Il ne fait que deux degrés en ce lundi soir d’hiver. Abandonnant la rédaction de ma thèse de géographie, je rejoins la petite foule qui se masse, à deux pas de mon appartement, dans la rue Berthier (Pantin), devenue impasse depuis l’érection d’un mur clôturant le passage Forceval. Elle est venue déplorer l’anniversaire de ce mur, et de l’implantation des usagers de crack porte de la Villette. A coup de discours, de bougies et de slogans, riverains, riveraines et membres des conseils municipaux protestent : « Soignez-les, Protégez-nous !», « 120 jours de calvaire, nous sommes en colère », « J’en ai ma dose. Crack bol ! ». Moi, je me demande qui se mobilise malgré ce froid, et surtout pourquoi ou pour qui.
Le matin même, quatre mois après les avoir débarqués sur ce terrain, la police parisienne est intervenue pour détruire les quelques structures de fortune que les consommateurs et consommatrices s’étaient construits pour se protéger du froid et des regards. Cette destruction à grands coups de bulldozers – « les mêmes qu’aux jardins d’Aubervilliers ? » demanderont les mauvaises langues – est officiellement justifiée par la nécessité d’empêcher la construction d’une « zone de non droit » aux portes de Paris. La responsable de l’opération affirme aux quelques médias locaux présents qu’aucun déplacement à venir n’était prévu : « Les toxicomanes ils vont rester là. C’est l’endroit qui a été trouvé comme le moins nuisible possible pour les riverains, mais l’idée aujourd’hui c’est pas du tout de déplacer »1.
«Les projecteurs se sont détournés de cette limes de la métropole parisienne aussi vite qu’ils s’y étaient braqués.»
Pourtant, dès le lendemain, la rumeur enfle. La destruction des abris de fortune augurerait bel et bien d’un énième déplacement des consommateurs de crack du nord est parisien. Le soir même, la préfecture de police annonce avoir l’intention, sur demande du ministre de l’Intérieur, d’installer les toxicomanes sur une friche industrielle située dans le 12ème arrondissement. Si cette décision est prise unilatéralement sans consultation préalable de la maire de Paris ou des édiles d’arrondissement, c’est la première fois que l’on daigne avertir les riverains et riveraines d’une opération de relocalisation. Le 28 janvier, le préfet de police décide finalement d’abandonner le projet – et de laisser les usagers du crack à la porte de la Villette, suscitant de nouvelles protestations des habitants, habitantes et édiles du quartier des Quatre-Chemins.
Aucune annonce préventive semblable n’avait été faite avant le transfert, le 24 septembre 2021, de 150 toxicomanes des jardins d’Éole à la porte de la Villette. Soudainement, riverains et riveraines se sont retrouvés confrontés à leurs nouveaux voisins mais aussi à la masse des médias venus récolter des craintes et une photographie du mur dit « de la honte »2. C’est l’initiative, largement contestée, de fermer le passage Forceval (voir carte) sous prétexte de protéger le voisinage, qui provoqua un battage médiatique à l’échelle internationale3 « Quel symbole désastreux que des deux murs ! » s’indignèrent-ils.
Cartographie de Mathilde Jourdam-Boutin, février 2022.
Carte en grand format consultable ici.
Pourtant, cet ouvrage aura au moins eu le mérite de permettre à Estelle d’affirmer que : « Ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas de riverains4.» et de mettre la lumière sur le quartier des Quatre-Chemins. Mais les projecteurs se sont détournés de cette limes de la métropole parisienne aussi vite qu’ils s’y étaient braqués.
