Imagerie à résonance monstrueuse

IRM sous testostérone à Saclay : une grande avancée pour la science ? [N°14]

[Article publié dans Le Chiffon n°14 de l’automne 2024]

Au Chiffon on a le sens de l’aventure et on ne manque pas d’esprit chevaleresque, alors lorsque l’on a eu vent qu’un monstre géant amateur de cerveaux se terrait dans l’un des laboratoires du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), on a décidé d’aller voir ça de plus près…

Cette créature gargantuesque s’appelle Iseult. Mais ne vous fiez pas à ce petit nom romantique, car il s’agit d’un équipement composé d’un aimant de 132 tonnes, de 20 tonnes de blindage et de 182 kilomètres fils supraconducteurs… Bref, c’est une mégamachine, qui doit faire entrer l’Imagerie par résonance magnétique (IRM) et les neurosciences dans un nouvel âge d’or !

« L’IRM la plus puissante du monde1 », « une prouesse technique2 », dans la presse, on ne tarit pas d’éloges sur les dimensions hors-normes de ce « record mondial » de la recherche en neurosciences. On se suit, on s’ébahit devant ce progrès manifeste : « Pas besoin d’être spécialistes pour comprendre cette avancée scientifique. C’est flagrant !3 » Et sur le plateau de Saclay, on vous en parlait dans notre dernier numéro, on ne manque pas une occasion d’être à la pointe de l’innovation. Quel qu’en soit le coût. 70 millions d’euros, en l’occurrence, financés par la Banque publique d’investissement (Bpifrance) et par le ministère fédéral allemand de l’Éducation et de la Recherche.

Fondé en 2007, le département Neurospin est un centre de recherche pour l’innovation en imagerie cérébrale : on y développe des outils de neuro-imagerie pour étudier le fonctionnement du cerveau humain. Sous l’une des six arches du département se trouve Iseult, cet appareil IRM issu de près de 20 années de recherches et d’une collaboration franco-allemande regroupant mathématiciens, physiciens, ingénieurs, médecins, neuroscientifiques et des « partenaires industriels » tels que Siemens ou General Electric.

Mieux voir, mieux comprendre ?

Pour rappel, en utilisant le principe physique de la résonance magnétique nucléaire, les techniques de neuro-imagerie comme l’IRM permettent de représenter le cerveau en deux ou trois dimensions. En produisant une onde électromagnétique d’une certaine fréquence, l’aimant de l’appareil interagit avec les propriétés magnétiques des noyaux des atomes, permettant ainsi la représentation visuelle de leur position et une reconstitution anatomique virtuelle.

Après avoir effectué ses premiers tests sur un potimarron en 2017, Iseult produit en avril dernier des images d’un autre type de légume : le cerveau humain. Alors que les IRM utilisés en hôpitaux fonctionnent généralement à 1,5 ou 3 teslas, cette machine vorace génère un champ magnétique de 11,7 teslas, une puissance permettant d’atteindre une résolution inégalée. Mais attention ! Il ne s’agit pas seulement de rouler des mécaniques : Iseult permettrait à l’avenir d’effectuer de grandes avancées dans la recherche fondamentale et dans la connaissances des pathologies cérébrales.

Pour Alexandre Vignaud, directeur de recherche au CEA, il s’agirait de pouvoir « mieux comprendre les mécanismes de la cognition, de comprendre comment notre cerveau est capable de lire, de parler ou de faire des calculs4 » à l’aide d’une résolution plus fine. Mais aussi de mieux comprendre, diagnostiquer et prendre en charge des maladies neurodégénératives comme Alzheimer ou Parkinson. « Repousser les limites de l’exploration du cerveau » en somme, selon les termes de la directrice de la recherche fondamentale au CEA, la physicienne Anne-Isabelle Etienvre..

