« Lycée Autogéré de Paris ». Derrière cette simple pancarte en fer rouge se cache un des tous premiers lycées expérimentaux de Paris. Niché dans le quinzième arrondissement, cet établissement a piqué ma curiosité. J’ai eu envie de rencontrer les potaches qui le fréquentent.
Il est midi passé, le soleil brille haut dans le ciel. L’entrée donne sur une grande cour centrale. Un groupe d’élèves a trouvé un peu de fraîcheur à l’ombre des grands arbres. D’autres étudiants sont assis sur des tables de pierre et discutent entre eux, écoutent de la musique ou révisent le bac, qui aura lieu dans une semaine.
La porte d’entrée est largement ouverte : Margot et Em, deux élèves de première au sein du Lycée Autogéré de Paris (LAP), me retrouvent : « Viens, on te fait la visite du bahut ! ». Les murs de l’école sont recouverts d’une multitude d’affiches, photos et graffitis colorés. Sur l’un d’eux je lis : « Ici commence votre avenir ».
Le LAP s’organise autour de deux principes fondamentaux et possède quelques particularités pédagogiques.
Premier principe : le LAP fonctionne sur le principe de libre fréquentation, à l’image du lycée expérimental d’Oslo, né en 1966 en Norvège. Pas de carnet de liaison, pas de relevés d’absences, pas d’appels aux parents. Les élèves sont responsables et autonomes : ils sont les seuls à décider de venir en cours. Ou pas. Une liberté qui peut sembler risquée : comment faire cours à des élèves qui décident de ne plus fréquenter l’école ?
Pour Elio, élève au LAP, cette décision fait sens : « Au lycée traditionnel, lorsque les cours étaient obligatoires, je n’arrivais pas à venir. Ici, je ne viens pas seulement pour les cours mais aussi pour l’organisation de l’école : je suis beaucoup plus présent ».
Deuxième principe : l’autogestion, inspiré des classes autogérées de Marly1 mises en place à partir de 1978 à Paris. Au LAP, les élèves et les professeurs organisent ensemble la vie du lycée. Ils sont tour à tour cantiniers, gestionnaires, administrateurs, personnels d’entretien. « J’ai appris beaucoup plus sur la vie et l’organisation administrative au LAP que dans n’importe quel lycée » remarque Em. Alors, l’école ne se résume plus aux cours.
Les relations dans l’établissement se veulent horizontales : la voix des professeurs et celle des élèves sont à égalité dans la prise de décisions au sein de l’établissement.
Le système d’évaluation diffère lui aussi de celui des lycées traditionnels. Tout au long de l’année, les élèves ne sont pas notés, de quoi réduire une importante source d’anxiété pour les lycéens. La compétence des élèves est bien jugée, mais elle prend la forme de commentaires écrits. Cette méthode d’évaluation permet de comprendre et d’analyser ses faiblesses sans établir de classement.
Des principes qui demandent une certaine auto-discipline de la part des élèves : « Au LAP, notre parcours devient ce qu’on décide d’en faire, c’est de notre responsabilité » nous confie Elio. Mais décider de devenir Lapien.ne.s demande un engagement qui ne correspond pas à tout le monde. En effet, en milieu d’année, un tiers des élèves quitte le lycée pour se rediriger vers d’autres écoles autogérées ou traditionnelles.
Samuel, professeur d’Histoire-Géo-Géo-politique au lycée évoque la fonction sociale du LAP. Selon lui, l’établissement vise à : « considérer et rendre une dignité aux élèves, à leur redonner confiance en eux ». Nombre des Lapien.ne.s2 choisissent ce lycée comme échappatoire face à l’enseignement traditionnel qui, bien souvent, les a exclus.
Em se livre : « Il n’y a pas d’alternative au LAP pour moi : si je retourne dans le système scolaire, je n’ai plus de scolarité. Au LAP, j’en ai une ». Elle poursuit, le ton clair : « J’ai quitté l’école car je ne venais jamais en cours. J’avais une phobie scolaire et ma seconde s’est très mal passée ». Il en va de même pour Loup, élève au LAP de 2001 à 2005, aujourd’hui artiste pluridisciplinaire qui s’exclame : « Le LAP m’a sauvé ! ». Mais d’autres élèves viennent ici par conscience politique critique du système éducatif traditionnel.
Le LAP a la « mauvaise réputation » d’être le lycée qui a le taux de réussite le plus faible de France au baccalauréat. En 2016, son taux de réussite était évalué à 42%, loin derrière la moyenne nationale à 82%3. Un chiffre repris par plusieurs journalistes afin de remettre en cause et discréditer l’efficacité des méthodes expérimentées au LAP. Mais est-il judicieux d’utiliser les résultats du bac comme pierre de touche de l’expérimentation pédagogique de ce singulier lycée ?
Les élèves qui se présentent au bac au LAP n’auraient — pour la plupart d’entre eux — pas eu la volonté de le faire dans un lycée traditionnel, où le rythme est imposé et la pression constante. Samuel se questionne : « Sans le LAP, où seraient nombre de nos élèves ? Dans la rue, dans les hôpitaux psychiatriques, dans les prisons (…) Les 40% de réussite au bac au LAP, ce sont toujours 40% d’élèves qui n’auraient pas réussi à le passer dans un lycée traditionnel ».
J’ai pu questionner quelques-uns des élèves du lycée cogéré de Saint-Nazaire 4 à la faveur des journées organisées en juin 2022 pour fêter les 40 ans du LAP. Un moment de rencontres et de partage au sein de différents ateliers (sérigraphies, DJ, fresques, etc.), des tables de discussions et une conférence menée par la sociologue Monique Pinçon-Charlot. Maewenn parle du bac comme d’un « monstre » qu’elle a due ré-apprivoiser et accepter. Maintenant, elle se sent prête à le surmonter.
Le LAP tient un peu à distance les impératifs de la compétition scolaire et des examens. Le bac n’y est pas un objectif incontournable. On cherche avant tout à recréer un lien avec l’enseignement et à épanouir les élèves. Cela passe par exemple par l’inscription systématique des élèves à des projets hebdomadaires et à des ateliers chaque après-midi de 16h à 18h : photo, théâtre, musique, radio, randonnée…
Elio résume : « Toute notre adolescence gravite autour du lycée, donc ça doit être un cadre épanouissant, sain et utile pour notre développement personnel ». Certains élèves décident même de ne pas passer le bac. Alors, ils peuvent rejoindre une classe spéciale de première et de terminale « Alternative Bac », qui se concentre sur la recherche de formations ou stages professionnalisants.
Mais pour les élèves du LAP qui ont la volonté de passer le bac, la réforme Blanquer (2019) complique les épreuves. Sans notes, le contrôle continu, désormais modalité d’évaluation, ne peut pas être mis en place au LAP.
Les élèves n’ont d’autre choix que de s’inscrire en candidat libre. Une semi-solution qui apporte son lot de problèmes.
Au programme : quatorze épreuves. Deux en classe de première et douze en terminale. Un nombre d’examens supérieur à celui proposé aux candidats traditionnels, qui ne doivent en passer « que » six (écrit et oral de français, philo, les deux spécialités de terminales et un grand oral). De quoi renforcer les difficultés des élèves atteints de phobie scolaire.
« Le LAP est un bubon politique que les bureaucrates de l’éducation nationale détestent »
Autre épreuve pour les lapien.ne.s : ils doivent retourner dans les lycées traditionnels pour passer leur bac, car le LAP n’est pas un « centre d’examen ». Em nous explique : « Le jour du bac, on nous impose de nouveau un environnement et une manière de travailler qui a été traumatisante pour nous par le passé ». Toutes ces difficultés conduisent une partie des Lapien.ne.s à ne pas se présenter au bac.
La réforme Blanquer poursuit la réduction des marges de manœuvre des lycées autogérés, consacrées 40 ans plus tôt. Au-delà du bac, elle complique l’organisation du lycée. La création des emplois du temps est par exemple devenue un véritable casse-tête.
L’emploi du temps est d’abord fondé sur le programme de l’année. Il peut être modulable grâce au principe de libre fréquentation. En fonction de ses besoins, de ses faiblesses et de ses connaissances, l’élève peut décider de privilégier, rajouter ou abandonner des cours. Un emploi du temps scolaire sur mesure, adapté à chaque personnalité. Margot raconte : « Je suis arrivée en seconde, je savais que je n’allais pas prendre de spécialité maths en première. Je suis allée voir mon prof de maths et je lui ai dit que je n’allais pas venir en maths car ça ne me servirait à rien pour mon projet professionnel. Je suis aussi allée voir d’autres professeurs pour intégrer de nouvelles matières de seconde, première et terminale car je savais que j’en aurais besoin plus tard ».
Mais il devient difficile d’organiser les cours avec autant de spécialités5 et moins d’élèves par classe. L’individuel prime alors sur le collectif.
Le lycée souffre aussi de pressions et de répressions extérieures. Que ce soient les élèves des lycées traditionnels, certains groupes d’extrême droite comme le GUD6 ou encore le rectorat, tous, par leurs actions ou leurs paroles, tentent de marginaliser le LAP. « Le LAP est un bubon politique que les bureaucrates de l’éducation nationale détestent ». Ce sont les mots de Stéphanie, professeure au LAP, pour exprimer la défiance grandissante que son établissement suscite auprès de l’institution.
« On est perçus comme des bêtes de foire dans le système traditionnel » nous dit Em. Les Lapien.ne.s se voient accoler une image stéréotypée : jeunes déscolarisés, occupés à fumer ou à sécher les cours pour le plus clair de leur temps.
Pour Stéphanie, une chose est sûre : le LAP dérange. L’État voudrait le transformer en un : « Lycée de la seconde chance », dont l’objectif serait de recueillir les élèves évincés par les lycées traditionnels : « l’objectif pour l’académie de Paris, c’est que le LAP n’accepte plus que des élèves en marge du système scolaire, alors que nous accueillons aujourd’hui des lycéens qui peuvent tout à fait être intégrés au système traditionnel mais le refusent ».
Samuel abonde : « Si le ministère laisse le LAP en vie, c’est qu’il joue le rôle ‘de voiture-balai’ du système traditionnel, lui permettant de se perpétuer ». A son corps défendant, le LAP pourrait participer à obérer une transformation généralisée de l’ensemble du système scolaire.
De la même manière, l’éducation nationale veut obliger le LAP à n’accueillir que des élèves en voie générale. Cette décision reviendrait à fermer toutes les « classes alternatives ». Une obligation inenvisageable pour le LAP : il est ouvert à tous ceux qui veulent tenter un enseignement alternatif. Le lycée s’attache à ne pas faire de sélection en fonction des trajectoires ou des vécus des candidats, mais uniquement par rapport à la motivation de chacun à s’investir dans l’organisation du lycée.
L’esprit du LAP ne cesse d’être menacé. En 2012, le rectorat a signé une convention afin de reconnaître l’existence, le statut et le fonctionnement dérogatoire du LAP. Elle a été re-signée il y a cinq ans et doit être de nouveau signée cette année. Mais, cette fois, le LAP craint qu’elle ne soit pas reconduite dans les mêmes conditions. L’organisation du lycée, le statut des élèves, le projet pédagogique, la transparence, font l’objet de débats et de négociations. La pérennisation du LAP comme lieu d’expérimentation pédagogique semble de plus en plus remise en cause. Samuel se confie : « Si l’Académie de Paris pouvait nous faire disparaître, il le ferait sans hésiter ».
Le LAP n’est pas le seul à craindre les décisions du rectorat. C’est aussi le cas du lycée cogéré de Saint-Nazaire. Maewenn nous explique : « Le rectorat n’adhère pas lorsque l’école sort du cadre. Du coup, il laisse le lycée vivant mais ne l’aide pas et menace de le fermer ».
Contactée, l’académie de Paris n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Malgré tout, le LAP résiste à cette libéralisation de l’enseignement. D’ailleurs, les demandes d’inscription d’élèves n’ont jamais été aussi importantes, preuve d’un certain succès de l’établissement. Une tendance logique au vu de la dégradation progressive de l’institution scolaire ?
Jeanne Ambrois, journaliste pour Le Chiffon
Photo de Une > Élèves en récréation dans la cours principale du lycée. Crédit : @emlnke.png sur instagram, élève au LAP.
Photo 2 > A l’entrée du bâtiment principal du lycée. Crédit photo : Em.
Illustration 3 > La cour du lycée par Carlos, élève au LAP.
Jaber Al Mahjoub (1938–2021) partait chaque matin avec ses grands sacs à carreaux Tati. L’un contenait ses affaires de toilette et de dessin, l’autre sa production de la nuit qu’il écoulait dans la journée. Des tournées d’une dizaine de kilomètres, des trajets qui variaient selon les périodes. Il sillonnait les rues de Paris à la façon d’Aguigui Mouna (1911–1999) qui, vingt ans plus tôt, partait à vélo haranguer les foules. Repérables l’un comme l’autre à leurs gesticulations, leur aptitude à faire le clown, leur qualité d’amuseur public.
