Jusqu’à peu, les élec­trot­tinettes et autres néo-bid­ules à roulettes n’étaient pas autorisés sur la voie publique. Néan­moins la brèche ouverte par les pirates du free-float­ing (flotte en libre-ser­vice, en VF), comme la start-up cal­i­forni­enne Lime, a fini par être offi­cial­isée : une nou­velle caté­gorie de véhicules est entrée dans le Code de la route, celle des « engins de déplace­ment per­son­nel motorisés » (EDPM).

Qu’est-ce qu’un EDPM ? En gros, tout machin mono­place à moteur élec­trique, dont le con­duc­teur se tient debout, moyen­nant une vitesse com­prise entre 6 et 25 km/h1. Soit : la trot­tinette élec­trique, le skate­board élec­trique, le gyropode élec­trique (deux roues avec un manche-guidon), la gyro­roue élec­trique (une roue), ou encore l’hov­er­board élec­trique (deux roues)…

Mais con­cen­trons-nous à présent sur la trot­tinette, car celle-ci est « de très loin » la reine des EDPM, pré­cise Gré­goire Henin, vice-prési­dent de la Fédéra­tion des pro­fes­sion­nels de la micro-mobil­ité (FPMM). Et, con­traire­ment aux appareils comme le skate ou l’hov­er­board, plutôt réservés à des pra­tiques de loisir, la patinette-sans-pati­nage est dev­enue un véri­ta­ble moyen de trans­port quotidien.

De fait, il s’en vend de plus en plus : de 478 000 unités écoulées en 2018, nous sommes passés à 908 000 en 2021, selon la FPMM. Une pro­gres­sion en vol­ume plus rapi­de encore que celle du vélo à assis­tance élec­trique (VAE2). Toute­fois, ce boom ne nous apprend pas dans quelles pro­por­tions l’engin se sub­stitue aux moteurs thermiques…

Que remplace l’électrottinette ?

Une ques­tion cru­ciale, car c’est le prin­ci­pal argu­ment en faveur de la micro-mobil­ité : un véhicule de 30 kilos sans pot d’échappement pol­lue moins qu’une bag­nole d’une ou deux tonnes.

Certes… Encore faut-il apporter les preuves d’un « report modal » sig­ni­fi­catif de la tire à la trot­ti. Or, là-dessus, le dis­cours de l’Hôtel de Ville n’est pas très éclairant. « Que les Parisiens aient leur pro­pre trot­tinette, déclare ain­si Anne Hidal­go, pas de souci. Mais on a un vrai prob­lème avec le free-float­ing. Ce n’est pas éco­lo.3 » Pourquoi l’élec­trot­tinette n’est-elle vertueuse qu’en for­mat per­son­nel… ? Nous n’en saurons rien, puisque M. Bel­liard, pre­mier adjoint chargé des mobil­ités, n’a pas répon­du à nos sollicitations.

Quant au min­istre con­cerné, il paraît plus sûr de son fait : « La trot­tinette, déclare Clé­ment Beaune, pose des prob­lèmes, mais c’est aus­si un moyen de trans­port écologique. […] On le sait, beau­coup ont renon­cé au scoot­er pol­lu­ant, voire à la voiture, pour pren­dre une trot­tinette.4 » Las, per­son­ne au Min­istère n’était dis­posé à pré­cis­er beau­coup com­bi­en

Nous nous con­tenterons donc des sta­tis­tiques de l’industrie. Côté free-float­ing, d’abord, Erwann Le Page, respon­s­able des rela­tions publiques (RP) chez Tier Mobil­i­ty, nous indique que le report du ther­mique vers l’élec­trot­tinette serait de 19%, selon une étude du cab­i­net 6t com­mandée par la Mairie. Et cela per­me­t­trait, avec 400 000 tra­jets men­su­els intra-muros, « d’éviter l’émission de 20,7 grammes de CO2 par kilo­mètre par­cou­ru5 ».

Côté engins per­sos, Jean Ambert, directeur de la prospec­tive à la FPMM, me com­mu­nique les résul­tats d’une enquête réal­isée auprès de trot­tinet­tistes réguliers6 : 21% d’entre eux auraient « renon­cé à l’achat d’un véhicule motorisé (voiture ou deux-roues, ther­mique ou non) » ; 10% se seraient « séparé d’un véhicule motorisé » ; et la part des kilo­mètres par­cou­rus en voiture aurait dimin­ué de 41% à 24%.

