Le fonci­er agri­cole est un enjeu par­ti­c­ulière­ment pres­sant en Île-de-France : dans les cinq prochaines années, presque un-quart de la sur­face agri­cole utile (SAU) régionale doit chang­er de mains. En cause : un départ en retraite mas­sif (45 %) des agricul­teurs de plus de 60 ans qui exploitent pour l’instant 24 % des ter­res agri­coles (135 000 hectares, soit près de treize fois la super­fi­cie de Paris !).

Loin de libér­er des sur­faces pour de jeunes agricul­teurs, ces ter­res risquent de s’ag­glomér­er aux très grandes par­celles déjà exis­tantes, suiv­ant une ten­dance à la con­cen­tra­tion par­ti­c­ulière­ment vis­i­ble en Île-de-France, où les immenses fer­mes sont les seules à avoir pro­gressé en nom­bre entre 2010 et 2020 (+11 %1).

Qui dit super­fi­cies agri­coles plus grandes, dit en effet égale­ment besoins d’in­vestisse­ments plus impor­tants (bâti­ments, machines agri­coles, etc). À de telles échelles, le portage des cap­i­taux par une sim­ple famille n’est plus suff­isant, d’au­tant que depuis la crise finan­cière de 2008, les ban­ques ont opéré des restric­tions sur le niveau d’en­det­te­ment des agricul­teurs. Ce qui explique que de nou­velles formes juridiques aient vu le jour.

Le foncier agricole : un seul sol, cinq façons de le posséder

Les fer­mes relèvent aujourd’hui de cinq prin­ci­paux régimes juridiques : le Groupe­ment agri­cole d’exploitation
en com­mun (Gaec) est conçu à l’o­rig­ine pour per­me­t­tre l’ex­er­ci­ce en com­mun de l’a­gri­cul­ture dans des con­di­tions com­pa­ra­bles à celles des exploita­tions de car­ac­tère famil­ial. Encore majori­taire­ment famil­iale, l’Entre­prise agri­cole à respon­s­abil­ité lim­itée (EARL) per­met quant à elle d’ou­vrir la par­tic­i­pa­tion à des per­son­nes physiques extérieures pou­vant détenir jusqu’à 50 % du cap­i­tal de la ferme.

En revanche, les Sociétés anonymes (SA), les Sociétés civiles d’exploitation agri­cole (SCEA), les Sociétés à respon­s­abil­ité lim­itée (SARL) autorisent la déten­tion du cap­i­tal par tout type de per­son­ne, physique ou morale, par­tic­i­pant aux travaux agri­coles ou non. Dans les SA et les SCEA, il se peut même qu’au­cun asso­cié ne soit agricul­teur, et que seuls des salariés ou des entre­pris­es prestataires y réalisent les travaux agricoles.

Des formes com­plex­es de hold­ings2 voient aus­si le jour. Leur fonc­tion­nement est com­par­ti­men­té entre dif­férentes activ­ités de pro­duc­tion, de com­mer­cial­i­sa­tion, de ser­vices, etc. Il devient alors dif­fi­cile de savoir si une part socié­taire reven­due cor­re­spond à du fonci­er ou sim­ple­ment à de l’a­gri­cole, de savoir qui la détient, et qui est respon­s­able. Pour Gas­pard Manesse, porte-parole de la Con­fédéra­tion Paysanne Île-de-France, « ce sont, par essence, des mon­tages com­plex­es qui sont un peu occultes », ren­dant dif­fi­cile l’identification des rachats effec­tués dans la région. On saura seule­ment que « ces sociétés sont très en vogue pour la con­struc­tion de bassines ou de méthaniseurs, car ce sont des chantiers qui néces­si­tent d’assez gros cap­i­taux », précise-t-il.

Gas­pard Manesse relève aus­si que ces formes socié­taires ont de plus en plus recours aux Entre­pris­es de travaux agri­coles (ETA) : « Nous nous retrou­vons avec des sociétés (qui déti­en­nent les cap­i­taux) qui trait­ent avec d’autres sociétés (prestataires de ser­vices agri­coles). C’est-à-dire qu’on peut avoir un pro­prié­taire qui a le statut d’agriculteur sans jamais met­tre les pieds dans le champs. »

Pour les chercheurs Geneviève Nguyen et François Pur­sei­gle, la terre n’est plus qu’un investisse­ment par­mi d’autres3. Et Gas­pard Manesse d’analyser : « Le prob­lème des sociétés sur le rachat des ter­res est qu’elles arrivent à con­tourn­er les règles en rachetant peu à peu des parts sociales, ce qui ne sera pas sig­nalé et pris en compte par les pro­tec­tions légales, au tra­vers des Safer par exem­ple ». Pour­tant, l’achat de ter­res agri­coles est régle­men­té sur le ter­ri­toire national.

