Mégalopole-sur-Seine

L’Axe Seine: Corridor logistique et laboratoire post-politique [N°14]

[Article publié en ouverture du dossier « La Seine, prochaine autoroute logistique ?»
du Chiffon n°14 de l’automne 2024]

Pour les aménageurs du XXIe siècle, la Seine n’est plus un fleuve, mais un « Axe » Paris-Rouen-Le Havre. Un « corridor logistique » offrant à la région-capitale une précieuse ouverture sur la mer, qui lui permettrait de rester au plus haut niveau de la compétition économique mondiale. Et pour fluidifier au maximum leurs projets, les promoteurs de cet « Axe Seine » ont recours à des innovations réglementaires, fiscales et anti-institutionnelles, accompagnées d’un « grand récit métropolitain »…

Avril 2009. À l’exposition sur le Grand Paris qui se tient à la Cité de l’architecture et du patrimoine, le public découvre une expression qui n’a plus rien à voir avec les méandres capricieux du fleuve séquanien : « Axe Seine ».

Ce slogan rectiligne émane de l’un des dix scénarios de développement reçus par le Ministère de la Culture, à l’issue d’une consultation internationale organisée en 2007 « pour [dessiner] l’avenir du Paris métropolitain ». Le scénario en question, intitulé « Seine Métropole » et conçu par l’architecte Antoine Grumbach, part du présupposé que toutes les métropoles mondiales sont portuaires, 90 % de la marchandise mondiale transitant par les ports. Mieux, l’urbaniste et son équipe proposent de réaliser une vision que Bonaparte avait formulée lors de sa visite au Havre en 1802 : « Paris, Rouen, Le Havre, une seule ville dont la Seine est la grande rue ».

Bonaparte, ATTALI
et
« l’hyper-métropole »

Ainsi, au projet logistique désireux de tailler des croupières aux ports du Nord de l’Europe – en particulier à Rotterdam – , s’ajoute une dimension politique quelque peu expansionniste. De fait, le scénario d’Antoine Grumbach est probablement celui qui pousse le plus loin l’idée d’une métropole mondiale, rappelant ici les préconisations de Jacques Attali, qui conseillait en 2008 de constituer des « super-communes1 ». Proposition qui prendra corps dans la loi de 2014 de Modernisation de l’Action Publique Territoriale et d’Affirmation des Métropoles (loi MAPTAM), qui transforme en métropoles les intercommunalités de plus de 400 000 habitants.

Mais le projet d’Attali dépasse largement la question de l’aménagement du territoire, ou celle de l’expansion urbaine. Il s’agit en fait d’un projet politique total. Selon lui, les « hyper-métropoles » sont amenées à « supplanter les nations2 ». Pour cela, elles doivent s’adapter à une concurrence accrue au sein d’un archipel mondial, parvenir à attirer les classes moyennes tout autant qu’une élite « hypernomade », et les travailleurs voyageant au gré de l’offre et la demande. Comme il n’y a pas de ville-monde sans ouverture maritime, ce programme demande un « Axe Seine ». Condition sine Sequana non du « vrai Grand Paris », qui, nous dit Napoléon Attali, peut devenir « la porte océane et la capitale naturelle de l’Europe occidentale3. »

Zone économique spéciale

Au lendemain de notre expo sur le Grand Paris, les maires du Havre, de Rouen et de la capitale se mettent donc au travail. En 2010, une Mission interministérielle de développement de la vallée de Seine est lancée. Puis, les trois principales villes de l ‘« Axe » organise le premier colloque « Seine d’Avenir », auquel vont succéder six rencontres thématiques, portant sur le tourisme, le patrimoine, l’industrie, les énergies dites renouvelables, ou la logistique urbaine fluviale.

Fait décisif, en janvier 2012, l’union des trois ports, recommandée par Grumbach, est signée. Le trio forme maintenant une même entité à l’acronyme polysémique : HAROPA. Soit HAvre-ROuen-Paris, pour les riverains, ou HARbor Of PAris, quand on s’adresse aux investisseurs étrangers que cette fusion a pour but d’appâter.

