« Lycée Auto­géré de Paris ». Der­rière cette sim­ple pan­car­te en fer rouge se cache un des tous pre­miers lycées expéri­men­taux de Paris. Niché dans le quinz­ième arrondisse­ment, cet étab­lisse­ment a piqué ma curiosité. J’ai eu envie de ren­con­tr­er les potach­es qui le fréquentent.

Il est midi passé, le soleil brille haut dans le ciel. L’entrée donne sur une grande cour cen­trale. Un groupe d’élèves a trou­vé un peu de fraîcheur à l’ombre des grands arbres. D’autres étu­di­ants sont assis sur des tables de pierre et dis­cu­tent entre eux, écoutent de la musique ou révisent le bac, qui aura lieu dans une semaine.

La porte d’entrée est large­ment ouverte : Mar­got et Em, deux élèves de pre­mière au sein du Lycée Auto­géré de Paris (LAP), me retrou­vent : « Viens, on te fait la vis­ite du bahut ! ». Les murs de l’école sont recou­verts d’une mul­ti­tude d’affiches, pho­tos et graf­fi­tis col­orés. Sur l’un d’eux je lis : « Ici com­mence votre avenir ».

Le LAP, un lycée singulier dans le paysage scolaire parisien

Le LAP s’organise autour de deux principes fon­da­men­taux et pos­sède quelques par­tic­u­lar­ités pédagogiques.

Pre­mier principe : le LAP fonc­tionne sur le principe de libre fréquen­ta­tion, à l’image du lycée expéri­men­tal d’Oslo, né en 1966 en Norvège. Pas de car­net de liai­son, pas de relevés d’absences, pas d’appels aux par­ents. Les élèves sont respon­s­ables et autonomes : ils sont les seuls à décider de venir en cours. Ou pas. Une lib­erté qui peut sem­bler risquée : com­ment faire cours à des élèves qui déci­dent de ne plus fréquenter l’école ?

Pour Elio, élève au LAP, cette déci­sion fait sens : « Au lycée tra­di­tion­nel, lorsque les cours étaient oblig­a­toires, je n’arrivais pas à venir. Ici, je ne viens pas seule­ment pour les cours mais aus­si pour l’organisation de l’école : je suis beau­coup plus présent ».

Deux­ième principe : l’autogestion, inspiré des class­es auto­gérées de Marly1 mis­es en place à par­tir de 1978 à Paris. Au LAP, les élèves et les pro­fesseurs organ­isent ensem­ble la vie du lycée. Ils sont tour à tour can­ti­niers, ges­tion­naires, admin­is­tra­teurs, per­son­nels d’entretien. « J’ai appris beau­coup plus sur la vie et l’organisation admin­is­tra­tive au LAP que dans n’importe quel lycée » remar­que Em. Alors, l’école ne se résume plus aux cours.

Les rela­tions dans l’établissement se veu­lent hor­i­zon­tales : la voix des pro­fesseurs et celle des élèves sont à égal­ité dans la prise de déci­sions au sein de l’établissement.

Le sys­tème d’évaluation dif­fère lui aus­si de celui des lycées tra­di­tion­nels. Tout au long de l’année, les élèves ne sont pas notés, de quoi réduire une impor­tante source d’anxiété pour les lycéens. La com­pé­tence des élèves est bien jugée, mais elle prend la forme de com­men­taires écrits. Cette méth­ode d’évaluation per­met de com­pren­dre et d’analyser ses faib­less­es sans établir de classement.

Des principes qui deman­dent une cer­taine auto-dis­ci­pline de la part des élèves : « Au LAP, notre par­cours devient ce qu’on décide d’en faire, c’est de notre respon­s­abil­ité » nous con­fie Elio. Mais décider de devenir Lapien.ne.s demande un engage­ment qui ne cor­re­spond pas à tout le monde. En effet, en milieu d’année, un tiers des élèves quitte le lycée pour se rediriger vers d’autres écoles auto­gérées ou traditionnelles.

Le LAP : une réponse aux failles du système éducatif

Samuel, pro­fesseur d’Histoire-Géo-Géo-politique au lycée évoque la fonc­tion sociale du LAP. Selon lui, l’établissement vise à : « con­sid­ér­er et ren­dre une dig­nité aux élèves, à leur redonner con­fi­ance en eux ». Nom­bre des Lapien.ne.s2 choi­sis­sent ce lycée comme échap­pa­toire face à l’enseignement tra­di­tion­nel qui, bien sou­vent, les a exclus.

Em se livre : « Il n’y a pas d’alternative au LAP pour moi : si je retourne dans le sys­tème sco­laire, je n’ai plus de sco­lar­ité. Au LAP, j’en ai une ». Elle pour­suit, le ton clair : « J’ai quit­té l’école car je ne venais jamais en cours. J’avais une pho­bie sco­laire et ma sec­onde s’est très mal passée ». Il en va de même pour Loup, élève au LAP de 2001 à 2005, aujourd’hui artiste pluridis­ci­plinaire qui s’exclame : « Le LAP m’a sauvé ! ». Mais d’autres élèves vien­nent ici par con­science poli­tique cri­tique du sys­tème édu­catif traditionnel.

« L’objectif c’est le bac ». Vraiment ?

Le LAP a la « mau­vaise répu­ta­tion » d’être le lycée qui a le taux de réus­site le plus faible de France au bac­calau­réat. En 2016, son taux de réus­site était éval­ué à 42%, loin der­rière la moyenne nationale à 82%3. Un chiffre repris par plusieurs jour­nal­istes afin de remet­tre en cause et dis­créditer l’efficacité des méth­odes expéri­men­tées au LAP. Mais est-il judi­cieux d’utiliser les résul­tats du bac comme pierre de touche de l’expérimentation péd­a­gogique de ce sin­guli­er lycée ?

Les élèves qui se présen­tent au bac au LAP n’auraient — pour la plu­part d’entre eux — pas eu la volon­té de le faire dans un lycée tra­di­tion­nel, où le rythme est imposé et la pres­sion con­stante. Samuel se ques­tionne : « Sans le LAP, où seraient nom­bre de nos élèves ? Dans la rue, dans les hôpi­taux psy­chi­a­triques, dans les pris­ons (…) Les 40% de réus­site au bac au LAP, ce sont tou­jours 40% d’élèves qui n’auraient pas réus­si à le pass­er dans un lycée tra­di­tion­nel ».

J’ai pu ques­tion­ner quelques-uns des élèves du lycée cogéré de Saint-Nazaire 4 à la faveur des journées organ­isées en juin 2022 pour fêter les 40 ans du LAP. Un moment de ren­con­tres et de partage au sein de dif­férents ate­liers (séri­gra­phies, DJ, fresques, etc.), des tables de dis­cus­sions et une con­férence menée par la soci­o­logue Monique Pinçon-Char­lot. Maewenn par­le du bac comme d’un « mon­stre » qu’elle a due ré-apprivois­er et accepter. Main­tenant, elle se sent prête à le surmonter.

Le LAP tient un peu à dis­tance les impérat­ifs de la com­péti­tion sco­laire et des exa­m­ens. Le bac n’y est pas un objec­tif incon­tourn­able. On cherche avant tout à recréer un lien avec l’enseignement et à épanouir les élèves. Cela passe par exem­ple par l’inscription sys­té­ma­tique des élèves à des pro­jets heb­do­madaires et à des ate­liers chaque après-midi de 16h à 18h : pho­to, théâtre, musique, radio, randonnée…

Elio résume : « Toute notre ado­les­cence gravite autour du lycée, donc ça doit être un cadre épanouis­sant, sain et utile pour notre développe­ment per­son­nel ».  Cer­tains élèves déci­dent même de ne pas pass­er le bac. Alors, ils peu­vent rejoin­dre une classe spé­ciale de pre­mière et de ter­mi­nale « Alter­na­tive Bac », qui se con­cen­tre sur la recherche de for­ma­tions ou stages professionnalisants.

Mais pour les élèves du LAP qui ont la volon­té de pass­er le bac, la réforme Blan­quer (2019) com­plique les épreuves. Sans notes, le con­trôle con­tinu, désor­mais modal­ité d’évaluation, ne peut pas être mis en place au LAP.

La réforme du bac pour le LAP : un non-sens ?

Les élèves n’ont d’autre choix que de s’inscrire en can­di­dat libre. Une semi-solu­tion qui apporte son lot de problèmes.

Au pro­gramme : qua­torze épreuves. Deux en classe de pre­mière et douze en ter­mi­nale. Un nom­bre d’examens supérieur à celui pro­posé aux can­di­dats tra­di­tion­nels, qui ne doivent en pass­er « que » six (écrit et oral de français, phi­lo, les deux spé­cial­ités de ter­mi­nales et un grand oral). De quoi ren­forcer les dif­fi­cultés des élèves atteints de pho­bie scolaire.

« Le LAP est un bubon politique que les bureaucrates de l’éducation nationale détestent »

Autre épreuve pour les lapien.ne.s : ils doivent retourn­er dans les lycées tra­di­tion­nels pour pass­er leur bac, car le LAP n’est pas un « cen­tre d’examen ». Em nous explique : « Le jour du bac, on nous impose de nou­veau un envi­ron­nement et une manière de tra­vailler qui a été trau­ma­ti­sante pour nous par le passé ». Toutes ces dif­fi­cultés con­duisent une par­tie des Lapien.ne.s à ne pas se présen­ter au bac.

Le LAP est bousculé de toutes parts

La réforme Blan­quer pour­suit la réduc­tion des marges de manœu­vre des lycées auto­gérés, con­sacrées 40 ans plus tôt. Au-delà du bac, elle com­plique l’organisation du lycée. La créa­tion des emplois du temps est par exem­ple dev­enue un véri­ta­ble casse-tête.

L’emploi du temps est d’abord fondé sur le pro­gramme de l’année. Il peut être mod­u­la­ble grâce au principe de libre fréquen­ta­tion. En fonc­tion de ses besoins, de ses faib­less­es et de ses con­nais­sances, l’élève peut décider de priv­ilégi­er, rajouter ou aban­don­ner des cours. Un emploi du temps sco­laire sur mesure, adap­té à chaque per­son­nal­ité. Mar­got racon­te : « Je suis arrivée en sec­onde, je savais que je n’allais pas pren­dre de spé­cial­ité maths en pre­mière. Je suis allée voir mon prof de maths et je lui ai dit que je n’allais pas venir en maths car ça ne me servi­rait à rien pour mon pro­jet pro­fes­sion­nel. Je suis aus­si allée voir d’autres pro­fesseurs pour inté­gr­er de nou­velles matières de sec­onde, pre­mière et ter­mi­nale car je savais que j’en aurais besoin plus tard ».

Mais il devient dif­fi­cile d’organiser les cours avec autant de spé­cial­ités5 et moins d’élèves par classe. L’individuel prime alors sur le collectif.

Le lycée souf­fre aus­si de pres­sions et de répres­sions extérieures. Que ce soient les élèves des lycées tra­di­tion­nels, cer­tains groupes d’extrême droite comme le GUD6 ou encore le rec­torat, tous, par leurs actions ou leurs paroles, ten­tent de mar­gin­alis­er le LAP. « Le LAP est un bubon poli­tique que les bureau­crates de l’éducation nationale détes­tent ». Ce sont les mots de Stéphanie, pro­fesseure au LAP, pour exprimer la défi­ance gran­dis­sante que son étab­lisse­ment sus­cite auprès de l’institution.

« On est perçus comme des bêtes de foire dans le sys­tème tra­di­tion­nel » nous dit Em. Les Lapien.ne.s se voient accol­er une image stéréo­typée : jeunes dés­co­lar­isés, occupés à fumer ou à séch­er les cours pour le plus clair de leur temps.

La fin d’un lycée pour tous ?

Pour Stéphanie, une chose est sûre : le LAP dérange. L’État voudrait le trans­former en un : « Lycée de la sec­onde chance », dont l’objectif serait de recueil­lir les élèves évincés par les lycées tra­di­tion­nels : « l’objectif pour l’académie de Paris, c’est que le LAP n’accepte plus que des élèves en marge du sys­tème sco­laire, alors que nous accueil­lons aujourd’hui des lycéens qui peu­vent tout à fait être inté­grés au sys­tème tra­di­tion­nel mais le refusent ».

Samuel abonde : « Si le min­istère laisse le LAP en vie, c’est qu’il joue le rôle ‘de voiture-bal­ai’ du sys­tème tra­di­tion­nel, lui per­me­t­tant de se per­pétuer ». A son corps défen­dant, le LAP pour­rait par­ticiper à obér­er une trans­for­ma­tion général­isée de l’ensemble du sys­tème scolaire.

De la même manière, l’éducation nationale veut oblig­er le LAP à n’accueillir que des élèves en voie générale. Cette déci­sion reviendrait à fer­mer toutes les « class­es alter­na­tives ». Une oblig­a­tion inen­vis­age­able pour le LAP : il est ouvert à tous ceux qui veu­lent ten­ter un enseigne­ment alter­natif. Le lycée s’attache à ne pas faire de sélec­tion en fonc­tion des tra­jec­toires ou des vécus des can­di­dats, mais unique­ment par rap­port à la moti­va­tion de cha­cun à s’investir dans l’organisation du lycée.

Lapidez cet établissement !

L’esprit du LAP ne cesse d’être men­acé. En 2012, le rec­torat a signé une con­ven­tion afin de recon­naître l’existence, le statut et le fonc­tion­nement déroga­toire du LAP. Elle a été re-signée il y a cinq ans et doit être de nou­veau signée cette année. Mais, cette fois, le LAP craint qu’elle ne soit pas recon­duite dans les mêmes con­di­tions. L’organisation du lycée, le statut des élèves, le pro­jet péd­a­gogique, la trans­parence, font l’objet de débats et de négo­ci­a­tions. La péren­ni­sa­tion du LAP comme lieu d’expérimentation péd­a­gogique sem­ble de plus en plus remise en cause. Samuel se con­fie : « Si l’Académie de Paris pou­vait nous faire dis­paraître, il le ferait sans hésiter ».

Le LAP n’est pas le seul à crain­dre les déci­sions du rec­torat. C’est aus­si le cas du lycée cogéré de Saint-Nazaire. Maewenn nous explique : « Le rec­torat n’adhère pas lorsque l’école sort du cadre. Du coup, il laisse le lycée vivant mais ne l’aide pas et men­ace de le fer­mer ».

Con­tac­tée, l’académie de Paris n’a pas don­né suite à nos sollicitations.

Mal­gré tout, le LAP résiste à cette libéral­i­sa­tion de l’enseignement. D’ailleurs, les deman­des d’inscription d’élèves n’ont jamais été aus­si impor­tantes, preuve d’un cer­tain suc­cès de l’établissement. Une ten­dance logique au vu de la dégra­da­tion pro­gres­sive de l’institution scolaire ?

Jeanne Ambrois, jour­nal­iste pour Le Chif­fon

Pho­to de Une > Élèves en récréa­tion dans la cours prin­ci­pale du lycée. Crédit : @emlnke.png sur insta­gram, élève au LAP.

Pho­to 2 > A l’en­trée du bâti­ment prin­ci­pal du lycée. Crédit pho­to : Em.

Illus­tra­tion 3 > La cour du lycée par Car­los, élève au LAP.

Jaber Al Mahjoub (1938–2021) par­tait chaque matin avec ses grands sacs à car­reaux Tati. L’un con­te­nait ses affaires de toi­lette et de dessin, l’autre sa pro­duc­tion de la nuit qu’il écoulait dans la journée. Des tournées d’une dizaine de kilo­mètres, des tra­jets qui vari­aient selon les péri­odes. Il sil­lon­nait les rues de Paris à la façon d’Aguigui Mouna (1911–1999) qui, vingt ans plus tôt, par­tait à vélo haranguer les foules. Repérables l’un comme l’autre à leurs ges­tic­u­la­tions, leur apti­tude à faire le clown, leur qual­ité d’amuseur public.

Sur le parvis de Beaubourg, c’est Jaber le saltim­banque que vous croisiez. Il joue de l’oud, instru­ment de musique à cordes pincées, et il déclare : « Mes­dames et Messieurs je suis pro­fesseur à la Sor­bonne, je donne des cours aux Beaux-Arts », suivi par des rires, des cris d’animaux, il ajoute par­fois « prof de n’importe quoi, ma sœur frap­pait ma mère et je vous com­prends très bien1» ! C’est celui qui fait l’âne, son ani­mal fétiche, en sou­venir peut-être de celui qui l’a accom­pa­g­né dans une fugue de six mois « A 12 ans je suis allé dans la mon­tagne avec un petit âne que j’avais trou­vé, j’avais le mag­a­sin sur l’âne. Je vendais le thé et le sucre » me confiait-il.

