Géants de papier

Naissance et mort de l’industrie papetière francilienne [N°15]

[Article publié dans le dossier «Entre monopoles et sur-publication, comment réancrer le livre» du Chiffon n°15 de l’hiver 2024-2025]

À Jouy-sur-Morin, en Seine-et-Marne, une usine à hydrogène se dressera bientôt sur les décombres de la dernière grande papeterie d’Île-de-France. La fermeture de cet établissement, spécialisé depuis un siècle et demi dans la confection de papier-monnaie, marque la fin d’une industrie régionale, née au XIVe siècle, et dont la matière première n’est autre que le chiffon ! Retour sur une histoire locale, qui commence avec des moulins, s’emballe avec la Révolution, puis la vapeur, la pulpe de bois… et qui perd finalement tout rapport avec la terre ferme. Premier épisode !

Notre enquête historique commence dans la vallée du Grand Morin, affluent de la Marne coulant à l’est de Disneyland Paris, et qui fit parler de lui cet automne en inondant Coulommiers. Vous y êtes ? Bien ! C’est dans ce coin qu’était implantée l’usine papetière de Crèvecœur, jusqu’à ce que sa maison-mère, l’entreprise Arjowiggins Security, soit brutalement liquidée en janvier 2019…

« Ça a été un véritable coup de massue », témoigne Patrick Quignot, qui a travaillé 40 ans à Crèvecœur. « On avait des commandes jusqu’en septembre 2019, explique l’ex-responsable du pôle produits. Nos clients non plus n’en revenaient pas… »

Hélas, même si le fabricant de Jouy-sur-Morin fournit encore le papier sécurisé de nombreuses monnaies étrangères, ou celui des cartes grises françaises, l’État refuse de soutenir le projet de reprise porté par un groupe d’employés. Il n’y aura pas de Scop (Société coopérative de production) et 220 personnes se retrouvent sur le carreau.

Alors, en janvier 2020, les anciens d’« Arjo » créent une association, baptisée Les Compagnons papetiers de Crèvecœur et du Marais, pour entretenir la mémoire d’un savoir-faire bien enraciné dans le terroir. Et oui, nous sommes ici dans « la Brie des moulins », une région qui dispose de deux ressources cruciales pour le développement de la papeterie : l’eau et la terre.

Des moulins et des chiffons

« Dans le pays briard, nous raconte M. Quignot, les sols sont très fertiles. Et il y a un réseau hydrographique important. D’où la présence d’un paquet de moulins agricoles au Moyen Âge. » Quel rapport avec le papelard ? Eh bien, « avec l’invention de l’imprimerie vers 1450, on va avoir une forte augmentation de la demande de papier, et certains moulins à grain vont être convertis en moulins à papier, tout le long du Grand Morin. »

Premier élément : l’eau. Dont la force n’est plus utilisée pour moudre, tisser ou tanner, mais pour fabriquer de la pâte à papier. Et ce, à partir d’un second ingrédient essentiel : les chiffons ! Impossible, en effet, d’utiliser des fibres végétales vierges, de lin ou de chanvre, qui sont employées à la confection de vêtements, de draperies, de voiles ou de cordages…

Partant, on récupère tous ces produits à l’état de déchets. Puis, les chiffons sont soigneusement triés, découpés, mis à fermenter dans un pourrissoir, pour être enfin triturés par de gros marteaux de bois cloutés, actionnés par la roue à aubes. Ce mécanisme permet de séparer les fibres de cellulose, afin d’obtenir une belle bouillie.

Résumé de la recette : du courant, des chiffons (donc du chanvre ou du lin), de l’eau claire (pas trop calcaire)… et encore de l’eau, vu que la papeterie doit être reliée aux gisements de chiffe et au consommateur final. À nouveau, les riverains du Grand Morin sont bien dotés : leur rivière, navigable, est reliée aux ports de la Marne, de la Seine, et de la capitale.