D’ailleurs, les Quatre-Chemins c’est quoi ? Et bien c’est un palimpseste démographique et urbain, à cheval entre les villes de Paris, Pantin et Aubervilliers, où l’on se côtoie sans toujours se fréquenter. Ce sont de vieux habitants dans des pavillons et des petits immeubles. Ce sont des familles algériennes et chinoises qui vivent dans les tours de logements sociaux de la bien nommée rue des Cités. Enfin, ce sont des hommes, beaucoup d’hommes kabyles, tamoules, tunisiens, sri-lankais, bangladeshis ou des 105 autres nationalités représentées dans le quartier – qui partagent des studios insalubres avec autant de personnes que l’espace ne peut accueillir de lits superposés. A ce savant mélange, il s’agit désormais d’ajouter une petite dose de jeunes actifs dont je fais partie — artistes, architectes, doctorants, étudiants, militants – attirés par les loyers moins chers qu’intra-muros (40% y dépassent en réalité les plafonds légaux), les tiers-lieux qui pullulent et les infrastructures universitaires implantées dans le cadre du Grand Paris. Une petite poignée de gentrifieurs donc, dira-t-on.
Tout ce petit monde cosmopolite se retrouve aux Quatre-Chemins pour former « l’un des quartiers les plus pauvres de France » sans partager grand chose de plus que la sortie du métro. Si un élu local affirme avec emphase : « On n’est peut-être pas un beau quartier mais on est un quartier de belles personnes », la pauvreté est palpable dans le paysage. Le quartier est par ailleurs connu pour la surreprésentation des activités informelles voire illégales, qui fait l’objet de conflits récurrents entre la police et les vendeurs de cigarettes à la sauvette notamment. Au printemps 2019, les Quatre-Chemins ont d’ailleurs été classés parmi les « Quartiers de Reconquête Républicaine », où le déploiement de policiers supplémentaires doit participer à lutter contre la délinquance et les trafics. Et quelle belle victoire de la République que d’y ramener une population encore plus vulnérable et invisible que celle des Quatre-Chemins !
Haroun et Sofiane aux abords de l’avenue Jean-Jaurès à Aubervilliers située à quelques pas du camp de fortune des consommateurs de crack. Photo de Romain Adam.
C’est cet absurde manque de prise en compte de la situation sociale initiale que dénoncent riverains, élus et médias avec la formule à succès « On vient ajouter de la misère à la misère » et que me répètent tour à tour Kataline, Mohammed, Nolan et Sadia sur le ton de la colère parfois, de la lassitude surtout. Pourtant, une fois passé le choc visuel puis le temps d’indignation, les médias, les élus nationaux et les camions de policiers sont repartis ; laissant là le mur, la population des Quatre-Chemins et ses nouveaux voisins toxicomanes.
Les habitants et habitantes de Stalingrad (19e arr.) puis le voisinage du jardin d’Éole s’étaient mobilisés contre la présence du trafic de crack. Mais, aux Quatre-Chemins toute mobilisation locale semble s’être rapidement éteinte dans les mois qui ont suivi le 24 septembre. Moi-même, résidente du quartier et membre de l’association dont le local est adossé au mur de la honte, je n’ai vent que de peu d’actions publiques. On n’entend que le bagout de Pierre-Etienne, retraité, qui collecte des signatures pour son comité de soutien depuis qu’il a été condamné à des travaux d’intérêt généraux pour avoir tagué « Darmanin démission » sur le mur. Parfois, quelques conversations de voisinage évoquent le rejet des recours en référé que les maires de Pantin et d’Aubervilliers avaient déposé pour faire annuler la décision. Les riverains des Quatre-Chemins apparaissent résignés à la présence de cette nouvelle population dont ils continuent de se plaindre.
Quelques groupes comme « Anticrack 93 », « Impairs Carriou » devenu « Village Villette » ou « SOS 4 chemins » cherchent tout de même à mobiliser la population et à interpeller les élus. « Ils pensent que parce que c’est un quartier populaire, les gens ne vont pas se battre ! Mais on va se battre ! » déclare ainsi Nolan, porte-parole enthousiaste de Village Villette.
