Il ne fait que deux degrés en ce lundi soir d’hiver. Abandonnant la rédaction de ma thèse de géographie, je rejoins la petite foule qui se masse, à deux pas de mon appartement, dans la rue Berthier (Pantin), devenue impasse depuis l’érection d’un mur clôturant le passage Forceval. Elle est venue déplorer l’anniversaire de ce mur, et de l’implantation des usagers de crack porte de la Villette. A coup de discours, de bougies et de slogans, riverains, riveraines et membres des conseils municipaux protestent : « Soignez-les, Protégez-nous !», « 120 jours de calvaire, nous sommes en colère », « J’en ai ma dose. Crack bol ! ». Moi, je me demande qui se mobilise malgré ce froid, et surtout pourquoi ou pour qui.
Le matin même, quatre mois après les avoir débarqués sur ce terrain, la police parisienne est intervenue pour détruire les quelques structures de fortune que les consommateurs et consommatrices s’étaient construits pour se protéger du froid et des regards. Cette destruction à grands coups de bulldozers – « les mêmes qu’aux jardins d’Aubervilliers ? » demanderont les mauvaises langues – est officiellement justifiée par la nécessité d’empêcher la construction d’une « zone de non droit » aux portes de Paris. La responsable de l’opération affirme aux quelques médias locaux présents qu’aucun déplacement à venir n’était prévu : « Les toxicomanes ils vont rester là. C’est l’endroit qui a été trouvé comme le moins nuisible possible pour les riverains, mais l’idée aujourd’hui c’est pas du tout de déplacer »1.
«Les projecteurs se sont détournés de cette limes de la métropole parisienne aussi vite qu’ils s’y étaient braqués.»
Pourtant, dès le lendemain, la rumeur enfle. La destruction des abris de fortune augurerait bel et bien d’un énième déplacement des consommateurs de crack du nord est parisien. Le soir même, la préfecture de police annonce avoir l’intention, sur demande du ministre de l’Intérieur, d’installer les toxicomanes sur une friche industrielle située dans le 12ème arrondissement. Si cette décision est prise unilatéralement sans consultation préalable de la maire de Paris ou des édiles d’arrondissement, c’est la première fois que l’on daigne avertir les riverains et riveraines d’une opération de relocalisation. Le 28 janvier, le préfet de police décide finalement d’abandonner le projet – et de laisser les usagers du crack à la porte de la Villette, suscitant de nouvelles protestations des habitants, habitantes et édiles du quartier des Quatre-Chemins.
Aucune annonce préventive semblable n’avait été faite avant le transfert, le 24 septembre 2021, de 150 toxicomanes des jardins d’Éole à la porte de la Villette. Soudainement, riverains et riveraines se sont retrouvés confrontés à leurs nouveaux voisins mais aussi à la masse des médias venus récolter des craintes et une photographie du mur dit « de la honte »2. C’est l’initiative, largement contestée, de fermer le passage Forceval (voir carte) sous prétexte de protéger le voisinage, qui provoqua un battage médiatique à l’échelle internationale3 « Quel symbole désastreux que des deux murs ! » s’indignèrent-ils.
Cartographie de Mathilde Jourdam-Boutin, février 2022.
Carte en grand format consultable ici.
Pourtant, cet ouvrage aura au moins eu le mérite de permettre à Estelle d’affirmer que : « Ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas de riverains4.» et de mettre la lumière sur le quartier des Quatre-Chemins. Mais les projecteurs se sont détournés de cette limes de la métropole parisienne aussi vite qu’ils s’y étaient braqués.