Sur le parvis de Beaubourg, c’est Jaber le saltimbanque que vous croisiez. Il joue de l’oud, instrument de musique à cordes pincées, et il déclare : « Mesdames et Messieurs je suis professeur à la Sorbonne, je donne des cours aux Beaux-Arts », suivi par des rires, des cris d’animaux, il ajoute parfois « prof de n’importe quoi, ma sœur frappait ma mère et je vous comprends très bien1» ! C’est celui qui fait l’âne, son animal fétiche, en souvenir peut-être de celui qui l’a accompagné dans une fugue de six mois « A 12 ans je suis allé dans la montagne avec un petit âne que j’avais trouvé, j’avais le magasin sur l’âne. Je vendais le thé et le sucre » me confiait-il.
Jaber qui ne savait ni lire, ni écrire, empêtré dans ses contradictions, faisait rire. Il avait pour règle de ne jamais se plaindre, de ne jamais dire que cela ne va pas. « Toujours la banane » précise Kinroux Mona, porteur de livres, toujours propre, fréquentant chaque jour les bains douches de son quartier. « Je ne fume pas, je ne bois pas » annonçait-il, comme gage de son hygiène de vie d’homme fréquentable. Il expliquait de cette façon, cette force incroyable qui le propulsait quotidiennement dans des déambulations parisiennes interminables aux parcours imprévisibles…
Peinture de Jaber. On y reconnaîtra facilement un Rastignac amiénois. Collection Dominique Marie Boullier.
Laurent Lefèvre raconte les sketches de Jaber, « le roi de Beaubourg » comme on le nommait dans ce quartier : « D’une voix puissante, il jongle avec les phrases, chaque mot chasse le précédent et en amène un autre, il danse, il grimace, miaule, aboie, parle et chante dans diverses langues. Il donne du relief à tout ce qui sort de sa bouche et de son instrument à cordes, faisant vibrer son corps dans le même tempo. Il improvise des dialogues où se répondent tantôt une voix grave, masculine, tantôt une voix féminine. En bon chef d’orchestre, il dirige son public et l’entraîne dans un enthousiasme communicatif. Faisant le pitre, il navigue en permanence entre absurde et auto dérision2 ».
« Jaber avait une manière de s’inscrire dans la ville à rebours de son temps, qui constitue une critique en acte de la déshumanisation de nos vies dans la métropole parisienne ».
Malgré son insistance, je n’ai jamais voulu connaître ce Jaber là : les clowns ont parfois des sourires plus tristes que des sanglots. Par contre, je l’ai suivi dans ses pérégrinations autour de Beaubourg jonglant d’un café à l’autre, il pointait du doigt avec fierté les peintures accrochées au mur derrière le comptoir qu’il avait offertes ou vendues. C’était la seule forme d’exposition qu’il vivait bien. Un des rares rendez-vous où nous nous sommes retrouvés. Jaber était surprenant, insaisissable, sans adresse postale ou électronique, sans téléphone fixe ou portable et pourtant tu pouvais le trouver partout, surtout si tu ne lui avais pas donné rendez-vous ! A l’heure où les réseaux informatiques quadrillent nos échanges, nos déplacements, nos transactions, Jaber traçait les lignes de sa liberté sur sa toile, celle de ses peintures. Jaber avait une manière de s’inscrire dans la ville à rebours de son temps, qui constitue une critique en acte de la déshumanisation de nos vies dans la métropole parisienne.
J’étais déjà sur ses traces, lorsqu’au cours d’une ballade dans Paris, j’ai aperçu par la fenêtre du bus 69 ou 85 (les deux s’arrêtent à la station Pont neuf — Quai du Louvre), de nombreuses toiles accrochées à la boite d’un bouquiniste ; je saute de l’autobus… C’était la première fois que je voyais des toiles de Jaber de ce format (80/98 cm) ! Elles étaient suspendues par paquet de 10 par de grosses pinces à dessin. On pouvait les regarder comme on consulte un carnet d’illustration. J’en ai rapporté une que j’ai fait monter sur châssis.
Le hasard a voulu que je rencontre Jaber, l’artiste insolite qui fait danser les couleurs. Je l’ai vu pour la première fois alors que je rentrais bredouille d’une vente aux enchères. Il dessinait adossé à la grille, assis sur les pierres qui bordent le square en face de chez moi. Regardant le dessin en cours, j’identifie le style et espérant une confirmation. Je l’interroge : Jaber ? Un large sourire éclaira son visage. Ses yeux riaient sous ses sourcils épais, content d’être reconnu, une barbe blanche, des cheveux ondulants dépassaient de son béret. Jaber avait encore la vigueur et la luminosité de la jeunesse. Ses pieds nus blessés témoignaient de son opiniâtreté à parcourir le monde. Il me montrait ses autres dessins, des petits formats, heureux de l’attention que je leur portais. Une complicité naissait.
Les combats de boxe reviennent souvent dans ses tableaux, souvent aussi comme des métaphores de la vie politique. C’est un voyage dans le temps que nous entreprenons alors : Jaber a fait 17 combats de boxe : « J’ai été boxeur à la Bastille chez Monsieur Koulou et dans les salles à Saint Denis où venaient tous les Tunisiens. Je faisais rire les boxeurs, je faisais le mouton et toujours je gagnais. J’étais très beau3» confiait-il à une revue d’art4 Un sport violent pour gagner beaucoup d’argent ? Jaber ne s’imposera pas la rigueur de travail que suppose la boxe. Il est courageux mais il faut aussi beaucoup de patience pour répéter mille fois le même geste de base. Et la compétition n’est pas son fort. Il ne poursuivra pas dans cette voie. Il restera cependant très fier d’avoir été photographié en compagnie de Muhammad Ali en 1971.
Et c’est bien cette violence physique qu’il transposera dans le monde politique en représentant à maintes reprises Chirac, Sarkozy, Macron en boxeur et lui-même, le plus souvent, en arbitre.
Ses ressources sont maigres5 et il a besoin de les compléter. Il ne possède aucun moyen de paiement virtuel. Il déclare en me voyant partir vers le distributeur : « Tiens, l’argent sort des murs maintenant ! ». Pour assurer ses dépenses, il préfère confectionner ses propres moyens de paiement alternatifs, la nuit, dans sa chambre minuscule. Il préfère négocier ses achats quotidiens en tableaux.
Il supporte mal les expositions de ses propres toiles qui donnent lieu à une spéculation qui le dégoûte. Certains galeristes s’arracheront les cheveux ou refuseront carrément de l’exposer : « Jaber est incontrôlable » assure-t-on. Michel Ray, ex-galeriste passage Molière, du côté de Beaubourg, déclare : « Il nous sabote même le travail. Il est du genre à s’asseoir devant les portes de l’expo et à conseiller aux gens de ne pas acheter sur place et de le contacter plus tard, quitte à brader sa peinture. C’est vraiment un personnage à part, mais très attachant ».
Peinture de Jaber. Collection Dominique Marie Boullier.
Alors Jaber vit au jour le jour, dans des conditions difficiles. « Une toute petite chambre sans eau, sans électricité » raconte Michel Nedjar entre admiration et compassion : « quand on rentre chez lui, on marche carrément sur le lit, tellement il y a de choses par terre partout, et là, il crée, il œuvre ». C’était en 1982. Il quittera ensuite le Marais pour un petit local de 9 m² situé rue du Roule, à mi-chemin entre Le Louvre et les Halles. La pauvreté — même pénible — est pour lui une condition de la création artistique : « Si tu ne connais pas la misère, tu ne peux pas devenir peintre »6 déclarait-il à Catherine Sinet, directrice de Siné Mensuel, en 2017.
C’était un homme libre, fidèle à ses convictions qui s’est envolé pour sa Tunisie natale. Jaber est mort debout : « Cet homme plein de bonheur pour tous nous a quitté en octobre 2021 » dira David7.
L’œuvre qui lui a donné le plus grand contentement, parce qu’elle est visible par tous et ne pu être marchandisée : une série de peintures murales au carrefour de la rue de Ménilmontant et de la rue du Retrait8. 3 grands panneaux : une femme portant une baguette sur sa tête à gauche, plusieurs femmes sur un âne à droite. Au centre Paris, la Tour Eiffel, la Seine, les barques — certaines coulent.
Dominique Marie Boullier pour Le Chiffon
Photo de Une : Portrait de Jaber par SEBD, peint à l’angle rue du Retrait — rue de Ménilmontant (20e).
Bon alors, c’est quoi une « mutuelle de fraudeurs ? » Eh bien c’est un groupe (disons une vingtaine de personnes) se réunissant régulièrement (une fois par mois en général) pour mettre des moyens en commun (de l’argent) qui servent à rembourser les amendes de leurs membres, qui ne payent pas, ou pas tous, leurs tickets de métro. En pratique, les membres paient tout de suite l’amende, puis se font rembourser lors de la réunion sur la caisse commune.
Les mutuelles ont existé dans différentes villes et différents pays. Elles seraient nées à Malmö, en Suède, dans les années 90. Il y a eu un collectif sans-ticket à Bruxelles au tournant des années 2000. Il existe un certain nombre de témoignages et de brochures au sujet des mutuelles, qui montrent une grande diversité de pratiques et de contextes. Impossible pour cette raison de faire le tour de la question en quelques lignes. Nous pouvons néanmoins formuler quelques réflexions sur une forme d’association assez curieuse, il faut le reconnaître. Nous parlerons surtout de Paris, parce que c’est la ville que nous connaissons le mieux, et parce que c’est un article du Chiffon : ici c’est Paris !
Si les mutuelles de fraudeurs ont fait l’objet de quelques articles dans la presse (autour de 2010), impossible de savoir si elles existent encore. Si c’était le cas, nous éviterions de les faire connaître ou d’en faire la promotion, car c’est interdit par la loi.
Bref, les mutuelles de fraudeurs, ça n’existe plus, ça n’existe pas, mais ça reste intéressant.
La première chose qui vient à l’esprit quand on considère une mutuelle de fraudeurs, c’est qu’elle consiste à ne pas payer les transports. C’est dans le nom : on fraude. Impression que vient confirmer le fait que de nombreuses mutuelles revendiquent la gratuité des transports en commun. Quand on creuse un peu la question, celle-ci se complique cependant. En effet, la première chose que l’on fait en entrant dans une mutuelle, c’est payer. Une petite cotisation, certes, 7 ou 10 euros par mois. Mais multiplié par 20, cela fait tout de suite 140 à 200 euros, qui rentrent dans les caisses de la RATP sous la forme d’amendes payés rubis sur l’ongle (les mutuelles encouragent le paiement immédiat — c’est moins cher). D’autre part, il faut prendre en compte le fait que même les usagers qui paient « normalement » le métro n’en règlent en réalité qu’une petite partie, puisque leur abonnement ou leur ticket est largement subventionné (par l’employeur, par la région, l’État, le département). Le coût du transport est donc déjà socialisé à grande échelle.
Ajoutons qu’historiquement (depuis les années 70), la fraude a été prise en compte comme un « coût » à comparer (un économiste parlerait « d’arbitrage ») avec les « bénéfices », que représentent la réduction des effectifs dans le métro et le bus (c’est toujours un économiste qui parle). En pratique, on a supprimé les êtres humains dans les stations et les bus, ce qui rend possible la fraude, impensable dans un contexte où il y aurait un employé derrière chaque tourniquet et un receveur dans le bus.
Enfin, la RATP est une entreprise qui exporte son savoir-faire et vend ses métros partout dans le monde. Elle peut se permettre de perdre un peu ici pour gagner là-bas. Bref, le fait de payer ou non son ticket est loin de résumer la question du financement d’un transport de masse, d’ailleurs structurellement déficitaire. Ce que l’on sait avec certitude, c’est que l’absence d’un tel système de transport coûterait trop cher. C’est même impensable : comment transporter les millions de travailleurs de leur domicile à leur travail dans une mégalopole comme l’agglomération parisienne ?
Pour ne parler que de l’Île-de-France, on constate d’ailleurs que le prix des transports a tendance à baisser (dézonage du navigo, ticket limité à 5 euros en Île-de-France, forfait pollution), preuve que nos élus, regroupés dans Île-de-France Mobilités (ancien Stif), avec à sa tête Valérie Pécresse, ne sont pas obnubilés par le financement des transports par le biais du ticket. Par contre, ils adorent les caméras, les portiques et les agents de sécurité, qui ne servent pas uniquement à vérifier la validité des titres de transports. Au-delà du coût du transport public, se pose donc la question de la discipline des usagers.
Autre caractéristique marquante des mutuelles de fraudeurs : elles sont une protestation contre les procédures de contrôle. Elles se considèrent elles-mêmes comme une manière de s’organiser pour que les couches les plus précaires de la métropole puissent continuer de prendre les transports en évitant la répression, puisque le paiement immédiat de l’amende arrête toute poursuite. Le fait de ne pas payer son abonnement ou son ticket, a également été revendiqué comme une protestation contre la technologie RFID, qui permet de centraliser dans une base de données informatisée les déplacements individuels. Les mutuelles relient donc en pratique la manière dont on s’acquitte de son trajet, le contrôle de ce paiement, et une question plus large de liberté. Les mutuelles l’abordent souvent par le truchement de la question des sans-papiers : être contrôlé sans ticket, cela veut dire un contrôle d’identité, et si l’on a pas ses papiers…
« Le délit consiste donc à faire la promotion d’une mutuelle particulière »
Plus largement, il est en effet légitime de s’interroger sur le fait qu’un acte aussi banal (au moins en apparence) que se déplacer, qui relève donc de la liberté fondamentale d’aller et venir, se fasse sous l’œil de caméras de surveillance, d’agents de sécurité surarmés, de contrôleurs qui contribuent à étoffer les dossiers de surendettement (qui contiennent bien souvent des amendes majorées), validés informatiquement, avec une législation qui relève de l’antiterrorisme. La loi du 22 mars 2016 dite « loi relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports publics, dite « Loi Savary », punit de 6 mois de prison et 7500 € d’amende ceux qui auront, sur une période d’un an, eu 5 contraventions impayées pour avoir voyagé sans titre de transport (jusque-là, il en fallait 10). On parle de plusieurs centaines de peines de prison prononcées pour ce motif.
