Il ne fait que deux degrés en ce lundi soir d’hiver. Abandonnant la rédaction de ma thèse de géographie, je rejoins la petite foule qui se masse, à deux pas de mon appartement, dans la rue Berthier (Pantin), devenue impasse depuis l’érection d’un mur clôturant le passage Forceval. Elle est venue déplorer l’anniversaire de ce mur, et de l’implantation des usagers de crack porte de la Villette. A coup de discours, de bougies et de slogans, riverains, riveraines et membres des conseils municipaux protestent : « Soignez-les, Protégez-nous !», « 120 jours de calvaire, nous sommes en colère », « J’en ai ma dose. Crack bol ! ». Moi, je me demande qui se mobilise malgré ce froid, et surtout pourquoi ou pour qui.
Le matin même, quatre mois après les avoir débarqués sur ce terrain, la police parisienne est intervenue pour détruire les quelques structures de fortune que les consommateurs et consommatrices s’étaient construits pour se protéger du froid et des regards. Cette destruction à grands coups de bulldozers – « les mêmes qu’aux jardins d’Aubervilliers ? » demanderont les mauvaises langues – est officiellement justifiée par la nécessité d’empêcher la construction d’une « zone de non droit » aux portes de Paris. La responsable de l’opération affirme aux quelques médias locaux présents qu’aucun déplacement à venir n’était prévu : « Les toxicomanes ils vont rester là. C’est l’endroit qui a été trouvé comme le moins nuisible possible pour les riverains, mais l’idée aujourd’hui c’est pas du tout de déplacer »1.
«Les projecteurs se sont détournés de cette limes de la métropole parisienne aussi vite qu’ils s’y étaient braqués.»
Pourtant, dès le lendemain, la rumeur enfle. La destruction des abris de fortune augurerait bel et bien d’un énième déplacement des consommateurs de crack du nord est parisien. Le soir même, la préfecture de police annonce avoir l’intention, sur demande du ministre de l’Intérieur, d’installer les toxicomanes sur une friche industrielle située dans le 12ème arrondissement. Si cette décision est prise unilatéralement sans consultation préalable de la maire de Paris ou des édiles d’arrondissement, c’est la première fois que l’on daigne avertir les riverains et riveraines d’une opération de relocalisation. Le 28 janvier, le préfet de police décide finalement d’abandonner le projet – et de laisser les usagers du crack à la porte de la Villette, suscitant de nouvelles protestations des habitants, habitantes et édiles du quartier des Quatre-Chemins.
Aucune annonce préventive semblable n’avait été faite avant le transfert, le 24 septembre 2021, de 150 toxicomanes des jardins d’Éole à la porte de la Villette. Soudainement, riverains et riveraines se sont retrouvés confrontés à leurs nouveaux voisins mais aussi à la masse des médias venus récolter des craintes et une photographie du mur dit « de la honte »2. C’est l’initiative, largement contestée, de fermer le passage Forceval (voir carte) sous prétexte de protéger le voisinage, qui provoqua un battage médiatique à l’échelle internationale3 « Quel symbole désastreux que des deux murs ! » s’indignèrent-ils.
Cartographie de Mathilde Jourdam-Boutin, février 2022.
Carte en grand format consultable ici.
Pourtant, cet ouvrage aura au moins eu le mérite de permettre à Estelle d’affirmer que : « Ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas de riverains4.» et de mettre la lumière sur le quartier des Quatre-Chemins. Mais les projecteurs se sont détournés de cette limes de la métropole parisienne aussi vite qu’ils s’y étaient braqués.
