la maison Florian, qui sera investie par Yes We Camp et l’association Aurore. Les tiers-lieux vont y fleurir partout.
Avec l’émergence de cette nouvelle économie, l’urbanisme transitoire opère une mutation d’importance. Jusqu’alors, les petites organisations, associations ou collectifs tenaient une place centrale dans l’occupation temporaire. Mais selon Yann Watkin, architecte chargé de mission pour l’Institut Paris Région : « Le milieu associatif est de plus en plus dessaisi des projets d’urbanisme transitoire. Quelque part, on a une forme de professionnalisation du secteur. L’urbanisme transitoire est un secteur émergent qui s’inscrit progressivement dans le système sociétal dans lequel nous sommes ». Ainsi, poursuit-il : « La région, dans l’attribution des subventions, va faire attention à ne pas fragiliser la demande issue du milieu associatif. Elle va privilégier des dossiers qui seront bien établis. »
Exit les petites associations ou collectifs sans trop de moyens. Il faut avoir les reins solides d’un Plateau Urbain ou d’un Cultplace et l’entregent pour attirer, ici, la BNP Paribas, là, Véolia, avec le soutien des politiques publiques. Et c’est ainsi qu’un milieu œuvrant à l’origine à l’ombre du marché se retrouve quadrillé par ses logiques, évinçant progressivement les plus petits au profit des gros : un oligopole digne de ce nom.
Et, à grand renfort de valeur sociale et environnementale, la subversion devient conforme.
Gary Libot pour Le Chiffon
Photo de Une > La Cité Fertile, tiers-lieu phare installé sur une ancienne friche ferroviaire de la SNCF dans le quartier de Quatre-Chemin, à cheval entre Pantin et Aubervilliers. Photo de Romain Adam.
Dessin 1 > par Le Narreux
Dessin 2 > par Le Narreux
Pantin : milieu de matinée. Après une semaine de chaleur, le ciel est redevenu moutonneux. Je franchis la grille anthracite et pénètre dans le salle d’accueil du Laboratoire écologique zéro déchet (surnom : le LÉØ). Dans la cuisine, trois personnes prennent le café ; au centre de la pièce un discret conciliabule se tient ; à l’arrière, un groupe s’affaire à réaliser des banderoles pour la manif’ de défense des jardins des vertus d’Aubervilliers expulsés la semaine 1. Le tout baigné dans une musique blues qui s’est faite oublier. Jovial.
Lieu singulier dans la proche banlieue parisienne, le LÉØ, c’est une asso et c’est aussi un vaste hangar, propriété de l’établissement public foncier d’Île-de-France. A l’origine installé à Noisy-le-Sec mais contraint à l’expulsion, c’est dans l’un des quartiers les plus pauvres de Pantin et de la région, à Quatre-Chemins, qu’Amélie, ancienne éducatrice spécialisée et Michel, marionnettiste de métier, ouvrent et squattent ce nouveau lieu courant 2019. Deux procès victorieux, en première instance et en appel, font jurisprudence. La cour d’appel de Paris reconnaît une « contribution essentielle à la société » et autorise l’occupation des lieu jusqu’au printemps 2023. Après cette date, le bâtiment et ses voisins seront rasés pour faire place à un « éco-quartier2» de 19 hectares.
Le but du laboratoire écologique zéro déchet ? Mettre sur pied un espace d’expérimentation pour de la récupération d’aliments, de vêtements, de matériaux divers, se former à la réparation et organiser des réseaux de redistribution. Ressourcerie, atelier d’auto-réparation de vélo et de matos électronique, atelier couture, atelier démantèlement et retraitement de la ferraille et du plastique, « matériauthèque », cuisine solidaire, récupération alimentaire et constitution de paniers à destination des familles dans la dèche. Une récupération alimentaire qui passe par différents canaux : accord avec des supermarchés du coin et des plateformes de livraison de repas en entreprise pour récupérer les invendus, récupération via des association de collecte (type Linkee ou Phenix), glanage sur les marchés. Le LÉØ rassemble chaque semaine des dizaines de kilos de bouffe qu’il redistribue via des paniers alimentaires, principalement des fruits et légumes.