La même loi Savary vise également de façon explicite les mutuelles de fraudeurs : « est puni de 6 mois de prison et 45 000 € d’amende le fait d’annoncer, par voie de presse, qu’une mutuelle de fraudeurs existe » (Il a fallu pour cela modifier la loi sur la presse de 1881). Et, en effet, la mutuelle de Lille s’est faite attaquer, avec procès, perquisitions, sur la base de son blog. Le délit consiste donc à faire la promotion d’une mutuelle particulière, et non pas à prendre le métro sans payer, qui relève de la contravention (comme ne pas payer son stationnement, par exemple).
« L’auto-organisation, l’action non-violente (et discrète) contre des aspects dégoûtants de la vie en métropole : le tri, le contrôle des usagers de transports et la stigmatisation de ceux qui ne peuvent payer, est un mérite incontestable des mutuelles. »
Le délit, depuis 2001 et la loi dite de Sécurité Quotidienne (gouvernement Jospin) renforcée par la loi Savary citée plus haut, est le délit de « fraude par habitude », qui consiste à ne pas payer ses amendes. Or, un des principes de fonctionnement d’une mutuelle est justement de payer l’amende immédiatement. Ainsi, elle n’est pas majorée, le contrevenant n’est pas obligé de donner son identité, et l’amende fait office de titre de transport, on peut voyager avec. En poussant un tout petit peu le raisonnement, on pourrait même dire que les mutuelles font acte de civisme en aidant certaines catégories d’usagers à se mettre dans le droit chemin… et il est vrai qu’en lisant des compte rendus de procès pour fraude par habitude, on peut ressentir la désagréable sensation de voir criminalisée la misère. Si plus de gens s’organisaient en mutuelles, les amendes seraient payées et les tribunaux moins encombrés. Avec des si…
En vérité les mutuelles relèvent bel et bien de la désobéissance civile, au sens d’un refus des règles habituelles de fonctionnement d’une institution et d’une loi, qui ne cherchent pas une confrontation directe avec le gouvernement, mais s’organisent en dehors de l’État, au niveau de la société civile, pour reprendre une distinction chère au libéralisme politique. Dans ce cas, la loi est contournée plus qu’affrontée de face, les mutuelles s’appuient sur les libertés civiles : liberté d’aller et venir, anonymat, liberté d’association, et profitent de manière très intelligente de l’ambiguïté de la loi, qui réprime comme un acte délictueux, voire terroriste, ce qui n’est qu’une contravention. L’auto-organisation, l’action non-violente (et discrète) contre des aspects dégoûtants de la vie en métropole : le tri, le contrôle des usagers de transports et la stigmatisation de ceux qui ne peuvent payer, est un mérite incontestable des mutuelles. On ne peut que regretter qu’elles n’aient pu faire tache d’huile et aient finalement disparu.
Il y aurait une critique à opposer aux mutuelles. La première est l’absence de remise en cause du transport de masse. On a écrit plus haut qu’il était naturel de se déplacer, mais utiliser pour cela une méga-infrastructure qui coûte 10 milliards d’euros par an, avec ce que cela représente, entre autres, comme dépense d’énergie, doit être remis en question. On voit bien que la revendication de gratuité est insuffisante. Le développement du Grand Paris, la destruction des terres agricoles à Gonnesse, à Saclay, à l’inverse ce que le développement des infrastructures peut avoir de néfaste en termes de destruction de la nature. L’expulsion des classes populaires du centre-ville, l’encouragement à l’urbanisation, sont autant d’exemples des effets pervers de transports ultra-efficaces.
Cependant, les espaces de solidarité concrète et de discussion sont trop rares de nos jours pour qu’on puisse se payer le luxe de dénigrer ce genre de pratiques. On a vu, en temps de pandémie, l’espace public disparaître d’un jour à l’autre, et l’autorisation de circuler dans certains lieux conditionnée à une validation informatique, une sorte de passe sanigo, un pass navigo sanitaire. Si les mutuelles avaient été plus nombreuses, peut-être que des pratiques de désobéissance auraient été possibles et, au lieu de voir chacun de nous isolés et réduits à l’impuissance, des collectifs de confinés et des caisses de soutien pour les amendes sanctionnant la liberté d’aller et venir auraient fleuri un peu partout en France.
Avec des si… on mettrait Paris en mutuelle.
Nicolas Eyguesier pour Le Chiffon
Sources :
Au grand dam des ésitériophiles1, le ticket de métro c’est fini ! Comment toute cette histoire commence-t-elle ? Eh bien, en 2015 le Syndicat des transports d’Île-de-France (STIF, renommé Ile-de-France Mobilité, IdFM depuis 2017), autorité organisatrice du réseau ferroviaire dans la région, lance son « Programme de Modernisation de la Billetique ». L’objectif est double : remplacer les tickets magnétiques par de la télébilletique (utilisant la technologie RFID) et le passe Navigo, aujourd’hui possédé par 5 millions d’usagers dans la région, en l’important sur l’ordiphone ; instaurer la tarification à l’usage pour plus de « flexibilité2 ». Un programme conforté par l’élection de Valérie Pécresse en 2016 à la présidence de la région, candidate chantre de la numérisation des titres de transports, qui devient la nouvelle directrice du STIF. Le tout dans un contexte de préparation des Jeux Olympiques de 2024, du lancement du Grand Paris Express d’ici 2030, qui doublera la taille du réseau de métro, et de l’ouverture de l’intégralité du réseau de transport francilien à la concurrence, qui s’échelonnera sur 15 ans (2024–2039).
L’abandon du ticket magnétique est alors prévu pour 2019, puis 2021… puis finalement 2025, pour une disparition totale. La cause du retard ? Une tension sur le marché mondial des cartes à puce causée par la crise covidienne et un problème technique de stockage des cartes dans les distributeurs de la région… Selon Sébastien Mabille, responsable du service de presse chez IdFM, trois raisons ont présidé au choix de l’abandon du ticket : « C’est une mesure écologique : près de 550 millions de tickets étaient vendus chaque année, dont près de 10% étaient perdus et jetés dans les rues. Un certain nombre étaient démagnétisés, ce qui donne une charge de travail inutile aux guichetiers pour les remplacer. Enfin, c’est plus pratique, plus rapide à valider aux tourniquets ». Tout bénéf !
« IdFM veut inciter au maximum au post-paiement notamment parce que les usagers se rendent moins compte qu’il consomment du transport ».
Mais en clair, comment se traduit la disparition du ticket magnétique ? C’est simple. Depuis octobre 2021, le ticket individuel et le carnet de 10 ne sont plus disponibles dans les automates des stations de métro, seulement dans certains guichets. En 2023, ce sera au tour des tickets du RER (ticket Origine-Destination) d’être retirés de la vente. Les tickets que vous conservez sans le savoir au fond de vos armoires seront toujours utilisables jusqu’en 2025. Après : rideau. Terminé.
Le petit rectangle de papier se voit remplacé par deux nouvelles formules de carte à puce : le passe Navigo Easy et le Navigo Liberté+, le support étant facturé 2€. Le premier est anonyme et permet d’acheter jusqu’à 30 tickets individuels ; le second est nominatif et utilise le post-paiement. C’est-à-dire que les usagers valident leur passe à chaque trajet et sont seulement facturés à la fin du mois selon le nombre de voyage effectués sur le réseau : souple, adaptable. Pour Marc Pélissier, président de l’Association des Usagers des transports (AUT) d’Île-de-France : « IdFM veut inciter au maximum au post-paiement notamment parce que les usagers se rendent moins compte qu’il consomment du transport ».
Point épineux dans cette affaire : l’abandon du ticket magnétique signifie-t-il pour autant la surveillance généralisée des trajets des usagers ? Pas nécessairement puisque IdFM maintient une offre anonyme — à l’instar du ticket papier — avec le Navigo Easy. Mais, selon Marc Pélissier, l’informatisation induite par le Programme de Modernisation de la Billetique va « forcément rediriger davantage d’usagers vers des Navigo, dont la plupart sont nominatifs », entraînant la réduction progressive du nombre de trajet effectués sur le réseau sans identification de l’usager. Replongeons quelque peu dans l’histoire.
Au début des années 2000, le STIF prévoit de remplacer la carte Orange (avec technologie magnétique) par de la télébilletique3 avec le passe Navigo, qui la remplacera ensuite progressivement entre 2005 et 2009. La carte Orange servait uniquement à souscrire un abonnement et à être présentée au tourniquet pour validation. L’identité du détenteur de la carte, déclarative, était inscrite manuellement sur cette dernière. C’était une simple carte d’autorisation de passage, ignorant l’identité de l’usager, qui pouvait seulement être confirmée via une vérification sur le support physique par un contrôleur.
« Aller et venir librement, anonymement, est l’une des libertés fondamentales de nos démocraties »
C’est à ce point précis qu’intervient la nouveauté du Navigo. Il fusionne l’autorisation de passage et l’identité de l’usager4, qui n’est plus seulement renseignée sur le titre de transport, mais inscrite dans la carte à puce et stockée sur les serveurs de la Régie autonome des transports parisiens (RATP), lorsque l’abonnement est contracté pour la première fois. La carte stocke aussi les informations des trois derniers trajets de l’usager. Pour Nono, directeur technique de l’association de défense et promotion des libertés sur internet La Quadrature du Net, le Navigo ouvre alors une possibilité redoutable : « L’autorisation de passage est la même pour tous, alors que l’identité est forcément individuelle. C’est avec cette dernière que l’on peut instaurer des discriminations. On peut imaginer que le passe Navigo permettrait tôt ou tard de limiter les trajets d’un voyageur (selon son statut bancaire, son casier judiciaire ou autre) à une zone (1,2,3,4 ou 5)5. »
Ainsi, la RATP ne sait plus seulement que 100 000 personnes ont franchi les tourniquets de la Gare de Lyon tel jour, comme c’était le cas avec les technologies magnétiques anonymes (le ticket) ou déclaratives (la carte Orange). Ils savent désormais l’identité de ses ces 100 000 personnes. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a réagi dans une délibération de 2004 à l’instauration du Navigo, affirmant qu’ :« Aller et venir librement, anonymement, est l’une des libertés fondamentales de nos démocraties6», une liberté de circulation anonyme garantie par l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948. La CNIL exigea que le STIF propose aux usagers un titre de transport anonyme : ce sera le Navigo Découverte, mis en place plus de trois ans après, en 2007, au prix de 5€7.
En janvier 2009, le STIF va de nouveau essuyer la réprobation de la CNIL, qui pointe les barrières qu’érige la régie publique pour contracter la fameuse formule Découverte. La Commission regrette que : « Les conditions d’information et d’obtention du passe Navigo Découverte soient particulièrement médiocres, voire dissuasives ». En sus, elle critique le prix de 5€, quand le Navigo classique est lui gratuit8.Les délibérations de la CNIL n’étant plus contraignantes depuis 2004, ses propos resteront sans effet : le prix du passe Découverte sera maintenu — aujourd’hui encore — à 5€. Le site internet ratp.fr ne présente toujours pas, dans l’onglet « Titres et Tarifs », cette formule Découverte.
Sébastien Mabille, du service de com’ d’IdFM, s’agace du possible soupçon de fichage et de surveillance de la population : « On est une administration publique, on s’en fiche de ficher les gens ! » avant d’ajouter, dans une aventureuse comparaison : « ceux qui croient qu’on est là pour ficher les gens c’est comme les mecs qui croient que la terre est plate… ». Selon Arthur Messaud, juriste à la Quadrature du Net : « Il est clair que la RATP n’a pas le projet direct de fliquer les usagers. En revanche, le passe Navigo c’est une voiture de course de la surveillance qui, pour l’instant, reste au garage ».
Après le confinement au printemps 2020 : « La SNCF et la RATP, ajoute Nono, ont contrôlé les distances sanitaires et le port du masque grâce aux caméras et au traçage Wi-Fi9, des panneaux publicitaires avec caméras intégrées pour découvrir les comportements des usagers ont à nouveau été installés : il y a un certain nombre de technologies de surveillance qui sont mises en place, le passe Navigo n’en est qu’une parmi d’autres. L’important, c’est de réfléchir à l’interconnexion de ces technologies ». Des données qui pourraient aussi intéresser le secteur privé car elles permettraient de tracer les habitudes de transport des consommateurs : une mine d’or pour la RATP dont le besoin de financement n’a jamais été aussi important.
