Portraits chiffonesques

Jaber ou l’art d’être insaisissable dans Paris [N°5]

Jaber Al Mahjoub (1938-2021) partait chaque matin avec ses grands sacs à carreaux Tati. L’un contenait ses affaires de toilette et de dessin, l’autre sa production de la nuit qu’il écoulait dans la journée. Des tournées d’une dizaine de kilomètres, des trajets qui variaient selon les périodes. Il sillonnait les rues de Paris à la façon d’Aguigui Mouna (1911-1999) qui, vingt ans plus tôt, partait à vélo haranguer les foules. Repérables l’un comme l’autre à leurs gesticulations, leur aptitude à faire le clown, leur qualité d’amuseur public.

Sur le parvis de Beaubourg, c’est Jaber le saltimbanque que vous croisiez. Il joue de l’oud, instrument de musique à cordes pincées, et il déclare : « Mesdames et Messieurs je suis professeur à la Sorbonne, je donne des cours aux Beaux-Arts », suivi par des rires, des cris d’animaux, il ajoute parfois « prof de n’importe quoi, ma sœur frappait ma mère et je vous comprends très bien1» ! C’est celui qui fait l’âne, son animal fétiche, en souvenir peut-être de celui qui l’a accompagné dans une fugue de six mois « A 12 ans je suis allé dans la montagne avec un petit âne que j’avais trouvé, j’avais le magasin sur l’âne. Je vendais le thé et le sucre » me confiait-il.

Jaber qui ne savait ni lire, ni écrire, empêtré dans ses contradictions, faisait rire. Il avait pour règle de ne jamais se plaindre, de ne jamais dire que cela ne va pas. « Toujours la banane » précise Kinroux Mona, porteur de livres, toujours propre, fréquentant chaque jour les bains douches de son quartier. « Je ne fume pas, je ne bois pas » annonçait-il, comme gage de son hygiène de vie d’homme fréquentable. Il expliquait de cette façon, cette force incroyable qui le propulsait quotidiennement dans des déambulations parisiennes interminables aux parcours imprévisibles…

Peinture de Jaber. On y reconnaîtra facilement un Rastignac amiénois. Collection Dominique Marie Boullier.

Laurent Lefèvre raconte les sketches de Jaber, « le roi de Beaubourg » comme on le nommait dans ce quartier : « D’une voix puissante, il jongle avec les phrases, chaque mot chasse le précédent et en amène un autre, il danse, il grimace, miaule, aboie, parle et chante dans diverses langues. Il donne du relief à tout ce qui sort de sa bouche et de son instrument à cordes, faisant vibrer son corps dans le même tempo. Il improvise des dialogues où se répondent tantôt une voix grave, masculine, tantôt une voix féminine. En bon chef d’orchestre, il dirige son public et l’entraîne dans un enthousiasme communicatif. Faisant le pitre, il navigue en permanence entre absurde et auto dérision2 ».

 

« Jaber avait une manière de s’inscrire dans la ville à rebours de son temps, qui constitue une critique en acte de la déshumanisation de nos vies dans la métropole parisienne ».

Malgré son insistance, je n’ai jamais voulu connaître ce Jaber là : les clowns ont parfois des sourires plus tristes que des sanglots. Par contre, je l’ai suivi dans ses pérégrinations autour de Beaubourg jonglant d’un café à l’autre, il pointait du doigt avec fierté les peintures accrochées au mur derrière le comptoir qu’il avait offertes ou vendues. C’était la seule forme d’exposition qu’il vivait bien. Un des rares rendez-vous où nous nous sommes retrouvés. Jaber était surprenant, insaisissable, sans adresse postale ou électronique, sans téléphone fixe ou portable et pourtant tu pouvais le trouver partout, surtout si tu ne lui avais pas donné rendez-vous ! A l’heure où les réseaux informatiques quadrillent nos échanges, nos déplacements, nos transactions, Jaber traçait les lignes de sa liberté sur sa toile, celle de ses peintures. Jaber avait une manière de s’inscrire dans la ville à rebours de son temps, qui constitue une critique en acte de la déshumanisation de nos vies dans la métropole parisienne.

J’étais déjà sur ses traces, lorsqu’au cours d’une ballade dans Paris, j’ai aperçu par la fenêtre du bus 69 ou 85  (les deux s’arrêtent à la station Pont neuf – Quai du Louvre), de nombreuses toiles accrochées à la boite d’un bouquiniste ; je saute de l’autobus… C’était la première fois que je voyais des toiles de Jaber de ce format (80/98 cm) ! Elles étaient suspendues par paquet de 10 par de grosses pinces à dessin. On pouvait les regarder comme on consulte un carnet d’illustration. J’en ai rapporté une que j’ai fait monter sur châssis.

