Algorithmes et entrepôts sont dans un bateau...

Recyclivre, revendeur phare de livres d’occasion et imposture écologiste ?

[Article publié dans Le Chiffon n°15 de l’hiver 2024-2025]

Fleuron français de la revente de livres d’occasion, porte-drapeau de l’« économie sociale et solidaire » dans l’hexagone, joyau encensé par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), par le ministère de la « Transition écologique » et par l’intégralité de la presse du pays. Voici Recyclivre, premier revendeur bleu-blanc-rouge « engagé » de livres de seconde main. Découverte et mise en perspective.

Une main se glisse dans le rayonnage « AE 48 » rempli de livres, se saisit immédiatement d’un ouvrage, le dépose dans la cagette plastique d’un chariot, poursuit son chemin. Les yeux consultent le terminal numérique : AE47. Le caddie glisse dans la rangée suivante. Sur son flanc, une affiche rappelle l’évidence : « Ne perdez pas de temps à chercher les manquants, 10 secondes par manquants max », il ne faut pas traîner la semelle. Comme chaque matin, c’est la préparation de commande (picking dans le jargon). Ici, c’est dans la zone « Eurologistic » de Villabé (91), à 40 kilomètres au sud de Paris.

Alix, responsable logistique de Recyclivre anime la « journée immersion » de Floriane et Patricia, deux jeunes recrues du marketing pour les antennes nantaise et madrilène : indispensable découverte de la logistique avant de retourner dans les bureaux. Sur place, Recyclivre sous-traite depuis 2009 la gestion de son unique entrepôt à Log’Ins, société qui embauche 90 salariés reconnus handicapés pour s’occuper de la réception et de l’envoi des livres1

Recyclivre se veut la plus grande plateforme en ligne française de vente de livres d’occasion. Lancée en 2008 par le trader David Lorrain, elle ambitionne d’« éviter de jeter les livres à la poubelle » en leur donnant une « seconde vie » limitant de fait « l’impact de nos lectures sur l’environnement », faisant immanquablement de nous des « consomm’acteurs » engagés dans une « démarche solidaire et écologique !2 »

Une entreprise intègre

Le fonctionnement est simple. Vos étagères sont encombrées par une redoutable collection de livres d’Henri Troyat, de Gilbert Cesbron et de Max Gallo dont vous ne savez que faire. Vous contactez Recyclivre qui a l’avantage de se rendre à votre domicile (en véhicule électrique), si vous êtes proche de Paris ou de l’une des six métropoles où elle a une antenne (Lyon, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Strasbourg, Lille).

Sur place, les agents feront le tri entre le grain – qui partira rejoindre l’entrepôt de Villabé – et l’ivraie que vous garderez sur les bras. Si vous êtes rural, aucun problème : vous pourrez apporter les ouvrages dans l’un des 1 500 points de récupération qui maillent le pays (recycleries, ressourceries, associations de quartier, Emmaüs, etc.) et qui les acheminera à la société de revente. Dernière possibilité : vous envoyez par la Poste (aux frais du revendeur) les ouvrages directement à Villabé3.

Et si vous avez besoin de mettre un peu de beurre dans les épinards, depuis 2021 la société a lancé l’application pour smartphone « Recyclivre rachète ». Vous scannez le code ISBN de vos volumes : l’algorithme vous dit ce que cela vaut4, vous le postez, vous êtes payé.

Ainsi, Recyclivre s’est constitué le plus grand hangar de livres d’occasion du pays. À la différence de plateformes comme Amazon, Leboncoin, Rakuten ou Vinted, qui ne stockent aucun livre. Mais l’entreprise n’en tourne pas pour autant le dos aux géants du secteur : elle vend près de 70 % de ses livres via Amazon (colosse duquel son fondateur dit s’être inspiré pour Recyclivre), 20 % sur Price Minister et le reste depuis son site internet5.

Recyclivre, c’est 1,3 million de livres référencés et autant de vendus chaque année ; 4 000 livres écoulés quotidiennement et expédiés dans un emballage éco-responsable (entendre : du carton); 34 salariés pour un chiffre d’affaires en augmentation constante, qui s’établit en 2023 à onze millions d’euros, desquels un pourcent est reversé « à des associations engagées pour la préservation de la nature » ou la lutte « contre l’illettrisme » via le dispositif 1 % pour la Planète. Car Recyclivre est « social et solidaire ».