Cette potentiel surveillance pourrait être plus facilement accepté, selon la Quadrature du Net, par la multiplication des fonctionnalités du passe Navigo. Par exemple la possibilité de payer d’autres moyens de transport (publics ou privés) et des services connexes (le parking, l’hôtel, les musées), comme le souhaite Valérie Pécresse depuis son arrivée à la région10. Mais aussi par l’importation du Navigo sur ordiphone via l’application « IdF Mobilités », expérimentée en 2019 et généralisée depuis : « Lorsque tu achetais un ticket de métro, examine Nono, tu pouvais seulement voyager avec. Avec le passe Navigo ça n’est plus le cas. Tu peux aussi créer un lien entre différents services (de transports, de paiement), d’où une confusion des fonctions… alors ça devient beaucoup plus dur d’isoler la partie surveillance de cette technologie et de s’y opposer ».
Messaud poursuit : « La société capitaliste a tout intérêt à mélanger les usages d’une technologie, pour qu’on ne sache plus bien si, avec un téléphone par exemple, on est en train de prendre le métro, de lire un journal gratuit ou d’appeler quelqu’un — et que dans cette confusion, on ne fasse plus la différence de nos activités. Alors on se retrouve moins alerte face à la surveillance. L’intérêt de garder des formats papiers (billet de banque, carte d’identité, ticket de métro) : c’est une fonction par support. Les supports matériels non-informatisés évitent la confusion des fonctions, alors que la numérisation les brouille ». Et de conclure : « L’horizon de la « Technopolice », c’est un terminal unique pour payer, téléphoner, s’identifier pour bénéficier des services publiques ou commerciaux et réaliser toutes les activités nécessaires à la vie dans la cité ».
« Le passe Navigo c’est une voiture de course de la surveillance qui, pour l’instant, reste au garage ».
Contactés, les syndicats de travailleurs (SAT, FO, CFE-CGC, CGT, CFDT) n’ont pas donné suite aux sollicitations du Chiffon concernant l’essor de l’utilisation de la télébilletique à la RATP depuis les années 2000. Selon Michel Babut, vice-président de l’Association des Usagers du Transport d’Île-de-France : « Les syndicalistes s’intéressent très peu au sujet de la télébilletique. Pour les avoir fréquentés en réunion pendant des années, ils n’en ont presque jamais discuté. Au point qu’ils n’ont jamais exprimé de position favorable ou défavorable à son essor au sein du réseau. » Un non-sujet pour les syndicats ?
Plus que le vieux ticket papier, le STIF aimerait progressivement voir disparaître le Navigo au profit du passe importé sur l’ordiphone, car il offre plus de fonctionnalités : « L’idée c’est d’avoir un package et de gérer tous nos transports depuis l’application « IdF Mobilités », le tout dans une vision qui s’inscrit dans le mouvement de la MAAS, Mobility As A Service [transport à la demande] » déclare Sébastien Mabille d’IdFM. La MAAS est une de ces nouvelles approches qui veut : « Rendre plus efficiente l’infrastructure de transport existante en y intégrant de l’intelligence par le biais des nouvelles technologies11 » comme l’écrit un consultant du cabinet de conseil Wavestone.
En clair, c’est la fusion de tous les moyens et réseaux de transports (train, bus, voiture, vélo, trottinette, etc.) dans une unique plateforme et accessible grâce à un unique support : le téléphone. Progressivement mis en place à Helsinki, « pionnier » dans le genre, depuis 2015, le « transport à la demande » devient l’horizon de plusieurs métropoles mondiales, dont Paris et l’Île-de-France et s’inscrit dans l’essor de la Smart City. Avec la multiplication des capteurs pour le recueil des informations et l’informatisation-numérisation des services urbains, la ville « Smart » est pour la Quadrature du Net : « Une mise sous surveillance totale de l’espace urbain à des fins policières12». Dans l’abandon du ticket de métro, ça n’est pas seulement un bout de papier que nous perdons ; c’est un imaginaire et, progressivement, une nouvelle ville, branchée, technologisée, assistée, qui s’impose à nous.
L’automatisation de la billetique du métro s’échelonne durant la deuxième moitié du XXe siècle en trois principales étapes. Dans les années 1960 s’élabore le Réseau express régional (RER), dont on attend une explosion du nombre de voyageurs. Dans ce contexte, le ticket à bande magnétique va venir remplacer à partir de 1968 l’ancien ticket papier, qui était poinçonné (faisant définitivement disparaître la profession de poinçonneur en 1973). Pour Julien Mattern, maître de conférence en sociologie à l’université de Pau et auteur d’une thèse sur l’essor de la télébilletique à la RATP13: « A partir de ce moment, il y a toute une culture de l’automatisation qui se met en place à la RATP et au Syndicat des transports parisiens (STP) ».
Dans les années 1970, un double changement s’opère. D’abord, l’élection de Pierre Giraudet à la Direction générale de la RATP de 1972 à 1975, qui marque un « tournant commercial » de la régie de transport public. Puis, l’inventeur-ingénieur Roland Moreno met au point en 1974 la première carte à puce (avec contact). Depuis cette époque, la RATP va tout miser sur cette dernière, qui ne rentrera en activité qu’avec le passe Navigo au début des années 2000.
Julien Mattern analyse : « L’impulsion de l’automatisation vient dès le début des années 1980 des commerciaux de la RATP et non des ingénieurs. » La fréquentation du réseau parisien baisse durant les années 1970 : « Pour les commerciaux, la télébilletique permet de développer des programmes de fidélisation, des services supplémentaires (utilisation comme porte-monnaie électronique) et l’individualisation des tarifs ». Des moyens de séduire des usagers frileux à emprunter les trains souterrains. Du côté des ingénieurs, c’est la panique : le temps de validation de la carte à une borne — quelques dizaines de secondes — risquerait de paralyser le réseau.
Problème technique résolu au début des années 1990 avec l’arrivée de la validation sans-contact (grâce à la technologie Near-field Communication, NFC) qui ouvre l’ère de la télébilletique. Quelques secondes suffisent pour la validation : ingénieurs et commerciaux se mettent d’accord. La télébilletique offre une transparence supposément absolue en terme de gestion du réseau et permet l’individualisation des tarifs. Gagnant-gagnant. Ainsi, pour Julien Mattern : « La télébilletique semble incarner deux règnes : le rêve de la fluidité et de l’automatisme (ingénieur) et le rêve de la relation-client (du côté des commerciaux) ». Le premier versant s’inscrit dans l’imaginaire de la cybernétique qui vise à optimiser et fluidifier les transports urbains dans le cadre du développement des transports de masse. Le second versant est celui du néo-libéralisme, qui cherche à individualiser chaque trajet et à le traiter comme une marchandise ayant un prix particulier14.
« L’argument de supprimer les tickets papier au nom de l’écologie est ridicule. On sait à quel point le numérique est polluant »
« La télébilletique est justifiée par un système de masse », analyse Julien Mattern. Dans un réseau emprunté par plusieurs millions de personnes chaque jour, le retard de quelques minutes d’un train peut retarder le commencement de la journée de travail de plusieurs dizaines de milliers de personnes. « Dans une ville de 50 000 habitants, il n’y a pas besoin de l’informatique pour estimer précisément le nombre de trains ou de bus nécessaires à une heure précise. Demander aux chauffeurs le nombre approximatif de voyageurs pourrait suffire pour savoir si les moyens mis en place sont proportionnés. C’est difficile de critiquer la télébilletique sans critiquer le système de masse et de flux qui le justifie et le crée ».
Système de masse et de flux adossé à une infrastructure informatique de plus en plus énergivore, au point que des études estiment que cette dernière pourrait consommer 50 % de l’électricité mondiale (principalement produite par du charbon) d’ici 203015. Julien Mattern conclut : « L’argument de supprimer les tickets papier au nom de l’écologie est ridicule. On sait à quel point le numérique est polluant ». Il s’agirait donc de reconsidérer sérieusement la décroissance de l’infrastructure informatique de la RATP, à l’heure où la plus grande extension du réseau – avec le Grand Paris Express – est programmée. Et de ressortir le ticket papier qui pourrait, lui, être un véritable objet d’avenir.
Gary Libot, journaliste pour Le Chiffon
Dessin et illustration : Alain L.
Il ne fait que deux degrés en ce lundi soir d’hiver. Abandonnant la rédaction de ma thèse de géographie, je rejoins la petite foule qui se masse, à deux pas de mon appartement, dans la rue Berthier (Pantin), devenue impasse depuis l’érection d’un mur clôturant le passage Forceval. Elle est venue déplorer l’anniversaire de ce mur, et de l’implantation des usagers de crack porte de la Villette. A coup de discours, de bougies et de slogans, riverains, riveraines et membres des conseils municipaux protestent : « Soignez-les, Protégez-nous !», « 120 jours de calvaire, nous sommes en colère », « J’en ai ma dose. Crack bol ! ». Moi, je me demande qui se mobilise malgré ce froid, et surtout pourquoi ou pour qui.
Le matin même, quatre mois après les avoir débarqués sur ce terrain, la police parisienne est intervenue pour détruire les quelques structures de fortune que les consommateurs et consommatrices s’étaient construits pour se protéger du froid et des regards. Cette destruction à grands coups de bulldozers – « les mêmes qu’aux jardins d’Aubervilliers ? » demanderont les mauvaises langues – est officiellement justifiée par la nécessité d’empêcher la construction d’une « zone de non droit » aux portes de Paris. La responsable de l’opération affirme aux quelques médias locaux présents qu’aucun déplacement à venir n’était prévu : « Les toxicomanes ils vont rester là. C’est l’endroit qui a été trouvé comme le moins nuisible possible pour les riverains, mais l’idée aujourd’hui c’est pas du tout de déplacer »1.
«Les projecteurs se sont détournés de cette limes de la métropole parisienne aussi vite qu’ils s’y étaient braqués.»
Pourtant, dès le lendemain, la rumeur enfle. La destruction des abris de fortune augurerait bel et bien d’un énième déplacement des consommateurs de crack du nord est parisien. Le soir même, la préfecture de police annonce avoir l’intention, sur demande du ministre de l’Intérieur, d’installer les toxicomanes sur une friche industrielle située dans le 12ème arrondissement. Si cette décision est prise unilatéralement sans consultation préalable de la maire de Paris ou des édiles d’arrondissement, c’est la première fois que l’on daigne avertir les riverains et riveraines d’une opération de relocalisation. Le 28 janvier, le préfet de police décide finalement d’abandonner le projet – et de laisser les usagers du crack à la porte de la Villette, suscitant de nouvelles protestations des habitants, habitantes et édiles du quartier des Quatre-Chemins.
Aucune annonce préventive semblable n’avait été faite avant le transfert, le 24 septembre 2021, de 150 toxicomanes des jardins d’Éole à la porte de la Villette. Soudainement, riverains et riveraines se sont retrouvés confrontés à leurs nouveaux voisins mais aussi à la masse des médias venus récolter des craintes et une photographie du mur dit « de la honte »2. C’est l’initiative, largement contestée, de fermer le passage Forceval (voir carte) sous prétexte de protéger le voisinage, qui provoqua un battage médiatique à l’échelle internationale3 « Quel symbole désastreux que des deux murs ! » s’indignèrent-ils.
Cartographie de Mathilde Jourdam-Boutin, février 2022.
Carte en grand format consultable ici.
Pourtant, cet ouvrage aura au moins eu le mérite de permettre à Estelle d’affirmer que : « Ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas de riverains4.» et de mettre la lumière sur le quartier des Quatre-Chemins. Mais les projecteurs se sont détournés de cette limes de la métropole parisienne aussi vite qu’ils s’y étaient braqués.
D’ailleurs, les Quatre-Chemins c’est quoi ? Et bien c’est un palimpseste démographique et urbain, à cheval entre les villes de Paris, Pantin et Aubervilliers, où l’on se côtoie sans toujours se fréquenter. Ce sont de vieux habitants dans des pavillons et des petits immeubles. Ce sont des familles algériennes et chinoises qui vivent dans les tours de logements sociaux de la bien nommée rue des Cités. Enfin, ce sont des hommes, beaucoup d’hommes kabyles, tamoules, tunisiens, sri-lankais, bangladeshis ou des 105 autres nationalités représentées dans le quartier – qui partagent des studios insalubres avec autant de personnes que l’espace ne peut accueillir de lits superposés. A ce savant mélange, il s’agit désormais d’ajouter une petite dose de jeunes actifs dont je fais partie — artistes, architectes, doctorants, étudiants, militants – attirés par les loyers moins chers qu’intra-muros (40% y dépassent en réalité les plafonds légaux), les tiers-lieux qui pullulent et les infrastructures universitaires implantées dans le cadre du Grand Paris. Une petite poignée de gentrifieurs donc, dira-t-on.
Tout ce petit monde cosmopolite se retrouve aux Quatre-Chemins pour former « l’un des quartiers les plus pauvres de France » sans partager grand chose de plus que la sortie du métro. Si un élu local affirme avec emphase : « On n’est peut-être pas un beau quartier mais on est un quartier de belles personnes », la pauvreté est palpable dans le paysage. Le quartier est par ailleurs connu pour la surreprésentation des activités informelles voire illégales, qui fait l’objet de conflits récurrents entre la police et les vendeurs de cigarettes à la sauvette notamment. Au printemps 2019, les Quatre-Chemins ont d’ailleurs été classés parmi les « Quartiers de Reconquête Républicaine », où le déploiement de policiers supplémentaires doit participer à lutter contre la délinquance et les trafics. Et quelle belle victoire de la République que d’y ramener une population encore plus vulnérable et invisible que celle des Quatre-Chemins !