D’ailleurs, les Quatre-Chemins c’est quoi ? Et bien c’est un palimpseste démographique et urbain, à cheval entre les villes de Paris, Pantin et Aubervilliers, où l’on se côtoie sans toujours se fréquenter. Ce sont de vieux habitants dans des pavillons et des petits immeubles. Ce sont des familles algériennes et chinoises qui vivent dans les tours de logements sociaux de la bien nommée rue des Cités. Enfin, ce sont des hommes, beaucoup d’hommes kabyles, tamoules, tunisiens, sri-lankais, bangladeshis ou des 105 autres nationalités représentées dans le quartier – qui partagent des studios insalubres avec autant de personnes que l’espace ne peut accueillir de lits superposés. A ce savant mélange, il s’agit désormais d’ajouter une petite dose de jeunes actifs dont je fais partie — artistes, architectes, doctorants, étudiants, militants – attirés par les loyers moins chers qu’intra-muros (40% y dépassent en réalité les plafonds légaux), les tiers-lieux qui pullulent et les infrastructures universitaires implantées dans le cadre du Grand Paris. Une petite poignée de gentrifieurs donc, dira-t-on.
Tout ce petit monde cosmopolite se retrouve aux Quatre-Chemins pour former « l’un des quartiers les plus pauvres de France » sans partager grand chose de plus que la sortie du métro. Si un élu local affirme avec emphase : « On n’est peut-être pas un beau quartier mais on est un quartier de belles personnes », la pauvreté est palpable dans le paysage. Le quartier est par ailleurs connu pour la surreprésentation des activités informelles voire illégales, qui fait l’objet de conflits récurrents entre la police et les vendeurs de cigarettes à la sauvette notamment. Au printemps 2019, les Quatre-Chemins ont d’ailleurs été classés parmi les « Quartiers de Reconquête Républicaine », où le déploiement de policiers supplémentaires doit participer à lutter contre la délinquance et les trafics. Et quelle belle victoire de la République que d’y ramener une population encore plus vulnérable et invisible que celle des Quatre-Chemins !
Haroun et Sofiane aux abords de l’avenue Jean-Jaurès à Aubervilliers située à quelques pas du camp de fortune des consommateurs de crack. Photo de Romain Adam.
C’est cet absurde manque de prise en compte de la situation sociale initiale que dénoncent riverains, élus et médias avec la formule à succès « On vient ajouter de la misère à la misère » et que me répètent tour à tour Kataline, Mohammed, Nolan et Sadia sur le ton de la colère parfois, de la lassitude surtout. Pourtant, une fois passé le choc visuel puis le temps d’indignation, les médias, les élus nationaux et les camions de policiers sont repartis ; laissant là le mur, la population des Quatre-Chemins et ses nouveaux voisins toxicomanes.
Les habitants et habitantes de Stalingrad (19e arr.) puis le voisinage du jardin d’Éole s’étaient mobilisés contre la présence du trafic de crack. Mais, aux Quatre-Chemins toute mobilisation locale semble s’être rapidement éteinte dans les mois qui ont suivi le 24 septembre. Moi-même, résidente du quartier et membre de l’association dont le local est adossé au mur de la honte, je n’ai vent que de peu d’actions publiques. On n’entend que le bagout de Pierre-Etienne, retraité, qui collecte des signatures pour son comité de soutien depuis qu’il a été condamné à des travaux d’intérêt généraux pour avoir tagué « Darmanin démission » sur le mur. Parfois, quelques conversations de voisinage évoquent le rejet des recours en référé que les maires de Pantin et d’Aubervilliers avaient déposé pour faire annuler la décision. Les riverains des Quatre-Chemins apparaissent résignés à la présence de cette nouvelle population dont ils continuent de se plaindre.
Quelques groupes comme « Anticrack 93 », « Impairs Carriou » devenu « Village Villette » ou « SOS 4 chemins » cherchent tout de même à mobiliser la population et à interpeller les élus. « Ils pensent que parce que c’est un quartier populaire, les gens ne vont pas se battre ! Mais on va se battre ! » déclare ainsi Nolan, porte-parole enthousiaste de Village Villette.