Ils reconnaissent toutefois assez aisément ne pas y parvenir : « Les gens ne se plaignent pas assez » déplore Marion, maussade. Au bout de quelques mois, la pétition qu’ils ont fait tourner ne rassemble pas plus de mille signatures, les déambulations cinquante personnes et leurs réunions une dizaine. Assis en cercle, après l’abandon du projet de déplacement dans le 12ème arrondissement, ils dressent, abattus, un bilan pessimiste de la situation. J’écoute, en leur servant des cafés :
- Ils étaient plus de 300 au moins devant la mairie [du 12ème arrondissement pour protester contre le nouveau déplacement], c’est pour ça que la préfecture a décidé de se retirer.
- Nous aussi nous étions nombreux aux premières heures.
- Oui mais dès le lendemain on était 15. Personne ne se mobilise !
- Les gens sont déçus parce qu’on n’est pas écouté ! On n’a pas un homme politique qui nous défende ! On n’a personne…
- Mais si, on a nos maires quand même !
- Oui, mais les nôtres n’ont pas de pouvoir.
- Et puis les gens sont tellement habitués dans ce quartier qu’on ne les voit presque pas !
- Oui ! C’est pas qu’ils font moins de nuisances ici qu’ailleurs, c’est qu’ils y en avaient déjà trop…
- Les Quatre-Chemins n’avaient vraiment pas besoin de ça. On n’est pas la poubelle de Paris. »
Que faire ? « Séquestrer le préfet Lallement ? » propose, sarcastique, l’un d’eux… La réunion s’achève avec la volonté de visibiliser davantage les nuisances sans que personne ne sache vraiment comment s’y prendre.
D’aucuns blâmeront le froid, les fêtes, le covid ou la dépression hivernale: toujours est-il que la mobilisation n’a jamais décollé aux Quatre-Chemins. Le soir du rassemblement pour les 120 jours du mur, c’est une assistance d’à peine une centaine de personnes qui écoute les élus des trois communes limitrophes. Par ailleurs, je suis frappée par la moyenne d’âge plus élevée et le phénotype bien plus pâle qui caractérise les individus au regard du quartier. Celles et ceux qui diffèrent visiblement du reste de la foule se révèlent extérieurs au mouvement : « On est journalistes pour le parisien », « Je travaille pour le Maire, j’habite à Ivry » ou encore « Ahahah ! On est flics ».
Le rassemblement d’habitants et d’habitantes dont le maire de Pantin vante « la diversité représentée » apparaît donc surtout comme un rassemblement de vieux propriétaires blancs. Peut-être pas tous vieux — Nolan a la trentaine – peut-être pas tous blancs – Bader est fier d’être algérien – mais tous propriétaires. Ce n’est pas très surprenant, toute lutte NIMBY (Not In My BackYard, littéralement « pas dans mon jardin ») se caractérise par la mobilisation de résidents contre un projet d’intérêt général afin de préserver leur cadre de vie ou leur patrimoine. Certes, on peut difficilement qualifier la politique, sécuritaire et répressive, de gestion de la crise du crack de projet d’intérêt général. Soit, le cadre de vie des Quatre-Chemins peut difficilement être plus dégradé qu’il ne l’est actuellement. En revanche, le patrimoine existe bel et bien aux Quatre-Chemins, et c’est là que le crack blesse…
« C’était le meilleur endroit pour investir. »
La formule est souvent la même : « J’habite ici depuis 15 ans et j’ai bien vu le quartier se dégrader » m’annonce Florence ; « J’ai acheté il y a 24 ans avec ma compagne, et c’est de pire en pire » renchérit Marion ; et à Bader de trancher « Moi ça fait 40 ans que je suis ici et là, c’est la goutte d’eau… ». Les petits propriétaires du quartier se sentent coincés. Comme Florence, qui envisage de vendre, la plupart craignent surtout la dévaluation de leur bien. C’est le cas de Thomas, qui a acheté il y a trois ans : « C’était le meilleur endroit pour investir. Ça coûte déjà cher mais on peut avoir plus grand que dans Paris et dans quelques années ce sera comme Montreuil. Enfin c’est ce que je pensais… » regrette-t-il. En discutant avec Bader et son ami, Tarak, j’apprends d’ailleurs que le collectif Anticrack 93 a pour porte-parole non pas une riveraine mais une agente immobilière. À la fin du rassemblement, elle s’inquiète davantage de la difficulté à vendre ses biens que de la sécurité des habitants du quartier. De fait, un peu plus tôt, celle-ci m’affirmait : « Les nouveaux partent déjà facilement, les acquéreurs potentiels vont tous fuir le quartier et ceux qui restent, c’est ceux qui ne peuvent pas faire autrement ».