Haroun et Sofiane aux abords de l’avenue Jean-Jaurès à Aubervilliers située à quelques pas du camp de fortune des consommateurs de crack. Photo de Romain Adam.
C’est cet absurde manque de prise en compte de la situation sociale initiale que dénoncent riverains, élus et médias avec la formule à succès « On vient ajouter de la misère à la misère » et que me répètent tour à tour Kataline, Mohammed, Nolan et Sadia sur le ton de la colère parfois, de la lassitude surtout. Pourtant, une fois passé le choc visuel puis le temps d’indignation, les médias, les élus nationaux et les camions de policiers sont repartis ; laissant là le mur, la population des Quatre-Chemins et ses nouveaux voisins toxicomanes.
Les habitants et habitantes de Stalingrad (19e arr.) puis le voisinage du jardin d’Éole s’étaient mobilisés contre la présence du trafic de crack. Mais, aux Quatre-Chemins toute mobilisation locale semble s’être rapidement éteinte dans les mois qui ont suivi le 24 septembre. Moi-même, résidente du quartier et membre de l’association dont le local est adossé au mur de la honte, je n’ai vent que de peu d’actions publiques. On n’entend que le bagout de Pierre-Etienne, retraité, qui collecte des signatures pour son comité de soutien depuis qu’il a été condamné à des travaux d’intérêt généraux pour avoir tagué « Darmanin démission » sur le mur. Parfois, quelques conversations de voisinage évoquent le rejet des recours en référé que les maires de Pantin et d’Aubervilliers avaient déposé pour faire annuler la décision. Les riverains des Quatre-Chemins apparaissent résignés à la présence de cette nouvelle population dont ils continuent de se plaindre.
Quelques groupes comme « Anticrack 93 », « Impairs Carriou » devenu « Village Villette » ou « SOS 4 chemins » cherchent tout de même à mobiliser la population et à interpeller les élus. « Ils pensent que parce que c’est un quartier populaire, les gens ne vont pas se battre ! Mais on va se battre ! » déclare ainsi Nolan, porte-parole enthousiaste de Village Villette.
Ils reconnaissent toutefois assez aisément ne pas y parvenir : « Les gens ne se plaignent pas assez » déplore Marion, maussade. Au bout de quelques mois, la pétition qu’ils ont fait tourner ne rassemble pas plus de mille signatures, les déambulations cinquante personnes et leurs réunions une dizaine. Assis en cercle, après l’abandon du projet de déplacement dans le 12ème arrondissement, ils dressent, abattus, un bilan pessimiste de la situation. J’écoute, en leur servant des cafés :
- Ils étaient plus de 300 au moins devant la mairie [du 12ème arrondissement pour protester contre le nouveau déplacement], c’est pour ça que la préfecture a décidé de se retirer.
- Nous aussi nous étions nombreux aux premières heures.
- Oui mais dès le lendemain on était 15. Personne ne se mobilise !
- Les gens sont déçus parce qu’on n’est pas écouté ! On n’a pas un homme politique qui nous défende ! On n’a personne…
- Mais si, on a nos maires quand même !
- Oui, mais les nôtres n’ont pas de pouvoir.
- Et puis les gens sont tellement habitués dans ce quartier qu’on ne les voit presque pas !
- Oui ! C’est pas qu’ils font moins de nuisances ici qu’ailleurs, c’est qu’ils y en avaient déjà trop…
- Les Quatre-Chemins n’avaient vraiment pas besoin de ça. On n’est pas la poubelle de Paris. »
Que faire ? « Séquestrer le préfet Lallement ? » propose, sarcastique, l’un d’eux… La réunion s’achève avec la volonté de visibiliser davantage les nuisances sans que personne ne sache vraiment comment s’y prendre.
D’aucuns blâmeront le froid, les fêtes, le covid ou la dépression hivernale: toujours est-il que la mobilisation n’a jamais décollé aux Quatre-Chemins. Le soir du rassemblement pour les 120 jours du mur, c’est une assistance d’à peine une centaine de personnes qui écoute les élus des trois communes limitrophes. Par ailleurs, je suis frappée par la moyenne d’âge plus élevée et le phénotype bien plus pâle qui caractérise les individus au regard du quartier. Celles et ceux qui diffèrent visiblement du reste de la foule se révèlent extérieurs au mouvement : « On est journalistes pour le parisien », « Je travaille pour le Maire, j’habite à Ivry » ou encore « Ahahah ! On est flics ».
Le rassemblement d’habitants et d’habitantes dont le maire de Pantin vante « la diversité représentée » apparaît donc surtout comme un rassemblement de vieux propriétaires blancs. Peut-être pas tous vieux — Nolan a la trentaine – peut-être pas tous blancs – Bader est fier d’être algérien – mais tous propriétaires. Ce n’est pas très surprenant, toute lutte NIMBY (Not In My BackYard, littéralement « pas dans mon jardin ») se caractérise par la mobilisation de résidents contre un projet d’intérêt général afin de préserver leur cadre de vie ou leur patrimoine. Certes, on peut difficilement qualifier la politique, sécuritaire et répressive, de gestion de la crise du crack de projet d’intérêt général. Soit, le cadre de vie des Quatre-Chemins peut difficilement être plus dégradé qu’il ne l’est actuellement. En revanche, le patrimoine existe bel et bien aux Quatre-Chemins, et c’est là que le crack blesse…
« C’était le meilleur endroit pour investir. »
La formule est souvent la même : « J’habite ici depuis 15 ans et j’ai bien vu le quartier se dégrader » m’annonce Florence ; « J’ai acheté il y a 24 ans avec ma compagne, et c’est de pire en pire » renchérit Marion ; et à Bader de trancher « Moi ça fait 40 ans que je suis ici et là, c’est la goutte d’eau… ». Les petits propriétaires du quartier se sentent coincés. Comme Florence, qui envisage de vendre, la plupart craignent surtout la dévaluation de leur bien. C’est le cas de Thomas, qui a acheté il y a trois ans : « C’était le meilleur endroit pour investir. Ça coûte déjà cher mais on peut avoir plus grand que dans Paris et dans quelques années ce sera comme Montreuil. Enfin c’est ce que je pensais… » regrette-t-il. En discutant avec Bader et son ami, Tarak, j’apprends d’ailleurs que le collectif Anticrack 93 a pour porte-parole non pas une riveraine mais une agente immobilière. À la fin du rassemblement, elle s’inquiète davantage de la difficulté à vendre ses biens que de la sécurité des habitants du quartier. De fait, un peu plus tôt, celle-ci m’affirmait : « Les nouveaux partent déjà facilement, les acquéreurs potentiels vont tous fuir le quartier et ceux qui restent, c’est ceux qui ne peuvent pas faire autrement ».
Ceux qui ne peuvent pas faire autrement, c’est justement tous ces habitants des Quatre-Chemins qui ne sont pas devant le mur. Ceux qui ne cherchent pas à faire appel à des édiles dont ils ne constituent pas l’électorat. Celles qui semblent déjà effacées de l’espace public. C’est la masse des locataires du parc social ou des marchands de sommeil. C’est ceux qui n’ont jamais eu de jardins à défendre. Qui va donc se mobiliser pour défendre un bien qu’il ne possède pas ?
Mathilde Jourdam-Boutin pour Le Chiffon
Photo de Une > De nouveaux bâtiments au bord du Canal Saint-Denis à Aubervilliers. Photo de Guilhem Vellut. Creative CC 2.0
Après avoir patienté en rang derrière des barrières Vauban, vous entrez sagement dans ce vaste lieu et découvrez sur votre chemin des bacs de terre avec tomates cerises, damianas cultivées et lombricomposteurs. Vous poursuivez votre route appâtés par l’odeur du burger végé que propose le foodtruck un peu plus loin, sur la route une bière préparée par la Paname Brewing Company vous fait de l’œil, vous cédez. En hauteur un tableau de craie vous annonce l’atelier de recyclage qui débutera dans deux heures, vous annulez votre rendez-vous pour y participer. L’entrée dans le hall principal vous surprend, il est feutré, les gens pianotent sur leur ordinateur, vous allez vous installer sur les chaises longues en palettes disposées sur une mezzanine. Vous soufflez. Vous venez de découvrir l’un des nombreux tiers-lieux de Paname ou de sa banlieue. Vous vous sentez provisoirement intégré dans un milieu créatif, alternatif : le monde de demain. Mais vous ignorez encore que depuis la deuxième moitié des années 2010, ces lieux se vident progressivement de leur potentiel subversif du fait de leur institutionnalisation et de leur reconnaissance politique, à commencer par l’État.
L’État met les bouchées doubles depuis trois années pour financer ce nouvel Eldorado du tiers-lieu, avec son programme interministériel « Nouveaux lieux, nouveaux liens ». Relancé depuis la publication en 2021 du rapport « Nos territoires en action, dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir », le plan prévoit 130 millions d’euros, soit la moitié du chiffre d’affaires de la filière (2 500 tiers-lieux toutes catégories confondues comptabilisés en France). L’argent sera notamment distribué à des tiers-lieux labellisés « Manufacture de proximité », « Fabrique du territoire » et « Fabrique numérique du territoire ». Il s’agira de soutenir des lieux « productifs » et des « initiatives liées au numérique ». Le tout accompagné par l’association France Tiers-lieux, le Conseil national des tiers-lieux et le tout nouveau Labo des tiers-lieux, chargé de la com’ gouvernementale1 ». Du sérieux.
Pour susciter l’adhésion à cette nouvelle poule aux œufs d’or poule, la Convention Citoyenne pour le Climat s’est lancée à partir de 2020 dans une tournée nationale afin de soutenir ces « véritables laboratoires d’expérimentations solidaires […] où l’on y fabrique de nouveaux territoires en recréant du lien social, en réapprenant à travailler autrement ».
Enfin, début 2021, l’association A+ c’est mieux sort du bois pour fédérer les tiers-lieux à l’échelle de l’Île-de-France : une première. Les 200 adhérents choisissent « une gouvernance sociocratique inclusive » pour organiser des Tours des tiers-lieux, des Apéros et des Cafés Virtuels. L’idée étant de favoriser leur crédibilité auprès des acteurs publics afin d’obtenir plus aisément des lieux vacants et des financements. Avec un bon vent dans les voiles, la barque des tiers-lieux avance plus vite que jamais sur les eaux franciliennes.
Ce qu’on appelle aujourd’hui « tiers-lieux » ou « friches culturelles » sont à l’origine des lieux ouverts et animés, au gré des circonstances, par des collectifs n’ayant pas nécessairement de forme juridique définie et d’existence institutionnelle clairement établie. Ces collectifs repèrent un lieu : gendarmerie abandonnée, friche ferroviaire, siège social d’entreprise ou logement vide, et décident d’apposer à ce lieu une mosaïque d’inscriptions, de traces, d’approches politiques : généralement un refus de la société marchande et de ses institutions. Mais depuis la première moitié des années 2010, le secteur s’organise, les collectifs autrefois marginaux mutent et donnent naissance à des associations et des entreprises qui contrôlent aujourd’hui une part importante des friches industrielles et tertiaires, devenant les chantres d’une toute nouvelle économie des tiers-lieux.
« Ce business model des friches est si bien rodé et rencontre un tel succès qu’il en devient vecteur d’une certaine uniformisation2» analyse le journaliste indépendant Mickaël Correia.
Généralement, le modèle économique est semblable pour ces friches : de la bière IPA et des repas (localement produits dans le meilleur des cas) relativement onéreux, des concerts (gratuits ou payants) animés par les scènes locales, des ateliers d’artisans ouverts au public, des cercles de discussions sur l’Économie sociale et solidaire (ESS) et la possibilité de privatiser pour un après-midi ou un week-end les lieux.
En 2015, l’agence Sinny&Ooko s’installe sur les bords du quai de la Loire (19e), avec le Pavillon des Canaux, puis à Pigalle avec le Bar à Bulles, installé derrière la Machine du Moulin Rouge dont elle est le propriétaire depuis 2010. Mais c’est en 2018 que l’agence réalise l’un de ses plus gros coups en investissant pour quatre ans une ancienne friche ferroviaire pantinoise appartenant à SNCF Immobilier3. Deux millions d’euros investis et voilà que la Cité Fertile ouvre ses portes pour mettre en avant les « porteurs de solutions pour construire une ville plus durable ». Objectif : 1 million de visiteurs chaque année. La BNP Paribas, connue pour être l’un des plus grands financeurs européens des énergies fossiles, investit via sa filiale « Act for Impact ». Stéphane Vatinel, co-fondateur de l’entreprise, l’affirme sans ambage : « A la Cité Fertile, sans la BNP, nous n’aurions même pas pu ouvrir. Je leur dis merci. »
L’agence Sinny&Ooko, lancée en 2008 et aujourd’hui dirigée par Stéphane Vatinel, est une actrice majeure du secteur. L’agence acquiert en 2013 l’ancienne gare d’Ornano dans le 18e arrondissement de Paris, qui mènera à l’ouverture de la REcyclerie l’année suivante. Le tout « sans financement public » annonce fièrement Vatinel, mais avec l’édifiant soutient de la fondation de la multinationale Véolia, décriée pour sa gestion calamiteuse de l’eau dans la région4. À la clef : un soutien à la programmation culturelle du lieu, un cycle de conférence sur l’économie circulaire et une bibliothèque environnementale qui expose les mérites du développement personnel et des « énergies vertes ».