Ils reconnaissent toutefois assez aisément ne pas y parvenir : « Les gens ne se plaignent pas assez » déplore Marion, maussade. Au bout de quelques mois, la pétition qu’ils ont fait tourner ne rassemble pas plus de mille signatures, les déambulations cinquante personnes et leurs réunions une dizaine. Assis en cercle, après l’abandon du projet de déplacement dans le 12ème arrondissement, ils dressent, abattus, un bilan pessimiste de la situation. J’écoute, en leur servant des cafés :
- Ils étaient plus de 300 au moins devant la mairie [du 12ème arrondissement pour protester contre le nouveau déplacement], c’est pour ça que la préfecture a décidé de se retirer.
- Nous aussi nous étions nombreux aux premières heures.
- Oui mais dès le lendemain on était 15. Personne ne se mobilise !
- Les gens sont déçus parce qu’on n’est pas écouté ! On n’a pas un homme politique qui nous défende ! On n’a personne…
- Mais si, on a nos maires quand même !
- Oui, mais les nôtres n’ont pas de pouvoir.
- Et puis les gens sont tellement habitués dans ce quartier qu’on ne les voit presque pas !
- Oui ! C’est pas qu’ils font moins de nuisances ici qu’ailleurs, c’est qu’ils y en avaient déjà trop…
- Les Quatre-Chemins n’avaient vraiment pas besoin de ça. On n’est pas la poubelle de Paris. »
Que faire ? « Séquestrer le préfet Lallement ? » propose, sarcastique, l’un d’eux… La réunion s’achève avec la volonté de visibiliser davantage les nuisances sans que personne ne sache vraiment comment s’y prendre.
D’aucuns blâmeront le froid, les fêtes, le covid ou la dépression hivernale: toujours est-il que la mobilisation n’a jamais décollé aux Quatre-Chemins. Le soir du rassemblement pour les 120 jours du mur, c’est une assistance d’à peine une centaine de personnes qui écoute les élus des trois communes limitrophes. Par ailleurs, je suis frappée par la moyenne d’âge plus élevée et le phénotype bien plus pâle qui caractérise les individus au regard du quartier. Celles et ceux qui diffèrent visiblement du reste de la foule se révèlent extérieurs au mouvement : « On est journalistes pour le parisien », « Je travaille pour le Maire, j’habite à Ivry » ou encore « Ahahah ! On est flics ».
Le rassemblement d’habitants et d’habitantes dont le maire de Pantin vante « la diversité représentée » apparaît donc surtout comme un rassemblement de vieux propriétaires blancs. Peut-être pas tous vieux — Nolan a la trentaine – peut-être pas tous blancs – Bader est fier d’être algérien – mais tous propriétaires. Ce n’est pas très surprenant, toute lutte NIMBY (Not In My BackYard, littéralement « pas dans mon jardin ») se caractérise par la mobilisation de résidents contre un projet d’intérêt général afin de préserver leur cadre de vie ou leur patrimoine. Certes, on peut difficilement qualifier la politique, sécuritaire et répressive, de gestion de la crise du crack de projet d’intérêt général. Soit, le cadre de vie des Quatre-Chemins peut difficilement être plus dégradé qu’il ne l’est actuellement. En revanche, le patrimoine existe bel et bien aux Quatre-Chemins, et c’est là que le crack blesse…
« C’était le meilleur endroit pour investir. »
La formule est souvent la même : « J’habite ici depuis 15 ans et j’ai bien vu le quartier se dégrader » m’annonce Florence ; « J’ai acheté il y a 24 ans avec ma compagne, et c’est de pire en pire » renchérit Marion ; et à Bader de trancher « Moi ça fait 40 ans que je suis ici et là, c’est la goutte d’eau… ». Les petits propriétaires du quartier se sentent coincés. Comme Florence, qui envisage de vendre, la plupart craignent surtout la dévaluation de leur bien. C’est le cas de Thomas, qui a acheté il y a trois ans : « C’était le meilleur endroit pour investir. Ça coûte déjà cher mais on peut avoir plus grand que dans Paris et dans quelques années ce sera comme Montreuil. Enfin c’est ce que je pensais… » regrette-t-il. En discutant avec Bader et son ami, Tarak, j’apprends d’ailleurs que le collectif Anticrack 93 a pour porte-parole non pas une riveraine mais une agente immobilière. À la fin du rassemblement, elle s’inquiète davantage de la difficulté à vendre ses biens que de la sécurité des habitants du quartier. De fait, un peu plus tôt, celle-ci m’affirmait : « Les nouveaux partent déjà facilement, les acquéreurs potentiels vont tous fuir le quartier et ceux qui restent, c’est ceux qui ne peuvent pas faire autrement ».