Réguler la transmission des terres : à quoi servent les Safer?

Issues des lois français­es d’orientation agri­cole de 1960 et 1962, les Sociétés d’aménagement fonci­er et d’établissement rur­al (Safer) sont des sociétés à but non lucratif, sous la dou­ble tutelle des min­istères de l’Agriculture et des Finances, ayant pour but de réguler le marché des ter­res et de con­trôler l’accès à la pro­priété et à l’exploitation agricole.Elles peu­vent inter­venir directe­ment sur le marché soit comme inter­mé­di­aires de vente, soit pour préempter. Dans ce cas elles se por­tent acquéreurs pri­or­i­taires afin d’attribuer la terre à un pro­jet qui rem­plit l’un des objec­tifs fixés par la loi : favoris­er l’in­stal­la­tion agri­cole, con­solid­er les fer­mes, lut­ter con­tre la spécu­la­tion fon­cière, pro­téger l’environnement, main­tenir une ferme en bio ou préserv­er des espaces agri­coles péri­ur­bains, etc.

 

« On peut avoir un propriétaire qui a le statut d’agriculteur sans jamais mettre les pieds dans le champs »

Pour lim­iter la spécu­la­tion, une Safer peut égale­ment cor­riger à la baisse le prix de vente d’une ferme si elle juge celui-ci sur éval­ué. Jusqu’ici, tout va bien. Mais, en 2017, l’État a coupé les aides allouées aux Safer, com­pro­met­tant leur capac­ité à con­stituer une réserve de fonci­er dans le cadre de la préemp­tion. Elles sont donc aujourd’hui financées à 90 % par les com­mis­sions qu’elles touchent sur les ventes de ter­res, ce qui les inci­tent à ne plus réguler la hausse des prix de rachat, puisque leurs com­mis­sions aug­mentent avec le prix de vente. Les Safer se retrou­vent en con­tra­dic­tion avec l’une de leurs mis­sions d’o­rig­ines : lut­ter con­tre la spéculation.

 

Un détricotage qui interroge

Seules 20 % des trans­ac­tions fon­cières peu­vent en théorie faire l’objet d’un con­trôle de la Safer. Mais en 2021, la Safer Île-de-France n’a pu préempter que 7,5 % de l’ensem­ble des trans­ac­tions de la Région. Pourquoi ? Parce que son droit de préemp­tion est invalidé dans plusieurs cas : face à un agricul­teur exploitant en fer­mage4 – for­cé­ment pri­or­i­taire en cas de vente –, dans le cadre d’une trans­mis­sion famil­iale remon­tant jusqu’au six­ième degré de par­en­té, ou encore dans le cas d’un trans­fert de parts, si moins de 100 % des parts sociales sont trans­mis­es5 .

Face à cette sit­u­a­tion, la lame émoussée de la Safer néces­si­tait un ré-affû­tage. Entrée en vigueur le 2 avril 2023, la loi dite « Sem­pas­tous6 » per­met aux Safer d’in­ter­venir dès lors qu’une société vend plus de 40 % de ses parts et qu’un rachat apporte la garantie que les ter­res acquis­es sont main­tenues en usage, ou gar­dent leur voca­tion agricole.

Les par­lemen­taires n’ont pas atten­du pour frag­ilis­er la mesure en exemp­tant de ce con­trôle les ces­sions à l’intérieur des cou­ples, familles, et entre asso­ciés de longue date.

Enfin, la Safer ne peut inter­venir que si la sur­face totale détenue après l’acquisition de parts de la société dépasse un seuil « d’agrandissement sig­ni­fi­catif » fixé en hectares par le préfet de région, et com­pris entre 1,5 fois et 3 fois la sur­face agri­cole utile moyenne régionale. En clair, la Safer Île-de-France ne peut inter­venir que sur des exploita­tions qui dépasseraient 342 hectares. Autant dire qu’avec un tel pla­fond, beau­coup d’opéra­tions con­tin­ueront à lui pass­er sous le nez.