Sinny&Ooko aborde l’avenir sereinement. L’agence va poursuivre son développement avec l’ouverture de deux tiers-lieux culturels. Le premier sur les lieux de l’ancienne usine des Eaux à Ivry-sur-Seine, le second sur l’emplacement de l’ancien Tribunal de grande instance de Bobigny, tous deux transformés en « éco-quartiers ».
«Autant d’organismes décriés pour favoriser, ici, l’évasion fiscale, là, la bétonisation des terres arables ou la mise en place de méthodes de management déshumanisantes au sein de leur structure.»
Autre acteur d’envergure, l’entreprise Cultplace. Fondée par Renaud Barrilet et Fabrice Martinez, pour ouvrir la Bellevilloise en 2006, devenue l’une des têtes de gondole des friches reconverties en tiers-lieu. Depuis, l’entreprise a mis le grappin sur d’importantes friches urbaines, propriétés du secteur public ou parapublic, avec la Rotonde Stalingrad en 2012, la Petite Halle de la Villette en 2013, le Dock B dans les anciens Magasins Généraux à Pantin en 2018 et Poinçon dans l’ancienne gare de la petite ceinture de Montrouge à l’été 2019. À l’avenir, Cultplace investira le projet de cinéma « Etoile Voltaire » dans l’ancienne sous-station électrique du 11e arrondissement de Paris puis le Grand Bassin, dans l’ancienne piscine municipale de Saint-Denis.
La Lune Rousse, spécialisée dans « l’ingénierie artistique » et sponsorisée par la banque Axa, la bière 1664, SFR, Zalando ou Bouygues Bâtiment, gère quant à elle le Ground Control qui occupe d’anciens bâtiments de la SNCF à côté de la Gare de Lyon, en attendant la construction du quartier Bercy-Charenton5. Enfin, la Belle Friche, fondée en 2015, se veut « réveiller la ville qui sommeille ». L’entreprise a participé à l’ouverture du Sample à Bagnolet, nouveau lieu « Middleground6 » aux portes de Paris et du Point Fort d’Aubervilliers, qui s’inscrit comme un projet de gentrification7 pour préparer la sortie de terre du futur quartier du Fort d’Aubervilliers.
Les gestionnaires de ces lieux ne sont pas tous des entreprises, loin s’en faut. Plateau Urbain, coopérative d’urbanisme transitoire se voulant « Résorber la vacance et servir la création » et Yes We Camp qui œuvre pour « l’utilisation inventive des espaces disponibles » se lancent en 2013 et sont depuis des agents incontournables du secteur. Tous deux font partie des 22 « Pionniers French Impact », label gouvernemental qui estampille les structures de « l’économie sociale et solidaire prête au changement d’échelle8», notamment soutenues par de grosses firmes transnationales telles que la BNP Paribas (à nouveau !), AG2R La mondiale, Vinci, Google ou le MEDEF (Mouvement des entreprises de France). Autant d’organismes décriés pour favoriser, ici, l’évasion fiscale, là, la bétonisation des terres arables ou la mise en place de méthodes de management déshumanisantes au sein de leur structure.
«Une proportion importante des tiers-lieux reste encore animée par un unique collectif occupant.»
Plateau Urbain et Yes We Camp se sont associés pour la gestion et la programmation des Grands Voisins, friche culturelle incontournable du centre parisien, installée de 2015 à 2020 dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul du 14e arrondissement. Depuis, Plateau Urbain s’est spécialisé dans la mise à disposition de locaux pour l’installation de start-ups, d’ateliers d’artistes et d’artisans, d’associations locales mais aussi pour l’hébergement temporaire de réfugiés (en partenariat avec l’association Aurore). Le PADAF, installé dans des anciens entrepôts logistiques d’Universal Music à Antony ; les Cinq Toits dans l’ancienne gendarmerie du 16e arrondissement ou les Petites Serres dans le quartier Mouffetard en sont quelques illustrations. Yes We Camp ont quant à eux ouvert en 2018 une vaste friche de 9 000m² à Nanterre, appartenant à l’établissement public Paris La Défense. Au programme : pépinière horticole, potager urbain, espaces privatisables et espace de co-working. Mais le petit dernier de la famille, Les Amarres, se situe sur le quai d’Austerlitz (13e) dans des locaux appartenant au Port autonome de Paris (HAROPA). Il se veut être un « tiers-lieu inclusif » organisant l’accueil de jour de réfugiés et de précaires.
D’autres acteurs ont investi ce champ de l’occupation temporaire ces quinze dernières années comme Soukmachines (avec la Halle Papin 2 à Pantin, le Préâvie au Pré-Saint-Gervais ou l’Orfèvrerie à Saint-Denis), le collectif Curry Vavart (le Shakirail dans le 18e) ou le collectif MU (la Station – Gare des Mines dans le 18e). Enfin, une proportion importante des tiers-lieux reste encore animée par un unique collectif occupant. C’est le cas du 6B installé dans d’anciens locaux d’Alstom sur le bord du canal de Saint-Denis, du DOC qui occupe un ancien lycée du 19e arrondissement ou de l’emblématique Main d’œuvre sis depuis 2001 à quelques pas du Marché aux Puces de Saint-Ouen.
Définition d’« urbanisme transitoire » par Wikipédia : « Occupation passagère de lieux publics ou privés, généralement comme préalable à un aménagement pérenne ». A l’origine, les interstices urbains inoccupés était régulièrement investis (et continuent de l’être) par le milieu du squat : manque de logements décents, prix exorbitant des loyers, lutte pour la gratuité, hébergement des populations précaires, les collectifs portaient une critique sociale en acte dans ces lieux. L’occupation était informelle et spontanée.
A partir des années 2000, se développe, en Allemagne d’abord, puis en France, l’urbanisme tactique. Les riverains s’approprient une parcelle ou un local pour l’aménager provisoirement sans s’infliger les lourdeurs institutionnelles normalement requises. Des pratiques semi-contrôlées de l’urbanisme tactique va émerger l’urbanisme transitoire, qui a l’avantage pour les propriétaires d’offrir un cadre d’occupation rationalisé dans lequel les tiers-lieux vont s’engouffrer. Aujourd’hui, une large partie d’entre eux ont signé un bail d’occupation temporaire de quelques mois ou quelques années pour y développer les activités citées ci-dessus.
L’attrait pour ce nouvel urbanisme s’explique par l’explosion des prix du foncier ces dernières décennies et par l’allongement du délai de mise en place des projets urbains : 10 à 15 ans sont en moyenne nécessaires de la conception à la finition. Tout cela justifie : « La création d’un métier, d’une économie là où auparavant il n’y avait qu’une dynamique spontanée. Cette économie urbanistique émerge dans les années 2010. » analyse Cécile Mattoug, enseignante en urbanisme à l’Université de Paris 8 et co-animatrice du réseau de réflexion INTER-FRICHES.
Un propriétaire foncier — SNCF Immobilier ou la SOPIC — par exemple, possède un bâtiment ou une parcelle inoccupée et souhaite : « réguler une parenthèse dans la gestion de son site9 » le temps de sa reconversion. Le risque qu’il soit squatté n’est pas à exclure. Le propriétaire va alors aller toquer à la porte d’un Sinny&Ooko ou d’un Plateau Urbain pour demander la mise en place d’une occupation transitoire. C’est triplement bénéfique :
Premièrement, les squatteurs, qui ne rentrent pas toujours dans les cadres conventionnels de négociation, sont tenus à l’écart. Comme nous le confirme Dickel Bokoum, cheffe de projet pour La Belle Friche : « La crainte est très prégnante chez les propriétaires fonciers du squat ou de l’occupation non-désirée ou non-dialoguée. L’idée est de favoriser une appropriation choisie » Ainsi, les propriétaires reprennent la main sur des occupations incontrôlées en favorisant l’installation de tiers-lieux qui se tiennent sages. Une illustration patente pour Igor Babou, professeur à l’Université Paris Diderot, est celle de la ferme urbaine prénommée la « Prairie du Canal » à Bobigny, ouverte en 2017 : « A l’origine, il y avait des Roms installés dans l’ancienne usine de mobylettes juste à côté de l’actuelle ferme. Les flics les ont virés. Puis, le propriétaire foncier a immédiatement lancé un appel d’offre pour la création d’une friche urbaine afin de maintenir à distance les Roms. »
Deuxièmement, le propriétaire peut se dispenser de frais de gardiennage nécessaires pour tenir à distance le vulgaire, pouvant représenter 10 000 à 30 000€10 par mois en région parisienne. Non négligeable.
Troisièmement, un coup de com’ pour le proprio qui, en ouvrant un lieu de culture, se voulant underground ou une ferme urbaine, se montre ainsi vertueux, écologique, solidaire, etc. Tout bénef’.
« Le milieu associatif est de plus en plus dessaisi des projets d’urbanisme transitoire. Quelque part, on a une forme de professionnalisation du secteur.» Yann Watkin
Aujourd’hui, cet urbanisme transitoire devient la panacée de tout aménageur public ou privé en milieu urbain. La ville de Paris, les départements, le Grand Paris et la Région s’y mettent. Cette dernière a lancé depuis 2016 un Appel à manifestation d’intérêt (AMI) pour soutenir des projets dont le but est de « transformer le temps mort de l’aménagement d’espace en un temps vivant et fertile, porteur d’activités d’emplois et de contributions positives pour le cadre de vie riverain11». Déjà 107 projets ont été financés, dont le Shakirail, la Station – Gare des Mines ou la Prairie du Canal.
L’un des plus importants propriétaires fonciers ayant investi ce terrain est la SNCF Immobilier : « La SNCF s’est aperçue du potentiel jusqu’alors inexploité de ses friches ferroviaires. Depuis les nouvelles orientations de la société instaurées en 2015, elle a décidé de les valoriser au maximum », analyse Fanny Cottet, doctorante chez Plateau Urbain. En plus des tiers-lieux déjà existants sur ses friches, la SNCF Immobilier lance en 2020 un appel à candidature « À l’Orée de la petite ceinture » pour la reconversion de trois sites : les voûtes de Vaugirard (dans le 15e) et deux bâtiments de service (dans le 19e et 20e) dont la maison Florian, qui sera investie par Yes We Camp et l’association Aurore. Les tiers-lieux vont y fleurir partout.
Avec l’émergence de cette nouvelle économie, l’urbanisme transitoire opère une mutation d’importance. Jusqu’alors, les petites organisations, associations ou collectifs tenaient une place centrale dans l’occupation temporaire. Mais selon Yann Watkin, architecte chargé de mission pour l’Institut Paris Région : « Le milieu associatif est de plus en plus dessaisi des projets d’urbanisme transitoire. Quelque part, on a une forme de professionnalisation du secteur. L’urbanisme transitoire est un secteur émergent qui s’inscrit progressivement dans le système sociétal dans lequel nous sommes ». Ainsi, poursuit-il : « La région, dans l’attribution des subventions, va faire attention à ne pas fragiliser la demande issue du milieu associatif. Elle va privilégier des dossiers qui seront bien établis. »
Exit les petites associations ou collectifs sans trop de moyens. Il faut avoir les reins solides d’un Plateau Urbain ou d’un Cultplace et l’entregent pour attirer, ici, la BNP Paribas, là, Véolia, avec le soutien des politiques publiques. Et c’est ainsi qu’un milieu œuvrant à l’origine à l’ombre du marché se retrouve quadrillé par ses logiques, évinçant progressivement les plus petits au profit des gros : un oligopole digne de ce nom.
Et, à grand renfort de valeur sociale et environnementale, la subversion devient conforme.
Gary Libot pour Le Chiffon
Photo de Une > La Cité Fertile, tiers-lieu phare installé sur une ancienne friche ferroviaire de la SNCF dans le quartier de Quatre-Chemin, à cheval entre Pantin et Aubervilliers. Photo de Romain Adam.
Dessin 1 > par Le Narreux
Dessin 2 > par Le Narreux
La joyeuse machine de guerre du Grand Paris se lance sans frein vers l’avenir. Avec ses chantiers pharaoniques et ses infrastructures futuristes, le projet d’aménagement se vend comme métropole de l’avenir. Un espace urbain calibré dans les détails pour vous garantir une expérience de vie saine, écologique et à l’abri de tout imprévu. Une entreprise qui peut bien demander le sacrifice de quelques arbres, ou même de la vie de quelques ouvriers de temps en temps, n’est-ce pas ? Un tel projet ne peut pas négliger la place peut et doit occuper dans la vie des métropolitains du futur. C’est le rôle dévolu au Point Fort, nouveau tiers-lieu censé représenter l’ambition de « valoriser le patrimoine culturel du Fort et garantir un ancrage local » nous dit Sandy Messaoui, directeur du territoire « Grand Paris Est » pour l’aménageur Grand Paris Aménagement (GPA). Ne serait-il pas au contraire le joli masque d’une gentrification autrement agressive ?