L’avantage est en effet conséquent pour accéder aux rebuts de la batellerie et des villes ; tandis que « la présence de l’Université de Paris et des services de la monarchie créent une demande en support d’écriture considérable1

En fouillant dans les travaux des historiens, nous découvrons d’ailleurs que Jouy-sur-Morin n’est pas la première bourgade francilienne à fournir les graphomanes parisiens. Au XIVe, déjà, un papetier est installé à Essonnes (l’actuelle Corbeil-Essonnes). Ce pionnier est encouragé par le roi et la Sorbonne, car le papier est beaucoup moins cher que le parchemin ou les feuilles importées d’Italie, et l’on compte au siècle suivant six papeteries entre Ormoy et Corbeil.

Enfin voilà comment débute cette économie locale, biosourcée, circulaire et renouvelable. Une proto-industrie qui essaime dans toute l’Hexagone et ne connaît pas de bouleversement avant la fin du XVIIIe : « À Jouy, précise ainsi Patrick Quignot, le premier moulin à papier, celui du Marais, démarre vers 1580. Il produit entre 500 et 1 000 feuilles par jour. Et ça va rester à peu près comme ça pendant deux siècles. »

La Révolution et la machine en continu

Certes, les entrepreneurs n’ont pas attendu la fin de l’Ancien Régime pour chercher à faire plus et mieux. M. Quignot nous en donne un exemple : « En 1782, une famille de négociants, déjà propriétaire de la papeterie de Courtalin (à 20 kilomètres de Jouy-sur-Morin), achète le moulin du Marais. Elle veut moderniser, poursuit-il, et investit notamment dans des nouveaux vannages. »

Au même moment, les patrons de la fabrique d’Essonnes investissent dans six piles hollandaises, de gros cylindres munis de lames qui défibrent les chiffons avec un bien meilleur rendement. Néanmoins, le développement industriel reste tempéré par les ouvriers papetiers. Car ces derniers forment un groupe très endogame, qui préserve son mode de vie et de travail avec la force d’un super-syndicat. Dès qu’un changement indésirable intervient, la corporation fait plier les patrons avec un arsenal de mesures redoutables : grève, désertion des moulins, amende ou interdiction d’exercer pour les collègues trop obéissants…

Témoin cet arrêt du conseil du roi de 1777 nous apprenant que « les ouvriers des manufactures de papiers, se sont liés par une association générale au moyen de laquelle ils se rendent maîtres du succès ou de la ruine des entrepreneurs2. »

Mais la productivité devient bientôt raison d’État avec la création des assignats. Comme les révolutionnaires paient toutes leurs factures avec ce nouveau papier-monnaie, la planche à billets doit impérativement tourner à fond. Ce qui vaut aussi pour les fournisseurs de papier en amont : quatre fabriques proches de Paris, dont celles d’Essonnes, du Marais, et de Courtalin.

Les autorités organisent la production des assignats à marche forcée : on interdit l’exportation des chiffons ; les ouvriers sont réquisitionnés, dispensés d’aller se battre contre les ennemis de la République, et même assignés à manufacture… Au prix de quoi plus d’un milliard de coupures sont imprimées de 1790 à 1796.

Or, cette expérience productiviste inspire un technicien à la papeterie d’Essonnes. Cherchant « à simplifier les opérations […] sans le secours d’aucun ouvrier et par des moyens purement mécaniques », Nicolas-Louis Robert met au point une machine capable de pondre une feuille longue de « 12 ou 15 mètres », avec une belle « économie de temps et de main d’œuvre3. »

Nous sommes en 1798. La Révolution ouvre le règne de l’automatisation.

Du bois, du charbon et du papier-journal

Comme l’a observé Marx, « le système mécanique progresse lentement tant que les forces motrices traditionnelles, l’animal, le vent, et même l’eau ne sont pas remplacés par la vapeur4. » Or, au XIXe, la vapeur est principalement produite en brûlant du bois. En attendant, le combustible-charbon, la croissance de l’industrie papetière est donc surtout extensive.

Côté Jouy-sur-Morin, l’activité est soutenue par un second marché public, puisqu’en 1811, la Banque de France attribue la confection de son papier-monnaie à la manufacture du Marais. Puis, en 1828, les proprios rachètent la papeterie Sainte-Marie de Boissy-le-Châtel, et créent une des toutes premières sociétés anonymes (SA) de France, comptant désormais treize moulins.