Ceux qui ne peuvent pas faire autrement, c’est justement tous ces habitants des Quatre-Chemins qui ne sont pas devant le mur. Ceux qui ne cherchent pas à faire appel à des édiles dont ils ne constituent pas l’électorat. Celles qui semblent déjà effacées de l’espace public. C’est la masse des locataires du parc social ou des marchands de sommeil. C’est ceux qui n’ont jamais eu de jardins à défendre. Qui va donc se mobiliser pour défendre un bien qu’il ne possède pas ?
Mathilde Jourdam-Boutin pour Le Chiffon
Photo de Une > De nouveaux bâtiments au bord du Canal Saint-Denis à Aubervilliers. Photo de Guilhem Vellut. Creative CC 2.0
Après avoir patienté en rang derrière des barrières Vauban, vous entrez sagement dans ce vaste lieu et découvrez sur votre chemin des bacs de terre avec tomates cerises, damianas cultivées et lombricomposteurs. Vous poursuivez votre route appâtés par l’odeur du burger végé que propose le foodtruck un peu plus loin, sur la route une bière préparée par la Paname Brewing Company vous fait de l’œil, vous cédez. En hauteur un tableau de craie vous annonce l’atelier de recyclage qui débutera dans deux heures, vous annulez votre rendez-vous pour y participer. L’entrée dans le hall principal vous surprend, il est feutré, les gens pianotent sur leur ordinateur, vous allez vous installer sur les chaises longues en palettes disposées sur une mezzanine. Vous soufflez. Vous venez de découvrir l’un des nombreux tiers-lieux de Paname ou de sa banlieue. Vous vous sentez provisoirement intégré dans un milieu créatif, alternatif : le monde de demain. Mais vous ignorez encore que depuis la deuxième moitié des années 2010, ces lieux se vident progressivement de leur potentiel subversif du fait de leur institutionnalisation et de leur reconnaissance politique, à commencer par l’État.
L’État met les bouchées doubles depuis trois années pour financer ce nouvel Eldorado du tiers-lieu, avec son programme interministériel « Nouveaux lieux, nouveaux liens ». Relancé depuis la publication en 2021 du rapport « Nos territoires en action, dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir », le plan prévoit 130 millions d’euros, soit la moitié du chiffre d’affaires de la filière (2 500 tiers-lieux toutes catégories confondues comptabilisés en France). L’argent sera notamment distribué à des tiers-lieux labellisés « Manufacture de proximité », « Fabrique du territoire » et « Fabrique numérique du territoire ». Il s’agira de soutenir des lieux « productifs » et des « initiatives liées au numérique ». Le tout accompagné par l’association France Tiers-lieux, le Conseil national des tiers-lieux et le tout nouveau Labo des tiers-lieux, chargé de la com’ gouvernementale1 ». Du sérieux.
Pour susciter l’adhésion à cette nouvelle poule aux œufs d’or poule, la Convention Citoyenne pour le Climat s’est lancée à partir de 2020 dans une tournée nationale afin de soutenir ces « véritables laboratoires d’expérimentations solidaires […] où l’on y fabrique de nouveaux territoires en recréant du lien social, en réapprenant à travailler autrement ».
