Fahrenheit combien...?

Les lecteurs de papier du métro de Paname sont-ils en voie de disparition ? [N°5]

A l’heure où les métronautes se mettent à scroller frénétiquement, le papivore souterrain est une espèce qui suscite une curiosité légitime. Seulement, à ma connaissance, aucun naturaliste ne s’est encore embarqué dans un comptage méthodique, qui permettrait d’établir avec objectivité l’état de santé de notre population francilienne. Aussi suis-je descendu dans les boyaux de la capitale, muni d’un carnet (de papier, évidemment) et d’un crayon (à papier, ça va de soi), pour débusquer quelques spécimens !

Biodiversité

Inutile de vous dire que cette exploration ne prétend à aucune pertinence statistique. Pour constituer un échantillon représentatif, il m’eût fallu parcourir toutes les lignes sur la carte, en variant les jours et les horaires, sans oublier de marquer chaque individu, en le baguant à la patte, ce qui est interdit par la loi française. Néanmoins, quelques minutes d’observation suffisent pour constater que le lecteur d’imprimé niche encore dans le métro et jouit d’une belle biodiversité.

De fait, je me retrouve rapidement coincé entre Lève-toi et code : confessions d’un hacker, signé par un certain Rabbin des Bois, et Pour tout vous dire du regretté Jean-Pierre Pernaut. Puis je rencontre Sheldon, un musicien américain exilé à Paris depuis l’élection de George W. Bush, qui feuillette la vie du crooner Dean Martin. Ce sympathique quinquagénaire m’explique que le subway est le seul endroit qui lui permet de finir un bouquin : « Je suis obligé de rester attentif, ici, pour pas louper mon arrêt. Si j’étais dans mon lit, je roupillerais dès la première page. » Plus loin, j’interromps Colombe, une kiné de vingt-huit ans, au beau milieu d’un Houellebecq. « J’ai toujours un livre dans mon sac », me confie-t-elle. Bref, si l’on tombe parfois dans de vrais no books’ land, il ne faut pas ramer longtemps avant de surprendre l’un de ces drôles d’oiseaux !

« Il n’est pas rare de voir un Marguerite Yourcenar à côté d’un Marc Lévy. Au fond, cette diversité est à l’image du métro, qui est peut-être l’un des derniers lieux où la société se mélange vraiment »

 

La chasse au bouquineux est d’ailleurs le sport préféré du journaliste littéraire Bernard Lehut. Depuis cinq ans, celui-ci guette et épie l’animal, avant d’exhiber ses plus beaux clichés sur la toile. « Ce que je constate, me dit-il, c’est une grande variété de lectures. Il n’est pas rare de voir un Marguerite Yourcenar à côté d’un Marc Lévy. Au fond, cette diversité est à l’image du métro, qui est peut-être l’un des derniers lieux où la société se mélange vraiment. »

Bien sûr, cette proximité avec une faune bigarrée ne manque pas d’étonner d’autres passagers, qui laissent çà et là des impressions savoureuses, comme ces commentaires glanés dans la touitosphère : « Une dame dans le métro lit un livre nommé Le Cri, écrit par Nicolas Beuglet, et je trouve ça hilarant » ; « Mdr dans le métro y’a un couple le mec il regarde du MMA [NDLR : un sport de combat très violent] sur son tél, sa femme lit un livre sur l’écoute et la communication avec l’enfant, deux styles d’éducation différents » ; « Y’a un mec qui lit un livre Star Wars dans le métro… il y a encore de l’espoir mes frères »…

           « Des centaines de tomes au prix d’un manga par mois » croisé dans les couloirs du métro. Photo : Valentin Martinie.

Quoiqu’il en soit, cette profusion de genres explique probablement la permanence du codex dans l’espace public. Rappelons au passage que l’explosion récente du nombre de titres édités n’aurait pas été possible sans certaines évolutions historiques. Ainsi que le rappelle Claude Poissenot dans sa Sociologie de la lecture (Armand Colin, 2019), l’imprimé s’est d’abord arraché aux injonctions morales de l’Église, au roman national imposé par l’École de la République, puis aux prescriptions des intellectuels de l’Après-Guerre. Ce n’est que très récemment que le livre « a perdu son statut prééminent dans la fabrication et la culture des élites1 », pour devenir un objet quotidien. Cependant, l’offre pléthorique de cellulose encrée n’est pas la seule cause de la relative résistance du livre face à la révolution numérique. Par ailleurs, tous les types d’imprimés n’ont pas montré la même résilience…

Révolution numérique ?