Jaber qui ne savait ni lire, ni écrire, empêtré dans ses con­tra­dic­tions, fai­sait rire. Il avait pour règle de ne jamais se plain­dre, de ne jamais dire que cela ne va pas. « Tou­jours la banane » pré­cise Kin­roux Mona, por­teur de livres, tou­jours pro­pre, fréquen­tant chaque jour les bains douch­es de son quarti­er. « Je ne fume pas, je ne bois pas » annonçait-il, comme gage de son hygiène de vie d’homme fréquentable. Il expli­quait de cette façon, cette force incroy­able qui le propul­sait quo­ti­di­en­nement dans des déam­bu­la­tions parisi­ennes inter­minables aux par­cours imprévisibles…

Pein­ture de Jaber. On y recon­naî­tra facile­ment un Rasti­gnac amiénois. Col­lec­tion Dominique Marie Boullier.

Lau­rent Lefèvre racon­te les sketch­es de Jaber, « le roi de Beaubourg » comme on le nom­mait dans ce quarti­er : « D’une voix puis­sante, il jon­gle avec les phras­es, chaque mot chas­se le précé­dent et en amène un autre, il danse, il gri­mace, miaule, aboie, par­le et chante dans divers­es langues. Il donne du relief à tout ce qui sort de sa bouche et de son instru­ment à cordes, faisant vibr­er son corps dans le même tem­po. Il impro­vise des dia­logues où se répon­dent tan­tôt une voix grave, mas­cu­line, tan­tôt une voix fémi­nine. En bon chef d’orchestre, il dirige son pub­lic et l’entraîne dans un ent­hou­si­asme com­mu­ni­catif. Faisant le pitre, il nav­igue en per­ma­nence entre absurde et auto déri­sion2 ».

 

« Jaber avait une manière de s’inscrire dans la ville à rebours de son temps, qui constitue une critique en acte de la déshumanisation de nos vies dans la métropole parisienne ».

Mal­gré son insis­tance, je n’ai jamais voulu con­naître ce Jaber là : les clowns ont par­fois des sourires plus tristes que des san­glots. Par con­tre, je l’ai suivi dans ses péré­gri­na­tions autour de Beaubourg jonglant d’un café à l’autre, il pointait du doigt avec fierté les pein­tures accrochées au mur der­rière le comp­toir qu’il avait offertes ou ven­dues. C’était la seule forme d’exposition qu’il vivait bien. Un des rares ren­dez-vous où nous nous sommes retrou­vés. Jaber était sur­prenant, insai­siss­able, sans adresse postale ou élec­tron­ique, sans télé­phone fixe ou portable et pour­tant tu pou­vais le trou­ver partout, surtout si tu ne lui avais pas don­né ren­dez-vous ! A l’heure où les réseaux infor­ma­tiques quadrillent nos échanges, nos déplace­ments, nos trans­ac­tions, Jaber traçait les lignes de sa lib­erté sur sa toile, celle de ses pein­tures. Jaber avait une manière de s’inscrire dans la ville à rebours de son temps, qui con­stitue une cri­tique en acte de la déshu­man­i­sa­tion de nos vies dans la métro­pole parisienne.

J’étais déjà sur ses traces, lorsqu’au cours d’une bal­lade dans Paris, j’ai aperçu par la fenêtre du bus 69 ou 85  (les deux s’arrêtent à la sta­tion Pont neuf — Quai du Lou­vre), de nom­breuses toiles accrochées à la boite d’un bouquin­iste ; je saute de l’autobus… C’était la pre­mière fois que je voy­ais des toiles de Jaber de ce for­mat (80/98 cm) ! Elles étaient sus­pendues par paquet de 10 par de gross­es pinces à dessin. On pou­vait les regarder comme on con­sulte un car­net d’illustration. J’en ai rap­porté une que j’ai fait mon­ter sur châssis.

Le hasard a voulu que je ren­con­tre Jaber, l’artiste inso­lite qui fait danser les couleurs. Je l’ai vu pour la pre­mière fois alors que je ren­trais bre­douille d’une vente aux enchères. Il dessi­nait adossé à la grille, assis sur les pier­res qui bor­dent le square en face de chez moi. Regar­dant le dessin en cours, j’identifie le style et espérant une con­fir­ma­tion. Je l’interroge : Jaber ? Un large sourire éclaira son vis­age. Ses yeux riaient sous ses sour­cils épais, con­tent d’être recon­nu, une barbe blanche, des cheveux ondu­lants dépas­saient de son béret. Jaber avait encore la vigueur et la lumi­nosité de la jeunesse. Ses pieds nus blessés témoignaient de son opiniâtreté à par­courir le monde. Il me mon­trait ses autres dessins, des petits for­mats, heureux de l’attention que je leur por­tais. Une com­plic­ité naissait.

Jaber : la boxe et la politique

Les com­bats de boxe revi­en­nent sou­vent dans ses tableaux, sou­vent aus­si comme des métaphores de la vie poli­tique. C’est un voy­age dans le temps que nous entre­prenons alors : Jaber a fait 17 com­bats de boxe : « J’ai été boxeur à la Bastille chez Mon­sieur Koulou et dans les salles à Saint Denis où venaient tous les Tunisiens. Je fai­sais rire les boxeurs, je fai­sais le mou­ton et tou­jours je gag­nais. J’étais très beau3» con­fi­ait-il à une revue d’art4 Un sport vio­lent pour gag­n­er beau­coup d’argent ? Jaber ne s’imposera pas la rigueur de tra­vail que sup­pose la boxe. Il est courageux mais il faut aus­si beau­coup de patience pour répéter mille fois le même geste de base. Et la com­péti­tion n’est pas son fort. Il ne pour­suiv­ra pas dans cette voie. Il restera cepen­dant très fier d’avoir été pho­tographié en com­pag­nie de Muham­mad Ali en 1971.

Et c’est bien cette vio­lence physique qu’il trans­posera dans le monde poli­tique en représen­tant à maintes repris­es Chirac, Sarkozy, Macron en boxeur et lui-même, le plus sou­vent, en arbitre.

Jaber et l’argent

Ses ressources sont mai­gres5 et il a besoin de les com­pléter. Il ne pos­sède aucun moyen de paiement virtuel. Il déclare en me voy­ant par­tir vers le dis­trib­u­teur : « Tiens, l’argent sort des murs main­tenant ! ». Pour assur­er ses dépens­es, il préfère con­fec­tion­ner ses pro­pres moyens de paiement alter­nat­ifs, la nuit, dans sa cham­bre minus­cule. Il préfère négoci­er ses achats quo­ti­di­ens en tableaux.

Il sup­porte mal les expo­si­tions de ses pro­pres toiles qui don­nent lieu à une spécu­la­tion qui le dégoûte. Cer­tains galeristes s’arracheront les cheveux ou refuseront car­ré­ment de l’exposer : « Jaber est incon­trôlable » assure-t-on. Michel Ray, ex-galeriste pas­sage Molière, du côté de Beaubourg, déclare : « Il nous sabote même le tra­vail. Il est du genre à s’asseoir devant les portes de l’ex­po et à con­seiller aux gens de ne pas acheter sur place et de le con­tac­ter plus tard, quitte à brad­er sa pein­ture. C’est vrai­ment un per­son­nage à part, mais très attachant ».

 Pein­ture de Jaber. Col­lec­tion Dominique Marie Boullier.

Alors Jaber vit au jour le jour, dans des con­di­tions dif­fi­ciles. « Une toute petite cham­bre sans eau, sans élec­tric­ité » racon­te Michel Ned­jar entre admi­ra­tion et com­pas­sion : « quand on ren­tre chez lui, on marche car­ré­ment sur le lit, telle­ment il y a de choses par terre partout, et là, il crée, il œuvre ». C’était en 1982. Il quit­tera ensuite le Marais pour un petit local de 9 m² situé rue du Roule, à mi-chemin entre Le Lou­vre et les Halles. La pau­vreté — même pénible — est pour lui une con­di­tion de la créa­tion artis­tique : « Si tu ne con­nais pas la mis­ère, tu ne peux pas devenir pein­tre »6 déclarait-il à Cather­ine Sinet, direc­trice de Siné Men­su­el, en 2017.

C’était un homme libre, fidèle à ses con­vic­tions qui s’est envolé pour sa Tunisie natale. Jaber est mort debout : « Cet homme plein de bon­heur pour tous nous a quit­té en octo­bre 2021 » dira David7.

L’œuvre qui lui a don­né le plus grand con­tente­ment, parce qu’elle est vis­i­ble par tous et ne pu être marchan­dis­ée : une série de pein­tures murales au car­refour de la rue de Ménil­montant et de la rue du Retrait8. 3 grands pan­neaux : une femme por­tant une baguette sur sa tête à gauche, plusieurs femmes sur un âne à droite. Au cen­tre Paris, la Tour Eif­fel, la Seine, les bar­ques — cer­taines coulent.

Dominique Marie Boul­li­er pour Le Chif­fon

Pho­to de Une : Por­trait de Jaber par SEBD, peint à l’an­gle rue du Retrait — rue de Ménil­montant (20e).

Bon alors, c’est quoi une « mutuelle de fraudeurs ? » Eh bien c’est un groupe (dis­ons une ving­taine de per­son­nes) se réu­nis­sant régulière­ment (une fois par mois en général) pour met­tre des moyens en com­mun (de l’argent) qui ser­vent à rem­bours­er les amendes de leurs mem­bres, qui ne payent pas, ou pas tous, leurs tick­ets de métro. En pra­tique, les mem­bres paient tout de suite l’amende, puis se font rem­bours­er lors de la réu­nion sur la caisse commune.

Les mutuelles ont existé dans dif­férentes villes et dif­férents pays. Elles seraient nées à Malmö, en Suède, dans les années 90. Il y a eu un col­lec­tif sans-tick­et à Brux­elles au tour­nant des années 2000. Il existe un cer­tain nom­bre de témoignages et de brochures au sujet des mutuelles, qui mon­trent une grande diver­sité de pra­tiques et de con­textes. Impos­si­ble pour cette rai­son de faire le tour de la ques­tion en quelques lignes. Nous pou­vons néan­moins for­muler quelques réflex­ions sur une forme d’association assez curieuse, il faut le recon­naître. Nous par­lerons surtout de Paris, parce que c’est la ville que nous con­nais­sons le mieux, et parce que c’est un arti­cle du Chif­fon : ici c’est Paris !

Si les mutuelles de fraudeurs ont fait l’objet de quelques arti­cles dans la presse (autour de 2010), impos­si­ble de savoir si elles exis­tent encore. Si c’était le cas, nous évi­te­ri­ons de les faire con­naître ou d’en faire la pro­mo­tion, car c’est inter­dit par la loi.

Bref, les mutuelles de fraudeurs, ça n’existe plus, ça n’existe pas, mais ça reste intéressant.

Gratuité

La pre­mière chose qui vient à l’esprit quand on con­sid­ère une mutuelle de fraudeurs, c’est qu’elle con­siste à ne pas pay­er les trans­ports. C’est dans le nom : on fraude. Impres­sion que vient con­firmer le fait que de nom­breuses mutuelles revendiquent la gra­tu­ité des trans­ports en com­mun. Quand on creuse un peu la ques­tion, celle-ci se com­plique cepen­dant. En effet, la pre­mière chose que l’on fait en entrant dans une mutuelle, c’est pay­er. Une petite coti­sa­tion, certes, 7 ou 10 euros par mois. Mais mul­ti­plié par 20, cela fait tout de suite 140 à 200 euros, qui ren­trent dans les caiss­es de la RATP sous la forme d’amendes payés rubis sur l’ongle (les mutuelles encour­a­gent le paiement immé­di­at — c’est moins cher). D’autre part, il faut pren­dre en compte le fait que même les usagers qui paient « nor­male­ment » le métro n’en règ­lent en réal­ité qu’une petite par­tie, puisque leur abon­nement ou leur tick­et est large­ment sub­ven­tion­né (par l’employeur, par la région, l’État, le départe­ment). Le coût du trans­port est donc déjà social­isé à grande échelle.

Ajou­tons qu’historiquement (depuis les années 70), la fraude a été prise en compte comme un « coût » à com­par­er (un écon­o­miste par­lerait « d’arbitrage ») avec les « béné­fices », que représen­tent la réduc­tion des effec­tifs dans le métro et le bus (c’est tou­jours un écon­o­miste qui par­le). En pra­tique, on a sup­primé les êtres humains dans les sta­tions et les bus, ce qui rend pos­si­ble la fraude, impens­able dans un con­texte où il y aurait un employé der­rière chaque tourni­quet et un receveur dans le bus.

Enfin, la RATP est une entre­prise qui exporte son savoir-faire et vend ses métros partout dans le monde. Elle peut se per­me­t­tre de per­dre un peu ici pour gag­n­er là-bas. Bref, le fait de pay­er ou non son tick­et est loin de résumer la ques­tion du finance­ment d’un trans­port de masse, d’ailleurs struc­turelle­ment défici­taire. Ce que l’on sait avec cer­ti­tude, c’est que l’absence d’un tel sys­tème de trans­port coûterait trop cher. C’est même impens­able : com­ment trans­porter les mil­lions de tra­vailleurs de leur domi­cile à leur tra­vail dans une méga­lo­pole comme l’agglomération parisienne ?

Pour ne par­ler que de l’Île-de-France, on con­state d’ailleurs que le prix des trans­ports a ten­dance à baiss­er (dézon­age du nav­i­go, tick­et lim­ité à 5 euros en Île-de-France, for­fait pol­lu­tion), preuve que nos élus, regroupés dans Île-de-France Mobil­ités (ancien Stif), avec à sa tête Valérie Pécresse, ne sont pas obnu­bilés par le finance­ment des trans­ports par le biais du tick­et. Par con­tre, ils adorent les caméras, les por­tiques et les agents de sécu­rité, qui ne ser­vent pas unique­ment à véri­fi­er la valid­ité des titres de trans­ports. Au-delà du coût du trans­port pub­lic, se pose donc la ques­tion de la dis­ci­pline des usagers.

 

Contrôle

Autre car­ac­téris­tique mar­quante des mutuelles de fraudeurs : elles sont une protes­ta­tion con­tre les procé­dures de con­trôle. Elles se con­sid­èrent elles-mêmes comme une manière de s’organiser pour que les couch­es les plus pré­caires de la métro­pole puis­sent con­tin­uer de pren­dre les trans­ports en évi­tant la répres­sion, puisque le paiement immé­di­at de l’amende arrête toute pour­suite. Le fait de ne pas pay­er son abon­nement ou son tick­et, a égale­ment été revendiqué comme une protes­ta­tion con­tre la tech­nolo­gie RFID, qui per­met de cen­tralis­er dans une base de don­nées infor­ma­tisée les déplace­ments indi­vidu­els. Les mutuelles relient donc en pra­tique la manière dont on s’acquitte de son tra­jet, le con­trôle de ce paiement, et une ques­tion plus large de lib­erté. Les mutuelles l’abordent sou­vent par le truche­ment de la ques­tion des sans-papiers : être con­trôlé sans tick­et, cela veut dire un con­trôle d’identité, et si l’on a pas ses papiers…

« Le délit consiste donc à faire la promotion d’une mutuelle particulière »

 

Plus large­ment, il est en effet légitime de s’interroger sur le fait qu’un acte aus­si banal (au moins en apparence) que se déplac­er, qui relève donc de la lib­erté fon­da­men­tale d’aller et venir, se fasse sous l’œil de caméras de sur­veil­lance, d’agents de sécu­rité surar­més, de con­trôleurs qui con­tribuent à étof­fer les dossiers de suren­det­te­ment (qui con­ti­en­nent bien sou­vent des amendes majorées), validés infor­ma­tique­ment, avec une lég­is­la­tion qui relève de l’antiterrorisme. La loi du 22 mars 2016 dite « loi rel­a­tive à la préven­tion et à la lutte con­tre les inci­vil­ités, con­tre les atteintes à la sécu­rité publique et con­tre les actes ter­ror­istes dans les trans­ports publics, dite « Loi Savary », punit de 6 mois de prison et 7500 € d’amende ceux qui auront, sur une péri­ode d’un an, eu 5 con­tra­ven­tions impayées pour avoir voy­agé sans titre de trans­port (jusque-là, il en fal­lait 10). On par­le de plusieurs cen­taines de peines de prison pronon­cées pour ce motif.