Ceux qui ne peuvent pas faire autrement, c’est justement tous ces habitants des Quatre-Chemins qui ne sont pas devant le mur. Ceux qui ne cherchent pas à faire appel à des édiles dont ils ne constituent pas l’électorat. Celles qui semblent déjà effacées de l’espace public. C’est la masse des locataires du parc social ou des marchands de sommeil. C’est ceux qui n’ont jamais eu de jardins à défendre. Qui va donc se mobiliser pour défendre un bien qu’il ne possède pas ?
Mathilde Jourdam-Boutin pour Le Chiffon
Photo de Une > De nouveaux bâtiments au bord du Canal Saint-Denis à Aubervilliers. Photo de Guilhem Vellut. Creative CC 2.0
Pantin : milieu de matinée. Après une semaine de chaleur, le ciel est redevenu moutonneux. Je franchis la grille anthracite et pénètre dans le salle d’accueil du Laboratoire écologique zéro déchet (surnom : le LÉØ). Dans la cuisine, trois personnes prennent le café ; au centre de la pièce un discret conciliabule se tient ; à l’arrière, un groupe s’affaire à réaliser des banderoles pour la manif’ de défense des jardins des vertus d’Aubervilliers expulsés la semaine 1. Le tout baigné dans une musique blues qui s’est faite oublier. Jovial.
Lieu singulier dans la proche banlieue parisienne, le LÉØ, c’est une asso et c’est aussi un vaste hangar, propriété de l’établissement public foncier d’Île-de-France. A l’origine installé à Noisy-le-Sec mais contraint à l’expulsion, c’est dans l’un des quartiers les plus pauvres de Pantin et de la région, à Quatre-Chemins, qu’Amélie, ancienne éducatrice spécialisée et Michel, marionnettiste de métier, ouvrent et squattent ce nouveau lieu courant 2019. Deux procès victorieux, en première instance et en appel, font jurisprudence. La cour d’appel de Paris reconnaît une « contribution essentielle à la société » et autorise l’occupation des lieu jusqu’au printemps 2023. Après cette date, le bâtiment et ses voisins seront rasés pour faire place à un « éco-quartier2» de 19 hectares.
Le but du laboratoire écologique zéro déchet ? Mettre sur pied un espace d’expérimentation pour de la récupération d’aliments, de vêtements, de matériaux divers, se former à la réparation et organiser des réseaux de redistribution. Ressourcerie, atelier d’auto-réparation de vélo et de matos électronique, atelier couture, atelier démantèlement et retraitement de la ferraille et du plastique, « matériauthèque », cuisine solidaire, récupération alimentaire et constitution de paniers à destination des familles dans la dèche. Une récupération alimentaire qui passe par différents canaux : accord avec des supermarchés du coin et des plateformes de livraison de repas en entreprise pour récupérer les invendus, récupération via des association de collecte (type Linkee ou Phenix), glanage sur les marchés. Le LÉØ rassemble chaque semaine des dizaines de kilos de bouffe qu’il redistribue via des paniers alimentaires, principalement des fruits et légumes.
Loin de l’idyllisme niaiseux de la-récupération-qui-sauve-la-vie-et-la-planète, Amélie, argue : « Avec nos actions de récup’ on ramasse la merde du capitalisme. Ce système a aussi besoin de gens comme nous pour récupérer ses rebus… On met surtout une grosse rustine à la société qui laisse des pauvres crever de faim et on fait le taff qu’elle devrait faire. » Au LÉØ, le collectif ne cesse de se questionner sur ses pratiques et sur le rôle social de la récupération et n’hésite pas à critiquer radicalement ses démarches. Un précieux exercice d’auto-réflexion.