Les choses sérieuses peuvent commencer. Et si les responsables du super-port parlent maintenant de « corridor logistique » ou de « terrain de jeu » industriel, Frédéric Sanchez, l’ex-Président de la Métropole de Rouen, parle quant à lui de « métropoliser » la vallée de la Seine, en prenant comme exemple la ville-État de Singapour, passée en 50 ans de cité du « tiers monde » au rang de ville-monde.

Peu à peu prend corps l’idée d’un territoire autonome, dans lequel les contraintes sont assouplies, en vue d’un développement économique rapide. Comme l’écrit Attali : « Il n’est plus loisible de prendre son temps là où la concurrence locale, régionale et mondiale impose d’aller vite aux décisions ». Plusieurs expérimentations ont ainsi lieu le long de l’« Axe Seine », comme à Port-Jérôme-sur-Seine, fief historique des géants pétrochimiques Exxon Mobil et Total, où la Région Normandie instaure en 2018 la première Zone Économique Spéciale (ZES) de France.

Qu’est-ce qu’une ZES ? C’est une enclave disposant d’incitations fiscales et douanières, capable d’attirer les investisseurs étrangers. Ce dispositif fut particulièrement utilisé par la Chine de Deng Xiao Ping, qui, au début des années 1980, veut ouvrir et faire grandir l’économie nationale, sans réformer de manière frontale le régime communiste. En Europe comme en Asie, ces zones se sont peu à peu affranchies du droit, tant de l’urbanisme que du travail4.

Ainsi, loin d’être l’extension d’un continuum urbain de la métropole parisienne vers la mer, l’Axe Seine se présente plutôt comme un chapelet de zones spécialisées ou à régime spécial. Un Axe qui se veut une disruption institutionnelle qui a l’avantage de court-circuiter la possibilité du contrôle démocratique de son essor.

« Laboratoire » d’une nouvelle
politique territoriale

Contrairement aux métropoles, aucune loi n’encadre ni ne promulgue la création de l’« Axe Seine ». Celui-ci avance « par des projets », comme s’en félicite Anne Hidalgo, pour qui l’appel à « Réinventer la Seine », lancé en 2016 par Paris, Rouen, Le Havre et HAROPA, est une manière de réaliser la vision d’Antoine Grumbach, « [sans rentrer] dans un mcano institutionnel5 » 

Ce n’est qu’en 2022 que l’« Axe Seine » se dote d’un corps, en prenant soin néanmoins de ne pas ajouter « d’étage institutionnel ou administratif » au territoire : les élus des 16 intercommunalités riveraines du fleuve choisissent de signer une « Entente de l’Axe Seine », présidée par le maire du Havre, Édouard Philippe.

Celle-ci est présentée comme « un outil souple de coopération territoriale destiné à accélérer le développement de projets d’envergure liés à la transition écologique, énergétique et économique6. » La structure politique et administrative est si souple et légère qu’elle peut sembler volatile. Cependant, la carte du regroupement des intercommunalités constituant cette « Entente » grave les contours de ce qui pourrait devenir l’« hyper-métropole ».

Un projet à inculquer

L’« Axe Seine » est le fruit d’une politique du fait accompli. Appel à projets après appel à projets, rencontres après rencontres, il finit par s’imposer comme une réalité aux acteurs institutionnels, économiques, industriels et politiques du territoire.

Mais encore faut-il le faire savoir et convaincre les habitants de son évidence. À l’instar de Le Corbusier déclarant au patron de la CGT : « J’ai construit cette maison pour vos gens, à vous de leur apprendre à vivre dedans », Antoine Grumbach s’ingénie à faire entrer les autochtones dans sa projection en 3D.

Avec le recteur de l’Académie de Rouen, il œuvre pour que « dans toutes les écoles, tous les exercices soient autour de la vallée de la Seine : en histoire, en géographie, en mathématique, en physique… Qu’on fasse tout l’enseignement avec des exemples concrets pris dans la vallée de la Seine. Car […] ce sont les enfants de 12/15 ans qui vont vraiment fabriquer […] la grande région capitale ».