Désobéissance civile

La même loi Savary vise égale­ment de façon explicite les mutuelles de fraudeurs : « est puni de 6 mois de prison et 45 000 € d’amende le fait d’annoncer, par voie de presse, qu’une mutuelle de fraudeurs existe » (Il a fal­lu pour cela mod­i­fi­er la loi sur la presse de 1881). Et, en effet, la mutuelle de Lille s’est faite atta­quer, avec procès, perqui­si­tions, sur la base de son blog. Le délit con­siste donc à faire la pro­mo­tion d’une mutuelle par­ti­c­ulière, et non pas à pren­dre le métro sans pay­er, qui relève de la con­tra­ven­tion (comme ne pas pay­er son sta­tion­nement, par exemple).

« L’auto-organisation, l’action non-violente (et discrète) contre des aspects dégoûtants de la vie en métropole : le tri, le contrôle des usagers de transports et la stigmatisation de ceux qui ne peuvent payer, est un mérite incontestable des mutuelles. »

 

Le délit, depuis 2001 et la loi dite de Sécu­rité Quo­ti­di­enne (gou­verne­ment Jospin) ren­for­cée par la loi Savary citée plus haut, est le délit de « fraude par habi­tude », qui con­siste à ne pas pay­er ses amendes. Or, un des principes de fonc­tion­nement d’une mutuelle est juste­ment de pay­er l’amende immé­di­ate­ment. Ain­si, elle n’est pas majorée, le con­trevenant n’est pas obligé de don­ner son iden­tité, et l’amende fait office de titre de trans­port, on peut voy­ager avec. En pous­sant un tout petit peu le raison­nement, on pour­rait même dire que les mutuelles font acte de civisme en aidant cer­taines caté­gories d’usagers à se met­tre dans le droit chemin… et il est vrai qu’en lisant des compte ren­dus de procès pour fraude par habi­tude, on peut ressen­tir la désagréable sen­sa­tion de voir crim­i­nal­isée la mis­ère. Si plus de gens s’organisaient en mutuelles, les amendes seraient payées et les tri­bunaux moins encom­brés. Avec des si…

En vérité les mutuelles relèvent bel et bien de la désobéis­sance civile, au sens d’un refus des règles habituelles de fonc­tion­nement d’une insti­tu­tion et d’une loi, qui ne cherchent pas une con­fronta­tion directe avec le gou­verne­ment, mais s’organisent en dehors de l’État, au niveau de la société civile, pour repren­dre une dis­tinc­tion chère au libéral­isme poli­tique. Dans ce cas, la loi est con­tournée plus qu’affrontée de face, les mutuelles s’appuient sur les lib­ertés civiles : lib­erté d’aller et venir, anony­mat, lib­erté d’association, et prof­i­tent de manière très intel­li­gente de l’ambiguïté de la loi, qui réprime comme un acte délictueux, voire ter­ror­iste, ce qui n’est qu’une con­tra­ven­tion. L’auto-organisation, l’action non-vio­lente (et dis­crète) con­tre des aspects dégoû­tants de la vie en métro­pole : le tri, le con­trôle des usagers de trans­ports et la stig­ma­ti­sa­tion de ceux qui ne peu­vent pay­er, est un mérite incon­testable des mutuelles. On ne peut que regret­ter qu’elles n’aient pu faire tache d’huile et aient finale­ment disparu.

 

Et ensuite ?

Il y aurait une cri­tique à oppos­er aux mutuelles. La pre­mière est l’absence de remise en cause du trans­port de masse. On a écrit plus haut qu’il était naturel de se déplac­er, mais utilis­er pour cela une méga-infra­struc­ture qui coûte 10 mil­liards d’euros par an, avec ce que cela représente, entre autres, comme dépense d’énergie, doit être remis en ques­tion. On voit bien que la reven­di­ca­tion de gra­tu­ité est insuff­isante. Le développe­ment du Grand Paris, la destruc­tion des ter­res agri­coles à Gonnesse, à Saclay, à l’inverse ce que le développe­ment des infra­struc­tures peut avoir de néfaste en ter­mes de destruc­tion de la nature. L’expulsion des class­es pop­u­laires du cen­tre-ville, l’encouragement à l’urbanisation, sont autant d’exemples des effets per­vers de trans­ports ultra-efficaces.

Cepen­dant, les espaces de sol­i­dar­ité con­crète et de dis­cus­sion sont trop rares de nos jours pour qu’on puisse se pay­er le luxe de dén­i­gr­er ce genre de pra­tiques. On a vu, en temps de pandémie, l’espace pub­lic dis­paraître d’un jour à l’autre, et l’autorisation de cir­culer dans cer­tains lieux con­di­tion­née à une val­i­da­tion infor­ma­tique, une sorte de passe sani­go, un pass nav­i­go san­i­taire. Si les mutuelles avaient été plus nom­breuses, peut-être que des pra­tiques de désobéis­sance auraient été pos­si­bles et, au lieu de voir cha­cun de nous isolés et réduits à l’impuissance, des col­lec­tifs de con­finés et des caiss­es de sou­tien pour les amendes sanc­tion­nant la lib­erté d’aller et venir auraient fleuri un peu partout en France.

Avec des si… on met­trait Paris en mutuelle.

Nico­las Eygue­si­er pour Le Chif­fon

Sources :

Nous avons aimé être libres ! Sept ans de fraude et d’entraide dans les transports en communs de la métropole lilloise.
Ce petit livre de 84 pages à prix libre mentionne, entre autres, les ouvrages suivants :
- Collectif sans ticket, Le Livre accès, Éditions du Cerisier, 2001.
- Ratp : zéro euro, zéro fraude, Éditions du Monde Libertaire, 2002.
- Jean-Louis Sagot-Duvauroux et Magali Giovannangeli, Voyageurs sans ticket : liberté, égalité, gratuité, Au Diable Vauvert, 2012.

Au grand dam des ésitério­philes1, le tick­et de métro c’est fini ! Com­ment toute cette his­toire com­mence-t-elle ? Eh bien, en 2015 le Syn­di­cat des trans­ports d’Île-de-France (STIF, renom­mé Ile-de-France Mobil­ité, IdFM depuis 2017), autorité organ­isatrice du réseau fer­rovi­aire dans la région, lance son « Pro­gramme de Mod­erni­sa­tion de la Bil­le­tique ». L’objectif est dou­ble : rem­plac­er les tick­ets mag­né­tiques par de la télé­bil­le­tique (util­isant la tech­nolo­gie RFID) et le passe Nav­i­go, aujourd’hui pos­sédé par 5 mil­lions d’usagers dans la région, en l’important sur l’ordiphone ; instau­r­er la tar­i­fi­ca­tion à l’usage pour plus de « flex­i­bil­ité2 ». Un pro­gramme con­forté par l’élection de Valérie Pécresse en 2016 à la prési­dence de la région, can­di­date chantre de la numéri­sa­tion des titres de trans­ports, qui devient la nou­velle direc­trice du STIF. Le tout dans un con­texte de pré­pa­ra­tion des Jeux Olympiques de 2024, du lance­ment du Grand Paris Express d’ici 2030, qui dou­blera la taille du réseau de métro, et de l’ouverture de l’intégralité du réseau de trans­port fran­cilien à la con­cur­rence, qui s’échelonnera sur 15 ans (2024–2039).

L’abandon du tick­et mag­né­tique est alors prévu pour 2019, puis 2021… puis finale­ment 2025, pour une dis­pari­tion totale. La cause du retard ? Une ten­sion sur le marché mon­di­al des cartes à puce causée par la crise covi­di­enne et un prob­lème tech­nique de stock­age des cartes dans les dis­trib­u­teurs de la région… Selon Sébastien Mabille, respon­s­able du ser­vice de presse chez IdFM, trois raisons ont présidé au choix de l’abandon du tick­et : « C’est une mesure écologique : près de 550 mil­lions de tick­ets étaient ven­dus chaque année, dont près de 10% étaient per­dus et jetés dans les rues. Un cer­tain nom­bre étaient démag­nétisés, ce qui donne une charge de tra­vail inutile aux guichetiers pour les rem­plac­er. Enfin, c’est plus pra­tique, plus rapi­de à valid­er aux tourni­quets ». Tout bénéf !

« IdFM veut inciter au maximum au post-paiement notamment parce que les usagers se rendent moins compte qu’il consomment du transport ».

Mais en clair, com­ment se traduit la dis­pari­tion du tick­et mag­né­tique ? C’est sim­ple. Depuis octo­bre 2021, le tick­et indi­vidu­el et le car­net de 10 ne sont plus disponibles dans les auto­mates des sta­tions de métro, seule­ment dans cer­tains guichets. En 2023, ce sera au tour des tick­ets du RER (tick­et Orig­ine-Des­ti­na­tion) d’être retirés de la vente. Les tick­ets que vous con­servez sans le savoir au fond de vos armoires seront tou­jours util­is­ables jusqu’en 2025. Après : rideau. Terminé.

Le petit rec­tan­gle de papi­er se voit rem­placé par deux nou­velles for­mules de carte à puce : le passe Nav­i­go Easy et le Nav­i­go Lib­erté+, le sup­port étant fac­turé 2€. Le pre­mier est anonyme et per­met d’acheter jusqu’à 30 tick­ets indi­vidu­els ; le sec­ond est nom­i­natif et utilise le post-paiement. C’est-à-dire que les usagers vali­dent leur passe à chaque tra­jet et sont seule­ment fac­turés à la fin du mois selon le nom­bre de voy­age effec­tués sur le réseau : sou­ple, adapt­able. Pour Marc Pélissier, prési­dent de l’Association des Usagers des trans­ports (AUT) d’Île-de-France : « IdFM veut inciter au max­i­mum au post-paiement notam­ment parce que les usagers se ren­dent moins compte qu’il con­som­ment du trans­port ».

La CNIL tire la sonnette d’alarme – tout le monde s’en fout

Point épineux dans cette affaire : l’abandon du tick­et mag­né­tique sig­ni­fie-t-il pour autant la sur­veil­lance général­isée des tra­jets des usagers ? Pas néces­saire­ment puisque IdFM main­tient une offre anonyme — à l’instar du tick­et papi­er — avec le Nav­i­go Easy. Mais, selon Marc Pélissier, l’informatisation induite par le Pro­gramme de Mod­erni­sa­tion de la Bil­le­tique va « for­cé­ment rediriger davan­tage d’usagers vers des Nav­i­go, dont la plu­part sont nom­i­nat­ifs », entraî­nant la réduc­tion pro­gres­sive du nom­bre de tra­jet effec­tués sur le réseau sans iden­ti­fi­ca­tion de l’usager. Rep­lon­geons quelque peu dans l’histoire.

Au début des années 2000, le STIF prévoit de rem­plac­er la carte Orange (avec tech­nolo­gie mag­né­tique) par de la télé­bil­le­tique3 avec le passe Nav­i­go, qui la rem­plac­era ensuite pro­gres­sive­ment entre 2005 et 2009. La carte Orange ser­vait unique­ment à souscrire un abon­nement et à être présen­tée au tourni­quet pour val­i­da­tion. L’identité du déten­teur de la carte, déclar­a­tive, était inscrite manuelle­ment sur cette dernière. C’était une sim­ple carte d’autorisation de pas­sage, igno­rant l’identité de l’usager, qui pou­vait seule­ment être con­fir­mée via une véri­fi­ca­tion sur le sup­port physique par un contrôleur.

« Aller et venir librement, anonymement, est l’une des libertés fondamentales de nos démocraties »

C’est à ce point pré­cis qu’intervient la nou­veauté du Nav­i­go. Il fusionne l’autorisation de pas­sage et l’identité de l’usager4, qui n’est plus seule­ment ren­seignée sur le titre de trans­port, mais inscrite dans la carte à puce et stock­ée sur les serveurs de la Régie autonome des trans­ports parisiens (RATP), lorsque l’abonnement est con­trac­té pour la pre­mière fois. La carte stocke aus­si les infor­ma­tions des trois derniers tra­jets de l’usager. Pour Nono, directeur tech­nique de l’association de défense et pro­mo­tion des lib­ertés sur inter­net La Quad­ra­ture du Net, le Nav­i­go ouvre alors une pos­si­bil­ité red­outable : « L’autorisation de pas­sage est la même pour tous, alors que l’identité est for­cé­ment indi­vidu­elle. C’est avec cette dernière que l’on peut instau­r­er des dis­crim­i­na­tions. On peut imag­in­er que le passe Nav­i­go per­me­t­trait tôt ou tard de lim­iter les tra­jets d’un voyageur (selon son statut ban­caire, son casi­er judi­ci­aire ou autre) à une zone (1,2,3,4 ou 5)5. »

Ain­si, la RATP ne sait plus seule­ment que 100 000 per­son­nes ont franchi les tourni­quets de la Gare de Lyon tel jour, comme c’était le cas avec les tech­nolo­gies mag­né­tiques anonymes (le tick­et) ou déclar­a­tives (la carte Orange). Ils savent désor­mais l’identité de ses ces 100 000 per­son­nes. La Com­mis­sion nationale de l’in­for­ma­tique et des lib­ertés (CNIL) a réa­gi dans une délibéra­tion de 2004 à l’instauration du Nav­i­go, affir­mant qu’ :« Aller et venir libre­ment, anonymement, est l’une des lib­ertés fon­da­men­tales de nos démoc­ra­ties6», une lib­erté de cir­cu­la­tion anonyme garantie par l’ar­ti­cle 13 de la Déc­la­ra­tion uni­verselle des droits de l’homme adop­tée en 1948. La CNIL exigea que le STIF pro­pose aux usagers un titre de trans­port anonyme : ce sera le Nav­i­go Décou­verte, mis en place plus de trois ans après, en 2007, au prix de 5€7.

En jan­vi­er 2009, le STIF va de nou­veau essuy­er la répro­ba­tion de la CNIL, qui pointe les bar­rières qu’érige la régie publique pour con­tracter la fameuse for­mule Décou­verte. La Com­mis­sion regrette que : « Les con­di­tions d’in­for­ma­tion et d’ob­ten­tion du passe Nav­i­go Décou­verte soient par­ti­c­ulière­ment médiocres, voire dis­sua­sives ». En sus, elle cri­tique le prix de 5€, quand le Nav­i­go clas­sique est lui gra­tu­it8.Les délibéra­tions de la CNIL n’étant plus con­traig­nantes depuis 2004, ses pro­pos res­teront sans effet : le prix du passe Décou­verte sera main­tenu — aujourd’hui encore — à 5€. Le site inter­net ratp.fr ne présente tou­jours pas, dans l’onglet « Titres et Tar­ifs », cette for­mule Découverte.

Avec le Navigo, tous surveillés ?

Sébastien Mabille, du ser­vice de com’ d’IdFM, s’agace du pos­si­ble soupçon de fichage et de sur­veil­lance de la pop­u­la­tion : « On est une admin­is­tra­tion publique, on s’en fiche de fich­er les gens ! » avant d’ajouter, dans une aven­tureuse com­para­i­son : « ceux qui croient qu’on est là pour fich­er les gens c’est comme les mecs qui croient que la terre est plate… ». Selon Arthur Mes­saud, juriste à la Quad­ra­ture du Net : « Il est clair que la RATP n’a pas le pro­jet direct de fli­quer les usagers. En revanche, le passe Nav­i­go c’est une voiture de course de la sur­veil­lance qui, pour l’instant, reste au garage ».

Après le con­fine­ment au print­emps 2020 : « La SNCF et la RATP, ajoute Nono, ont con­trôlé les dis­tances san­i­taires et le port du masque grâce aux caméras et au traçage Wi-Fi9, des pan­neaux pub­lic­i­taires avec caméras inté­grées pour décou­vrir les com­porte­ments des usagers ont à nou­veau été instal­lés : il y a un cer­tain nom­bre de tech­nolo­gies de sur­veil­lance qui sont mis­es en place, le passe Nav­i­go n’en est qu’une par­mi d’autres. L’important, c’est de réfléchir à l’interconnexion de ces tech­nolo­gies ». Des don­nées qui pour­raient aus­si intéress­er le secteur privé car elles per­me­t­traient de trac­er les habi­tudes de trans­port des con­som­ma­teurs : une mine d’or pour la RATP dont le besoin de finance­ment n’a jamais été aus­si important.