Installés dans le petit salon du hall d’accueil, le soleil de fin d’après-midi a réchauffé les fauteuils sur lesquels on s’assoit. Avec Julie, qui habite ici depuis un an et Paul, qui vient d’emménager, le collectif est au complet. Discussion autour du rôle sociétal de la récup’. Faut-il maintenir les récupérations auprès des entreprises de livraison de repas aux entreprises ? Favoriser des réseaux plus marginaux ? Et d’ailleurs, quel rôle joue la récupération (de nourriture et de matériaux) dans la société industrielle ?
Paul démarre les hostilités : « En allant faire la récup’ à Totem 3 ce matin, je me suis senti mal à l’aise… Dans les bureaux, il y avait des écrans partout qui montraient des statistiques, des courbes et des diagrammes. On faisait une récup’ ambiance start-up. Là, je me suis dit que je venais mettre un pansement sur une machine dégueulasse. » Amélie abonde : « En plus, dans ce cas, on met une rustine à la moralité du chef d’entreprise qui n’a que le profit pour but. Sa conscience peut être tranquille : il ne jette plus. » « C’est sûr que je trouve plus discutable, poursuit Michel, qu’on aille récupérer de la bouffe auprès d’entreprises [comme Totem] qui vont être défiscalisées 4 plutôt qu’on aille faire nos récup’ en vélo directement dans les poubelles et qu’on les redonne. » Dans le premier cas, le système de production et de consommation est optimisé et renforcé dans sa logique, dans le second cas, il est détourné selon Michel.
« Sur le fond, il faut qu’on voit notre activité comme un bricolage temporaire. Tout l’enjeu reste de produire moins et de produire mieux. »
« Moi, je mets un peu tout dans le même panier : Totem, plateforme comme Linkee ou Phenix, récupération dans les supermarchés, glanage, poubelle, affirme Amélie la voix tranchante. Dans tous les cas, on récupère la merde du capitalisme et ce dans deux sens : à la fois on vide ses poubelles et en même temps on nourrit les gens qu’il rend pauvre. » Michel prend le contre-pied : « Lutter contre le capitalisme, c’est aussi lutter contre la consommation. Ce qu’on récupère et qu’on redistribue aux pauvres, c’est autant de choses qu’ils ne vont pas eux acheter. Ça fait de l’argent en moins qui circule, 20 % de TVA de moins : c’est-à-dire qu’on entretient moins la méga-machine en faisant les poubelles qu’en achetant de la nourriture. »
En mangeant un morceau de cake récupéré le matin même dans une supérette du coin, Paul déplore : « En récupérant ces produits, largement industriels, je trouve qu’on maintient une dépendance à cette forme de consommation et on ne rend pas nécessaire le besoin de créer un au-delà à cette dernière. ». Amélie tient à placer un bémol : « Majoritairement, dans les paniers, j’ai toujours voulu qu’on redonne des fruits et des légumes, pas des produits transformés et c’est ce qu’on fait. Sur le fond, il faut qu’on voit notre activité comme un bricolage temporaire. Tout l’enjeu reste de produire moins et de produire mieux.»