En somme, il sem­ble que l’élec­trot­tinette dis­suade entre 10 et 20% des usagers de recourir à un véhicule plus pol­lu­ant. Une pro­por­tion qui suf­fi­rait à réduire, au total, les émis­sions gaz à effet de serre.

Ecolo, mon cul !

Néan­moins, le bilan car­bone ne fait pas tout. Et, même dans une approche tech­ni­ci­enne, il est con­venu d’envisager plus large­ment les impacts socio-envi­ron­nemen­taux d’un produit.

Pour com­mencer, rap­pelons que « la trott’, c’est une bat­terie lithi­um, un moteur, des freins élec­triques et des éclairages LED mon­tés sur une struc­ture en alu­mini­um, le tout fab­riqué la plu­part du temps en Asie grâce à une élec­tric­ité issue de cen­trales à char­bon7 ». Avec un tel pas­sif, donc, mieux vaut faire dur­er l’objet.

Or, pour les engins per­sos, Jean Ambert évoque une durée de vie « de 2 ou 3 ans ». Peut-être que les dernières généra­tions sont plus cori­aces ; n’empêche, au rythme actuel, ça fait quand même un mil­lion d’éphémères par an. Côté flottes partagées, dif­fi­cile de véri­fi­er qu’on tient 5 à 7 ans comme annon­cé par Tier, car chaque appareil utilise plusieurs bat­ter­ies et pièces de rechange…

En revanche, on peut affirmer qu’une telle espérance de vie est ridicule en com­para­i­son d’un vélo. Un vélo mécanique, à assis­tance mus­cu­laire, enten­dons-nous. Puisque l’électrification pose des prob­lèmes sup­plé­men­taires de main­te­nance (coucou les Vélib’ !) et de recyclage.

En dehors de l’accumulateur, nous dit Garance Lefèvre, qui s’occupe des RP chez Lime, les matéri­aux d’une trot­tinette sont reval­orisés « à plus de 97% ». Reste que le recy­clage de l’aluminium est éner­gi­vore (sans par­ler de la pro­duc­tion d’alu vierge, qui pèse très lourd dans le bilan glob­al8), et que le métal récupéré entre sou­vent dans d’autres boucles, voire dans des boucles… d’oreille, exhibées comme un gage de « dura­bil­ité »9.

Quant aux bat­ter­ies lithi­um-ion (dans lesquelles entrent aus­si graphite, man­ganèse, cuiv­re, cobalt…), qui plombent la longévité des « nou­velles mobil­ités », oubliez le zéro déchet. D’abord, parce que « l’Union européenne manque d’une grande par­tie des matières pre­mières néces­saires au développe­ment de l’industrie. » Ce qui con­duit à extraire loin des yeux…

Ensuite, parce que « le recy­clage de matières pre­mières se heurte au manque d’écoconception des pro­duits finis. Les min­erais sont sou­vent présents en petite quan­tité et mélangés dans des alliages par­ti­c­ulière­ment com­plex­es à récupér­er. [..] Pour être traités en grande quan­tité, ces déchets doivent être stan­dard­is­és. Mais les fab­ri­cants font évoluer rapi­de­ment les dif­férentes tech­nolo­gies de bat­ter­ies, ce qui mod­i­fie la struc­ture du pro­duit fini10. »

L’autre « réalité des chiffres »

Par ailleurs, plusieurs élé­ments nous saut­ent au vis­age à la lec­ture du livre blanc pub­lié par le car­tel du free-float­ing parisien, con­sti­tué de Lime, Tier et Dott11. Pri­mo, l’utilisateur moyen est âgé de 33 ans. Secun­do, il par­court en moyenne 2,7 kilo­mètres. Ces nou­veaux Nautes sont donc plutôt jeunes, valides (vu que les tra­jets se font debout), et peu­vent assez aisé­ment franchir de pareilles dis­tances à pied, à vélo, ou bien, à défaut, en bus ou en métro.

Garance Lefèvre l’avoue : « Il y a cer­tains tra­jets qui rem­pla­cent la marche ou les trans­ports en com­mun, on ne le nie pas, c’est une réal­ité. » Et ça vaut mieux, vu que l’Institut Fraun­hofer estime à 40% la sub­sti­tu­tion aux chaus­sures12. Or, d’un point san­i­taire, les deux ne se valent pas, surtout dans une pop­u­la­tion en séden­tari­sa­tion accélérée 13.