Cette poten­tiel sur­veil­lance pour­rait être plus facile­ment accep­té, selon la Quad­ra­ture du Net, par la mul­ti­pli­ca­tion des fonc­tion­nal­ités du passe Nav­i­go. Par exem­ple la pos­si­bil­ité de pay­er d’autres moyens de trans­port (publics ou privés) et des ser­vices con­nex­es (le park­ing, l’hôtel, les musées), comme le souhaite Valérie Pécresse depuis son arrivée à la région10. Mais aus­si par l’importation du Nav­i­go sur ordi­phone via l’application « IdF Mobil­ités », expéri­men­tée en 2019 et général­isée depuis : « Lorsque tu achetais un tick­et de métro, exam­ine Nono, tu pou­vais seule­ment voy­ager avec. Avec le passe Nav­i­go ça n’est plus le cas. Tu peux aus­si créer un lien entre dif­férents ser­vices (de trans­ports, de paiement), d’où une con­fu­sion des fonc­tions… alors ça devient beau­coup plus dur d’isoler la par­tie sur­veil­lance de cette tech­nolo­gie et de s’y oppos­er ».

Mes­saud pour­suit : « La société cap­i­tal­iste a tout intérêt à mélanger les usages d’une tech­nolo­gie, pour qu’on ne sache plus bien si, avec un télé­phone par exem­ple, on est en train de pren­dre le métro, de lire un jour­nal gra­tu­it ou d’appeler quelqu’un — et que dans cette con­fu­sion, on ne fasse plus la dif­férence de nos activ­ités. Alors on se retrou­ve moins alerte face à la sur­veil­lance. L’intérêt de garder des for­mats papiers (bil­let de banque, carte d’identité, tick­et de métro) : c’est une fonc­tion par sup­port. Les sup­ports matériels non-infor­ma­tisés évi­tent la con­fu­sion des fonc­tions, alors que la numéri­sa­tion les brouille ». Et de con­clure : « L’horizon de la « Tech­nop­o­lice », c’est un ter­mi­nal unique pour pay­er, télé­phon­er, s’identifier pour béné­fici­er des ser­vices publiques ou com­mer­ci­aux et réalis­er toutes les activ­ités néces­saires à la vie dans la cité ».

« Le passe Navigo c’est une voiture de course de la surveillance qui, pour l’instant, reste au garage ».

Con­tac­tés, les syn­di­cats de tra­vailleurs (SAT, FO, CFE-CGC, CGT, CFDT) n’ont pas don­né suite aux sol­lic­i­ta­tions du Chif­fon con­cer­nant l’essor de l’utilisation de la télé­bil­le­tique à la RATP depuis les années 2000. Selon Michel Babut, vice-prési­dent de l’Association des Usagers du Trans­port d’Île-de-France : « Les syn­di­cal­istes s’intéressent très peu au sujet de la télé­bil­le­tique. Pour les avoir fréquen­tés en réu­nion pen­dant des années, ils n’en ont presque jamais dis­cuté. Au point qu’ils n’ont jamais exprimé de posi­tion favor­able ou défa­vor­able à son essor au sein du réseau. » Un non-sujet pour les syndicats ?

Le « Transport à la demande », le nouvel imaginaire des ingénieurs

Plus que le vieux tick­et papi­er, le STIF aimerait pro­gres­sive­ment voir dis­paraître le Nav­i­go au prof­it du passe importé sur l’ordiphone, car il offre plus de fonc­tion­nal­ités : « L’idée c’est d’avoir un pack­age et de gér­er tous nos trans­ports depuis l’application « IdF Mobil­ités », le tout dans une vision qui s’inscrit dans le mou­ve­ment de la MAAS, Mobil­i­ty As A Ser­vice [trans­port à la demande] » déclare Sébastien Mabille d’IdFM. La MAAS est une de ces nou­velles approches qui veut : « Rendre plus effi­ciente l’infrastructure de trans­port exis­tante en y inté­grant de l’intelligence par le biais des nou­velles tech­nolo­gies11 » comme l’écrit un con­sul­tant du cab­i­net de con­seil Wavestone.

En clair, c’est la fusion de tous les moyens et réseaux de trans­ports (train, bus, voiture, vélo, trot­tinette, etc.) dans une unique plate­forme et acces­si­ble grâce à un unique sup­port : le télé­phone. Pro­gres­sive­ment mis en place à Helsin­ki, « pio­nnier » dans le genre, depuis 2015, le « trans­port à la demande » devient l’horizon de plusieurs métrop­o­les mon­di­ales, dont Paris et l’Île-de-France et s’inscrit dans l’essor de la Smart City. Avec la mul­ti­pli­ca­tion des cap­teurs pour le recueil des infor­ma­tions et l’informatisation-numérisation des ser­vices urbains, la ville « Smart » est pour la Quad­ra­ture du Net : « Une mise sous sur­veil­lance totale de l’espace urbain à des fins poli­cières12». Dans l’abandon du tick­et de métro, ça n’est pas seule­ment un bout de papi­er que nous per­dons ; c’est un imag­i­naire et, pro­gres­sive­ment, une nou­velle ville, branchée, tech­nol­o­gisée, assistée, qui s’impose à nous.

Le passe Navigo : la réunion de l’ingénieur et du commercial

L’automatisation de la bil­le­tique du métro s’échelonne durant la deux­ième moitié du XXe siè­cle en trois prin­ci­pales étapes. Dans les années 1960 s’élabore le Réseau express région­al (RER), dont on attend une explo­sion du nom­bre de voyageurs. Dans ce con­texte, le tick­et à bande mag­né­tique va venir rem­plac­er à par­tir de 1968 l’ancien tick­et papi­er, qui était poinçon­né (faisant défini­tive­ment dis­paraître la pro­fes­sion de poinçon­neur en 1973). Pour Julien Mat­tern, maître de con­férence en soci­olo­gie à l’université de Pau et auteur d’une thèse sur l’essor de la télé­bil­le­tique à la RATP13:  « A par­tir de ce moment, il y a toute une cul­ture de l’automatisation qui se met en place à la RATP et au Syn­di­cat des trans­ports parisiens (STP) ».

Dans les années 1970, un dou­ble change­ment s’opère. D’abord, l’élection de Pierre Giraudet à la Direc­tion générale de la RATP de 1972 à 1975, qui mar­que un « tour­nant com­mer­cial » de la régie de trans­port pub­lic. Puis, l’inventeur-ingénieur Roland Moreno met au point en 1974 la pre­mière carte à puce (avec con­tact). Depuis cette époque, la RATP va tout miser sur cette dernière, qui ne ren­tr­era en activ­ité qu’avec le passe Nav­i­go au début des années 2000.

Julien Mat­tern analyse : « L’impulsion de l’automatisation vient dès le début des années 1980 des com­mer­ci­aux de la RATP et non des ingénieurs. » La fréquen­ta­tion du réseau parisien baisse durant les années 1970 : « Pour les com­mer­ci­aux, la télé­bil­le­tique per­met de dévelop­per des pro­grammes de fidéli­sa­tion, des ser­vices sup­plé­men­taires (util­i­sa­tion comme porte-mon­naie élec­tron­ique) et l’individualisation des tar­ifs ». Des moyens de séduire des usagers frileux à emprunter les trains souter­rains. Du côté des ingénieurs, c’est la panique : le temps de val­i­da­tion de la carte à une borne — quelques dizaines de sec­on­des — ris­querait de paral­yser le réseau.

Prob­lème tech­nique résolu au début des années 1990 avec l’arrivée de la val­i­da­tion sans-con­tact (grâce à la tech­nolo­gie Near-field Com­mu­ni­ca­tion, NFC) qui ouvre l’ère de la télé­bil­le­tique. Quelques sec­on­des suff­isent pour la val­i­da­tion : ingénieurs et com­mer­ci­aux se met­tent d’accord. La télé­bil­le­tique offre une trans­parence sup­posé­ment absolue en terme de ges­tion du réseau et per­met l’individualisation des tar­ifs. Gag­nant-gag­nant. Ain­si, pour Julien Mat­tern : « La télé­bil­le­tique sem­ble incar­n­er deux règnes : le rêve de la flu­id­ité et de l’automatisme (ingénieur) et le rêve de la rela­tion-client (du côté des com­mer­ci­aux) ». Le pre­mier ver­sant s’inscrit dans l’imaginaire de la cyberné­tique qui vise à opti­miser et flu­id­i­fi­er les trans­ports urbains dans le cadre du développe­ment des trans­ports de masse. Le sec­ond ver­sant est celui du néo-libéral­isme, qui cherche à indi­vid­u­alis­er chaque tra­jet et à le traiter comme une marchan­dise ayant un prix par­ti­c­uli­er14.

« L’argument de supprimer les tickets papier au nom de l’écologie est ridicule. On sait à quel point le numérique est polluant »

« La télé­bil­le­tique est jus­ti­fiée par un sys­tème de masse », analyse Julien Mat­tern. Dans un réseau emprun­té par plusieurs mil­lions de per­son­nes chaque jour, le retard de quelques min­utes d’un train peut retarder le com­mence­ment de la journée de tra­vail de plusieurs dizaines de mil­liers de per­son­nes. « Dans une ville de 50 000 habi­tants, il n’y a pas besoin de l’informatique pour estimer pré­cisé­ment le nom­bre de trains ou de bus néces­saires à une heure pré­cise. Deman­der aux chauf­feurs le nom­bre approx­i­matif de voyageurs pour­rait suf­fire pour savoir si les moyens mis en place sont pro­por­tion­nés. C’est dif­fi­cile de cri­ti­quer la télé­bil­le­tique sans cri­ti­quer le sys­tème de masse et de flux qui le jus­ti­fie et le crée ».

Sys­tème de masse et de flux adossé à une infra­struc­ture infor­ma­tique de plus en plus éner­gi­vore, au point que des études esti­ment que cette dernière pour­rait con­som­mer 50 % de l’électricité mon­di­ale (prin­ci­pale­ment pro­duite par du char­bon) d’ici 203015. Julien Mat­tern con­clut : « L’argument de sup­primer les tick­ets papi­er au nom de l’écologie est ridicule. On sait à quel point le numérique est pol­lu­ant ». Il s’agirait donc de recon­sid­ér­er sérieuse­ment la décrois­sance de l’infrastructure infor­ma­tique de la RATP, à l’heure où la plus grande exten­sion du réseau – avec le Grand Paris Express – est pro­gram­mée. Et de ressor­tir le tick­et papi­er qui pour­rait, lui, être un véri­ta­ble objet d’avenir.

Gary Libot, jour­nal­iste pour Le Chif­fon

Dessin et illus­tra­tion : Alain L.

Il ne fait que deux degrés en ce lun­di soir d’hiv­er. Aban­don­nant la rédac­tion de ma thèse de géo­gra­phie, je rejoins la petite foule qui se masse, à deux pas de mon apparte­ment, dans la rue Berthi­er (Pan­tin), dev­enue impasse depuis l’érection d’un mur clô­tu­rant le pas­sage Force­val. Elle est venue déplor­er l’anniversaire de ce mur, et de l’implantation des usagers de crack porte de la Vil­lette. A coup de dis­cours, de bou­gies et de slo­gans, riverains, riveraines et mem­bres des con­seils munic­i­paux protes­tent : « Soignez-les, Pro­tégez-nous !», « 120 jours de cal­vaire, nous sommes en colère », « J’en ai ma dose. Crack bol ! ». Moi, je me demande qui se mobilise mal­gré ce froid, et surtout pourquoi ou pour qui.

Le matin même, qua­tre mois après les avoir débar­qués sur ce ter­rain, la police parisi­enne est inter­v­enue pour détru­ire les quelques struc­tures de for­tune que les con­som­ma­teurs et con­som­ma­tri­ces s’étaient con­stru­its pour se pro­téger du froid et des regards. Cette destruc­tion à grands coups de bull­doz­ers – « les mêmes qu’aux jardins d’Aubervilliers ? » deman­deront les mau­vais­es langues – est offi­cielle­ment jus­ti­fiée par la néces­sité d’empêcher la con­struc­tion d’une « zone de non droit » aux portes de Paris. La respon­s­able de l’opération affirme aux quelques médias locaux présents qu’aucun déplace­ment à venir n’était prévu : « Les tox­i­co­manes ils vont rester là. C’est l’endroit qui a été trou­vé comme le moins nuis­i­ble pos­si­ble pour les riverains, mais l’idée aujourd’hui c’est pas du tout de déplac­er »1.

«Les projecteurs se sont détournés de cette limes de la métropole parisienne aussi vite qu’ils s’y étaient braqués.»

Pour­tant, dès le lende­main, la rumeur enfle. La destruc­tion des abris de for­tune augur­erait bel et bien d’un énième déplace­ment des con­som­ma­teurs de crack du nord est parisien. Le soir même, la pré­fec­ture de police annonce avoir l’intention, sur demande du min­istre de l’Intérieur, d’installer les tox­i­co­manes sur une friche indus­trielle située dans le 12ème arrondisse­ment. Si cette déci­sion est prise uni­latérale­ment sans con­sul­ta­tion préal­able de la maire de Paris ou des édiles d’arrondissement, c’est la pre­mière fois que l’on daigne aver­tir les riverains et riveraines d’une opéra­tion de relo­cal­i­sa­tion. Le 28 jan­vi­er, le préfet de police décide finale­ment d’abandonner le pro­jet – et de laiss­er les usagers du crack à la porte de la Vil­lette, sus­ci­tant de nou­velles protes­ta­tions des habi­tants, habi­tantes et édiles du quarti­er des Quatre-Chemins.

Lumière et ombre sur les Quatre-Chemins

Aucune annonce préven­tive sem­blable n’avait été faite avant le trans­fert, le 24 sep­tem­bre 2021, de 150 tox­i­co­manes des jardins d’Éole à la porte de la Vil­lette. Soudaine­ment, riverains et riveraines se sont retrou­vés con­fron­tés à leurs nou­veaux voisins mais aus­si à la masse des médias venus récolter des craintes et une pho­togra­phie du mur dit « de la honte »2. C’est l’initiative, large­ment con­testée, de fer­mer le pas­sage Force­val (voir carte) sous pré­texte de pro­téger le voisi­nage, qui provo­qua un battage médi­a­tique à l’échelle inter­na­tionale3 « Quel sym­bole désas­treux que des deux murs ! » s’indignèrent-ils.

                                   Car­togra­phie de Mathilde Jour­dam-Boutin, févri­er 2022.

Carte en grand for­mat con­sultable ici.

Pour­tant, cet ouvrage aura au moins eu le mérite de per­me­t­tre à Estelle d’affirmer que : « Ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas de riverains4.» et de met­tre la lumière sur le quarti­er des Qua­tre-Chemins. Mais les pro­jecteurs se sont détournés de cette limes de la métro­pole parisi­enne aus­si vite qu’ils s’y étaient braqués.

D’ailleurs, les Qua­tre-Chemins c’est quoi ? Et bien c’est un palimpses­te démo­graphique et urbain, à cheval entre les villes de Paris, Pan­tin et Aubervil­liers, où l’on se côtoie sans tou­jours se fréquenter. Ce sont de vieux habi­tants dans des pavil­lons et des petits immeubles. Ce sont des familles algéri­ennes et chi­nois­es qui vivent dans les tours de loge­ments soci­aux de la bien nom­mée rue des Cités. Enfin, ce sont des hommes, beau­coup d’hommes kabyles, tamoules, tunisiens, sri-lankais, bangladeshis ou des 105 autres nation­al­ités représen­tées dans le quarti­er – qui parta­gent des stu­dios insalu­bres avec autant de per­son­nes que l’espace ne peut accueil­lir de lits super­posés. A ce savant mélange, il s’agit désor­mais d’ajouter une petite dose de jeunes act­ifs dont je fais par­tie — artistes, archi­tectes, doc­tor­ants, étu­di­ants, mil­i­tants – attirés par les loy­ers moins chers qu’intra-muros (40% y dépassent en réal­ité les pla­fonds légaux), les tiers-lieux qui pul­lu­lent et les infra­struc­tures uni­ver­si­taires implan­tées dans le cadre du Grand Paris. Une petite poignée de gen­tri­fieurs donc, dira-t-on.

Tout ce petit monde cos­mopo­lite se retrou­ve aux Qua­tre-Chemins pour for­mer « l’un des quartiers les plus pau­vres de France » sans partager grand chose de plus que la sor­tie du métro. Si un élu local affirme avec emphase : « On n’est peut-être pas un beau quarti­er mais on est un quarti­er de belles per­son­nes », la pau­vreté est pal­pa­ble dans le paysage. Le quarti­er est par ailleurs con­nu pour la sur­représen­ta­tion des activ­ités informelles voire illé­gales, qui fait l’objet de con­flits récur­rents entre la police et les vendeurs de cig­a­rettes à la sauvette notam­ment. Au print­emps 2019, les Qua­tre-Chemins ont d’ailleurs été classés par­mi les « Quartiers de Recon­quête Répub­li­caine », où le déploiement de policiers sup­plé­men­taires doit par­ticiper à lut­ter con­tre la délin­quance et les trafics. Et quelle belle vic­toire de la République que d’y ramen­er une pop­u­la­tion encore plus vul­nérable et invis­i­ble que celle des Quatre-Chemins !