Enfin, début 2021, l’association A+ c’est mieux sort du bois pour fédérer les tiers-lieux à l’échelle de l’Île-de-France : une première. Les 200 adhérents choisissent « une gouvernance sociocratique inclusive » pour organiser des Tours des tiers-lieux, des Apéros et des Cafés Virtuels. L’idée étant de favoriser leur crédibilité auprès des acteurs publics afin d’obtenir plus aisément des lieux vacants et des financements. Avec un bon vent dans les voiles, la barque des tiers-lieux avance plus vite que jamais sur les eaux franciliennes.
Ce qu’on appelle aujourd’hui « tiers-lieux » ou « friches culturelles » sont à l’origine des lieux ouverts et animés, au gré des circonstances, par des collectifs n’ayant pas nécessairement de forme juridique définie et d’existence institutionnelle clairement établie. Ces collectifs repèrent un lieu : gendarmerie abandonnée, friche ferroviaire, siège social d’entreprise ou logement vide, et décident d’apposer à ce lieu une mosaïque d’inscriptions, de traces, d’approches politiques : généralement un refus de la société marchande et de ses institutions. Mais depuis la première moitié des années 2010, le secteur s’organise, les collectifs autrefois marginaux mutent et donnent naissance à des associations et des entreprises qui contrôlent aujourd’hui une part importante des friches industrielles et tertiaires, devenant les chantres d’une toute nouvelle économie des tiers-lieux.
« Ce business model des friches est si bien rodé et rencontre un tel succès qu’il en devient vecteur d’une certaine uniformisation2» analyse le journaliste indépendant Mickaël Correia.
Généralement, le modèle économique est semblable pour ces friches : de la bière IPA et des repas (localement produits dans le meilleur des cas) relativement onéreux, des concerts (gratuits ou payants) animés par les scènes locales, des ateliers d’artisans ouverts au public, des cercles de discussions sur l’Économie sociale et solidaire (ESS) et la possibilité de privatiser pour un après-midi ou un week-end les lieux.
En 2015, l’agence Sinny&Ooko s’installe sur les bords du quai de la Loire (19e), avec le Pavillon des Canaux, puis à Pigalle avec le Bar à Bulles, installé derrière la Machine du Moulin Rouge dont elle est le propriétaire depuis 2010. Mais c’est en 2018 que l’agence réalise l’un de ses plus gros coups en investissant pour quatre ans une ancienne friche ferroviaire pantinoise appartenant à SNCF Immobilier3. Deux millions d’euros investis et voilà que la Cité Fertile ouvre ses portes pour mettre en avant les « porteurs de solutions pour construire une ville plus durable ». Objectif : 1 million de visiteurs chaque année. La BNP Paribas, connue pour être l’un des plus grands financeurs européens des énergies fossiles, investit via sa filiale « Act for Impact ». Stéphane Vatinel, co-fondateur de l’entreprise, l’affirme sans ambage : « A la Cité Fertile, sans la BNP, nous n’aurions même pas pu ouvrir. Je leur dis merci. »
L’agence Sinny&Ooko, lancée en 2008 et aujourd’hui dirigée par Stéphane Vatinel, est une actrice majeure du secteur. L’agence acquiert en 2013 l’ancienne gare d’Ornano dans le 18e arrondissement de Paris, qui mènera à l’ouverture de la REcyclerie l’année suivante. Le tout « sans financement public » annonce fièrement Vatinel, mais avec l’édifiant soutient de la fondation de la multinationale Véolia, décriée pour sa gestion calamiteuse de l’eau dans la région4. À la clef : un soutien à la programmation culturelle du lieu, un cycle de conférence sur l’économie circulaire et une bibliothèque environnementale qui expose les mérites du développement personnel et des « énergies vertes ».
Sinny&Ooko aborde l’avenir sereinement. L’agence va poursuivre son développement avec l’ouverture de deux tiers-lieux culturels. Le premier sur les lieux de l’ancienne usine des Eaux à Ivry-sur-Seine, le second sur l’emplacement de l’ancien Tribunal de grande instance de Bobigny, tous deux transformés en « éco-quartiers ».