Peut-être est-ce cela qui donne des ailes à son fondateur et actionnaire majoritaire pour faire planer les oxymores : « Recyclivre s’est toujours positionné à la croisée des deux mondes, capitaliste et associatif. On peut faire les choses correctement pour l’homme et la planète tout en gagnant de l’argent6 ».

Le livre au pilon

Reprenons le fil. À quelques pas des quais routiers de déchargement, à l’entrée du hangar, de larges bacs gris sont remplis de bouquins – Mauprat de George Sand et La Ferme des animaux d’Orwell surnagent : « Ce sont les livres qui partent au recyclage, chez Paprec » précise Alix de la logistique. Chez Paprec, c’est-à-dire au pilon pour être transformés en emballage cartonné, en papier toilette ou en Sopalin. Entre 40 % et 60 % des livres directement envoyés à l’entrepôt central auraient ce destin : un livre sur deux7.

Comment est prise la décision de les jeter ? « Par notre algorithme, poursuit Alix, suite au scan de l’étiquette ISBN de l’ouvrage », qui juge selon sa présence en stock, l’historique des ventes, le prix estimé par rapport au neuf à quoi s’ajoute une analyse des places de marché et des concurrents directs : Momox (Allemagne, Pologne) ou Ammareal (installé à Grigny). Si les chances de valorisation économique de l’ouvrage sont jugées suffisantes par le dispositif, l’opérateur logistique attribue un état à l’ouvrage (acceptable, bon, très bon ou comme neuf), lui appose une étiquette et l’envoie rejoindre ses camarades en rayon dans l’attente d’un client.

Et c’est peu dire que des acheteurs, il y en a de plus en plus. En 2022, près d’un livre sur cinq est acheté d’occasion, une croissance de près de 50 % en cinq ans qui représente aujourd’hui 10 % de la valeur du marché de l’édition8.

Les prémisses

La première place de marché en ligne de livres d’occasion en France voit le jour en 1995 : c’est Livre Rare Book initiée par le libraire Pascal Chartier. Sans entrepôt, elle vise à mettre en relation via Internet libraires et acheteurs. Mais le modèle que reproduira David Lorrain avec Recyclivre, c’est celui mis en place dans l’Indiana en 2002. Des étudiants de l’Université Notre-Dame-du-Lac lancent alors une plateforme de vente de leurs livres universitaires, Better World Books, reversant une partie de leur chiffre d’affaires à des associations. « C’est ainsi que Recyclivre se veut en quelque sorte propre et inattaquable : en reversant 1 % de leur CA à des associations, ils devancent la critique en y répondant par un argument moral », analyse le sociologue Vincent Chabault.

Killing me softly

Pour le professeur de sociologie à l’université Gustave Eiffel Vincent Chabault9, plusieurs logiques se dégagent de cette flambée de la vente d’occasion. Primo, une plateformisation du secteur. Aujourd’hui, 60 % de la vente de livres d’occasion en France passe par des plateformes : « Une massification qui a fait exploser les flux logistiques, analyse-t-il. Il y a un coût économique, social et écologique impliqué dans ce déplacement massif de marchandises », même s’il est encore délicat de le quantifier avec précision. Si c’est l’étape de fabrication qui pollue le plus dans la filière10, un livre peut être expédié de Concarneau pour stockage à Villabé avant d’être renvoyé à un acheteur d’Albi, réalisant régulièrement plusieurs centaines de kilomètres11.

Secundo : l’algorithmisation du marché. « David Lorrain me racontait en entretien qu’une librairie d’occasion actuelle “doit avant tout faire du flux et de l’informatique !  », se remémore notre chercheur spécialisé sur le sujet. Une technologisation du marché qui pourrait avoir pour conséquence une uniformatisation progressive de l’offre de livres – les algorithmes retenant les meilleures ventes. Et une « disqualification du savoir qu’ont les libraires des auteurs, des éditeurs, des collections, des courants littéraires », connaissance rendue obsolète pour définir la valeur marchande d’un livre. « Si le livre d’occasion est d’apparence un vieux commerce, en vérité, il est le terrain de développements logistiques et de fixations tarifaires assez nouvelles », rappelle Vincent Chabault.