Haroun et Sofi­ane aux abor­ds de l’av­enue Jean-Jau­rès à Aubervil­liers située à quelques pas du camp de for­tune des con­som­ma­teurs de crack. Pho­to de Romain Adam.

C’est cet absurde manque de prise en compte de la sit­u­a­tion sociale ini­tiale que dénon­cent riverains, élus et médias avec la for­mule à suc­cès « On vient ajouter de la mis­ère à la mis­ère » et que me répè­tent tour à tour Kataline, Mohammed, Nolan et Sadia sur le ton de la colère par­fois, de la las­si­tude surtout. Pour­tant, une fois passé le choc visuel puis le temps d’indignation, les médias, les élus nationaux et les camions de policiers sont repar­tis ; lais­sant là le mur, la pop­u­la­tion des Qua­tre-Chemins et ses nou­veaux voisins toxicomanes.

« Personne ne se mobilise ! »

Les habi­tants et habi­tantes de Stal­in­grad (19e arr.) puis le voisi­nage du jardin d’Éole s’étaient mobil­isés con­tre la présence du traf­ic de crack. Mais, aux Qua­tre-Chemins toute mobil­i­sa­tion locale sem­ble s’être rapi­de­ment éteinte dans les mois qui ont suivi le 24 sep­tem­bre. Moi-même, rési­dente du quarti­er et mem­bre de l’association dont le local est adossé au mur de la honte, je n’ai vent que de peu d’actions publiques. On n’entend que le bagout de Pierre-Eti­enne, retraité, qui col­lecte des sig­na­tures pour son comité de sou­tien depuis qu’il a été con­damné à des travaux d’intérêt généraux pour avoir tagué « Dar­manin démis­sion » sur le mur. Par­fois, quelques con­ver­sa­tions de voisi­nage évo­quent le rejet des recours en référé que les maires de Pan­tin et d’Aubervilliers avaient déposé pour faire annuler la déci­sion. Les riverains des Qua­tre-Chemins appa­rais­sent résignés à la présence de cette nou­velle pop­u­la­tion dont ils con­tin­u­ent de se plaindre.

Quelques groupes comme « Ant­i­crack 93 », « Impairs Car­riou » devenu « Vil­lage Vil­lette » ou « SOS 4 chemins » cherchent tout de même à mobilis­er la pop­u­la­tion et à inter­peller les élus. « Ils pensent que parce que c’est un quarti­er pop­u­laire, les gens ne vont pas se bat­tre ! Mais on va se bat­tre ! » déclare ain­si Nolan, porte-parole ent­hou­si­aste de Vil­lage Villette.

Ils recon­nais­sent toute­fois assez aisé­ment ne pas y par­venir : « Les gens ne se plaig­nent pas assez » déplore Mar­i­on, maus­sade. Au bout de quelques mois, la péti­tion qu’ils ont fait tourn­er ne rassem­ble pas plus de mille sig­na­tures, les déam­bu­la­tions cinquante per­son­nes et leurs réu­nions une dizaine. Assis en cer­cle, après l’abandon du pro­jet de déplace­ment dans le 12ème arrondisse­ment, ils dressent, abat­tus, un bilan pes­simiste de la sit­u­a­tion. J’écoute, en leur ser­vant des cafés :

- Ils étaient plus de 300 au moins devant la mairie [du 12ème arrondisse­ment pour pro­test­er con­tre le nou­veau déplace­ment], c’est pour ça que la pré­fec­ture a décidé de se retirer.

- Nous aus­si nous étions nom­breux aux pre­mières heures.

- Oui mais dès le lende­main on était 15. Per­son­ne ne se mobilise !

- Les gens sont déçus parce qu’on n’est pas écouté ! On n’a pas un homme poli­tique qui nous défende ! On n’a personne…

- Mais si, on a nos maires quand même !

- Oui, mais les nôtres n’ont pas de pouvoir.

- Et puis les gens sont telle­ment habitués dans ce quarti­er qu’on ne les voit presque pas !

- Oui ! C’est pas qu’ils font moins de nui­sances ici qu’ailleurs, c’est qu’ils y en avaient déjà trop…

- Les Qua­tre-Chemins n’avaient vrai­ment pas besoin de ça. On n’est pas la poubelle de Paris. »

Que faire ? « Séquestr­er le préfet Lalle­ment ? » pro­pose, sar­cas­tique, l’un d’eux… La réu­nion s’achève avec la volon­té de vis­i­bilis­er davan­tage les nui­sances sans que per­son­ne ne sache vrai­ment com­ment s’y prendre.

Pour préserver un patrimoine, encore faut-il en avoir un

D’aucuns blâmeront le froid, les fêtes, le covid ou la dépres­sion hiver­nale: tou­jours est-il que la mobil­i­sa­tion n’a jamais décol­lé aux Qua­tre-Chemins. Le soir du rassem­ble­ment pour les 120 jours du mur, c’est une assis­tance d’à peine une cen­taine de per­son­nes qui écoute les élus des trois com­munes lim­itro­phes. Par ailleurs, je suis frap­pée par la moyenne d’âge plus élevée et le phéno­type bien plus pâle qui car­ac­térise les indi­vidus au regard du quarti­er. Celles et ceux qui dif­fèrent vis­i­ble­ment du reste de la foule se révè­lent extérieurs au mou­ve­ment : « On est jour­nal­istes pour le parisien », « Je tra­vaille pour le Maire, j’habite à Ivry » ou encore « Aha­hah ! On est flics ».

Le rassem­ble­ment d’habitants et d’habitantes dont le maire de Pan­tin vante « la diver­sité représen­tée » appa­raît donc surtout comme un rassem­ble­ment de vieux pro­prié­taires blancs. Peut-être pas tous vieux — Nolan a la trentaine – peut-être pas tous blancs – Bad­er est fier d’être algérien – mais tous pro­prié­taires. Ce n’est pas très sur­prenant, toute lutte NIMBY (Not In My Back­Yard, lit­térale­ment « pas dans mon jardin ») se car­ac­térise par la mobil­i­sa­tion de rési­dents con­tre un pro­jet d’intérêt général afin de préserv­er leur cadre de vie ou leur pat­ri­moine. Certes, on peut dif­fi­cile­ment qual­i­fi­er la poli­tique, sécu­ri­taire et répres­sive, de ges­tion de la crise du crack de pro­jet d’intérêt général. Soit, le cadre de vie des Qua­tre-Chemins peut dif­fi­cile­ment être plus dégradé qu’il ne l’est actuelle­ment. En revanche, le pat­ri­moine existe bel et bien aux Qua­tre-Chemins, et c’est là que le crack blesse…

« C’était le meilleur endroit pour investir. »

La for­mule est sou­vent la même : « J’habite ici depuis 15 ans et j’ai bien vu le quarti­er se dégrad­er » m’annonce Flo­rence ; « J’ai acheté il y a 24 ans avec ma com­pagne, et c’est de pire en pire » renchérit Mar­i­on ; et à Bad­er de tranch­er « Moi ça fait 40 ans que je suis ici et là, c’est la goutte d’eau… ». Les petits pro­prié­taires du quarti­er se sen­tent coincés. Comme Flo­rence, qui envis­age de ven­dre, la plu­part craig­nent surtout la déval­u­a­tion de leur bien. C’est le cas de Thomas, qui a acheté il y a trois ans : « C’était le meilleur endroit pour inve­stir. Ça coûte déjà cher mais on peut avoir plus grand que dans Paris et dans quelques années ce sera comme Mon­treuil. Enfin c’est ce que je pen­sais… » regrette-t-il. En dis­cu­tant avec Bad­er et son ami, Tarak, j’apprends d’ailleurs que le col­lec­tif Ant­i­crack 93 a pour porte-parole non pas une riveraine mais une agente immo­bil­ière. À la fin du rassem­ble­ment, elle s’inquiète davan­tage de la dif­fi­culté à ven­dre ses biens que de la sécu­rité des habi­tants du quarti­er. De fait, un peu plus tôt, celle-ci m’affirmait : « Les nou­veaux par­tent déjà facile­ment, les acquéreurs poten­tiels vont tous fuir le quarti­er et ceux qui restent, c’est ceux qui ne peu­vent pas faire autrement ».

Ceux qui ne peu­vent pas faire autrement, c’est juste­ment tous ces habi­tants des Qua­tre-Chemins qui ne sont pas devant le mur. Ceux qui ne cherchent pas à faire appel à des édiles dont ils ne con­stituent pas l’électorat. Celles qui sem­blent déjà effacées de l’espace pub­lic. C’est la masse des locataires du parc social ou des marchands de som­meil. C’est ceux qui n’ont jamais eu de jardins à défendre. Qui va donc se mobilis­er pour défendre un bien qu’il ne pos­sède pas ?

Mathilde Jour­dam-Boutin pour Le Chif­fon

Pho­to de Une > De nou­veaux bâti­ments au bord du Canal Saint-Denis à Aubervil­liers. Pho­to de Guil­hem Vel­lut. Cre­ative CC 2.0

Après avoir patien­té en rang der­rière des bar­rières Vauban, vous entrez sage­ment dans ce vaste lieu et découvrez sur votre chemin des bacs de terre avec tomates ceris­es, dami­anas cul­tivées et lom­bri­com­pos­teurs. Vous pour­suiv­ez votre route appâtés par l’odeur du burg­er végé que pro­pose le foodtruck un peu plus loin, sur la route une bière pré­parée par la Paname Brew­ing Com­pa­ny vous fait de l’œil, vous cédez. En hau­teur un tableau de craie vous annonce l’atelier de recy­clage qui débutera dans deux heures, vous annulez votre ren­dez-vous pour y par­ticiper. L’entrée dans le hall prin­ci­pal vous sur­prend, il est feu­tré, les gens pian­otent sur leur ordi­na­teur, vous allez vous installer sur les chais­es longues en palettes dis­posées sur une mez­za­nine. Vous souf­flez. Vous venez de décou­vrir l’un des nom­breux tiers-lieux de Paname ou de sa ban­lieue. Vous vous sen­tez pro­vi­soire­ment inté­gré dans un milieu créatif, alter­natif : le monde de demain. Mais vous ignorez encore que depuis la deux­ième moitié des années 2010, ces lieux se vident pro­gres­sive­ment de leur poten­tiel sub­ver­sif du fait de leur insti­tu­tion­nal­i­sa­tion et de leur recon­nais­sance poli­tique, à com­mencer par l’État.

Développement et fédération des tiers-lieux

L’État met les bouchées dou­bles depuis trois années pour financer ce nou­v­el Eldo­ra­do du tiers-lieu, avec son pro­gramme inter­min­istériel « Nou­veaux lieux, nou­veaux liens ». Relancé depuis la pub­li­ca­tion en 2021 du rap­port « Nos ter­ri­toires en action, dans les tiers-lieux se fab­rique notre avenir », le plan prévoit 130 mil­lions d’euros, soit la moitié du chiffre d’affaires de la fil­ière (2 500 tiers-lieux toutes caté­gories con­fon­dues compt­abil­isés en France). L’argent sera notam­ment dis­tribué à des tiers-lieux label­lisés « Man­u­fac­ture de prox­im­ité », « Fab­rique du ter­ri­toire » et « Fab­rique numérique du ter­ri­toire ». Il s’agira de soutenir des lieux « pro­duc­tifs » et des « ini­tia­tives liées au numérique ». Le tout accom­pa­g­né par l’association France Tiers-lieux, le Con­seil nation­al des tiers-lieux et le tout nou­veau Labo des tiers-lieux, chargé de la com’ gou­verne­men­tale1 ». Du sérieux.

Pour sus­citer l’adhésion à cette nou­velle poule aux œufs d’or poule, la Con­ven­tion Citoyenne pour le Cli­mat s’est lancée à par­tir de 2020 dans une tournée nationale afin de soutenir ces « véri­ta­bles lab­o­ra­toires d’expérimentations sol­idaires […] où l’on y fab­rique de nou­veaux ter­ri­toires en recréant du lien social, en réap­prenant à tra­vailler autrement ».

Enfin, début 2021, l’association A+ c’est mieux sort du bois pour fédér­er les tiers-lieux à l’échelle de l’Île-de-France : une pre­mière. Les 200 adhérents choi­sis­sent « une gou­ver­nance sociocra­tique inclu­sive » pour organ­is­er des Tours des tiers-lieux, des Apéros et des Cafés Virtuels. L’idée étant de favoris­er leur crédi­bil­ité auprès des acteurs publics afin d’obtenir plus aisé­ment des lieux vacants et des finance­ments. Avec un bon vent dans les voiles, la bar­que des tiers-lieux avance plus vite que jamais sur les eaux franciliennes.

Du squat sans argent aux pompes à fric durables

Ce qu’on appelle aujourd’hui « tiers-lieux » ou « frich­es cul­turelles » sont à l’origine des lieux ouverts et ani­més, au gré des cir­con­stances, par des col­lec­tifs n’ayant pas néces­saire­ment de forme juridique définie et d’existence insti­tu­tion­nelle claire­ment établie. Ces col­lec­tifs repèrent un lieu : gen­darmerie aban­don­née, friche fer­rovi­aire, siège social d’entreprise ou loge­ment vide, et déci­dent d’apposer à ce lieu une mosaïque d’inscriptions, de traces, d’approches poli­tiques : générale­ment un refus de la société marchande et de ses insti­tu­tions. Mais depuis la pre­mière moitié des années 2010, le secteur s’organise, les col­lec­tifs autre­fois mar­gin­aux mutent et don­nent nais­sance à des asso­ci­a­tions et des entre­pris­es qui con­trô­lent aujourd’hui une part impor­tante des frich­es indus­trielles et ter­ti­aires, devenant les chantres d’une toute nou­velle économie des tiers-lieux.

« Ce busi­ness mod­el des frich­es est si bien rodé et ren­con­tre un tel suc­cès qu’il en devient vecteur d’une cer­taine uni­formi­sa­tion2» analyse le jour­nal­iste indépen­dant Mick­aël Correia.

Générale­ment, le mod­èle économique est sem­blable pour ces frich­es : de la bière IPA et des repas (locale­ment pro­duits dans le meilleur des cas) rel­a­tive­ment onéreux, des con­certs (gra­tu­its ou payants) ani­més par les scènes locales, des ate­liers d’artisans ouverts au pub­lic, des cer­cles de dis­cus­sions sur l’Économie sociale et sol­idaire (ESS) et la pos­si­bil­ité de pri­va­tis­er pour un après-midi ou un week-end les lieux.

Les entreprises : futurs mastodontes du secteur ?

En 2015, l’a­gence Sinny&Ooko s’installe sur les bor­ds du quai de la Loire (19e), avec le Pavil­lon des Canaux, puis à Pigalle avec le Bar à Bulles, instal­lé der­rière la Machine du Moulin Rouge dont elle est le pro­prié­taire depuis 2010. Mais c’est en 2018 que l’agence réalise l’un de ses plus gros coups en investis­sant pour qua­tre ans une anci­enne friche fer­rovi­aire pan­ti­noise appar­tenant à SNCF Immo­bili­er3. Deux mil­lions d’euros investis et voilà que la Cité Fer­tile ouvre ses portes pour met­tre en avant les « por­teurs de solu­tions pour con­stru­ire une ville plus durable ». Objec­tif : 1 mil­lion de vis­i­teurs chaque année. La BNP Paribas, con­nue pour être l’un des plus grands financeurs européens des éner­gies fos­siles, investit via sa fil­iale « Act for Impact ». Stéphane Vatinel, co-fon­da­teur de l’entreprise, l’affirme sans ambage : « A la Cité Fer­tile, sans la BNP, nous n’aurions même pas pu ouvrir. Je leur dis merci. »

L’agence Sinny&Ooko, lancée en 2008 et aujourd’hui dirigée par Stéphane Vatinel, est une actrice majeure du secteur. L’agence acquiert en 2013 l’ancienne gare d’Ornano dans le 18e arrondisse­ment de Paris, qui mèn­era à l’ouverture de la REcy­clerie l’année suiv­ante. Le tout « sans finance­ment pub­lic » annonce fière­ment Vatinel, mais avec l’édifiant sou­tient de la fon­da­tion de la multi­na­tionale Véo­lia, décriée pour sa ges­tion calami­teuse de l’eau dans la région4. À la clef : un sou­tien à la pro­gram­ma­tion cul­turelle du lieu, un cycle de con­férence sur l’économie cir­cu­laire et une bib­lio­thèque envi­ron­nemen­tale qui expose les mérites du développe­ment per­son­nel et des « éner­gies vertes ».