L’accès aux capitaux permet à la SA de grossir, comme en 1857, lorsqu’elle fait l’acquisition du moulin (à huile de noix) de Crèvecœur, transformé pour produire exclusivement du papier-monnaie. Cependant, ici comme ailleurs, « l’augmentation de la production pose de plus en plus crûment le problème du renouvellement des matières premières, principalement des chiffons5 »…

Depuis un moment, les industriels cherchent des substituts à la chiffe. À l’image de Paul Darblay, repreneur de la manufacture d’Essonnes, qui « dès 1867, fait élever une grande unité de fabrication de pâte de paille. » Puis la vente des Grands Moulins de Corbeil lui rapporte de quoi réaliser « une stratégie de monopole », consistant à « livrer la presse parisienne ». Il se met aux pâtes de bois, obtenues grâce à des procédés récents, de nature mécanique et chimique.

Résultat : « Vers 1900, l’usine emploie 2 500 personnes. Elle fournit Le Petit Journal et Le Petit Parisien, qui tirent quotidiennement à plus d’un million d’exemplaires6»…

Mais d’où vient le bois qui sert à faire la pulpe ? Il sort massivement des forêts du nord de l’Europe. Tandis que les machines à vapeur, ne peuvent se multiplier sans le recours à la houille. Comme l’écrit l’historien J.-B. Fressoz : « Si dans le dernier tiers du XIXe siècle, les industriels parviennent à s’affranchir des chiffonniers et à produire des quantités supérieures de papier, c’est grâce à l’énergie abondante que fournit le charbon7. »

La Papeterie de la Seine

Cette évolution productive est illustrée à merveille par une autre manufacture francilienne, créée en 1904 par le directeur du Petit Parisien, à Nanterre (Hauts-de-Seine). Comme le coût de fabrication de son canard provient à 77% du papier, Jean Dupuy veut se libérer de son fournisseur, la papeterie Darblay. Et, pour être sûr de produire à moindre coût, l’homme d’affaires pense à tout.

D’abord, l’usine est implantée « à l’aval de Paris, ce qui évite la traversée de la capitale ». En bord de Seine, naturellement, « tant pour son alimentation en eau que pour le transport fluvial des matières premières, notamment de la pâte à papier importée de Scandinavie ». Autrement dit, l’eau n’est plus le moteur de l’usine, c’est surtout un atout logistique.

La vapeur devient centrale : chaudières à charbon dernier cri venues des États-Unis, machines à papier dotées de cylindres chauffés, camions de livraison vapomoteurs… Et cette mécanisation charbonnée paie, puisqu’en 1906, on peut produire à la Papeterie de la Seine 125 mètres de papier par minute, soit dix fois plus que la machine de Robert, toutes les 60 secondes…

À la veille de la Première Guerre mondiale, l’industrie papetière francilienne n’a déjà plus rien d’une économie locale, ainsi que le note l’historien Louis André : « la papeterie des Darblay compte 25 machines à papier produisant plus de 50 000 tonnes annuelles [à titre de comparaison, en 1789, on en produisait seulement 8 000 tonnes dans toute la France] et se veut la plus grande d’Europe (sinon du monde !) .»

Cette extraordinaire progression repose en effet sur l’importation croissante des pâtes de bois : « de 1894 à 1914, elle est passée de 130 000 à 465 000 tonnes, auxquelles s’ajoutent les bois importés et transformés en pâte dans les usines françaises. Des importations [qui] viennent surtout par Le Havre et Rouen, depuis la Suède et la Norvège8. »

Géants de papier

Comme on le voit, la région-capitale s’est ouverte sur le commerce mondial, via « l’Axe Seine » (lire Le Chiffon n°14). Elle jouit encore de l’importance du marché parisien, qui représente au début du XXe siècle les deux tiers de la consommation papetière du pays. Néanmoins, la course infinie à la productivité imposée par la compétition internationale, et le gigantisme qu’elle induit, vont mener inéluctablement les papeteries franciliennes à disparaître.