«Autant d’organismes décriés pour favoriser, ici, l’évasion fiscale, là, la bétonisation des terres arables ou la mise en place de méthodes de management déshumanisantes au sein de leur structure.»
Autre acteur d’envergure, l’entreprise Cultplace. Fondée par Renaud Barrilet et Fabrice Martinez, pour ouvrir la Bellevilloise en 2006, devenue l’une des têtes de gondole des friches reconverties en tiers-lieu. Depuis, l’entreprise a mis le grappin sur d’importantes friches urbaines, propriétés du secteur public ou parapublic, avec la Rotonde Stalingrad en 2012, la Petite Halle de la Villette en 2013, le Dock B dans les anciens Magasins Généraux à Pantin en 2018 et Poinçon dans l’ancienne gare de la petite ceinture de Montrouge à l’été 2019. À l’avenir, Cultplace investira le projet de cinéma « Etoile Voltaire » dans l’ancienne sous-station électrique du 11e arrondissement de Paris puis le Grand Bassin, dans l’ancienne piscine municipale de Saint-Denis.
La Lune Rousse, spécialisée dans « l’ingénierie artistique » et sponsorisée par la banque Axa, la bière 1664, SFR, Zalando ou Bouygues Bâtiment, gère quant à elle le Ground Control qui occupe d’anciens bâtiments de la SNCF à côté de la Gare de Lyon, en attendant la construction du quartier Bercy-Charenton5. Enfin, la Belle Friche, fondée en 2015, se veut « réveiller la ville qui sommeille ». L’entreprise a participé à l’ouverture du Sample à Bagnolet, nouveau lieu « Middleground6 » aux portes de Paris et du Point Fort d’Aubervilliers, qui s’inscrit comme un projet de gentrification7 pour préparer la sortie de terre du futur quartier du Fort d’Aubervilliers.
Les gestionnaires de ces lieux ne sont pas tous des entreprises, loin s’en faut. Plateau Urbain, coopérative d’urbanisme transitoire se voulant « Résorber la vacance et servir la création » et Yes We Camp qui œuvre pour « l’utilisation inventive des espaces disponibles » se lancent en 2013 et sont depuis des agents incontournables du secteur. Tous deux font partie des 22 « Pionniers French Impact », label gouvernemental qui estampille les structures de « l’économie sociale et solidaire prête au changement d’échelle8», notamment soutenues par de grosses firmes transnationales telles que la BNP Paribas (à nouveau !), AG2R La mondiale, Vinci, Google ou le MEDEF (Mouvement des entreprises de France). Autant d’organismes décriés pour favoriser, ici, l’évasion fiscale, là, la bétonisation des terres arables ou la mise en place de méthodes de management déshumanisantes au sein de leur structure.
«Une proportion importante des tiers-lieux reste encore animée par un unique collectif occupant.»
Plateau Urbain et Yes We Camp se sont associés pour la gestion et la programmation des Grands Voisins, friche culturelle incontournable du centre parisien, installée de 2015 à 2020 dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul du 14e arrondissement. Depuis, Plateau Urbain s’est spécialisé dans la mise à disposition de locaux pour l’installation de start-ups, d’ateliers d’artistes et d’artisans, d’associations locales mais aussi pour l’hébergement temporaire de réfugiés (en partenariat avec l’association Aurore). Le PADAF, installé dans des anciens entrepôts logistiques d’Universal Music à Antony ; les Cinq Toits dans l’ancienne gendarmerie du 16e arrondissement ou les Petites Serres dans le quartier Mouffetard en sont quelques illustrations. Yes We Camp ont quant à eux ouvert en 2018 une vaste friche de 9 000m² à Nanterre, appartenant à l’établissement public Paris La Défense. Au programme : pépinière horticole, potager urbain, espaces privatisables et espace de co-working. Mais le petit dernier de la famille, Les Amarres, se situe sur le quai d’Austerlitz (13e) dans des locaux appartenant au Port autonome de Paris (HAROPA). Il se veut être un « tiers-lieu inclusif » organisant l’accueil de jour de réfugiés et de précaires.