Sinny&Ooko abor­de l’avenir sere­ine­ment. L’agence va pour­suiv­re son développe­ment avec l’ouverture de deux tiers-lieux cul­turels. Le pre­mier sur les lieux de l’ancienne usine des Eaux à Ivry-sur-Seine, le sec­ond sur l’emplacement de l’ancien Tri­bunal de grande instance de Bobigny, tous deux trans­for­més en « éco-quartiers ».

«Autant d’organismes décriés pour favoriser, ici, l’évasion fiscale, là, la bétonisation des terres arables ou la mise en place de méthodes de management déshumanisantes au sein de leur structure.»

Autre acteur d’envergure, l’entreprise Cult­place. Fondée par Renaud Bar­rilet et Fab­rice Mar­tinez, pour ouvrir la Bellevil­loise en 2006, dev­enue l’une des têtes de gon­do­le des frich­es recon­ver­ties en tiers-lieu. Depuis, l’entreprise a mis le grap­pin sur d’importantes frich­es urbaines, pro­priétés du secteur pub­lic ou para­pub­lic, avec la Rotonde Stal­in­grad en 2012, la Petite Halle de la Vil­lette en 2013, le Dock B dans les anciens Mag­a­sins Généraux à Pan­tin en 2018 et Poinçon dans l’ancienne gare de la petite cein­ture de Mon­trouge à l’été 2019. À l’avenir, Cult­place inve­sti­ra le pro­jet de ciné­ma « Etoile Voltaire » dans l’ancienne sous-sta­tion élec­trique du 11e arrondisse­ment de Paris puis le Grand Bassin, dans l’ancienne piscine munic­i­pale de Saint-Denis.

La Lune Rousse, spé­cial­isée dans « l’ingénierie artis­tique » et spon­sorisée par la banque Axa, la bière 1664, SFR, Zalan­do ou Bouygues Bâti­ment, gère quant à elle le Ground Con­trol qui occupe d’anciens bâti­ments de la SNCF à côté de la Gare de Lyon, en atten­dant la con­struc­tion du quarti­er Bercy-Char­en­ton5. Enfin, la Belle Friche, fondée en 2015, se veut « réveiller la ville qui som­meille ». L’entreprise a par­ticipé à l’ouverture du Sam­ple à Bag­no­let, nou­veau lieu « Mid­dle­ground6 » aux portes de Paris et du Point Fort d’Aubervilliers, qui s’inscrit comme un pro­jet de gen­tri­fi­ca­tion7 pour pré­par­er la sor­tie de terre du futur quarti­er du Fort d’Aubervilliers.

Associations et coopératives : en cours de fusion avec les puissants ?

Les ges­tion­naires de ces lieux ne sont pas tous des entre­pris­es, loin s’en faut. Plateau Urbain, coopéra­tive d’urbanisme tran­si­toire se voulant « Résor­ber la vacance et servir la créa­tion » et Yes We Camp qui œuvre pour « l’utilisation inven­tive des espaces disponibles » se lan­cent en 2013 et sont depuis des agents incon­tourn­ables du secteur. Tous deux font par­tie des 22 « Pio­nniers French Impact », label gou­verne­men­tal qui estampille les struc­tures de « l’économie sociale et sol­idaire prête au change­ment d’échelle8», notam­ment soutenues par de gross­es firmes transna­tionales telles que la BNP Paribas (à nou­veau !), AG2R La mon­di­ale, Vin­ci, Google ou le MEDEF (Mou­ve­ment des entre­pris­es de France). Autant d’organismes décriés pour favoris­er, ici, l’évasion fis­cale, là, la béton­i­sa­tion des ter­res arables ou la mise en place de méth­odes de man­age­ment déshu­man­isantes au sein de leur structure.

«Une proportion importante des tiers-lieux reste encore animée par un unique collectif occupant.»

Plateau Urbain et Yes We Camp se sont asso­ciés pour la ges­tion et la pro­gram­ma­tion des Grands Voisins, friche cul­turelle incon­tourn­able du cen­tre parisien, instal­lée de 2015 à 2020 dans l’ancien hôpi­tal Saint-Vin­cent-de-Paul du 14e arrondisse­ment. Depuis, Plateau Urbain s’est spé­cial­isé dans la mise à dis­po­si­tion de locaux pour l’installation de start-ups, d’ateliers d’artistes et d’artisans, d’associations locales mais aus­si pour l’hébergement tem­po­raire de réfugiés (en parte­nar­i­at avec l’association Aurore). Le PADAF, instal­lé dans des anciens entre­pôts logis­tiques d’Universal Music à Antony ; les Cinq Toits dans l’ancienne gen­darmerie du 16e arrondisse­ment ou les Petites Ser­res dans le quarti­er Mouf­fe­tard en sont quelques illus­tra­tions. Yes We Camp ont quant à eux ouvert en 2018 une vaste friche de 9 000m² à Nan­terre, appar­tenant à l’établissement pub­lic Paris La Défense. Au pro­gramme : pépinière hor­ti­cole, potager urbain, espaces pri­vati­s­ables et espace de co-work­ing. Mais le petit dernier de la famille, Les Amar­res, se situe sur le quai d’Austerlitz (13e) dans des locaux appar­tenant au Port autonome de Paris (HAROPA). Il se veut être un « tiers-lieu inclusif » organ­isant l’accueil de jour de réfugiés et de précaires.

D’autres acteurs ont investi ce champ de l’occupation tem­po­raire ces quinze dernières années comme Souk­ma­chines (avec la Halle Papin 2 à Pan­tin, le Préâvie au Pré-Saint-Ger­vais ou l’Orfèvrerie à Saint-Denis), le col­lec­tif Cur­ry Vavart (le Shaki­rail dans le 18e) ou le col­lec­tif MU (la Sta­tion – Gare des Mines dans le 18e). Enfin, une pro­por­tion impor­tante des tiers-lieux reste encore ani­mée par un unique col­lec­tif occu­pant. C’est le cas du 6B instal­lé dans d’anciens locaux d’Alstom sur le bord du canal de Saint-Denis, du DOC qui occupe un ancien lycée du 19e arrondisse­ment ou de l’emblématique Main d’œuvre sis depuis 2001 à quelques pas du Marché aux Puces de Saint-Ouen.

L’urbanisme transitoire : que chaque m² disponible
soit valorisé pour un triple win-win !

Déf­i­ni­tion d’« urban­isme tran­si­toire » par Wikipé­dia : « Occu­pa­tion pas­sagère de lieux publics ou privés, générale­ment comme préal­able à un amé­nage­ment pérenne ». A l’origine, les inter­stices urbains inoc­cupés était régulière­ment investis (et con­tin­u­ent de l’être) par le milieu du squat : manque de loge­ments décents, prix exor­bi­tant des loy­ers, lutte pour la gra­tu­ité, héberge­ment des pop­u­la­tions pré­caires, les col­lec­tifs por­taient une cri­tique sociale en acte dans ces lieux. L’occupation était informelle et spontanée.

A par­tir des années 2000, se développe, en Alle­magne d’abord, puis en France, l’urbanisme tac­tique. Les riverains s’approprient une par­celle ou un local pour l’aménager pro­vi­soire­ment sans s’infliger les lour­deurs insti­tu­tion­nelles nor­male­ment req­ui­s­es. Des pra­tiques semi-con­trôlées de l’urbanisme tac­tique va émerg­er l’urbanisme tran­si­toire, qui a l’avantage pour les pro­prié­taires d’offrir un cadre d’occupation ratio­nal­isé dans lequel les tiers-lieux vont s’engouffrer. Aujourd’hui, une large par­tie d’entre eux ont signé un bail d’occupation tem­po­raire de quelques mois ou quelques années pour y dévelop­per les activ­ités citées ci-dessus.

L’attrait pour ce nou­v­el urban­isme s’explique par l’explosion des prix du fonci­er ces dernières décen­nies et par l’allongement du délai de mise en place des pro­jets urbains : 10 à 15 ans sont en moyenne néces­saires de la con­cep­tion à la fini­tion. Tout cela jus­ti­fie : « La créa­tion d’un méti­er, d’une économie là où aupar­a­vant il n’y avait qu’une dynamique spon­tanée. Cette économie urban­is­tique émerge dans les années 2010. » analyse Cécile Mat­toug, enseignante en urban­isme à l’Université de Paris 8 et co-ani­ma­trice du réseau de réflex­ion INTER-FRICHES.

Comment éviter la présence de squatteurs
sur mon chantier : guide pratique

Un pro­prié­taire fonci­er — SNCF Immo­bili­er ou la SOPIC — par exem­ple, pos­sède un bâti­ment ou une par­celle inoc­cupée et souhaite : « réguler une par­en­thèse dans la ges­tion de son site9 » le temps de sa recon­ver­sion. Le risque qu’il soit squat­té n’est pas à exclure. Le pro­prié­taire va alors aller toquer à la porte d’un Sinny&Ooko ou d’un Plateau Urbain pour deman­der la mise en place d’une occu­pa­tion tran­si­toire. C’est triple­ment bénéfique :

Pre­mière­ment, les squat­teurs, qui ne ren­trent pas tou­jours dans les cadres con­ven­tion­nels de négo­ci­a­tion, sont tenus à l’écart. Comme nous le con­firme Dick­el Bok­oum, cheffe de pro­jet pour La Belle Friche : « La crainte est très prég­nante chez les pro­prié­taires fonciers du squat ou de l’occupation non-désirée ou non-dia­loguée. L’idée est de favoris­er une appro­pri­a­tion choisie » Ain­si, les pro­prié­taires repren­nent la main sur des occu­pa­tions incon­trôlées en favorisant l’installation de tiers-lieux qui se tien­nent sages. Une illus­tra­tion patente pour Igor Babou, pro­fesseur à l’Université Paris Diderot, est celle de la ferme urbaine prénom­mée la « Prairie du Canal » à Bobigny, ouverte en 2017 : « A l’origine, il y avait des Roms instal­lés dans l’ancienne usine de mobylettes juste à côté de l’actuelle ferme. Les flics les ont virés. Puis, le pro­prié­taire fonci­er a immé­di­ate­ment lancé un appel d’offre pour la créa­tion d’une friche urbaine afin de main­tenir à dis­tance les Roms. »

Deux­ième­ment, le pro­prié­taire peut se dis­penser de frais de gar­di­en­nage néces­saires pour tenir à dis­tance le vul­gaire, pou­vant représen­ter 10 000 à 30 000€10 par mois en région parisi­enne. Non négligeable.

Troisième­ment, un coup de com’ pour le pro­prio qui, en ouvrant un lieu de cul­ture, se voulant under­ground ou une ferme urbaine, se mon­tre ain­si vertueux, écologique, sol­idaire, etc. Tout bénef’.

« Le milieu associatif est de plus en plus dessaisi des projets d’urbanisme transitoire. Quelque part, on a une forme de professionnalisation du secteur.» Yann Watkin

Aujourd’hui, cet urban­isme tran­si­toire devient la panacée de tout amé­nageur pub­lic ou privé en milieu urbain. La ville de Paris, les départe­ments, le Grand Paris et la Région s’y met­tent. Cette dernière a lancé depuis 2016 un Appel à man­i­fes­ta­tion d’intérêt (AMI) pour soutenir des pro­jets dont le but est de « trans­former le temps mort de l’aménagement d’espace en un temps vivant et fer­tile, por­teur d’activités d’emplois et de con­tri­bu­tions pos­i­tives pour le cadre de vie riverain11». Déjà 107 pro­jets ont été financés, dont le Shaki­rail, la Sta­tion – Gare des Mines ou la Prairie du Canal.

L’un des plus impor­tants pro­prié­taires fonciers ayant investi ce ter­rain est la SNCF Immo­bili­er : « La SNCF s’est aperçue du poten­tiel jusqu’alors inex­ploité de ses frich­es fer­rovi­aires. Depuis les nou­velles ori­en­ta­tions de la société instau­rées en 2015, elle a décidé de les val­oris­er au max­i­mum », analyse Fan­ny Cot­tet, doc­tor­ante chez Plateau Urbain. En plus des tiers-lieux déjà exis­tants sur ses frich­es, la SNCF Immo­bili­er lance en 2020 un appel à can­di­da­ture « À l’Orée de la petite cein­ture » pour la recon­ver­sion de trois sites : les voûtes de Vau­gi­rard (dans le 15e) et deux bâti­ments de ser­vice (dans le 19e et 20e) dont la mai­son Flo­ri­an, qui sera investie par Yes We Camp et l’association Aurore. Les tiers-lieux vont y fleurir partout.

Avec l’émergence de cette nou­velle économie, l’urbanisme tran­si­toire opère une muta­tion d’importance. Jusqu’alors, les petites organ­i­sa­tions, asso­ci­a­tions ou col­lec­tifs tenaient une place cen­trale dans l’occupation tem­po­raire. Mais selon Yann Watkin, archi­tecte chargé de mis­sion pour l’Institut Paris Région : « Le milieu asso­ci­atif est de plus en plus des­saisi des pro­jets d’urbanisme tran­si­toire. Quelque part, on a une forme de pro­fes­sion­nal­i­sa­tion du secteur. L’urbanisme tran­si­toire est un secteur émer­gent qui s’inscrit pro­gres­sive­ment dans le sys­tème socié­tal dans lequel nous sommes ». Ain­si, pour­suit-il : « La région, dans l’attribution des sub­ven­tions, va faire atten­tion à ne pas frag­ilis­er la demande issue du milieu asso­ci­atif. Elle va priv­ilégi­er des dossiers qui seront bien établis. »

Exit les petites asso­ci­a­tions ou col­lec­tifs sans trop de moyens. Il faut avoir les reins solides d’un Plateau Urbain ou d’un Cult­place et l’entregent pour attir­er, ici, la BNP Paribas, là, Véo­lia, avec le sou­tien des poli­tiques publiques. Et c’est ain­si qu’un milieu œuvrant à l’origine à l’ombre du marché se retrou­ve quadrillé par ses logiques, évinçant pro­gres­sive­ment les plus petits au prof­it des gros : un oli­go­p­o­le digne de ce nom.

Et, à grand ren­fort de valeur sociale et envi­ron­nemen­tale, la sub­ver­sion devient conforme.

Gary Libot pour Le Chif­fon

Pho­to de Une > La Cité Fer­tile, tiers-lieu phare instal­lé sur une anci­enne friche fer­rovi­aire de la SNCF dans le quarti­er de Qua­tre-Chemin, à cheval entre Pan­tin et Aubervil­liers. Pho­to de Romain Adam.

Dessin 1 > par Le Nar­reux
Dessin 2 > par Le Narreux

 

La joyeuse machine de guerre du Grand Paris se lance sans frein vers l’avenir. Avec ses chantiers pharaoniques et ses infra­struc­tures futur­istes, le pro­jet d’amé­nage­ment se vend comme métro­pole de l’avenir. Un espace urbain cal­i­bré dans les détails  pour vous garan­tir une expéri­ence de vie saine, écologique et à l’abri de tout imprévu. Une entre­prise qui peut bien deman­der le sac­ri­fice de quelques arbres, ou même de la vie de quelques ouvri­ers de temps en temps, n’est-ce pas ? Un tel pro­jet ne peut pas nég­liger la place peut et doit occu­per dans la vie des mét­ro­pol­i­tains du futur. C’est le rôle dévolu au Point Fort, nou­veau tiers-lieu cen­sé représen­ter l’am­bi­tion de  « val­oris­er le pat­ri­moine cul­turel du Fort et garan­tir un ancrage local » nous dit Sandy Mes­saoui, directeur du ter­ri­toire « Grand Paris Est » pour l’aménageur Grand Paris Amé­nage­ment (GPA). Ne serait-il pas au con­traire le joli masque d’une gen­tri­fi­ca­tion autrement agressive ?