Dans cette même allocution de 2019, lors de la journée « Vallée de la Seine : regards croisés Île-de-France Normandie », il ajoute : « On ne parviendra pas à faire de la Seine ce qu’elle peut être en termes culturel, industriel, logistique, agricole, sans un grand récit métropolitain . »

Ainsi, la Seine devient omniprésente. Dans les publications, les expositions, les contenus culturels, événementiels, pédagogiques : Rouen crée une « Fête du Fleuve » ; le Comité d’Organisation des Jeux Olympiques décide d’une cérémonie d’ouverture fluviale ; Air Liquide, qui prévoit la plus grande usine de production d’hydrogène au monde à Port-Jérôme, se paye même un clip publicitaire à l’occasion du festival des Nuits Blanches de 2022 à Paris, pour s’adresser à « la génération hydrogène »…

Le dialogue à sens unique est ouvert : plus qu’un projet, l’« Axe Seine » doit couler dans les veines de ses futurs serviteurs.

Concurrence partout

De toute manière, cette expérience économico-politique entraînera malgré eux les plus réticents. Grâce à une forme de gouvernance que le sociologue et juriste Michalis Lianos appelle « leadership partagé », et qui repose sur un auto-entraînement concurrentiel.

Après avoir effacé les frontières usuelles séparant administration, business, éducation, recherche et culture, cette machine s’emballe, écrit-il, « au point que les acteurs qui y participent en deviennent eux-mêmes dépendants. [Or,] tout acteur n’y contribuant pas sera considéré comme peu performant [et] subira bientôt les effets d’une concurrence qui le conduira soit à rejoindre le nouveau modèle, soit à se marginaliser et à finir par perdre sa place dans le système7. »

Voilà comment la compétition locale finit par répondre à la compétition mondiale, comment la concurrence devient à la fois la fin et le moyen, quel que soit le territoire concerné. D’ailleurs, « l’Axe Seine » a un sérieux rival en matière de logistique : le futur canal Seine-Nord Europe, qui doit relier l’Oise francilienne à Rotterdam et Anvers, les deux premiers ports du continent, surpassant largement Le Havre et Rouen dans la course aux containers. Pourtant, le vieux rêve d’un « Axe Seine » dominant le trafic maritime européen est loin de s’être matérialisé.

Reste que le capitalisme a un secret qui permet à tout le monde de gagner : la croissance du flux de marchandises. Dans ces conditions, les infrastructures de transport s’additionnent et se complètent plus qu’elles ne se concurrencent, et il n’est plus impossible de faire travailler la Seine à l’ouest comme l’Oise au nord. Tout en multipliant les super-camions sur les autoroutes, en aménageant un réseau ferroviaire continu de la Baltique à la Méditerranée…

Certes, les oppositions locales contre ce capitalisme de flux existent. À l’image de la lutte contre Greendock, un entrepôt logistique géant prévu à Gennevilliers, ou encore, l’opposition au grand contournement routier qui doit faire basculer le barycentre logistique de la capitale de l’Est vers l’Ouest. Et ces mobilisations sont d’autant plus importantes que ce genre d’infrastructures peut déterminer la société pour des décennies.

Cependant, il convient de réfléchir également aux moyens d’enrayer la poussée des expériences post-politiques comme celles de « l’Axe Seine », et de proposer des visions alternatives à son « grand récit métropolitain ».

Stany Cambot pour Échelle Inconnue/Le Chiffon

Illustrations : Échelle Inconnue.

  1. Rapport du 20 janvier 2008 de la Commission « pour la libération de la croissance française » commandé par Nicolas Sarkozy.
  2. « Les (hyper) métropoles vont supplanter les nations », Jacques Attali, La Tribune, 24 janvier 2014.
  3. Paris et la mer – la Seine est Capitale, Sous la direction de Jacques Attali, Fayard, 2010.
  4. Lire mon analyse « Un axe, des zones », dans le numéro 10 D’Échelle inconnue. Disponible en ligne.
  5. « Anne Hidalgo : « Réinventer la Seine » concrétise « l’Axe Seine Paris-Rouen-Le Havre », France 3 Normandie, 19 juillet 2017. Consultable en ligne.
  6. « Sur le devant de la Seine », metropole-rouen-normandie.fr, 12 juin 2023.
  7. « Le leadership partagé, Capillarité et relayage dans la transition énergétique », Michalis Lianos, hors-série n°34 de la revue Vertigo.

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