Le hasard a voulu que je rencontre Jaber, l’artiste insolite qui fait danser les couleurs. Je l’ai vu pour la première fois alors que je rentrais bredouille d’une vente aux enchères. Il dessinait adossé à la grille, assis sur les pierres qui bordent le square en face de chez moi. Regardant le dessin en cours, j’identifie le style et espérant une confirmation. Je l’interroge : Jaber ? Un large sourire éclaira son visage. Ses yeux riaient sous ses sourcils épais, content d’être reconnu, une barbe blanche, des cheveux ondulants dépassaient de son béret. Jaber avait encore la vigueur et la luminosité de la jeunesse. Ses pieds nus blessés témoignaient de son opiniâtreté à parcourir le monde. Il me montrait ses autres dessins, des petits formats, heureux de l’attention que je leur portais. Une complicité naissait.

Jaber : la boxe et la politique

Les combats de boxe reviennent souvent dans ses tableaux, souvent aussi comme des métaphores de la vie politique. C’est un voyage dans le temps que nous entreprenons alors : Jaber a fait 17 combats de boxe : « J’ai été boxeur à la Bastille chez Monsieur Koulou et dans les salles à Saint Denis où venaient tous les Tunisiens. Je faisais rire les boxeurs, je faisais le mouton et toujours je gagnais. J’étais très beau3» confiait-il à une revue d’art4 Un sport violent pour gagner beaucoup d’argent ? Jaber ne s’imposera pas la rigueur de travail que suppose la boxe. Il est courageux mais il faut aussi beaucoup de patience pour répéter mille fois le même geste de base. Et la compétition n’est pas son fort. Il ne poursuivra pas dans cette voie. Il restera cependant très fier d’avoir été photographié en compagnie de Muhammad Ali en 1971.

Et c’est bien cette violence physique qu’il transposera dans le monde politique en représentant à maintes reprises Chirac, Sarkozy, Macron en boxeur et lui-même, le plus souvent, en arbitre.

Jaber et l’argent

Ses ressources sont maigres5 et il a besoin de les compléter. Il ne possède aucun moyen de paiement virtuel. Il déclare en me voyant partir vers le distributeur : « Tiens, l’argent sort des murs maintenant ! ». Pour assurer ses dépenses, il préfère confectionner ses propres moyens de paiement alternatifs, la nuit, dans sa chambre minuscule. Il préfère négocier ses achats quotidiens en tableaux.

Il supporte mal les expositions de ses propres toiles qui donnent lieu à une spéculation qui le dégoûte. Certains galeristes s’arracheront les cheveux ou refuseront carrément de l’exposer : « Jaber est incontrôlable » assure-t-on. Michel Ray, ex-galeriste passage Molière, du côté de Beaubourg, déclare : « Il nous sabote même le travail. Il est du genre à s’asseoir devant les portes de l’expo et à conseiller aux gens de ne pas acheter sur place et de le contacter plus tard, quitte à brader sa peinture. C’est vraiment un personnage à part, mais très attachant ».

 Peinture de Jaber. Collection Dominique Marie Boullier.

Alors Jaber vit au jour le jour, dans des conditions difficiles. « Une toute petite chambre sans eau, sans électricité » raconte Michel Nedjar entre admiration et compassion : « quand on rentre chez lui, on marche carrément sur le lit, tellement il y a de choses par terre partout, et là, il crée, il œuvre ». C’était en 1982. Il quittera ensuite le Marais pour un petit local de 9 m² situé rue du Roule, à mi-chemin entre Le Louvre et les Halles. La pauvreté – même pénible – est pour lui une condition de la création artistique : « Si tu ne connais pas la misère, tu ne peux pas devenir peintre »6 déclarait-il à Catherine Sinet, directrice de Siné Mensuel, en 2017.

C’était un homme libre, fidèle à ses convictions qui s’est envolé pour sa Tunisie natale. Jaber est mort debout : « Cet homme plein de bonheur pour tous nous a quitté en octobre 2021 » dira David7.

L’œuvre qui lui a donné le plus grand contentement, parce qu’elle est visible par tous et ne pu être marchandisée : une série de peintures murales au carrefour de la rue de Ménilmontant et de la rue du Retrait8. 3 grands panneaux : une femme portant une baguette sur sa tête à gauche, plusieurs femmes sur un âne à droite. Au centre Paris, la Tour Eiffel, la Seine, les barques – certaines coulent.

Dominique Marie Boullier pour Le Chiffon

Photo de Une : Portrait de Jaber par SEBD, peint à l’angle rue du Retrait – rue de Ménilmontant (20e).

  1. Entretien avec Françoise Monnin, Artension n°144, juillet-août 2017, p.62
  2. Bonheur pour tous, Laurent Lefevre, Edition Area, 2018, p.45
  3. Cité par Laurent Lefèvre, op. cité, p. 29
  4. Artension n°144 juillet 2017. Ibidem.
  5. Une pension de retraite de la Maison des artistes, équivalente à la moitié du minima social.
  6. Siné-mensuel, n° 70, décembre 2017.
  7. Bouquiniste quai du Louvre.
  8. Au dessus des peintures se trouvent un portrait de Jaber réalisé par SEBD.

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