Au milieu de toute cette forêt de grues, béton­nières et bull­doz­ers qui se pré­pare, un espace de cul­ture et de loisirs a déjà vu la lumière. Le Point Fort, situé dans le secteur « Cœur de Fort », à prox­im­ité des case­mates et des for­ti­fi­ca­tions du Fort qui ne seront pas détru­ites, a été offi­cielle­ment inau­guré le 8 décem­bre 2021 avec un con­trat d’occupation tem­po­raire d’une durée de cinq ans. Le lieu s’insère dans la glo­rieuse tra­di­tion des « frich­es cul­turelles » et de l’urbanisme tran­si­toire1 : des espaces pro­vi­soire­ment vides sont occupés par des instal­la­tions cul­turelles et de loisirs, qui pré­fig­urent en générale une instal­la­tion pérenne ou de nou­veaux bâtiments. 

Le Point Fort se struc­ture en deux halles cou­vertes et un chapiteau aux­quels vont se rajouter, courant 2022, deux pavil­lons et qua­tre case­mates. Le lieu se veut une « place forte cul­turelle », capa­ble de met­tre en valeur les « cul­tures pop­u­laires d’ici et d’ailleurs », explique Kamel Dafri, directeur de l’association Villes des Musiques du Monde, dans un entre­tien paru sur Enlarge Your Paris, média qui met en avant la pro­gram­ma­tion cul­turelle du Grand Paris 2. Avec le Point Fort, le théâtre équestre Zin­garo et l’artiste Rachid Khi­moune, par­mi d’autres arti­sans et artistes, occu­pent le fort depuis longtemps et ont une renom­mée internationale.

Villes des Musiques du Monde existe depuis plus de vingt ans et pro­pose chaque année le fes­ti­val du même nom. Pour Zakia Bouzi­di, adjointe à la cul­ture de la Mairie d’Aubervilliers : « Ville des Musiques du Monde attire des pop­u­la­tions qui sont éloignés de l’offre cul­turelle. Bien sûr que la ville entend soutenir cela » en renou­ve­lant la con­ven­tion avec l’association, qui lui garan­tit des sub­ven­tions tous les ans. Mathilde Lise, attachée de presse pour Villes des Musiques du Monde, souligne que « l’association a été sol­lic­itée par Grand Paris Amé­nage­ment (GPA) et la mairie d’Aubervilliers pour jouer ce rôle de pro­gram­ma­teur cul­turel au sein du Fort ». Un rôle de pre­mier plan, au vu de l’espace géo­graphique­ment cen­trale et de liai­son que la friche cul­turelle occupe entre les archi­tec­tures du Fort qui vont être préservées et le nou­veau quarti­er prénom­mé « Jean Jau­rès ». Une ques­tion se pose : dans une opéra­tion d’aménagement qui tend à la val­ori­sa­tion du fonci­er au prof­it d’aménageurs privés, quel sera réelle­ment l’autonomie d’une asso­ci­a­tion telle que Villes des Musiques du Monde ?

Des écocides aux écoquartiers

La plu­part des frich­es cul­turelles fer­ont à l’avenir l’objet d’un pro­jet immo­bili­er, petit ou grand. Dans le cas du Fort d’Aubervilliers, c’est un quarti­er entier qui doit sor­tir de terre, et même un « éco­quarti­er » : 900 loge­ments d’ici 2024 (date butoir pour les Jeux Olympiques, grands accéléra­teurs du Grand Paris), aux­quels vien­dront s’ajouter 900 autres à terme, un groupe sco­laire, une crèche, des com­merces, des arti­sans. Une bonne vieille coulée de béton, un des pro­duits les plus pol­lu­ants au monde, qui vis­i­ble­ment n’empêche pas d’utiliser le pré­fixe « éco » pour désign­er un quarti­er. Qui plus est un « quarti­er mixte » revendiquent les amé­nageurs 3, met­tant en avant la place des locaux dédiés à la « Cul­ture et à la Créa­tion » au sein du nou­veau quartier.

GPA, la Mairie d’Aubervilliers, Plaine Com­mune et l’état (via la pré­fec­ture) sont les prin­ci­paux financeurs directs ou indi­rects de ce pro­jet. GPA, en par­ti­c­uli­er, est pro­prié­taire du ter­rain depuis 1973, et a comme rôle de dévelop­per les pro­jets d’aménagement du Grand Paris. Dans le cas du Fort, cet EPIC (Étab­lisse­ment Pub­lic à car­ac­tère Indus­triel ou Com­mer­cial) démarche les con­struc­teurs et mets à dis­po­si­tions les ter­rains. Un investisse­ment qui sera large­ment dépassé par les prof­its immo­biliers des pro­mo­teurs, par­mi lesquels Immo­bel. Cette boîte, qui vante 223.000 m² de pro­jets en développe­ment, met en avant la posi­tion idéale du nou­v­el éco­quarti­er par rap­port aux équipements en con­struc­tion dans les alentours.

Dans le secteur du Fort d’Aubervilliers, c’est effec­tive­ment un foi­son­nement inédit de chantiers qui sur­prend les habitant·es d’une des villes les plus pau­vres de l’hexagone. Le cal­en­dri­er prévoit, dans l’ordre chronologique : la livrai­son de la piscine olympique située dans les par­ages de la gare de la ligne 7 du métro, en jan­vi­er 2024 ; la con­struc­tion du nou­v­el éco­quarti­er « Jean Jau­rés » au sein du Fort, en 2025 ; l’inauguration d’une nou­velle gare de métro, cette fois-ci liée à la ligne 15 (Grand Paris Express), en 2030. La cité de la Mal­adrerie, à quelques cen­taines de métres du Fort, est intéressée, elle aus­si, par un pro­jet de réno­va­tion qui implique des rési­den­tial­i­sa­tions et des pri­vati­sa­tions, con­tre lesquelles se bat un col­lec­tif d’habitant·es. Un pro­jet qui n’a pas de lien direct avec celui de l’éco-quartier, mais qui par­ticipe des change­ments intens­es et rapi­des dans ce quarti­er pri­or­i­taire, comme ne man­quent pas de le remar­quer les amé­nageurs dans une réu­nion pré­para­toire de 2018.

« C’est des projets qui se veulent écologiques, artistiques, mais j’ai du mal à voir le rapport avec les artistes et les associations qui existent déjà à quelques pas de là »

Le col­lec­tif de défense des Jardins dénonce le « green­wash­ing immo­bili­er » con­sti­tué par le pro­jet d’écoquartier, un « saccage » qui vise surtout à « faire venir des gentes plus rich­es qui vivront à l’écart du reste de la ville, à rem­plir les poches des pro­mo­teurs et de l’État, et à sat­is­faire des élu.e.s qui se réjouis­sent de repouss­er les pau­vres tou­jours plus loin »4.C’est l’intégralité de ce con­texte de développe­ment urbain que cri­tiquent ses opposant·es, par­mi lesquel·les les mem­bres du col­lec­tif de défense des Jardins Ouvri­ers des Ver­tus. Ces Jardins cen­te­naires ont été objet d’une occu­pa­tion de plusieurs mois, ter­minée avec l’évacuation de cette Zone à Défendre (ZAD) urbaine et avec le début du chantier pour la piscine d’entraînement olympique. Le col­lec­tif s’attaque notam­ment à l’idée même de con­stru­ire des nou­veaux immeubles dans une des villes avec le moins d’espaces verts du 93, ain­si qu’au faible taux de loge­ments soci­aux prévu (18%) par rap­port à la moyenne de la ville (39%). Une posi­tion qui remet en ques­tion toute l’opération d’aménagement, Point Fort compris.

Le Point Fort d’un nouvel urbanisme

Philippe a par­ticipé à une action de per­tur­ba­tion de l’inauguration du Point Fort en décem­bre dernier con­tre « l’urbanisme de merde » comme le nom­mait une des ban­deroles déployées à cette occa­sion : « Nous avons dérangé cette inau­gu­ra­tion aux cris de ‘Ni Solar­i­um ni éco­quarti­er’, qui est notre posi­tion depuis longtemps, et on a été con­fron­tés par des femmes de Villes de Musiques du Monde, com­plète­ment effarées. Elles com­pre­naient pas pourquoi on s’en pre­naient à elles. On leur dis­ait ‘vous servez de cau­tion à cette opéra­tion d’urbanisme’ ».

Zakia Bouzi­di, elle, min­imise l’action : « Il y a eu effec­tive­ment un dérange­ment lors de l’inauguration, mais c’était le col­lec­tif des Jardins, ça n’a rien à voir avec le Point Fort ». Une posi­tion partagée par Mathilde Lise. L’attachée de presse de Villes des Musiques du Monde souligne la dis­tinc­tion nette entre les événe­ments des Jardins et le pro­jet du Point Fort : « C’est vrai, ils sont venus lors de l’inauguration, mais c’était plutôt pour pro­test­er con­tre les politicien·nes qui ont voté le pro­jet de piscine que con­tre le Point Fort ». Philippe, de son côté, n’est pas sûr de vouloir dif­férenci­er les deux sujets : « Pour nous, le Point Fort sert de cau­tion à cette opéra­tion d’urbanisme. Du moment où l’écoquartier sera con­stru­it, tout ce qui se fera dedans peut être inter­prété comme pro­pa­gande de GPA ».

À en juger de la com­mu­ni­ca­tion des pro­mo­teurs et de GPA, en tout cas, il est dif­fi­cile de lui don­ner tort : la piscine olympique est claire­ment présen­tée comme un des avan­tages majeurs du nou­veau quarti­er (« un cen­tre aqua­tique flam­bant neuf opéra­tionnel pour les JO2024 »)5. C’est la livrai­son d’un quarti­er com­plet et nou­veau dont les amé­nageurs rêvent, avec en son cen­tre des nou­velles pop­u­la­tions. Un pub­lic en pré­va­lence aisé et blanc, qui pour­ra se per­me­t­tre de pay­er non seule­ment les loy­ers de l’écoquartier, mais aus­si les loisirs four­nis par l’aménageur. Les néo-habi­tant·e.s du Fort doit pou­voir avoir une école à deux pas, un cen­tre aqua­tique avec espaces de loisirs, un lieu cul­turel en bas de chez elles·ux. Un pro­jet ambitieux, qui soulève des ques­tions légitimes : pour qui est-il conçu ? Que faire des habi­tant·es actuel·les de la zone du Fort ?

Pour Irène, mobil­isée pour la défense de la cité de la Mal­adrerie : « C’est des pro­jets qui se veu­lent écologiques, artis­tiques, mais j’ai du mal à voir le rap­port avec les artistes et les asso­ci­a­tions qui exis­tent déjà à quelques pas de là ». La réno­va­tion de sa cité, rap­pelle Irène, risque de sig­ni­fi­er la perte du lieu d’activité et de vie de plusieurs artistes et archi­tectes locaux. « D’un côté il y a une pré­cari­sa­tion des artistes ; de l’autre ils et elles sont appelés dans ces nou­veaux cadres où on leur four­nit un espace de tra­vail. C’est une façon d’envoyer les artistes à l’avant ». Et Villes des Musiques du Monde de réciter ses prières pour avoir une place per­ma­nente au sein du Fort. Place que ni la mairie, ni GPA sont prêtes à garan­tir à 100 %, selon nos sources.

La ques­tion du business model des pro­jets d’aménagement revient fatalement au cen­tre du débat : « On ne fait pas d’argent avec une opéra­tion comme ça » nous lance une source anonyme au sein de GPA « Nous, nous finançons les pro­jets comme le Point Fort, et après c’est aux pro­mo­teurs de ven­dre les apparte­ments du quarti­er. ». GPA peut ain­si se démar­quer de tout soupçon d’intérêts com­mer­ci­aux : « Ce n’est pas du tout un pro­jet fait avec une logique com­mer­ciale. Ce qu’on cherche, ce qui est impor­tant, c’est l’ancrage locale, sinon tu es com­plète­ment hors-sol » affirme Sandy Messaoui.

Ces projets urbains ont ensuite été récupérés par des acteurs privés ou associatifs qui en on fait les nouvelles « place to be » des métropoles modernes.

Mais le doute con­tin­ue de plan­er : « Son statut d’établissement pub­lic place d’emblée l’activité de Grand Paris Amé­nage­ment dans le champ de l’intérêt général, tan­dis que son car­ac­tère indus­triel et com­mer­cial lui impose une par­faite rigueur de ges­tion. » récite le site web de GPA6. Lire : les investisse­ments qui appor­tent du prof­it sont pos­si­ble, avec la solid­ité d’une garantie publique. Une dynamique favorisant le prof­it et qui laisse des doutes sur la prise en compte des besoins des habi­tants dans le cadre des pro­jets d’aménagement urbain.

Un proces­sus de gen­tri­fi­ca­tion accélérée et intense, conçue à tra­vers un ensem­ble de pro­jets liés et syn­chro­nisés. Mick­aël Cor­reia nous le livre sans ambages : « Ambi­tion­nant de faire de la région Île-de-France une métro­pole com­péti­tive et mon­di­al­isée, le pro­jet d’aménagement ter­ri­to­r­i­al du Grand Paris entrevoit dans les tiers-lieux cul­turels un out­il de pro­mo­tion de son image de ville fes­tive, inno­vante et écore­spon­s­able à même d’attirer une ‘classe créa­tive’. Une pop­u­la­tion de jeunes cadres qui serait, aux yeux des décideurs, vec­trice de développe­mentéconomique 7. » Les frich­es cul­turelles comme le Point Fort servi­raient ain­si de légiti­ma­tion cul­turelle et sociale pour un pro­jet immo­bili­er qui, dans le fond, vise surtout à sat­is­faire les besoins d’une classe moyenne-élevée qui n’est pas encore instal­lée dans le quarti­er en ques­tion.

Des friches pour les riches ?

Les frich­es cul­turelles sont dev­enues, dans la dernière décen­nie, un opéra­teur cen­tral de l’aménagement urbain. D’abord élé­ments de con­tre-cul­ture con­tes­tataires inspirés des squats, ces pro­jets urbains ont ensuite été récupérés par des acteurs privés ou asso­ci­at­ifs qui en on fait les nou­velles « place to be » des métrop­o­les mod­ernes. L’idée de ne pas gâch­er le temps de vie d’un espace immo­bili­er, en le met­tant à prof­it pour un temps déter­miné tout en util­isant l’image pos­i­tive que les ini­tia­tives cul­turelles appor­tent aux pro­jets, a vite été retenue par les amé­nageurs et les pro­mo­teurs urbains, privés comme publics.

Dans le cas du Point Fort, les inten­tions affichées par Villes des Musiques du Monde sont bonnes, et la longue his­toire de l’association dans le quarti­er ne laisse pas de doute sur la volon­té d’intégrer les habi­tant·es actuel·les du quarti­er du Fort au tiers-lieu. Kamel Dafri, dans l’entretien précédem­ment cité, tient compte de la dynamique de gen­tri­fi­ca­tion que le Point Fort pour­rait cau­tion­ner : « On par­le ici d’un des quartiers pri­or­i­taires de la poli­tique de la ville les plus décriés. Nous n’avons pas voca­tion à val­oris­er du fonci­er mais à faire en sorte que les amé­nageurs tien­nent compte de l’histoire des habi­tants ». L’association parie sur son his­toire d’ancrage locale, en somme, pour pou­voir impacter de quelque manière que ce soit le pro­jet d’aménagement du Fort et en faire un quarti­er qui ne soit pas com­plète­ment hors-sol. Bien qu’inversés, ces objec­tifs coïn­ci­dent avec les intérêts de GPA. La ques­tion est là : Est-il pos­si­ble, dans un con­texte si claire­ment ori­en­té par la val­ori­sa­tion du fonci­er, d’échap­per à cette dynamique ? Est-il pos­si­ble de créer des lieux vrai­ment publics et à la portée de tous·tes ? Ou faut-il se résign­er au fait qu’une telle ini­tia­tive cul­turelle ne peut que se traduire en un lieu « glam­our » de gen­tri­fi­ca­tion : une friche pour les rich­es ?

Gio­van­ni Simone pour Le Chif­fon

Crédit pho­to :

Pho­to de Une > A l’in­térieur du Point Fort. Pho­to de Gio­van­ni Simone.
Pho­to 2 > Aux abor­ds du futur quarti­er, un pan­neau de pro­mo­tion signé Immo­bel. Pho­to de Gio­van­ni Simone.
Pho­to 3 > Le bureau de vente du pro­mo­teur Immo­bel domine déjà l’en­trée du Point Fort, à trois ans de la livrai­son de l’é­co­quarti­er. Pho­to Gio­van­ni Simone.