En out­re, les chiffres de M. Ambert indiquent une cer­taine con­cur­rence entre trot­tis privées et réseaux publics : si 21% des pro­prié­taires d’EDPM déclar­ent avoir « renon­cé à l’achat d’un véhicule motorisé », ils sont aus­si 29% à avoir « renon­cé à leur abon­nement de trans­port en com­mun14 ». Peut-être un manque à gag­n­er pour les col­lec­tiv­ités, qui doivent égale­ment financer des trans­ports pour les citoyens à mobil­ité réduite

Toute­fois, cette con­cur­rence con­cerne surtout les engins per­sos, car les flottes en libre-ser­vice autorisent le prélève­ment d’une (petite) rede­vance15, ain­si que d’autres avan­tages expli­quant leur récent développe­ment extra-muros…

Paris n’est qu’une vitrine

Et oui, con­traire­ment à Paris, la Grande Couronne ne boude pas le free-float­ing : l’allemand Tier est ain­si déjà présent dans une bonne quar­an­taine de villes fran­cili­ennes (agg­los de Saint-Quentin-en-Yve­lines et Saint-Ger­main-Boucle-de-Seine, val­lée de Chevreuse, com­mu­nauté urbaine Grand-Paris-Seine-et-Oise16).

Un suc­cès auprès des col­lec­tiv­ités que Mme Lefèvre décrypte avec lucid­ité : « Nos ser­vices leur per­me­t­tent de tenir leurs objec­tifs de Zones à faibles émis­sions17. Ça vient aus­si en sou­tien aux trans­ports en com­mun en péri­ode de con­ges­tion. » Pour un investisse­ment nul (pas besoin de bus, ni de chauf­feur), si l’on met de côté quelques amé­nage­ments indis­pens­ables de voirie. Con­cé­dons encore aux free-floaters que leurs engins dis­posent d’un autre atout de taille en matière de sécu­rité : ils sont bridés à 20 km/h, ce qui n’est pas le cas de tous les mini-bolides personnels…

Par­tant, le marché de la micro-mobil­ité munic­i­pale a de beaux jours devant lui. Et les investis­seurs sans fron­tières ne s’y sont pas trompés : en octo­bre 2021, trois ans à peine après sa créa­tion, Tier entrait au Pan­théon des « licornes18 », avec une val­ori­sa­tion de deux mil­liards d’euros19. Un an et demi plus tard, la licorne est un ogre, opérant dans 28 pays, et plus de 520 villes…

Il n’est donc pas éton­nant que les trois opéra­teurs de Paname s’allient pour défendre leur vit­rine inter­na­tionale, et fassent cir­culer, à l’approche du scrutin du 4 avril, un plaidoy­er com­mun sous la ban­nière « Trot­ti­nons mieux »…

L’électrottinette est-elle « écolo », oui ou non ?!

Moral­ité : nous n’irons pas vot­er. Car cette inno­va­tion démoc­ra­tique masque l’essentiel : le tout-élec­trique n’a rien d’ « écologique » en soi. Surtout lorsqu’il rem­place des jambes, des calo­ries utile­ment dépen­sés, et une bonne vieille bicy­clette (presque) increvable.

C’est bête comme chou, mais les autorités sem­blent con­sid­ér­er la « glisse urbaine » comme une réponse toute naturelle au « défi écologique des nou­velles mobil­ités 20 ».

Comme si la fameuse tran­si­tion se résumait au pas­sage d’un véhicule indi­vidu­el et pas­sif à l’autre. Comme si la mul­ti­pli­ca­tion de jou­jous qua­si-jeta­bles offerts à tous les enfants gâtés de la planète ne posait aucun « souci », du moment que leurs impacts socio-envi­ron­nemen­taux restent cachés.

Comme si, en matière d’ « écolo­gie », seuls comp­taient « la réal­ité des chiffres » et la pos­si­bil­ité de « se déplac­er plus vite, plus loin avec un min­i­mum de con­traintes 21 »…

Valentin Mar­tinie, jour­nal­iste pour Le Chif­fon.

Dessins d’I­van Laplaud.

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