Au milieu de toute cette forêt de grues, bétonnières et bulldozers qui se prépare, un espace de culture et de loisirs a déjà vu la lumière. Le Point Fort, situé dans le secteur « Cœur de Fort », à proximité des casemates et des fortifications du Fort qui ne seront pas détruites, a été officiellement inauguré le 8 décembre 2021 avec un contrat d’occupation temporaire d’une durée de cinq ans. Le lieu s’insère dans la glorieuse tradition des « friches culturelles » et de l’urbanisme transitoire1 : des espaces provisoirement vides sont occupés par des installations culturelles et de loisirs, qui préfigurent en générale une installation pérenne ou de nouveaux bâtiments.
Le Point Fort se structure en deux halles couvertes et un chapiteau auxquels vont se rajouter, courant 2022, deux pavillons et quatre casemates. Le lieu se veut une « place forte culturelle », capable de mettre en valeur les « cultures populaires d’ici et d’ailleurs », explique Kamel Dafri, directeur de l’association Villes des Musiques du Monde, dans un entretien paru sur Enlarge Your Paris, média qui met en avant la programmation culturelle du Grand Paris 2. Avec le Point Fort, le théâtre équestre Zingaro et l’artiste Rachid Khimoune, parmi d’autres artisans et artistes, occupent le fort depuis longtemps et ont une renommée internationale.
Villes des Musiques du Monde existe depuis plus de vingt ans et propose chaque année le festival du même nom. Pour Zakia Bouzidi, adjointe à la culture de la Mairie d’Aubervilliers : « Ville des Musiques du Monde attire des populations qui sont éloignés de l’offre culturelle. Bien sûr que la ville entend soutenir cela » en renouvelant la convention avec l’association, qui lui garantit des subventions tous les ans. Mathilde Lise, attachée de presse pour Villes des Musiques du Monde, souligne que « l’association a été sollicitée par Grand Paris Aménagement (GPA) et la mairie d’Aubervilliers pour jouer ce rôle de programmateur culturel au sein du Fort ». Un rôle de premier plan, au vu de l’espace géographiquement centrale et de liaison que la friche culturelle occupe entre les architectures du Fort qui vont être préservées et le nouveau quartier prénommé « Jean Jaurès ». Une question se pose : dans une opération d’aménagement qui tend à la valorisation du foncier au profit d’aménageurs privés, quel sera réellement l’autonomie d’une association telle que Villes des Musiques du Monde ?
La plupart des friches culturelles feront à l’avenir l’objet d’un projet immobilier, petit ou grand. Dans le cas du Fort d’Aubervilliers, c’est un quartier entier qui doit sortir de terre, et même un « écoquartier » : 900 logements d’ici 2024 (date butoir pour les Jeux Olympiques, grands accélérateurs du Grand Paris), auxquels viendront s’ajouter 900 autres à terme, un groupe scolaire, une crèche, des commerces, des artisans. Une bonne vieille coulée de béton, un des produits les plus polluants au monde, qui visiblement n’empêche pas d’utiliser le préfixe « éco » pour désigner un quartier. Qui plus est un « quartier mixte » revendiquent les aménageurs 3, mettant en avant la place des locaux dédiés à la « Culture et à la Création » au sein du nouveau quartier.
GPA, la Mairie d’Aubervilliers, Plaine Commune et l’état (via la préfecture) sont les principaux financeurs directs ou indirects de ce projet. GPA, en particulier, est propriétaire du terrain depuis 1973, et a comme rôle de développer les projets d’aménagement du Grand Paris. Dans le cas du Fort, cet EPIC (Établissement Public à caractère Industriel ou Commercial) démarche les constructeurs et mets à dispositions les terrains. Un investissement qui sera largement dépassé par les profits immobiliers des promoteurs, parmi lesquels Immobel. Cette boîte, qui vante 223.000 m² de projets en développement, met en avant la position idéale du nouvel écoquartier par rapport aux équipements en construction dans les alentours.
Dans le secteur du Fort d’Aubervilliers, c’est effectivement un foisonnement inédit de chantiers qui surprend les habitant·es d’une des villes les plus pauvres de l’hexagone. Le calendrier prévoit, dans l’ordre chronologique : la livraison de la piscine olympique située dans les parages de la gare de la ligne 7 du métro, en janvier 2024 ; la construction du nouvel écoquartier « Jean Jaurés » au sein du Fort, en 2025 ; l’inauguration d’une nouvelle gare de métro, cette fois-ci liée à la ligne 15 (Grand Paris Express), en 2030. La cité de la Maladrerie, à quelques centaines de métres du Fort, est intéressée, elle aussi, par un projet de rénovation qui implique des résidentialisations et des privatisations, contre lesquelles se bat un collectif d’habitant·es. Un projet qui n’a pas de lien direct avec celui de l’éco-quartier, mais qui participe des changements intenses et rapides dans ce quartier prioritaire, comme ne manquent pas de le remarquer les aménageurs dans une réunion préparatoire de 2018.
« C’est des projets qui se veulent écologiques, artistiques, mais j’ai du mal à voir le rapport avec les artistes et les associations qui existent déjà à quelques pas de là »
Le collectif de défense des Jardins dénonce le « greenwashing immobilier » constitué par le projet d’écoquartier, un « saccage » qui vise surtout à « faire venir des gentes plus riches qui vivront à l’écart du reste de la ville, à remplir les poches des promoteurs et de l’État, et à satisfaire des élu.e.s qui se réjouissent de repousser les pauvres toujours plus loin »4.C’est l’intégralité de ce contexte de développement urbain que critiquent ses opposant·es, parmi lesquel·les les membres du collectif de défense des Jardins Ouvriers des Vertus. Ces Jardins centenaires ont été objet d’une occupation de plusieurs mois, terminée avec l’évacuation de cette Zone à Défendre (ZAD) urbaine et avec le début du chantier pour la piscine d’entraînement olympique. Le collectif s’attaque notamment à l’idée même de construire des nouveaux immeubles dans une des villes avec le moins d’espaces verts du 93, ainsi qu’au faible taux de logements sociaux prévu (18%) par rapport à la moyenne de la ville (39%). Une position qui remet en question toute l’opération d’aménagement, Point Fort compris.
Philippe a participé à une action de perturbation de l’inauguration du Point Fort en décembre dernier contre « l’urbanisme de merde » comme le nommait une des banderoles déployées à cette occasion : « Nous avons dérangé cette inauguration aux cris de ‘Ni Solarium ni écoquartier’, qui est notre position depuis longtemps, et on a été confrontés par des femmes de Villes de Musiques du Monde, complètement effarées. Elles comprenaient pas pourquoi on s’en prenaient à elles. On leur disait ‘vous servez de caution à cette opération d’urbanisme’ ».
Zakia Bouzidi, elle, minimise l’action : « Il y a eu effectivement un dérangement lors de l’inauguration, mais c’était le collectif des Jardins, ça n’a rien à voir avec le Point Fort ». Une position partagée par Mathilde Lise. L’attachée de presse de Villes des Musiques du Monde souligne la distinction nette entre les événements des Jardins et le projet du Point Fort : « C’est vrai, ils sont venus lors de l’inauguration, mais c’était plutôt pour protester contre les politicien·nes qui ont voté le projet de piscine que contre le Point Fort ». Philippe, de son côté, n’est pas sûr de vouloir différencier les deux sujets : « Pour nous, le Point Fort sert de caution à cette opération d’urbanisme. Du moment où l’écoquartier sera construit, tout ce qui se fera dedans peut être interprété comme propagande de GPA ».
À en juger de la communication des promoteurs et de GPA, en tout cas, il est difficile de lui donner tort : la piscine olympique est clairement présentée comme un des avantages majeurs du nouveau quartier (« un centre aquatique flambant neuf opérationnel pour les JO2024 »)5. C’est la livraison d’un quartier complet et nouveau dont les aménageurs rêvent, avec en son centre des nouvelles populations. Un public en prévalence aisé et blanc, qui pourra se permettre de payer non seulement les loyers de l’écoquartier, mais aussi les loisirs fournis par l’aménageur. Les néo-habitant·e.s du Fort doit pouvoir avoir une école à deux pas, un centre aquatique avec espaces de loisirs, un lieu culturel en bas de chez elles·ux. Un projet ambitieux, qui soulève des questions légitimes : pour qui est-il conçu ? Que faire des habitant·es actuel·les de la zone du Fort ?
Pour Irène, mobilisée pour la défense de la cité de la Maladrerie : « C’est des projets qui se veulent écologiques, artistiques, mais j’ai du mal à voir le rapport avec les artistes et les associations qui existent déjà à quelques pas de là ». La rénovation de sa cité, rappelle Irène, risque de signifier la perte du lieu d’activité et de vie de plusieurs artistes et architectes locaux. « D’un côté il y a une précarisation des artistes ; de l’autre ils et elles sont appelés dans ces nouveaux cadres où on leur fournit un espace de travail. C’est une façon d’envoyer les artistes à l’avant ». Et Villes des Musiques du Monde de réciter ses prières pour avoir une place permanente au sein du Fort. Place que ni la mairie, ni GPA sont prêtes à garantir à 100 %, selon nos sources.
La question du business model des projets d’aménagement revient fatalement au centre du débat : « On ne fait pas d’argent avec une opération comme ça » nous lance une source anonyme au sein de GPA « Nous, nous finançons les projets comme le Point Fort, et après c’est aux promoteurs de vendre les appartements du quartier. ». GPA peut ainsi se démarquer de tout soupçon d’intérêts commerciaux : « Ce n’est pas du tout un projet fait avec une logique commerciale. Ce qu’on cherche, ce qui est important, c’est l’ancrage locale, sinon tu es complètement hors-sol » affirme Sandy Messaoui.
Ces projets urbains ont ensuite été récupérés par des acteurs privés ou associatifs qui en on fait les nouvelles « place to be » des métropoles modernes.
Mais le doute continue de planer : « Son statut d’établissement public place d’emblée l’activité de Grand Paris Aménagement dans le champ de l’intérêt général, tandis que son caractère industriel et commercial lui impose une parfaite rigueur de gestion. » récite le site web de GPA6. Lire : les investissements qui apportent du profit sont possible, avec la solidité d’une garantie publique. Une dynamique favorisant le profit et qui laisse des doutes sur la prise en compte des besoins des habitants dans le cadre des projets d’aménagement urbain.
Un processus de gentrification accélérée et intense, conçue à travers un ensemble de projets liés et synchronisés. Mickaël Correia nous le livre sans ambages : « Ambitionnant de faire de la région Île-de-France une métropole compétitive et mondialisée, le projet d’aménagement territorial du Grand Paris entrevoit dans les tiers-lieux culturels un outil de promotion de son image de ville festive, innovante et écoresponsable à même d’attirer une ‘classe créative’. Une population de jeunes cadres qui serait, aux yeux des décideurs, vectrice de développementéconomique 7. » Les friches culturelles comme le Point Fort serviraient ainsi de légitimation culturelle et sociale pour un projet immobilier qui, dans le fond, vise surtout à satisfaire les besoins d’une classe moyenne-élevée qui n’est pas encore installée dans le quartier en question.
Les friches culturelles sont devenues, dans la dernière décennie, un opérateur central de l’aménagement urbain. D’abord éléments de contre-culture contestataires inspirés des squats, ces projets urbains ont ensuite été récupérés par des acteurs privés ou associatifs qui en on fait les nouvelles « place to be » des métropoles modernes. L’idée de ne pas gâcher le temps de vie d’un espace immobilier, en le mettant à profit pour un temps déterminé tout en utilisant l’image positive que les initiatives culturelles apportent aux projets, a vite été retenue par les aménageurs et les promoteurs urbains, privés comme publics.
Dans le cas du Point Fort, les intentions affichées par Villes des Musiques du Monde sont bonnes, et la longue histoire de l’association dans le quartier ne laisse pas de doute sur la volonté d’intégrer les habitant·es actuel·les du quartier du Fort au tiers-lieu. Kamel Dafri, dans l’entretien précédemment cité, tient compte de la dynamique de gentrification que le Point Fort pourrait cautionner : « On parle ici d’un des quartiers prioritaires de la politique de la ville les plus décriés. Nous n’avons pas vocation à valoriser du foncier mais à faire en sorte que les aménageurs tiennent compte de l’histoire des habitants ». L’association parie sur son histoire d’ancrage locale, en somme, pour pouvoir impacter de quelque manière que ce soit le projet d’aménagement du Fort et en faire un quartier qui ne soit pas complètement hors-sol. Bien qu’inversés, ces objectifs coïncident avec les intérêts de GPA. La question est là : Est-il possible, dans un contexte si clairement orienté par la valorisation du foncier, d’échapper à cette dynamique ? Est-il possible de créer des lieux vraiment publics et à la portée de tous·tes ? Ou faut-il se résigner au fait qu’une telle initiative culturelle ne peut que se traduire en un lieu « glamour » de gentrification : une friche pour les riches ?
Giovanni Simone pour Le Chiffon
Crédit photo :
Photo de Une > A l’intérieur du Point Fort. Photo de Giovanni Simone.
Photo 2 > Aux abords du futur quartier, un panneau de promotion signé Immobel. Photo de Giovanni Simone.