D’ailleurs, les Quatre-Chemins c’est quoi ? Et bien c’est un palimpseste démographique et urbain, à cheval entre les villes de Paris, Pantin et Aubervilliers, où l’on se côtoie sans toujours se fréquenter. Ce sont de vieux habitants dans des pavillons et des petits immeubles. Ce sont des familles algériennes et chinoises qui vivent dans les tours de logements sociaux de la bien nommée rue des Cités. Enfin, ce sont des hommes, beaucoup d’hommes kabyles, tamoules, tunisiens, sri-lankais, bangladeshis ou des 105 autres nationalités représentées dans le quartier – qui partagent des studios insalubres avec autant de personnes que l’espace ne peut accueillir de lits superposés. A ce savant mélange, il s’agit désormais d’ajouter une petite dose de jeunes actifs dont je fais partie — artistes, architectes, doctorants, étudiants, militants – attirés par les loyers moins chers qu’intra-muros (40% y dépassent en réalité les plafonds légaux), les tiers-lieux qui pullulent et les infrastructures universitaires implantées dans le cadre du Grand Paris. Une petite poignée de gentrifieurs donc, dira-t-on.
Tout ce petit monde cosmopolite se retrouve aux Quatre-Chemins pour former « l’un des quartiers les plus pauvres de France » sans partager grand chose de plus que la sortie du métro. Si un élu local affirme avec emphase : « On n’est peut-être pas un beau quartier mais on est un quartier de belles personnes », la pauvreté est palpable dans le paysage. Le quartier est par ailleurs connu pour la surreprésentation des activités informelles voire illégales, qui fait l’objet de conflits récurrents entre la police et les vendeurs de cigarettes à la sauvette notamment. Au printemps 2019, les Quatre-Chemins ont d’ailleurs été classés parmi les « Quartiers de Reconquête Républicaine », où le déploiement de policiers supplémentaires doit participer à lutter contre la délinquance et les trafics. Et quelle belle victoire de la République que d’y ramener une population encore plus vulnérable et invisible que celle des Quatre-Chemins !
Haroun et Sofiane aux abords de l’avenue Jean-Jaurès à Aubervilliers située à quelques pas du camp de fortune des consommateurs de crack. Photo de Romain Adam.
C’est cet absurde manque de prise en compte de la situation sociale initiale que dénoncent riverains, élus et médias avec la formule à succès « On vient ajouter de la misère à la misère » et que me répètent tour à tour Kataline, Mohammed, Nolan et Sadia sur le ton de la colère parfois, de la lassitude surtout. Pourtant, une fois passé le choc visuel puis le temps d’indignation, les médias, les élus nationaux et les camions de policiers sont repartis ; laissant là le mur, la population des Quatre-Chemins et ses nouveaux voisins toxicomanes.
Les habitants et habitantes de Stalingrad (19e arr.) puis le voisinage du jardin d’Éole s’étaient mobilisés contre la présence du trafic de crack. Mais, aux Quatre-Chemins toute mobilisation locale semble s’être rapidement éteinte dans les mois qui ont suivi le 24 septembre. Moi-même, résidente du quartier et membre de l’association dont le local est adossé au mur de la honte, je n’ai vent que de peu d’actions publiques. On n’entend que le bagout de Pierre-Etienne, retraité, qui collecte des signatures pour son comité de soutien depuis qu’il a été condamné à des travaux d’intérêt généraux pour avoir tagué « Darmanin démission » sur le mur. Parfois, quelques conversations de voisinage évoquent le rejet des recours en référé que les maires de Pantin et d’Aubervilliers avaient déposé pour faire annuler la décision. Les riverains des Quatre-Chemins apparaissent résignés à la présence de cette nouvelle population dont ils continuent de se plaindre.
Quelques groupes comme « Anticrack 93 », « Impairs Carriou » devenu « Village Villette » ou « SOS 4 chemins » cherchent tout de même à mobiliser la population et à interpeller les élus. « Ils pensent que parce que c’est un quartier populaire, les gens ne vont pas se battre ! Mais on va se battre ! » déclare ainsi Nolan, porte-parole enthousiaste de Village Villette.