« C’est sûr que dans un monde idéal, ajoute Michel, chaque mairie aurait des champs à 20km de Paris et aurait une petite ferme où l’on peut avoir une autoproduction… ». Julie soutient: « Il faut coupler la récupération à l’autonomie alimentaire. Et l’autonomie alimentaire qu’on pourrait redistribuer gratuitement. Mais ici, on est quand même dans une périphérie urbaine très bétonnée, polluée 5. On n’est pas en mesure aujourd’hui, à part en hors-sol… »
Autre question épineuse : Est-ce que le don (nourriture, vêtement, etc.) aux pauvres ne participe pas à apaiser une colère (légitime) favorisant finalement le statu quo politique ? Pour avoir la paix : donnez du pain. Amélie : « Le LÉØ est certes un facteur de pacification sociale et je me demande parfois si je n’agis pas à rendre acceptable tout ce merdier. Mais il y a un principe de réalité. Tu dis quoi à Naia [prénom changé] qui a son bébé et qui t’appelle parce qu’elle n’a plus a manger ? Aujourd’hui, elle ne touche plus d’aides. C’est-à-dire que si on n’est pas là pour lui filer un peu de bouffe, il y a une solution : c’est la prostitution… Au premier confinement, j’ai reçu des coups de téléphone de mamans en larmes qui avaient faim parce que l’État ne faisait plus son travail, parce que les banques alimentaires ont fermées. Là, elles sont en larmes, pas en colère. C’est nous qui sommes en colère. » D’autant que, pour Michel : « Ce n’est pas parce que les gens sont en colère que les transformations sociales adviennent. La colère est mauvaise conseillère. Ils vaut mieux accompagner les gens qu’on aide, recevoir leur douleur et petit-à-petit monter une équipe pour une transformation sociale… ». Et c’est ce qui semble s’être produit au LÉØ.
Yédré, jeune maman de 27 ans, a été hébergée un an au LÉØ : « Je venais d’accoucher de ma fille, j’étais très fatiguée. Sans la nourriture et les vêtements que j’ai pu obtenir ici, je ne sais pas où j’en serai aujourd’hui… » Ce n’est pas seulement une aide temporaire qu’elle a pu recevoir ici, c’est un changement d’imaginaire qui s’est amorcé : « Maintenant, quand je vois une poubelle, parfois je regarde ce qu’il y a dedans. J’ai récupéré une tablette numérique une fois. Avant je l’aurai jamais fait. Ici, j’ai aussi appris la couture, le détricotage, je suis même allé en manifestation avec eux. » confie-t-elle avec un grand sourire qui s’ouvre sur le visage.
Même son de cloche pour Jalia [prénom changé], 23 ans, qui a participé à plusieurs ateliers au LÉØ : « Maintenant, pour meubler mon appartement, j’ai appelé des gens qui avaient des choses à jeter pour aller les récupérer. J’utilise beaucoup moins l’argent qu’avant. » Pour Jocelyne, maman camerounaise qui découvre le LÉØ en allant y chercher une poussette en novembre 2019 : « Les produits de seconde main n’étaient pas de qualité et la nourriture où la date de durabilité minimale était dépassée n’étaient pas mangeables. » Maintenant elle habille et nourrit ses enfants avec ces produits. « En Afrique, autour de moi, on achète et on jette beaucoup et de plus en plus alors que la misère croît. Grâce à mon passage dans ce lieu, j’ai compris que la récupération était un bon moyen pour ne pas acheter ». Elle conclut, la voix enjouée : « Ce qui est intéressant au LÉØ, c’est le lien entre le social et l’écologique. Dans les prochaines années, je vais faire en sorte de monter une association pour instaurer cet état d’esprit et ces pratiques, peut-être au Cameroun où nous avions une tradition de récupération, qui se perd de plus en plus au profit du tout jetable ».
Quant à l’Île-de-France, il n’est pas interdit d’y espérer la multiplication de ces lieux d’expérimentation jusqu’à ce qu’ils soient rendu progressivement inutiles. Leur inutilité rimant avec le démantèlement des logiques marchandes aujourd’hui chancelantes, mais triomphantes.
Gary Libot pour Le Chiffon
Photographie de Une > Grille d’entrée du LÉØ. Photo de Gary Libot.
Photographie n°2 > Paniers de fruits et légumes récupérés chaque semaine au LÉØ par les familles accompagnées. Photo de Gary Libot.
Photographie n°3 > L’atelier de réparation d’électroménager et de vélo dans le hall d’accueil du LÉØ. Photo de Gary Libot.