Sur la place Sainte Cather­ine, en plein cœur du 4e arrondisse­ment, la vie se déroule tran­quille­ment. À l’abri de la con­fu­sion qui règne dans la proche rue de Riv­o­li, quelques passant.e.s se dépêchent vers leurs maisons, d’autres s’arrêtent avec leurs chiens en laisse. Tout est nor­mal, mais si on lève la tête, on peut repér­er des objets étranges aux deux coins opposés de la place, qui ressem­blent étrange­ment à des dis­ques volants. Ce sont les « médus­es » de Bruit­parif, des cap­teurs sonores avec caméra inté­grée, qui ont pour ambi­tion d’identifier, non seule­ment le vol­ume des bruits en ville mais aus­si leur source.

Chaque méduse est com­posée de 4 micro­phones, afin de pou­voir déter­min­er, grâce au laps de temps entre la sol­lic­i­ta­tion d’un micro et d’un autre, la prove­nance des bruits. Le sys­tème fait ensuite coïn­cider celle-ci à une image, cap­tée en temps réel par la cam­era inté­grée. Sur un site dédié 1à ce sys­tème, il est pos­si­ble de visu­alis­er en direct les images à 360o et les inten­sités sonores moyennes sur 15 min­utes pour chaque cap­teur util­isé, et donc d’avoir une idée assez claire de la source des bruits les plus intens­es.

Un pro­jet pro­posé à la ville de Paris par Bruit­parif, asso­ci­a­tion rassem­blant 95 mem­bres, dont des représen­tants de l’État (tels que le préfet de police, Didi­er Lalle­ment, ou le directeur de l’environnement de la région, Sébastien Maes), des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales (Président.es de con­seils régionale et départe­men­taux, maires, etc.), des entre­pris­es et des régies publiques (par­mi lesquelles la RATP et la SNCF) et des asso­ci­a­tions (asso­ci­a­tions de voisi­nage, de lutte con­tre les nui­sances sonores, etc.).

                                                             Image de la place Sainte Catherine, prise du site de Bruitparif.
                                         Dans la partie inférieure on peut observer les niveaux sonores qui évoluent dans le temps.

L’organisme s’occupe, depuis sa fon­da­tion en 2004, de « la mesure du bruit et d’accom­pa­g­n­er les autorités dans la for­mu­la­tion de plans de préven­tion de ses effets ». En phase de développe­ment et d’expérimentation depuis 2016, Bruit­parif prévoit de met­tre au point des appli­ca­tions 2 pour mesur­er les niveaux sonores de la vie noc­turne, des grands chantiers de travaux publics et des nui­sances provo­quées par les véhicules motorisés, selon une vidéo de présen­ta­tion de l’association pub­liée en ligne 3. Selon Jacopo Mar­ti­ni, chargé de mis­sion en acous­tique envi­ron­nemen­tale (sic) pour Bruit­parif : « Un des buts prin­ci­paux du pro­jet est la pro­duc­tion de cap­teurs sonores à un prix abor­d­able pour les munic­i­pal­ités et les entités publiques ». Les cap­teurs ont gag­né le « déci­bel d’or » (con­cours organ­isé par le Con­seil Nation­al du Bruit) en 2019, notam­ment parce qu’ils per­me­t­tent de « voire le bruit ». Tout un programme.

« Objectiver le bruit »

Le dis­posi­tif est en expéri­men­ta­tion dans plusieurs quartiers « ani­més » de la cap­i­tale : à Châtelet, sur la place sainte Cather­ine (4e arr.), le long du Canal Saint-Mar­tin, au bassin de la Vil­lette ou encore sur les quais de Seine. En 2019, les « méduses » ont soulevé l’ire de com­merçants à cause de l’expérimentation lancée à la Butte aux Cailles, dans le 13e arrondisse­ment 4. Une sit­u­a­tion déjà ten­due entre les riverains et les exploitants de bars a empiré après l’annonce de l’installation de six cap­teurs : les pro­prié­taires de com­merces se sont révoltés con­tre une mesure qu’ils jugeaient répres­sive, et dont l’objectif était selon eux de ver­balis­er les patrons de bars et les clients les plus bruyants .

Les « médus­es » sem­blent, pour l’instant, prin­ci­pale­ment mis en place dans des coins fes­tifs, où les con­flits entre riverains et exploitants de bar sont fréquents. Des dis­posi­tifs instal­lés soit sur demande des maires d’arrondissement, soit des asso­ci­a­tions de riverains qui se dis­ent derangé.es par le bruit. Selon Thier­ry Char­lois, chef de pro­jet « Poli­tique de la nuit » à la mairie de Paris et mem­bre du « Con­seil de la Nuit » de la mairie : « Le but du pro­jet des médus­es est de faciliter le dia­logue entre les riverains et les per­son­nes qui se trou­vent sur l’espace pub­lic, à tra­vers l’objectivation du bruit ».

Le pos­tu­lat de Bruit­parif et du « bureau de la nuit » de la Mairie est que la pos­si­bil­ité de met­tre sur la table une mesure pré­cise du bruit et de son orig­ine, son abstrac­tion, doit faciliter la solu­tion paci­fique des dis­putes qui peu­vent éclater autour des activ­ités noc­turnes. La machine au ser­vice de l’homme. Les ver­bal­i­sa­tions : « Ne sont pas du tout l’objectif, puisque de toute façon si on veut ver­balis­er pour tapage noc­turne on peut le faire avec des sonomètres » se défend Char­lois. Le cas de la Butte aux Cailles démon­tre pour­tant que les « médus­es » ne sont pas force­ment un élé­ment de paci­fi­ca­tion, mais plutôt une rai­son ultérieure de con­flit et d’incompréhension entre les riverains et les exploitants des bars, qui ont dénon­cé l’installation des cap­teurs comme un nou­veau mouchard qui vise à asep­tis­er la vie de leur quartier.

Des juristes électrisés par ces cnidaires technologiques

Le mot « objec­tiv­er » revient sou­vent dans les com­mu­ni­ca­tions de Bruit­parif et de ses parte­naires, visant à don­ner une image sere­ine et pos­i­tive de l’application de ce dis­posi­tif. Pour­tant, l’utilisation de cette tech­nolo­gie se situe dans un espace juridique flou, et touche à des domaines qui ne sont pas encore encadrés par la lég­is­la­tion. Les cap­teurs con­stituent un men­ace sérieuse du point de vue de la pro­tec­tion des don­nées per­son­nelles : les images et les sons col­lec­tés ne doivent aucune­ment pou­voir con­stituer des élé­ments per­me­t­tant d’identifier une per­son­ne et si c’est le cas, les citoyens doivent être alertés de cette pos­si­bil­ité, selon la loi rel­a­tive à la pro­tec­tion des don­nées per­son­nelles (RGPD).

La juriste Lucie Cluzel, pro­fesseur de droit pub­lic à l’université de Paris Nan­terre, souligne les principes qui sous-ten­dent le RGPD : « Il y a un principe de pro­por­tion­nal­ité, c’est à dire que le traite­ment des don­nées doit être pro­por­tion­nel à la men­ace pour la sécu­rité […] Un principe de final­ité, qui implique que le per­son­nel qui traite les don­nées soit bien for­mé et que le traite­ment soit encadré par la loi ; enfin un principe de con­sen­te­ment, qui exige le con­sen­te­ment des per­son­nes dont les don­nées vont être traitées ». 

Thier­ry Char­lois assure que les médus­es ne con­stituent pas un risque pour les don­nées per­son­nelles : « Les sons ne sont pas enreg­istrés, mais seule­ment mesurés et les images cap­tées sont floutées à la source, donc il n’y a aucun risque pour les don­nées des citoyens ». Jacopo Mar­ti­ni pré­cise : « Il y a une pre­mière prise de pho­to par la méduse, et ensuite nous sélec­tion­nons une zone qui sera à flouter. À par­tir de ce moment, les images seront automa­tique­ment floutées dans la zone envis­agée, où pour­raient se trou­ver des per­son­nes identifiables ».

La ques­tion de l’enregistrement des sons est pour­tant épineuse, comme le démon­tre le cas de Saint-Éti­enne. La ville a lancé en 2019 un pro­jet expéri­men­tal sim­i­laire à celui des «  médus­es », com­por­tant l’installation de cap­teurs sonores et de caméras dans le quarti­er de Trentaize-Beaubrun-Curiot 5. La mairie voulait détecter dans les rues les bruits comme les cris, les éclats de verre, les explo­sions, etc. La Com­mis­sion Nationale de l’Informatique et des Lib­ertés (CNIL) a ini­tiale­ment don­né son feu vert au pro­jet présen­té par l’entreprise Serenic­i­ty 6 , mais s’est ensuite attaquée aux dan­gers poten­tiels pour les don­nées privées, envoy­ant un avis négatif(pure­ment con­sul­tatif) au maire de la ville, Gaël Per­dri­au. Ce dernier, sous la pres­sion des Stéphanois, a fait marche arrière.

La pres­sion poli­tique subie par les décideurs à Saint-Éti­enne peut expli­quer l’attention qu’accordent les chantres de Bruit­parif à la ques­tion des don­nées per­son­nelles. Un sujet très sen­si­ble le doute n’est pas levé sur l’utilisation future des cap­teurs, malgré les garanties de Jacopo Mar­ti­ni, qui revendique : « Nous avons eu un avis favor­able de la CNIL ». Per­son­ne ne peut garan­tir que, une fois la tech­nolo­gie mise en place et dans une autre con­jonc­ture poli­tique, les cap­teurs ne seront employés pour l’identification des citoyens. A l’instar de l’état d’urgence qui a été util­isé bien au delà de son cadre ini­tiale d’application pour réprimer les mou­ve­ments soci­aux, les cap­teurs sonores pour­raient eux aus­si voir s’éten­dre leur domaine d’application.

La police médusé… ?

Le deux­ième doute qui vient à l’esprit est le pos­si­ble emploi des « médus­es » pour des opéra­tions de police. Actuelle­ment, aucune loi n’encadre l’usage des « médus­es » dans le cadre d’interventions poli­cières. Pour­tant, Thier­ry Char­lois fait écho au bilan des poli­tiques de la nuit 7 de la cap­i­tale, qui pré­conise l’achat de plusieurs cap­teurs par la Direc­tion de la Préven­tion, de la Sécu­rité et la Pro­tec­tion (DPSP), ser­vice rat­taché à la mairie de paris. Il sug­gère que sur la place publique où l’on ne pour­rait pas inter­venir sur les débits de bois­son, il faudrait don­ner la pos­si­bil­ité à cette pseu­do-police de ver­balis­er directe­ment les citoyen.nes.  : « Dans ces cas les médus­es ne pour­raient avoir une util­ité que si elles sont directe­ment en con­nex­ion avec le cen­tre de veille opéra­tionnelle de la DPSP ».

Out­re l’insis­tance sur la médi­a­tion et sur « l’objectivation » des nui­sances sonores, la com­mu­ni­ca­tion de Bruit­parif trahit une men­tal­ité quelque peu poli­cière : « Sans doute, les rési­dents ne por­tent pas sou­vent plainte auprès des forces de police parce qu’elles ne sont pas disponibles et le temps de venir, il n’y a plus rien à voir » se soucie Bruit­parif dans son inter­ven­tion à la con­férence « inter.noise » de Madrid en 2019.

 

 

Pour résumer l’idéal de Bruit­parif : des citoyen.nes dérangé.es par quelqu’un dans la rue font appel à la mairie ou directe­ment à Bruit­parif ; l’association installe ses micros ; les bruits sont mesurées ; les ver­bal­i­sa­tions dressées, au mieux on assiste à une con­cer­ta­tion ; le cas est clos. Mais dans quel con­texte se plaig­nent les citoyen.nes ? Et à quoi nous mèn­erait la général­i­sa­tion d’une telle tech­nolo­gie ? La ville de Paris s’est engagée dans un proces­sus d’embour­geoise­ment (gen­tri­fi­ca­tion en Anglais), comme la plu­part des mégapoles à tra­vers le monde, qui repousse les pop­u­la­tions plus dému­nies aux marges de la ville : dans les ban­lieues. Les riverains qui se plaig­nent « achè­tent [un loge­ment dans Paris] parce que c’est sym­pa, c’est bobo, et puis ils veu­lent faire fer­mer les bars » comme l’explique un patron de bar dans l’article de Medi­a­part sus­men­tion­né.

La loi d’orientation sur les mobil­ités votée en 2019 a déjà intro­duit un amende­ment ouvrant la voie à une expéri­men­ta­tion de cap­teurs sonores dans le but de ver­balis­er les véhicules trop bruyants. Rien n’empêche, donc, que les médus­es puis­sent un jour être des dis­posi­tifs policiers à part entière, comme le souligne Lucie Cluzel : « Les cap­teurs ne sont pas pour l’instant des out­ils de police admin­is­tra­tive, et pour cela il fau­dra un décret qui en encadre l’usage. Mais on va cer­taine­ment dans ce sens, avec les cam­pagnes sécu­ri­taires qui sont en cours en ce moment […] Il y a en plus un véri­ta­ble marché des tech­nolo­gies de sur­veil­lance ». Ce qui se révèle être le cas aus­si pour Bruit­parif, qui a crée en décem­bre 2020 une entre­prise, Vig­i­noiz. Seul action­naire : le même Bruit­parif. Le but ? Met­tre sur le marché les dis­posi­tifs élaborés par l’association, qu’ils ne pour­raient pas com­mer­cialis­er autrement.

Nager dans le « décor urbain »

La volon­té même de faire dimin­uer les « nui­sances sonores » relève d’une men­tal­ité fétichisée ou la ville est com­plète­ment asep­tisée, pro­pre, silen­cieuse, absol­u­ment fonc­tion­nelle, réduite à une abstrac­tion quan­tifi­able. Un décor urbain. Une men­tal­ité exem­pli­fiée par la théorie de la fenêtre cassée (Bro­ken win­dow the­o­ry), ren­due fameuse dans la New York des années 1990 par Rudy Giu­liani, alors maire de la ville. Selon cette théorie tout signe vis­i­ble de crim­i­nal­ité ou de déviance encour­age une aug­men­ta­tion de ces mêmes ten­dances. Ain­si, les élé­ments autrement inof­fen­sifs de l’ambiance urbaine (comme les tags sur les murs, la saleté ou… le bruit) sont crim­i­nal­isés. Une approche de la ville qui per­met de réprimer des pop­u­la­tions mis­éreuses, racisées, et sou­vent jeunes.

La flo­rai­son de tech­nolo­gies sécu­ri­taires, « paci­fi­ante », doit être insérée dans cet imag­i­naire de la ville comme lieu réservé au tra­vail et à la cir­cu­la­tion des marchan­dis­es. La « Safe city » étant l’humble servi­teur de cette ville. Comme l’explique Juli­ette, respon­s­able de la cam­pagne Tech­nop­o­lice pour La Quad­ra­ture du Net: « Les pro­jets comme celui de Bruit­parif relèvent du solu­tion­nisme tech­nologique. C’est à dire qu’on estime que l’application d’une tech­nolo­gie va per­me­t­tre de résoudre un prob­lème qui est en réal­ité humain. Ces tech­nolo­gies, qui sont aus­si des tech­nolo­gies sécu­ri­taires, devi­en­nent omniprésentes, on s’y habitue et on les utilise de plus en plus jusqu’à ce qu’on les con­sid­ère fon­da­men­tales ». Le prob­lème essen­tiel se pose donc dans ces ter­mes : dans quelle ville souhaite-t-on vivre ? La ville tech­nologique que nous pré­conise Bruit­parif est une ville où l’humain est trans­for­mé en une vari­able math­é­ma­tique, enseveli sous le poids des chiffres. Une ville où l’on nage avec des médus­es dans une mer par­faite­ment plate, une mer de décor.

La ques­tion soulevée par les « médus­es », en somme, va au-delà de la ques­tion de l’application courante de ces cap­teurs, et touche bien plutôt aux moti­va­tions pro­fondes de leur développe­ment. L’idée d’une ville « Safe » et « Smart » est au cœur de la vision des admin­is­tra­tions locales et éta­tiques, mais à quel prix pour la lib­erté des citoyen.ne.s ? En pro­posant un out­il tech­nologique pour chaque prob­lème de la vie col­lec­tive, ne risque-t-on pas de neu­tralis­er le débat démoc­ra­tique ? De dis­qual­i­fi­er encore un peu plus la parole ?

La ville des rêves de Bruit­parif et de ses thu­riféraires, est une ville-machine où il suf­fit de régler tel ou tel paramètre pour faire ren­tr­er le déviant dans la norme. Mais ne serait-elle pas une ville des cauchemars pour la grande majorité de la population ?

 

Gio­van­ni Simone pour Le Chif­fon

 

 

 

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