Ils reconnaissent toutefois assez aisément ne pas y parvenir : « Les gens ne se plaignent pas assez » déplore Marion, maussade. Au bout de quelques mois, la pétition qu’ils ont fait tourner ne rassemble pas plus de mille signatures, les déambulations cinquante personnes et leurs réunions une dizaine. Assis en cercle, après l’abandon du projet de déplacement dans le 12ème arrondissement, ils dressent, abattus, un bilan pessimiste de la situation. J’écoute, en leur servant des cafés :
- Ils étaient plus de 300 au moins devant la mairie [du 12ème arrondissement pour protester contre le nouveau déplacement], c’est pour ça que la préfecture a décidé de se retirer.
- Nous aussi nous étions nombreux aux premières heures.
- Oui mais dès le lendemain on était 15. Personne ne se mobilise !
- Les gens sont déçus parce qu’on n’est pas écouté ! On n’a pas un homme politique qui nous défende ! On n’a personne…
- Mais si, on a nos maires quand même !
- Oui, mais les nôtres n’ont pas de pouvoir.
- Et puis les gens sont tellement habitués dans ce quartier qu’on ne les voit presque pas !
- Oui ! C’est pas qu’ils font moins de nuisances ici qu’ailleurs, c’est qu’ils y en avaient déjà trop…
- Les Quatre-Chemins n’avaient vraiment pas besoin de ça. On n’est pas la poubelle de Paris. »
Que faire ? « Séquestrer le préfet Lallement ? » propose, sarcastique, l’un d’eux… La réunion s’achève avec la volonté de visibiliser davantage les nuisances sans que personne ne sache vraiment comment s’y prendre.
D’aucuns blâmeront le froid, les fêtes, le covid ou la dépression hivernale: toujours est-il que la mobilisation n’a jamais décollé aux Quatre-Chemins. Le soir du rassemblement pour les 120 jours du mur, c’est une assistance d’à peine une centaine de personnes qui écoute les élus des trois communes limitrophes. Par ailleurs, je suis frappée par la moyenne d’âge plus élevée et le phénotype bien plus pâle qui caractérise les individus au regard du quartier. Celles et ceux qui diffèrent visiblement du reste de la foule se révèlent extérieurs au mouvement : « On est journalistes pour le parisien », « Je travaille pour le Maire, j’habite à Ivry » ou encore « Ahahah ! On est flics ».
Le rassemblement d’habitants et d’habitantes dont le maire de Pantin vante « la diversité représentée » apparaît donc surtout comme un rassemblement de vieux propriétaires blancs. Peut-être pas tous vieux — Nolan a la trentaine – peut-être pas tous blancs – Bader est fier d’être algérien – mais tous propriétaires. Ce n’est pas très surprenant, toute lutte NIMBY (Not In My BackYard, littéralement « pas dans mon jardin ») se caractérise par la mobilisation de résidents contre un projet d’intérêt général afin de préserver leur cadre de vie ou leur patrimoine. Certes, on peut difficilement qualifier la politique, sécuritaire et répressive, de gestion de la crise du crack de projet d’intérêt général. Soit, le cadre de vie des Quatre-Chemins peut difficilement être plus dégradé qu’il ne l’est actuellement. En revanche, le patrimoine existe bel et bien aux Quatre-Chemins, et c’est là que le crack blesse…
« C’était le meilleur endroit pour investir. »
La formule est souvent la même : « J’habite ici depuis 15 ans et j’ai bien vu le quartier se dégrader » m’annonce Florence ; « J’ai acheté il y a 24 ans avec ma compagne, et c’est de pire en pire » renchérit Marion ; et à Bader de trancher « Moi ça fait 40 ans que je suis ici et là, c’est la goutte d’eau… ». Les petits propriétaires du quartier se sentent coincés. Comme Florence, qui envisage de vendre, la plupart craignent surtout la dévaluation de leur bien. C’est le cas de Thomas, qui a acheté il y a trois ans : « C’était le meilleur endroit pour investir. Ça coûte déjà cher mais on peut avoir plus grand que dans Paris et dans quelques années ce sera comme Montreuil. Enfin c’est ce que je pensais… » regrette-t-il. En discutant avec Bader et son ami, Tarak, j’apprends d’ailleurs que le collectif Anticrack 93 a pour porte-parole non pas une riveraine mais une agente immobilière. À la fin du rassemblement, elle s’inquiète davantage de la difficulté à vendre ses biens que de la sécurité des habitants du quartier. De fait, un peu plus tôt, celle-ci m’affirmait : « Les nouveaux partent déjà facilement, les acquéreurs potentiels vont tous fuir le quartier et ceux qui restent, c’est ceux qui ne peuvent pas faire autrement ».