D’autres acteurs ont investi ce champ de l’occupation temporaire ces quinze dernières années comme Soukmachines (avec la Halle Papin 2 à Pantin, le Préâvie au Pré-Saint-Gervais ou l’Orfèvrerie à Saint-Denis), le collectif Curry Vavart (le Shakirail dans le 18e) ou le collectif MU (la Station – Gare des Mines dans le 18e). Enfin, une proportion importante des tiers-lieux reste encore animée par un unique collectif occupant. C’est le cas du 6B installé dans d’anciens locaux d’Alstom sur le bord du canal de Saint-Denis, du DOC qui occupe un ancien lycée du 19e arrondissement ou de l’emblématique Main d’œuvre sis depuis 2001 à quelques pas du Marché aux Puces de Saint-Ouen.
Définition d’« urbanisme transitoire » par Wikipédia : « Occupation passagère de lieux publics ou privés, généralement comme préalable à un aménagement pérenne ». A l’origine, les interstices urbains inoccupés était régulièrement investis (et continuent de l’être) par le milieu du squat : manque de logements décents, prix exorbitant des loyers, lutte pour la gratuité, hébergement des populations précaires, les collectifs portaient une critique sociale en acte dans ces lieux. L’occupation était informelle et spontanée.
A partir des années 2000, se développe, en Allemagne d’abord, puis en France, l’urbanisme tactique. Les riverains s’approprient une parcelle ou un local pour l’aménager provisoirement sans s’infliger les lourdeurs institutionnelles normalement requises. Des pratiques semi-contrôlées de l’urbanisme tactique va émerger l’urbanisme transitoire, qui a l’avantage pour les propriétaires d’offrir un cadre d’occupation rationalisé dans lequel les tiers-lieux vont s’engouffrer. Aujourd’hui, une large partie d’entre eux ont signé un bail d’occupation temporaire de quelques mois ou quelques années pour y développer les activités citées ci-dessus.
L’attrait pour ce nouvel urbanisme s’explique par l’explosion des prix du foncier ces dernières décennies et par l’allongement du délai de mise en place des projets urbains : 10 à 15 ans sont en moyenne nécessaires de la conception à la finition. Tout cela justifie : « La création d’un métier, d’une économie là où auparavant il n’y avait qu’une dynamique spontanée. Cette économie urbanistique émerge dans les années 2010. » analyse Cécile Mattoug, enseignante en urbanisme à l’Université de Paris 8 et co-animatrice du réseau de réflexion INTER-FRICHES.
Un propriétaire foncier — SNCF Immobilier ou la SOPIC — par exemple, possède un bâtiment ou une parcelle inoccupée et souhaite : « réguler une parenthèse dans la gestion de son site9 » le temps de sa reconversion. Le risque qu’il soit squatté n’est pas à exclure. Le propriétaire va alors aller toquer à la porte d’un Sinny&Ooko ou d’un Plateau Urbain pour demander la mise en place d’une occupation transitoire. C’est triplement bénéfique :
Premièrement, les squatteurs, qui ne rentrent pas toujours dans les cadres conventionnels de négociation, sont tenus à l’écart. Comme nous le confirme Dickel Bokoum, cheffe de projet pour La Belle Friche : « La crainte est très prégnante chez les propriétaires fonciers du squat ou de l’occupation non-désirée ou non-dialoguée. L’idée est de favoriser une appropriation choisie » Ainsi, les propriétaires reprennent la main sur des occupations incontrôlées en favorisant l’installation de tiers-lieux qui se tiennent sages. Une illustration patente pour Igor Babou, professeur à l’Université Paris Diderot, est celle de la ferme urbaine prénommée la « Prairie du Canal » à Bobigny, ouverte en 2017 : « A l’origine, il y avait des Roms installés dans l’ancienne usine de mobylettes juste à côté de l’actuelle ferme. Les flics les ont virés. Puis, le propriétaire foncier a immédiatement lancé un appel d’offre pour la création d’une friche urbaine afin de maintenir à distance les Roms. »
Deuxièmement, le propriétaire peut se dispenser de frais de gardiennage nécessaires pour tenir à distance le vulgaire, pouvant représenter 10 000 à 30 000€10 par mois en région parisienne. Non négligeable.