Loin de l’idyllisme niaiseux de la-récupération-qui-sauve-la-vie-et-la-planète, Amélie, argue : « Avec nos actions de récup’ on ramasse la merde du capitalisme. Ce système a aussi besoin de gens comme nous pour récupérer ses rebus… On met surtout une grosse rustine à la société qui laisse des pauvres crever de faim et on fait le taff qu’elle devrait faire. » Au LÉØ, le collectif ne cesse de se questionner sur ses pratiques et sur le rôle social de la récupération et n’hésite pas à critiquer radicalement ses démarches. Un précieux exercice d’auto-réflexion.
Installés dans le petit salon du hall d’accueil, le soleil de fin d’après-midi a réchauffé les fauteuils sur lesquels on s’assoit. Avec Julie, qui habite ici depuis un an et Paul, qui vient d’emménager, le collectif est au complet. Discussion autour du rôle sociétal de la récup’. Faut-il maintenir les récupérations auprès des entreprises de livraison de repas aux entreprises ? Favoriser des réseaux plus marginaux ? Et d’ailleurs, quel rôle joue la récupération (de nourriture et de matériaux) dans la société industrielle ?
Paul démarre les hostilités : « En allant faire la récup’ à Totem 3 ce matin, je me suis senti mal à l’aise… Dans les bureaux, il y avait des écrans partout qui montraient des statistiques, des courbes et des diagrammes. On faisait une récup’ ambiance start-up. Là, je me suis dit que je venais mettre un pansement sur une machine dégueulasse. » Amélie abonde : « En plus, dans ce cas, on met une rustine à la moralité du chef d’entreprise qui n’a que le profit pour but. Sa conscience peut être tranquille : il ne jette plus. » « C’est sûr que je trouve plus discutable, poursuit Michel, qu’on aille récupérer de la bouffe auprès d’entreprises [comme Totem] qui vont être défiscalisées 4 plutôt qu’on aille faire nos récup’ en vélo directement dans les poubelles et qu’on les redonne. » Dans le premier cas, le système de production et de consommation est optimisé et renforcé dans sa logique, dans le second cas, il est détourné selon Michel.
« Sur le fond, il faut qu’on voit notre activité comme un bricolage temporaire. Tout l’enjeu reste de produire moins et de produire mieux. »
« Moi, je mets un peu tout dans le même panier : Totem, plateforme comme Linkee ou Phenix, récupération dans les supermarchés, glanage, poubelle, affirme Amélie la voix tranchante. Dans tous les cas, on récupère la merde du capitalisme et ce dans deux sens : à la fois on vide ses poubelles et en même temps on nourrit les gens qu’il rend pauvre. » Michel prend le contre-pied : « Lutter contre le capitalisme, c’est aussi lutter contre la consommation. Ce qu’on récupère et qu’on redistribue aux pauvres, c’est autant de choses qu’ils ne vont pas eux acheter. Ça fait de l’argent en moins qui circule, 20 % de TVA de moins : c’est-à-dire qu’on entretient moins la méga-machine en faisant les poubelles qu’en achetant de la nourriture. »
En mangeant un morceau de cake récupéré le matin même dans une supérette du coin, Paul déplore : « En récupérant ces produits, largement industriels, je trouve qu’on maintient une dépendance à cette forme de consommation et on ne rend pas nécessaire le besoin de créer un au-delà à cette dernière. ». Amélie tient à placer un bémol : « Majoritairement, dans les paniers, j’ai toujours voulu qu’on redonne des fruits et des légumes, pas des produits transformés et c’est ce qu’on fait. Sur le fond, il faut qu’on voit notre activité comme un bricolage temporaire. Tout l’enjeu reste de produire moins et de produire mieux.»