Ceux qui ne peuvent pas faire autrement, c’est justement tous ces habitants des Quatre-Chemins qui ne sont pas devant le mur. Ceux qui ne cherchent pas à faire appel à des édiles dont ils ne constituent pas l’électorat. Celles qui semblent déjà effacées de l’espace public. C’est la masse des locataires du parc social ou des marchands de sommeil. C’est ceux qui n’ont jamais eu de jardins à défendre. Qui va donc se mobiliser pour défendre un bien qu’il ne possède pas ?
Mathilde Jourdam-Boutin pour Le Chiffon
Photo de Une > De nouveaux bâtiments au bord du Canal Saint-Denis à Aubervilliers. Photo de Guilhem Vellut. Creative CC 2.0
La joyeuse machine de guerre du Grand Paris se lance sans frein vers l’avenir. Avec ses chantiers pharaoniques et ses infrastructures futuristes, le projet d’aménagement se vend comme métropole de l’avenir. Un espace urbain calibré dans les détails pour vous garantir une expérience de vie saine, écologique et à l’abri de tout imprévu. Une entreprise qui peut bien demander le sacrifice de quelques arbres, ou même de la vie de quelques ouvriers de temps en temps, n’est-ce pas ? Un tel projet ne peut pas négliger la place peut et doit occuper dans la vie des métropolitains du futur. C’est le rôle dévolu au Point Fort, nouveau tiers-lieu censé représenter l’ambition de « valoriser le patrimoine culturel du Fort et garantir un ancrage local » nous dit Sandy Messaoui, directeur du territoire « Grand Paris Est » pour l’aménageur Grand Paris Aménagement (GPA). Ne serait-il pas au contraire le joli masque d’une gentrification autrement agressive ?
Au milieu de toute cette forêt de grues, bétonnières et bulldozers qui se prépare, un espace de culture et de loisirs a déjà vu la lumière. Le Point Fort, situé dans le secteur « Cœur de Fort », à proximité des casemates et des fortifications du Fort qui ne seront pas détruites, a été officiellement inauguré le 8 décembre 2021 avec un contrat d’occupation temporaire d’une durée de cinq ans. Le lieu s’insère dans la glorieuse tradition des « friches culturelles » et de l’urbanisme transitoire1 : des espaces provisoirement vides sont occupés par des installations culturelles et de loisirs, qui préfigurent en générale une installation pérenne ou de nouveaux bâtiments.
Le Point Fort se structure en deux halles couvertes et un chapiteau auxquels vont se rajouter, courant 2022, deux pavillons et quatre casemates. Le lieu se veut une « place forte culturelle », capable de mettre en valeur les « cultures populaires d’ici et d’ailleurs », explique Kamel Dafri, directeur de l’association Villes des Musiques du Monde, dans un entretien paru sur Enlarge Your Paris, média qui met en avant la programmation culturelle du Grand Paris 2. Avec le Point Fort, le théâtre équestre Zingaro et l’artiste Rachid Khimoune, parmi d’autres artisans et artistes, occupent le fort depuis longtemps et ont une renommée internationale.