William Loveluck, chargé de recherche et d’analyse pour la Fédéra­tion Terre de Liens, met en doute l’ef­fi­cac­ité de cette réforme : « Qu’est-ce qui nous garan­tit que der­rière une part il n’y ait que du fonci­er ? Ça peut tout aus­si bien être du bâti ou des moyens en indus­trie ! Le Sénat a d’ailleurs bien détri­coté Sem­pas­tous. Trop de cas sont encore non soumis à la demande d’au­tori­sa­tion de trans­ferts de parts et la dif­fi­culté d’in­struc­tion des dossiers quand l’ad­min­is­tra­tion n’a pas accès à toutes les don­nées rend le tra­vail de con­trôle impos­si­ble ». La loi devrait être réé­val­uée en 2025.

 

« On ne maintient pas d’agriculture aux abords d’une métropole de 12 millions d’habitants sans un contrôle drastique des prix »

En par­al­lèle, des con­cer­ta­tions ont lieu pour redéfinir le pacte et la loi d’orientation et d’avenir agri­coles (PLOAA) qui visent à pos­er les grandes ori­en­ta­tions de la poli­tique agri­cole du pays. L’un des par­tic­i­pants à ces con­cer­ta­tions, qui souhaite con­serv­er l’anonymat, juge que : « L’ébauche des trois séna­teurs qui ont fait la propo­si­tion de loi agri­cole est affligeante de manque de vision sur ce point de l’accaparement socié­taire. Eux ce qu’ils veu­lent c’est « la relance de la pro­duc­tiv­ité de la ferme France » au ser­vice de la com­péti­tiv­ité. En ter­mes d’écologie véri­ta­ble, c’est le néant ! On a de quoi être ultra pes­simiste. »

La fragilité du sys­tème juridique d’en­cadrement de la pro­priété du fonci­er agri­cole est pointé du doigt. En témoignent les deux mis­sions d’information par­lemen­taires rel­a­tives au fonci­er agri­cole (2018) et aux baux ruraux (2020) qui se penchent sur ces ques­tions. « Après l’artificialisation des ter­res par des pro­jets de con­struc­tion divers, l’accaparement socié­taire est le gros prob­lème dans l’accaparement du fonci­er agri­cole », soulig­nait Gas­pard Manesse.

Artificialisation et hausse des prix du foncier agricole

Lut­ter con­tre l’artificialisation des ter­res agri­coles reste une des mis­sions pri­or­i­taires de la Safer. La Safer d’Île-de-France, inter­vient majori­taire­ment sur des petites par­celles, pour empêch­er leur arti­fi­cial­i­sa­tion déguisée. Sur le ter­rain, elle a pour prin­ci­pale mis­sion de devoir lut­ter con­tre le phénomène de mitage (con­struc­tion illé­gale, sta­tion­nement non autorisé dit car­a­van­age, coupe de bois, décharge), de caban­i­sa­tion (con­struc­tion sans per­mis et avec des moyens de for­tune d’habi­ta­tions per­ma­nentes ou pro­vi­soires) ou encore de péri­ur­ban­i­sa­tion (le proces­sus d’ex­ten­sion des aggloméra­tions urbaines, dans leurs périphéries, entraî­nant une trans­for­ma­tion des espaces agricoles).

Selon Pierre Mis­sioux, directeur général délégué de la Safer Île-deFrance, la société aurait reçu en 2022 plus de 9 000 déc­la­ra­tions d’in­ten­tion de vente chez notaire, pour 6 500 hectares. Sur ces 6 500 hectares, elle n’en aurait préemp­té que 300, dont 270 en rai­son du mitage. La sur­face de ces préemp­tions excède rarement 2–3 hectares, un vol­ume dérisoire7 .

Entre 2010 et 2020, la région aurait vu l’artificialisation de 805 hectares de terre en moyenne par an. La moyenne du prix à l’hectare est de 8 000 euros pour la terre agri­cole, soit 1,25 €/m 2 , alors qu’un ter­rain via­bil­isé et ren­du con­structible se négo­cie en moyenne à 300 €/m2.. Une mul­ti­pli­ca­tion par 240, donc. Pierre Mis­sioux est formel à ce sujet : « On ne main­tient pas d’a­gri­cul­ture aux abor­ds d’une métro­pole de 12 mil­lions d’habi­tants sans un con­trôle dras­tique des prix ». C’est tout l’inverse qui se produit.

Pierre Boulanger, Gary Libot, et Col­ine Mer­lo, jour­nal­istes pour Le Chif­fon
Dessins : Nol­wenn Auneau.

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