Troisièmement, un coup de com’ pour le proprio qui, en ouvrant un lieu de culture, se voulant underground ou une ferme urbaine, se montre ainsi vertueux, écologique, solidaire, etc. Tout bénef’.
« Le milieu associatif est de plus en plus dessaisi des projets d’urbanisme transitoire. Quelque part, on a une forme de professionnalisation du secteur.» Yann Watkin
Aujourd’hui, cet urbanisme transitoire devient la panacée de tout aménageur public ou privé en milieu urbain. La ville de Paris, les départements, le Grand Paris et la Région s’y mettent. Cette dernière a lancé depuis 2016 un Appel à manifestation d’intérêt (AMI) pour soutenir des projets dont le but est de « transformer le temps mort de l’aménagement d’espace en un temps vivant et fertile, porteur d’activités d’emplois et de contributions positives pour le cadre de vie riverain11». Déjà 107 projets ont été financés, dont le Shakirail, la Station – Gare des Mines ou la Prairie du Canal.
L’un des plus importants propriétaires fonciers ayant investi ce terrain est la SNCF Immobilier : « La SNCF s’est aperçue du potentiel jusqu’alors inexploité de ses friches ferroviaires. Depuis les nouvelles orientations de la société instaurées en 2015, elle a décidé de les valoriser au maximum », analyse Fanny Cottet, doctorante chez Plateau Urbain. En plus des tiers-lieux déjà existants sur ses friches, la SNCF Immobilier lance en 2020 un appel à candidature « À l’Orée de la petite ceinture » pour la reconversion de trois sites : les voûtes de Vaugirard (dans le 15e) et deux bâtiments de service (dans le 19e et 20e) dont la maison Florian, qui sera investie par Yes We Camp et l’association Aurore. Les tiers-lieux vont y fleurir partout.
Avec l’émergence de cette nouvelle économie, l’urbanisme transitoire opère une mutation d’importance. Jusqu’alors, les petites organisations, associations ou collectifs tenaient une place centrale dans l’occupation temporaire. Mais selon Yann Watkin, architecte chargé de mission pour l’Institut Paris Région : « Le milieu associatif est de plus en plus dessaisi des projets d’urbanisme transitoire. Quelque part, on a une forme de professionnalisation du secteur. L’urbanisme transitoire est un secteur émergent qui s’inscrit progressivement dans le système sociétal dans lequel nous sommes ». Ainsi, poursuit-il : « La région, dans l’attribution des subventions, va faire attention à ne pas fragiliser la demande issue du milieu associatif. Elle va privilégier des dossiers qui seront bien établis. »
Exit les petites associations ou collectifs sans trop de moyens. Il faut avoir les reins solides d’un Plateau Urbain ou d’un Cultplace et l’entregent pour attirer, ici, la BNP Paribas, là, Véolia, avec le soutien des politiques publiques. Et c’est ainsi qu’un milieu œuvrant à l’origine à l’ombre du marché se retrouve quadrillé par ses logiques, évinçant progressivement les plus petits au profit des gros : un oligopole digne de ce nom.
Et, à grand renfort de valeur sociale et environnementale, la subversion devient conforme.
Gary Libot pour Le Chiffon
Photo de Une > La Cité Fertile, tiers-lieu phare installé sur une ancienne friche ferroviaire de la SNCF dans le quartier de Quatre-Chemin, à cheval entre Pantin et Aubervilliers. Photo de Romain Adam.
Dessin 1 > par Le Narreux
Dessin 2 > par Le Narreux