Villes des Musiques du Monde existe depuis plus de vingt ans et propose chaque année le festival du même nom. Pour Zakia Bouzidi, adjointe à la culture de la Mairie d’Aubervilliers : « Ville des Musiques du Monde attire des populations qui sont éloignés de l’offre culturelle. Bien sûr que la ville entend soutenir cela » en renouvelant la convention avec l’association, qui lui garantit des subventions tous les ans. Mathilde Lise, attachée de presse pour Villes des Musiques du Monde, souligne que « l’association a été sollicitée par Grand Paris Aménagement (GPA) et la mairie d’Aubervilliers pour jouer ce rôle de programmateur culturel au sein du Fort ». Un rôle de premier plan, au vu de l’espace géographiquement centrale et de liaison que la friche culturelle occupe entre les architectures du Fort qui vont être préservées et le nouveau quartier prénommé « Jean Jaurès ». Une question se pose : dans une opération d’aménagement qui tend à la valorisation du foncier au profit d’aménageurs privés, quel sera réellement l’autonomie d’une association telle que Villes des Musiques du Monde ?
La plupart des friches culturelles feront à l’avenir l’objet d’un projet immobilier, petit ou grand. Dans le cas du Fort d’Aubervilliers, c’est un quartier entier qui doit sortir de terre, et même un « écoquartier » : 900 logements d’ici 2024 (date butoir pour les Jeux Olympiques, grands accélérateurs du Grand Paris), auxquels viendront s’ajouter 900 autres à terme, un groupe scolaire, une crèche, des commerces, des artisans. Une bonne vieille coulée de béton, un des produits les plus polluants au monde, qui visiblement n’empêche pas d’utiliser le préfixe « éco » pour désigner un quartier. Qui plus est un « quartier mixte » revendiquent les aménageurs 3, mettant en avant la place des locaux dédiés à la « Culture et à la Création » au sein du nouveau quartier.
GPA, la Mairie d’Aubervilliers, Plaine Commune et l’état (via la préfecture) sont les principaux financeurs directs ou indirects de ce projet. GPA, en particulier, est propriétaire du terrain depuis 1973, et a comme rôle de développer les projets d’aménagement du Grand Paris. Dans le cas du Fort, cet EPIC (Établissement Public à caractère Industriel ou Commercial) démarche les constructeurs et mets à dispositions les terrains. Un investissement qui sera largement dépassé par les profits immobiliers des promoteurs, parmi lesquels Immobel. Cette boîte, qui vante 223.000 m² de projets en développement, met en avant la position idéale du nouvel écoquartier par rapport aux équipements en construction dans les alentours.
Dans le secteur du Fort d’Aubervilliers, c’est effectivement un foisonnement inédit de chantiers qui surprend les habitant·es d’une des villes les plus pauvres de l’hexagone. Le calendrier prévoit, dans l’ordre chronologique : la livraison de la piscine olympique située dans les parages de la gare de la ligne 7 du métro, en janvier 2024 ; la construction du nouvel écoquartier « Jean Jaurés » au sein du Fort, en 2025 ; l’inauguration d’une nouvelle gare de métro, cette fois-ci liée à la ligne 15 (Grand Paris Express), en 2030. La cité de la Maladrerie, à quelques centaines de métres du Fort, est intéressée, elle aussi, par un projet de rénovation qui implique des résidentialisations et des privatisations, contre lesquelles se bat un collectif d’habitant·es. Un projet qui n’a pas de lien direct avec celui de l’éco-quartier, mais qui participe des changements intenses et rapides dans ce quartier prioritaire, comme ne manquent pas de le remarquer les aménageurs dans une réunion préparatoire de 2018.
« C’est des projets qui se veulent écologiques, artistiques, mais j’ai du mal à voir le rapport avec les artistes et les associations qui existent déjà à quelques pas de là »
Le collectif de défense des Jardins dénonce le « greenwashing immobilier » constitué par le projet d’écoquartier, un « saccage » qui vise surtout à « faire venir des gentes plus riches qui vivront à l’écart du reste de la ville, à remplir les poches des promoteurs et de l’État, et à satisfaire des élu.e.s qui se réjouissent de repousser les pauvres toujours plus loin »4.C’est l’intégralité de ce contexte de développement urbain que critiquent ses opposant·es, parmi lesquel·les les membres du collectif de défense des Jardins Ouvriers des Vertus. Ces Jardins centenaires ont été objet d’une occupation de plusieurs mois, terminée avec l’évacuation de cette Zone à Défendre (ZAD) urbaine et avec le début du chantier pour la piscine d’entraînement olympique. Le collectif s’attaque notamment à l’idée même de construire des nouveaux immeubles dans une des villes avec le moins d’espaces verts du 93, ainsi qu’au faible taux de logements sociaux prévu (18%) par rapport à la moyenne de la ville (39%). Une position qui remet en question toute l’opération d’aménagement, Point Fort compris.