Si l’on en croit les chiffres de l’industrie, le papier bénéficie toujours d’une aura particulière dans notre pays, où les liseuses et les formats digitaux ont du mal à prendre. « Les craintes de voir les liseuses supplanter le marché du papier sont lointaines, le développement de l’ebook est marginal2 », rassure le président de Copacel, un syndicat regroupant des fabricants de pâte à papier. Même son de cloche au Syndicat National de l’Édition (SNE), qui nous apprend que les ventes cumulées d’ebooks et d’audiolivres ne représentent en 2019 que 4 % du marché total en valeur.

Ce succès trouve certainement sa source dans nos habitudes de lectures. « Ce n’est pas agréable de lire sur le téléphone », me répond Colombe. Mais vu que nous lisons de plus en plus sur les écrans, ce ne peut être le seul avantage comparatif du papier. « Les écrans me fatiguent les yeux, avance à son tour Léo, qui n’a pourtant que vingt-quatre ans. Et je peux facilement prêter mon livre à un ami. » Peut-être voyons-nous là le début d’une fatigue numérique, accentuée par les confinements successifs… Mais assez parlé du livre pour le moment, car il nous faut aborder le cas d’une espèce moins chanceuse…

Claude Poissenot me le confirme : « Certaines pratiques ont basculé vers le numérique, comme les dictionnaires et les encyclopédies, qui ont à peu près disparu des bibliothèques. » Et pour cause, dans un monde régi par une « logique de flux », où l’information est immédiatement accessible, celle-ci devient très vite « périssable ». C’est là une cause évidente du déclin continu de la presse d’actualité, qui peine à rivaliser avec la quasi-instantanéité d’internet. Effectivement, les journaux ont déserté les transports en commun. « Je vois un Canard de temps en temps, ou Libé, mais c’est tout, observe Bernard Lehut. Même les gratuits ont disparu ! ».

Depuis l’an 2000, les tirages s’affaissent, et ce, pour la presse nationale, comme pour la presse locale et les magazines spécialisés. Prenez Libé, par exemple : entre les mois de décembre 2015 et 2019, le quotidien a vendu 40% d’exemplaires en moins, selon l’Alliance pour les Chiffres de la Presse et des Médias (ACPM). Contrairement aux bouquineux, il faut donc inscrire le lecteur de presse papier sur la liste des espèces du métro en voie de disparition…

Pour autant, n’allez pas vous imaginer que tout est rose dans le monde du livre. Si notre underground accueille encore des poches de résistance, d’autres tendances de fond pèsent sur l’avenir du papivore.

Quel futur pour la lecture ?

Soulignons d’abord quelques faits mis en lumière par la dernière enquête du Ministère de la Culture sur les « Pratiques culturelles des Français ». Depuis le premier sondage réalisé en 1973, « la lecture – aussi bien de livres que de bandes dessinées – continue de diminuer au sein de la population ». Ce déclin résulte de deux phénomènes conjoints : les générations récentes lisent moins ; et les générations précédentes vieillissent, ce qui diminue leur fréquence de lecture. Normalement, les jeunes sont des lecteurs plus assidus que leurs aînés, mais aujourd’hui, cette tendance s’est inversée.

« Notre cerveau, très ancien, n’est pas fait pour le bombardement sensoriel permanent du numérique, ni nos neurones-miroir pour des relations sans chair »

Cette évolution est évidemment le fruit de l’apparition de loisirs concurrents, et de plus en plus numériques. L’analyse détaillée des nouvelles pratiques de la jeunesse laisse apparaître trois changements significatifs : la « consommation élevée de contenus audiovisuels en ligne », le « spectaculaire essor » des jeux vidéo, et l’utilisation des réseaux sociaux comme une « source d’information incontournable ». Ajoutons enfin que lorsqu’ils lisent un livre, 47% des 7-25 ans font souvent autre chose en même temps (et cette proportion monte à 59% pour les lycéens) : envoyer des messages, aller sur les réseaux sociaux, regarder des vidéos3