Photo 3 > Le bureau de vente du promoteur Immobel domine déjà l’entrée du Point Fort, à trois ans de la livraison de l’écoquartier. Photo Giovanni Simone.
Sur la place Sainte Catherine, en plein cœur du 4e arrondissement, la vie se déroule tranquillement. À l’abri de la confusion qui règne dans la proche rue de Rivoli, quelques passant.e.s se dépêchent vers leurs maisons, d’autres s’arrêtent avec leurs chiens en laisse. Tout est normal, mais si on lève la tête, on peut repérer des objets étranges aux deux coins opposés de la place, qui ressemblent étrangement à des disques volants. Ce sont les « méduses » de Bruitparif, des capteurs sonores avec caméra intégrée, qui ont pour ambition d’identifier, non seulement le volume des bruits en ville mais aussi leur source.
Chaque méduse est composée de 4 microphones, afin de pouvoir déterminer, grâce au laps de temps entre la sollicitation d’un micro et d’un autre, la provenance des bruits. Le système fait ensuite coïncider celle-ci à une image, captée en temps réel par la camera intégrée. Sur un site dédié 1à ce système, il est possible de visualiser en direct les images à 360o et les intensités sonores moyennes sur 15 minutes pour chaque capteur utilisé, et donc d’avoir une idée assez claire de la source des bruits les plus intenses.
Un projet proposé à la ville de Paris par Bruitparif, association rassemblant 95 membres, dont des représentants de l’État (tels que le préfet de police, Didier Lallement, ou le directeur de l’environnement de la région, Sébastien Maes), des collectivités territoriales (Président.es de conseils régionale et départementaux, maires, etc.), des entreprises et des régies publiques (parmi lesquelles la RATP et la SNCF) et des associations (associations de voisinage, de lutte contre les nuisances sonores, etc.).
L’organisme s’occupe, depuis sa fondation en 2004, de « la mesure du bruit et d’accompagner les autorités dans la formulation de plans de prévention de ses effets ». En phase de développement et d’expérimentation depuis 2016, Bruitparif prévoit de mettre au point des applications 2 pour mesurer les niveaux sonores de la vie nocturne, des grands chantiers de travaux publics et des nuisances provoquées par les véhicules motorisés, selon une vidéo de présentation de l’association publiée en ligne 3. Selon Jacopo Martini, chargé de mission en acoustique environnementale (sic) pour Bruitparif : « Un des buts principaux du projet est la production de capteurs sonores à un prix abordable pour les municipalités et les entités publiques ». Les capteurs ont gagné le « décibel d’or » (concours organisé par le Conseil National du Bruit) en 2019, notamment parce qu’ils permettent de « voire le bruit ». Tout un programme.
Le dispositif est en expérimentation dans plusieurs quartiers « animés » de la capitale : à Châtelet, sur la place sainte Catherine (4e arr.), le long du Canal Saint-Martin, au bassin de la Villette ou encore sur les quais de Seine. En 2019, les « méduses » ont soulevé l’ire de commerçants à cause de l’expérimentation lancée à la Butte aux Cailles, dans le 13e arrondissement 4. Une situation déjà tendue entre les riverains et les exploitants de bars a empiré après l’annonce de l’installation de six capteurs : les propriétaires de commerces se sont révoltés contre une mesure qu’ils jugeaient répressive, et dont l’objectif était selon eux de verbaliser les patrons de bars et les clients les plus bruyants .
Les « méduses » semblent, pour l’instant, principalement mis en place dans des coins festifs, où les conflits entre riverains et exploitants de bar sont fréquents. Des dispositifs installés soit sur demande des maires d’arrondissement, soit des associations de riverains qui se disent derangé.es par le bruit. Selon Thierry Charlois, chef de projet « Politique de la nuit » à la mairie de Paris et membre du « Conseil de la Nuit » de la mairie : « Le but du projet des méduses est de faciliter le dialogue entre les riverains et les personnes qui se trouvent sur l’espace public, à travers l’objectivation du bruit ».
Le postulat de Bruitparif et du « bureau de la nuit » de la Mairie est que la possibilité de mettre sur la table une mesure précise du bruit et de son origine, son abstraction, doit faciliter la solution pacifique des disputes qui peuvent éclater autour des activités nocturnes. La machine au service de l’homme. Les verbalisations : « Ne sont pas du tout l’objectif, puisque de toute façon si on veut verbaliser pour tapage nocturne on peut le faire avec des sonomètres » se défend Charlois. Le cas de la Butte aux Cailles démontre pourtant que les « méduses » ne sont pas forcement un élément de pacification, mais plutôt une raison ultérieure de conflit et d’incompréhension entre les riverains et les exploitants des bars, qui ont dénoncé l’installation des capteurs comme un nouveau mouchard qui vise à aseptiser la vie de leur quartier.
Le mot « objectiver » revient souvent dans les communications de Bruitparif et de ses partenaires, visant à donner une image sereine et positive de l’application de ce dispositif. Pourtant, l’utilisation de cette technologie se situe dans un espace juridique flou, et touche à des domaines qui ne sont pas encore encadrés par la législation. Les capteurs constituent un menace sérieuse du point de vue de la protection des données personnelles : les images et les sons collectés ne doivent aucunement pouvoir constituer des éléments permettant d’identifier une personne et si c’est le cas, les citoyens doivent être alertés de cette possibilité, selon la loi relative à la protection des données personnelles (RGPD).
La juriste Lucie Cluzel, professeur de droit public à l’université de Paris Nanterre, souligne les principes qui sous-tendent le RGPD : « Il y a un principe de proportionnalité, c’est à dire que le traitement des données doit être proportionnel à la menace pour la sécurité […] Un principe de finalité, qui implique que le personnel qui traite les données soit bien formé et que le traitement soit encadré par la loi ; enfin un principe de consentement, qui exige le consentement des personnes dont les données vont être traitées ».
Thierry Charlois assure que les méduses ne constituent pas un risque pour les données personnelles : « Les sons ne sont pas enregistrés, mais seulement mesurés et les images captées sont floutées à la source, donc il n’y a aucun risque pour les données des citoyens ». Jacopo Martini précise : « Il y a une première prise de photo par la méduse, et ensuite nous sélectionnons une zone qui sera à flouter. À partir de ce moment, les images seront automatiquement floutées dans la zone envisagée, où pourraient se trouver des personnes identifiables ».
La question de l’enregistrement des sons est pourtant épineuse, comme le démontre le cas de Saint-Étienne. La ville a lancé en 2019 un projet expérimental similaire à celui des « méduses », comportant l’installation de capteurs sonores et de caméras dans le quartier de Trentaize-Beaubrun-Curiot 5. La mairie voulait détecter dans les rues les bruits comme les cris, les éclats de verre, les explosions, etc. La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) a initialement donné son feu vert au projet présenté par l’entreprise Serenicity 6 , mais s’est ensuite attaquée aux dangers potentiels pour les données privées, envoyant un avis négatif(purement consultatif) au maire de la ville, Gaël Perdriau. Ce dernier, sous la pression des Stéphanois, a fait marche arrière.
La pression politique subie par les décideurs à Saint-Étienne peut expliquer l’attention qu’accordent les chantres de Bruitparif à la question des données personnelles. Un sujet très sensible où le doute n’est pas levé sur l’utilisation future des capteurs, malgré les garanties de Jacopo Martini, qui revendique : « Nous avons eu un avis favorable de la CNIL ». Personne ne peut garantir que, une fois la technologie mise en place et dans une autre conjoncture politique, les capteurs ne seront employés pour l’identification des citoyens. A l’instar de l’état d’urgence qui a été utilisé bien au delà de son cadre initiale d’application pour réprimer les mouvements sociaux, les capteurs sonores pourraient eux aussi voir s’étendre leur domaine d’application.
Le deuxième doute qui vient à l’esprit est le possible emploi des « méduses » pour des opérations de police. Actuellement, aucune loi n’encadre l’usage des « méduses » dans le cadre d’interventions policières. Pourtant, Thierry Charlois fait écho au bilan des politiques de la nuit 7 de la capitale, qui préconise l’achat de plusieurs capteurs par la Direction de la Prévention, de la Sécurité et la Protection (DPSP), service rattaché à la mairie de paris. Il suggère que sur la place publique où l’on ne pourrait pas intervenir sur les débits de boisson, il faudrait donner la possibilité à cette pseudo-police de verbaliser directement les citoyen.nes. : « Dans ces cas les méduses ne pourraient avoir une utilité que si elles sont directement en connexion avec le centre de veille opérationnelle de la DPSP ».
Outre l’insistance sur la médiation et sur « l’objectivation » des nuisances sonores, la communication de Bruitparif trahit une mentalité quelque peu policière : « Sans doute, les résidents ne portent pas souvent plainte auprès des forces de police parce qu’elles ne sont pas disponibles et le temps de venir, il n’y a plus rien à voir » se soucie Bruitparif dans son intervention à la conférence « inter.noise » de Madrid en 2019.
Pour résumer l’idéal de Bruitparif : des citoyen.nes dérangé.es par quelqu’un dans la rue font appel à la mairie ou directement à Bruitparif ; l’association installe ses micros ; les bruits sont mesurées ; les verbalisations dressées, au mieux on assiste à une concertation ; le cas est clos. Mais dans quel contexte se plaignent les citoyen.nes ? Et à quoi nous mènerait la généralisation d’une telle technologie ? La ville de Paris s’est engagée dans un processus d’embourgeoisement (gentrification en Anglais), comme la plupart des mégapoles à travers le monde, qui repousse les populations plus démunies aux marges de la ville : dans les banlieues. Les riverains qui se plaignent « achètent [un logement dans Paris] parce que c’est sympa, c’est bobo, et puis ils veulent faire fermer les bars » comme l’explique un patron de bar dans l’article de Mediapart susmentionné.
La loi d’orientation sur les mobilités votée en 2019 a déjà introduit un amendement ouvrant la voie à une expérimentation de capteurs sonores dans le but de verbaliser les véhicules trop bruyants. Rien n’empêche, donc, que les méduses puissent un jour être des dispositifs policiers à part entière, comme le souligne Lucie Cluzel : « Les capteurs ne sont pas pour l’instant des outils de police administrative, et pour cela il faudra un décret qui en encadre l’usage. Mais on va certainement dans ce sens, avec les campagnes sécuritaires qui sont en cours en ce moment […] Il y a en plus un véritable marché des technologies de surveillance ». Ce qui se révèle être le cas aussi pour Bruitparif, qui a crée en décembre 2020 une entreprise, Viginoiz. Seul actionnaire : le même Bruitparif. Le but ? Mettre sur le marché les dispositifs élaborés par l’association, qu’ils ne pourraient pas commercialiser autrement.
La volonté même de faire diminuer les « nuisances sonores » relève d’une mentalité fétichisée ou la ville est complètement aseptisée, propre, silencieuse, absolument fonctionnelle, réduite à une abstraction quantifiable. Un décor urbain. Une mentalité exemplifiée par la théorie de la fenêtre cassée (Broken window theory), rendue fameuse dans la New York des années 1990 par Rudy Giuliani, alors maire de la ville. Selon cette théorie tout signe visible de criminalité ou de déviance encourage une augmentation de ces mêmes tendances. Ainsi, les éléments autrement inoffensifs de l’ambiance urbaine (comme les tags sur les murs, la saleté ou… le bruit) sont criminalisés. Une approche de la ville qui permet de réprimer des populations miséreuses, racisées, et souvent jeunes.
La floraison de technologies sécuritaires, « pacifiante », doit être insérée dans cet imaginaire de la ville comme lieu réservé au travail et à la circulation des marchandises. La « Safe city » étant l’humble serviteur de cette ville. Comme l’explique Juliette, responsable de la campagne Technopolice pour La Quadrature du Net: « Les projets comme celui de Bruitparif relèvent du solutionnisme technologique. C’est à dire qu’on estime que l’application d’une technologie va permettre de résoudre un problème qui est en réalité humain. Ces technologies, qui sont aussi des technologies sécuritaires, deviennent omniprésentes, on s’y habitue et on les utilise de plus en plus jusqu’à ce qu’on les considère fondamentales ». Le problème essentiel se pose donc dans ces termes : dans quelle ville souhaite-t-on vivre ? La ville technologique que nous préconise Bruitparif est une ville où l’humain est transformé en une variable mathématique, enseveli sous le poids des chiffres. Une ville où l’on nage avec des méduses dans une mer parfaitement plate, une mer de décor.
La question soulevée par les « méduses », en somme, va au-delà de la question de l’application courante de ces capteurs, et touche bien plutôt aux motivations profondes de leur développement. L’idée d’une ville « Safe » et « Smart » est au cœur de la vision des administrations locales et étatiques, mais à quel prix pour la liberté des citoyen.ne.s ? En proposant un outil technologique pour chaque problème de la vie collective, ne risque-t-on pas de neutraliser le débat démocratique ? De disqualifier encore un peu plus la parole ?
La ville des rêves de Bruitparif et de ses thuriféraires, est une ville-machine où il suffit de régler tel ou tel paramètre pour faire rentrer le déviant dans la norme. Mais ne serait-elle pas une ville des cauchemars pour la grande majorité de la population ?
Giovanni Simone pour Le Chiffon