Philippe a participé à une action de perturbation de l’inauguration du Point Fort en décembre dernier contre « l’urbanisme de merde » comme le nommait une des banderoles déployées à cette occasion : « Nous avons dérangé cette inauguration aux cris de ‘Ni Solarium ni écoquartier’, qui est notre position depuis longtemps, et on a été confrontés par des femmes de Villes de Musiques du Monde, complètement effarées. Elles comprenaient pas pourquoi on s’en prenaient à elles. On leur disait ‘vous servez de caution à cette opération d’urbanisme’ ».
Zakia Bouzidi, elle, minimise l’action : « Il y a eu effectivement un dérangement lors de l’inauguration, mais c’était le collectif des Jardins, ça n’a rien à voir avec le Point Fort ». Une position partagée par Mathilde Lise. L’attachée de presse de Villes des Musiques du Monde souligne la distinction nette entre les événements des Jardins et le projet du Point Fort : « C’est vrai, ils sont venus lors de l’inauguration, mais c’était plutôt pour protester contre les politicien·nes qui ont voté le projet de piscine que contre le Point Fort ». Philippe, de son côté, n’est pas sûr de vouloir différencier les deux sujets : « Pour nous, le Point Fort sert de caution à cette opération d’urbanisme. Du moment où l’écoquartier sera construit, tout ce qui se fera dedans peut être interprété comme propagande de GPA ».
À en juger de la communication des promoteurs et de GPA, en tout cas, il est difficile de lui donner tort : la piscine olympique est clairement présentée comme un des avantages majeurs du nouveau quartier (« un centre aquatique flambant neuf opérationnel pour les JO2024 »)5. C’est la livraison d’un quartier complet et nouveau dont les aménageurs rêvent, avec en son centre des nouvelles populations. Un public en prévalence aisé et blanc, qui pourra se permettre de payer non seulement les loyers de l’écoquartier, mais aussi les loisirs fournis par l’aménageur. Les néo-habitant·e.s du Fort doit pouvoir avoir une école à deux pas, un centre aquatique avec espaces de loisirs, un lieu culturel en bas de chez elles·ux. Un projet ambitieux, qui soulève des questions légitimes : pour qui est-il conçu ? Que faire des habitant·es actuel·les de la zone du Fort ?
Pour Irène, mobilisée pour la défense de la cité de la Maladrerie : « C’est des projets qui se veulent écologiques, artistiques, mais j’ai du mal à voir le rapport avec les artistes et les associations qui existent déjà à quelques pas de là ». La rénovation de sa cité, rappelle Irène, risque de signifier la perte du lieu d’activité et de vie de plusieurs artistes et architectes locaux. « D’un côté il y a une précarisation des artistes ; de l’autre ils et elles sont appelés dans ces nouveaux cadres où on leur fournit un espace de travail. C’est une façon d’envoyer les artistes à l’avant ». Et Villes des Musiques du Monde de réciter ses prières pour avoir une place permanente au sein du Fort. Place que ni la mairie, ni GPA sont prêtes à garantir à 100 %, selon nos sources.
La question du business model des projets d’aménagement revient fatalement au centre du débat : « On ne fait pas d’argent avec une opération comme ça » nous lance une source anonyme au sein de GPA « Nous, nous finançons les projets comme le Point Fort, et après c’est aux promoteurs de vendre les appartements du quartier. ». GPA peut ainsi se démarquer de tout soupçon d’intérêts commerciaux : « Ce n’est pas du tout un projet fait avec une logique commerciale. Ce qu’on cherche, ce qui est important, c’est l’ancrage locale, sinon tu es complètement hors-sol » affirme Sandy Messaoui.