Tertio, la logique récente du marché implique une dépossession du savoir-faire des libraires d’occasion (que sont les bouquinistes et les détaillants type Gibert, Boulinier, Book Off et consorts) et une précarisation du secteur : « Une librairie d’occasion est aujourd’hui de moins en moins un professionnel du livre et de plus en plus un manutentionnaire dans un entrepôt, souvent mal payé et précaire ». Derniers éléments : l’extension du domaine des plateformes de livres de seconde main ne rime pas pour autant avec une démocratisation de la lecture : « S’il est certain que Recyclivre aide à remettre en circulation des livres qui intéressent des gens, ceux qui les achètent sont plutôt des intellos, urbains et diplômés, déjà assez gros lecteurs12 » précise-t-il.

 

Le Vinted de l’occas ?

« Aujourd’hui, Recyclivre existe parce qu’il y a une surproduction structurelle de la filière du livre. Dans un monde idéal, on n’existerait plus », nous confie une cadre de la boîte. Depuis la fin des années 2000, ce qui va distinguer Recyclivre, c’est pourtant son phrasé écolo : des dizaines de milliers d’arbres sauvés, des millions de litres d’eau économisés, des centaines de tonnes de CO² épargnées.

« Cela flatte le consommateur que de lui faire penser qu’il fait un geste pour la planète. C’est le capitalisme prétendu vert et vertueux. Mais au vu de toute la structure techno-économique et logistique que cela implique, ce n’est pas du tout une alternative. C’est un nouveau souffle de l’économie de marché qui a absorbé la critique écologique », tranche Vincent Chabault  : « Une plateforme comme Vinted, qui propose à la vente des vêtements d’occasion, stimule les besoins des consommateurs et le rythme du renouvellement de sa garde-robe. Ce raisonnement peut être adapté aux livres. Le lecteur peut accélérer sa consommation parce que les livres sont moins chers mais les méthodes de re-commercialisation ont toujours un coût environnemental, notamment avec la livraison individuelle ou la pollution liée à la consommation énergétique13»

La part du commerce en ligne atteindrait-elle un premier plafond ? Les ventes en ligne ralentissent, s’établissant autour de 15 % du commerce de détail en France14. Vincent Chabault conclut : « Le magasin est plus qu’un lieu de transaction, il est un lieu de création de liens sociaux, de mise en commun de sensibilités, indispensable à la cohésion d’une société. » Brocantes, vide-greniers, marchés, foires, bouquinistes, librairies d’occasion spécialisées : autant de lieux où dénicher, manipuler, feuilleter… et prendre langue. Alors, sus aux plateformes, que vivent les gens de livres et les courageux magasins de quartier ?

Gary Libot pour Le Chiffon

Illustration de Une : Aurélien Quentin.
Photo 1 : Rayonnage dans l’entrepôt de Villabé (91) du sous-traitant de Recyclivre, Log’Ins. Photo Le Chiffon.
Photo 2 : Bacs de tri des livres destinés à la destruction (pilon). Photo Le Chiffon.

  1. Reconnu de la qualité de travailleurs handicapés (RQTH). Embauchés en CDD renouvelables trois fois pour deux ans au maximum.
  2. Présentation sur leur site web : recyclivre.com
  3. La société a également noué des partenariats avec des bibliothèques municipales et nationales pour récupérer les livres évacués des collections.
  4. En moyenne les livres sont rachetés 1,10€, selon une statistique interne.
  5. Le livre d’occasion, Sociologie d’un commerce en transition, Vincent Chabault, Presses universitaires de Lyon, 2022, p.128.
  6. « On peut être efficient économiquement tout en faisant attention à l’homme et la planète », Carenews PRO, 02 avril 2021.
  7. Un taux qui pourrait atteindre plus de huit livres sur dix dans le réseau Emmaüs.
  8. Le livre d’occasion, étude du ministère et de la Culture et de la Société française des intérêts des auteurs de l’écrit (Sofia), décembre 2023.
  9. Auteur d’un Éloge du magasin, Contre l’amazonisation, Gallimard, 2020 ; Sociologie du commerce, Armand Colin, 2024.
  10. Voir étude de la Sofia, ibid.
  11. Recyclivre nous ayant précisé que 30 % de sa clientèle étant francilienne.
  12. « Les trois-quarts des acheteurs de livres d’occasion ont entre 35 et 65 ans et que, parmi eux, les hauts revenus (les « CSP+ ») sont sur-représentés » – « L’occasion cannibalise le livre et ceux qui le font exister », Christophe Hardy, Livres Hebdo, 23 octobre 2024.
  13. « Le livre d’occasion au secours de l’environnement ? », Cécilia Lacour, Livres Hebdo, 14 décembre 2021.
  14. Sociologie du commerce, ibid.

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