« C’est sûr que dans un monde idéal, ajoute Michel, chaque mairie aurait des champs à 20km de Paris et aurait une petite ferme où l’on peut avoir une autoproduction… ». Julie soutient: « Il faut coupler la récupération à l’autonomie alimentaire. Et l’autonomie alimentaire qu’on pourrait redistribuer gratuitement. Mais ici, on est quand même dans une périphérie urbaine très bétonnée, polluée 5. On n’est pas en mesure aujourd’hui, à part en hors-sol… »
Autre question épineuse : Est-ce que le don (nourriture, vêtement, etc.) aux pauvres ne participe pas à apaiser une colère (légitime) favorisant finalement le statu quo politique ? Pour avoir la paix : donnez du pain. Amélie : « Le LÉØ est certes un facteur de pacification sociale et je me demande parfois si je n’agis pas à rendre acceptable tout ce merdier. Mais il y a un principe de réalité. Tu dis quoi à Naia [prénom changé] qui a son bébé et qui t’appelle parce qu’elle n’a plus a manger ? Aujourd’hui, elle ne touche plus d’aides. C’est-à-dire que si on n’est pas là pour lui filer un peu de bouffe, il y a une solution : c’est la prostitution… Au premier confinement, j’ai reçu des coups de téléphone de mamans en larmes qui avaient faim parce que l’État ne faisait plus son travail, parce que les banques alimentaires ont fermées. Là, elles sont en larmes, pas en colère. C’est nous qui sommes en colère. » D’autant que, pour Michel : « Ce n’est pas parce que les gens sont en colère que les transformations sociales adviennent. La colère est mauvaise conseillère. Ils vaut mieux accompagner les gens qu’on aide, recevoir leur douleur et petit-à-petit monter une équipe pour une transformation sociale… ». Et c’est ce qui semble s’être produit au LÉØ.
Yédré, jeune maman de 27 ans, a été hébergée un an au LÉØ : « Je venais d’accoucher de ma fille, j’étais très fatiguée. Sans la nourriture et les vêtements que j’ai pu obtenir ici, je ne sais pas où j’en serai aujourd’hui… » Ce n’est pas seulement une aide temporaire qu’elle a pu recevoir ici, c’est un changement d’imaginaire qui s’est amorcé : « Maintenant, quand je vois une poubelle, parfois je regarde ce qu’il y a dedans. J’ai récupéré une tablette numérique une fois. Avant je l’aurai jamais fait. Ici, j’ai aussi appris la couture, le détricotage, je suis même allé en manifestation avec eux. » confie-t-elle avec un grand sourire qui s’ouvre sur le visage.
Même son de cloche pour Jalia [prénom changé], 23 ans, qui a participé à plusieurs ateliers au LÉØ : « Maintenant, pour meubler mon appartement, j’ai appelé des gens qui avaient des choses à jeter pour aller les récupérer. J’utilise beaucoup moins l’argent qu’avant. » Pour Jocelyne, maman camerounaise qui découvre le LÉØ en allant y chercher une poussette en novembre 2019 : « Les produits de seconde main n’étaient pas de qualité et la nourriture où la date de durabilité minimale était dépassée n’étaient pas mangeables. » Maintenant elle habille et nourrit ses enfants avec ces produits. « En Afrique, autour de moi, on achète et on jette beaucoup et de plus en plus alors que la misère croît. Grâce à mon passage dans ce lieu, j’ai compris que la récupération était un bon moyen pour ne pas acheter ». Elle conclut, la voix enjouée : « Ce qui est intéressant au LÉØ, c’est le lien entre le social et l’écologique. Dans les prochaines années, je vais faire en sorte de monter une association pour instaurer cet état d’esprit et ces pratiques, peut-être au Cameroun où nous avions une tradition de récupération, qui se perd de plus en plus au profit du tout jetable ».
Quant à l’Île-de-France, il n’est pas interdit d’y espérer la multiplication de ces lieux d’expérimentation jusqu’à ce qu’ils soient rendu progressivement inutiles. Leur inutilité rimant avec le démantèlement des logiques marchandes aujourd’hui chancelantes, mais triomphantes.
Gary Libot pour Le Chiffon
Photographie de Une > Grille d’entrée du LÉØ. Photo de Gary Libot.
Photographie n°2 > Paniers de fruits et légumes récupérés chaque semaine au LÉØ par les familles accompagnées. Photo de Gary Libot.
Photographie n°3 > L’atelier de réparation d’électroménager et de vélo dans le hall d’accueil du LÉØ. Photo de Gary Libot.