Dans un premier temps, l’industrie se concentre, à domicile : « En 1956, nous dit M. Quignot, les Papeteries du Marais et de Sainte-Marie deviennent Arjomari, après intégration de trois autres établissements français. Puis, Arjomari-Prioux, en 68, après une nouvelle fusion. » Même chose à la Papeterie de la Seine, qui intègre le groupe La Cellulose du Pin, grand fabricant d’emballages en papier-carton, pour subsister dans le Marché commun européen.

Mais si « l’industrie est encore florissante après-guerre, une vision purement économiciste commence à s’installer au milieu des années 70, nous explique Jean-Yves Mollier, spécialiste de l’histoire de l’édition. Au nom du grand marché libéral, continue-t-il, la France a accepté de brader ses grandes industries. Ça a été voulu, puisqu’on pouvait produire moins cher à l’extérieur. »

Une tendance que nous confirme Bernard Lombard, porte-parole du lobby de l’industrie papetière européenne : « Ces dernières années, l’Amérique du Sud est devenu le fournisseur n°1 de fibres courtes pour le papier. Il y a un climat favorable là-bas, notamment pour les eucalyptus, qui poussent vite. La matière première y est peu chère et disponible. »

Il est également évident que cette « industrie lourde » est devenue obèse. « Aujourd’hui, précise encore M. Lombard, les investissements productifs peuvent monter jusqu’à un milliard d’euros. » Or, une telle mise de départ ne fait que renforcer le besoin de rentabilité maximale : quand la demande en papiers graphiques baisse, on fait plus d’emballages ; quand la demande en emballages stagne, on développe la chimie du bois… Bernard Lombard nous liste ainsi quelques applications de cette « bioéconomie » dans la cosmétique ou la construction, avant de rappeler cette évidence : « Techniquement, on est capables de remplacer tout un tas d’usages issus de la pétrochimie, mais on n’aura jamais les volumes pour tout remplacer. »

Retour à la terre

Voilà précisément le problème du modèle productiviste : il ne pose jamais la question du maximum, d’un maximum soutenable, en accord avec la nature et la société . Celle-ci disparaît derrière le jeu à somme nulle de la compétitivité, la rentabilité à court terme, et les promesses d’un progrès technique éternel, qui abolirait toute limite physique et biologique.

Marx l’avait compris : « L’industrie mécanique s’élève sur une base matérielle inadéquate qu’elle élabore d’abord sous sa forme traditionnelle, mais qu’elle est forcée de révolutionner et de conformer à son propre principe dès qu’elle a atteint un certain degré de maturité9»

En attendant, les Compagnons papetiers de Crèvecœur et du Marais ont fait leur retour à la terre : « après avoir participé aux semailles de chanvre et fait la moisson à l’ancienne », raconte Patrick Quignot, ils s’apprêtent à transformer la récolte en pâte à papier, au printemps prochain. Et tout le monde est convié à ces Festives papetières !

Valentin Martinie pour Le Chiffon

Gravures de Caroline Bouyer

  1. « Aménagements hydrauliques médiévaux… », P. Benoit, K. Berthier et al., piren-seine.fr. »
  2. « La longue agonie de la « République » des ouvriers papetiers… », François Jarrige, Revue d’histoire du XIXe siècle, 2011.
  3. Lettre de Robert à François de Neuchâteau datée du 9 septembre 1798.
  4. K. Marx, Le Capital, Livre I, XV, Lachatre & Cie, 1872, p. 166.
  5. L. André, Machines à papier…, Ed. de l’EHESS, 1996, p. 449
  6. L. André, N. Pierrot, « Paul Darblay », Revue des Centraliens n°610, 2011, en ligne.
  7. J.-B. Fressoz, « Bois et charbon : une histoire symbiotique de l’industrialisation », Histoire & mesure, 2023, p.157-186.
  8. L. André, L’industrie dans la Grande Guerre, IGPDE, p. 423-436, en ligne.
  9. K. Marx, ibid.

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