Bien sûr, tout cela n’augure rien de bon pour la survie du papivore. Et pire encore, certains chercheurs estiment que l’inflation du temps d’écran pose un véritable problème de santé publique pour les enfants. C’est le cas de Michel Desmurget, docteur en neurosciences, qui, dans La fabrique du crétin digital, nous alerte sur une batterie de troubles affectant le développement cognitif, émotionnel et physique de ces nouveaux hypnotisés : appauvrissement du langage, troubles de la concentration, difficultés de mémorisation, problèmes de sommeil, anxiété, agressivité, maladies cardio-vasculaires liées à la sédentarité…

« Heartstopper, la série de romans graphiques également disponible sur Netflix ». Photo : Valentin Martinie.

En plus de rappeler que notre cerveau, très ancien, n’est pas fait pour le bombardement sensoriel permanent du numérique, ni nos neurones-miroir pour des relations sans chair, Michel Desmurget insiste sur le rôle crucial des premières relations intrafamiliales, en particulier de la lecture, dans l’acquisition du langage. Et la conclusion de ce fils de libraire est sans appel : le livre est déjà la victime collatérale de la révolution numérique.


Lire quoiqu’il en coûte a-t-il un sens ?

On ne peut donc ignorer l’impuissance de la société toute entière à juguler l’invasion des écrans, qui se prolonge de facto dans le métro parisien.

En effet, cet espace socialement mélangé est aussi un espace hyper-commercial, où s’orchestre la fabrique de la demande numérisée. Voyez par exemple cette affiche promouvant une série de romans graphiques, qui s’avèrent être aussi une série Netflix (voir la photo). Ou cet autre encart qui propose des mangas en illimité disponibles sur téléphone connecté (voir la photo). Oh, mais qu’aperçoit-on en bas à droite, tout près des logos App Store et Google Play… ? Serait-ce le sceau républicain du « pass Culture », précieuse carte de réduction créée par la Macronie « afin de renforcer et diversifier les pratiques culturelles4 »… ?

« L’important n’est pas de savoir lire, mais de savoir ce qu’on lit, de raisonner sur ce qu’on lit, d’exercer un esprit critique sur la lecture. En dehors de cela, la lecture n’a aucun sens. »

Il semble que le livre soit entré dans l’ère de la start-up nation, avec l’appui bienveillant des autorités. Constatant peut-être que « la promotion de la lecture produit involontairement une force aboutissant au résultat contraire5 », nos élites socio-économiques se sont visiblement converties au laissez-faire. Quitte à confondre les aspirations naturelles de la jeunesse avec les ondes prescriptrices du marché.

Plutôt que de lutter contre les offensives du capitalisme de plateforme (numérisation du patrimoine littéraire chez Google ; recommandations algorithmiques, rachats massifs de droits, streaming illimité de livres qu’on découpe et rémunère à la page chez Amazon…etc.), elles cachent leur impuissance derrière le beau discours relativiste du « tout est culture », qui se décline évidemment en « tout est lecture ». Et c’est ainsi qu’on voit le Conseil National du Livre (CNL) promouvoir la lecture avec ce slogan : #JeLisCommeJeVeux…

Comprenez là que la politique culturelle n’a plus ni fond ni forme. Son objectif est maintenant de faire lire absolument n’importe quoi, n’importe comment, et quoiqu’il en coûte. Or, en oubliant de définir leur principal objet, le Conseil National du Livre et le Ministère de la Culture laissent un grand vide au milieu de la cité, qui ressemble à s’y méprendre aux fondations d’un centre commercial. Comme l’écrivait Jacques Ellul dans Propagandes : « L’important n’est pas de savoir lire, mais de savoir ce qu’on lit, de raisonner sur ce qu’on lit, d’exercer un esprit critique sur la lecture. En dehors de cela, la lecture n’a aucun sens. »

Valentin Martinie, Journaliste pour Le Chiffon

Photo de Une : Paulo Slachevsky, 2017, Creative Commons. 2.0

 

  1. Sociologie de la lecture, Claude Poissenot, Armand Colin, 2019.
  2. « Après le rebond 2021, l’Industrie du papier face aux incertitudes », Actualitte.com, 23 mars 2022.
  3. « Les jeunes Français et la lecture », Ipsos France pour le Centre National du Livre, mars 2022.
  4. pass.culture.fr.
  5. Claude Poissenot, ibidem.

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