Ces projets urbains ont ensuite été récupérés par des acteurs privés ou associatifs qui en on fait les nouvelles « place to be » des métropoles modernes.
Mais le doute continue de planer : « Son statut d’établissement public place d’emblée l’activité de Grand Paris Aménagement dans le champ de l’intérêt général, tandis que son caractère industriel et commercial lui impose une parfaite rigueur de gestion. » récite le site web de GPA6. Lire : les investissements qui apportent du profit sont possible, avec la solidité d’une garantie publique. Une dynamique favorisant le profit et qui laisse des doutes sur la prise en compte des besoins des habitants dans le cadre des projets d’aménagement urbain.
Un processus de gentrification accélérée et intense, conçue à travers un ensemble de projets liés et synchronisés. Mickaël Correia nous le livre sans ambages : « Ambitionnant de faire de la région Île-de-France une métropole compétitive et mondialisée, le projet d’aménagement territorial du Grand Paris entrevoit dans les tiers-lieux culturels un outil de promotion de son image de ville festive, innovante et écoresponsable à même d’attirer une ‘classe créative’. Une population de jeunes cadres qui serait, aux yeux des décideurs, vectrice de développementéconomique 7. » Les friches culturelles comme le Point Fort serviraient ainsi de légitimation culturelle et sociale pour un projet immobilier qui, dans le fond, vise surtout à satisfaire les besoins d’une classe moyenne-élevée qui n’est pas encore installée dans le quartier en question.
Les friches culturelles sont devenues, dans la dernière décennie, un opérateur central de l’aménagement urbain. D’abord éléments de contre-culture contestataires inspirés des squats, ces projets urbains ont ensuite été récupérés par des acteurs privés ou associatifs qui en on fait les nouvelles « place to be » des métropoles modernes. L’idée de ne pas gâcher le temps de vie d’un espace immobilier, en le mettant à profit pour un temps déterminé tout en utilisant l’image positive que les initiatives culturelles apportent aux projets, a vite été retenue par les aménageurs et les promoteurs urbains, privés comme publics.
Dans le cas du Point Fort, les intentions affichées par Villes des Musiques du Monde sont bonnes, et la longue histoire de l’association dans le quartier ne laisse pas de doute sur la volonté d’intégrer les habitant·es actuel·les du quartier du Fort au tiers-lieu. Kamel Dafri, dans l’entretien précédemment cité, tient compte de la dynamique de gentrification que le Point Fort pourrait cautionner : « On parle ici d’un des quartiers prioritaires de la politique de la ville les plus décriés. Nous n’avons pas vocation à valoriser du foncier mais à faire en sorte que les aménageurs tiennent compte de l’histoire des habitants ». L’association parie sur son histoire d’ancrage locale, en somme, pour pouvoir impacter de quelque manière que ce soit le projet d’aménagement du Fort et en faire un quartier qui ne soit pas complètement hors-sol. Bien qu’inversés, ces objectifs coïncident avec les intérêts de GPA. La question est là : Est-il possible, dans un contexte si clairement orienté par la valorisation du foncier, d’échapper à cette dynamique ? Est-il possible de créer des lieux vraiment publics et à la portée de tous·tes ? Ou faut-il se résigner au fait qu’une telle initiative culturelle ne peut que se traduire en un lieu « glamour » de gentrification : une friche pour les riches ?
Giovanni Simone pour Le Chiffon
Crédit photo :
Photo de Une > A l’intérieur du Point Fort. Photo de Giovanni Simone.
Photo 2 > Aux abords du futur quartier, un panneau de promotion signé Immobel. Photo de Giovanni Simone.
Photo 3 > Le bureau de vente du promoteur Immobel domine déjà l’entrée du Point Fort, à trois ans de la livraison de l’écoquartier. Photo Giovanni Simone.