Les neurosciences à la recherche de l’humain

Le champ des neurosciences cognitives se fonde sur les hypothèses suivantes : d’une part, les différentes aires cérébrales correspondent à des fonctions distinctes. Il est donc possible de produire une carte « anatomo-fonctionnelle » du cerveau. L’aire de Broca, par exemple, est l’une des zones cérébrales responsables du traitement du langage.

D’autre part, chaque aire cérébrale possède un « code » neural particulier : l’organisation spatiale spécifique des cellules d’une aire en détermine la fonction. Enfin, la compréhension du fonctionnement anatomique du cerveau par son décodage permettrait de comprendre les comportements humains. Et s’ils comprennent le fonctionnement « normal » du cerveau, les scientifiques se disent en mesure d’identifier les dérèglements qui conduisent à un fonctionnement « anormal », pathologique, et éventuellement d’y apporter une solution.

Les outils de neuro-imagerie se veulent des moyens de parvenir à cette connaissance et sont donc au centre de ce paradigme scientifique. Alors que l’activité cérébrale et la conscience étaient traditionnellement considérées comme une « boîte noire », comme inaccessibles, ladite « révolution cognitive5 » des années 1950 renouvelle l’approche des neurosciences et consacre la métaphore du cerveau-ordinateur.

Au cœur de cette « révolution », les outils de neuro-imagerie – à commencer par l’électroencéphalogramme – qui permettent de dépasser les insuffisances de l’autopsie en « observant » in vivo des marqueurs de la conscience (l’activité électrique ou les flux sanguins). Iseult apparaît ainsi comme la dernière étape en date de ce paradigme où le « progrès » scientifique coïncide avec le développement technologique.

Une science myope ?

« Le problème n’est pas vraiment que l’on soit en mesure de voir un peu plus près, un peu mieux. Le problème c’est ce que les chercheurs croient être en train de voir », pour Miguel Benasayag, philosophe, psychanalyste et chercheur en épistémologie, le projet Iseult manifeste une orientation problématique de la recherche en neuroscience qui tendrait à identifier l’image du cerveau produite machinalement avec le cerveau même : « Plus on verse dans cette course à la technologie, plus on s’engouffre dans une forme de réalisme naïf » ajoute-t-il. Les outils de neuro-imagerie ne permettent pas de « voir » le cerveau, elles en produisent un avatar virtuel, une représentation indirecte et déformée.

Selon Miguel Benasayag, si la représentation virtuelle du cerveau peut présenter un intérêt scientifique, c’est dans le cadre d’une réflexion interdisciplinaire où biologie, psychologie et philosophie pourraient dialoguer de manière féconde . Mais ce n’est pas la dynamique que l’on observe actuellement, dans un département comme Neurospin, où physiciens et neuroscientifiques travailleraient en vase clos.

Le risque d’une approche centrée sur la technologie, où la seule réalité est celle qui apparaît dans la machine ? Un appauvrissement de ce qui constitue l’expérience clinique, dans laquelle l’humain tendrait à être réduit à son cerveau. Cette approche désormais dominante des neurosciences dans le champ médical a des manifestations très concrètes : « Si tu formes les médecins à croire que ce qu’ils voient sur leur écran est la réalité, tu te retrouves avec des consultations où le patient n’est même plus vu », poursuit Miguel Benasayag. « Aujourd’hui des patients se plaignent que le médecin ne regarde plus que son ordinateur. Il dissocie complètement le patient de l’image qu’il regarde ».

Le savant, la machine et le vivant

Finalement, on pourrait comprendre le projet Iseult comme un prolongement de la vision mécaniste du vivant, perçu comme une machine décomposable et recomposable, dont chaque pièce peut être isolée et étudiée séparément, une approche qui s’ébauche déjà dans l’anatomie au XVIe siècle et se cristallise notamment dans l’œuvre de Julien Offray de La Mettrie, avec son « Homme Machine », en 1747.

« La pensée mécaniste a permis aux sciences d’étudier avec succès bien des phénomènes, de mener bien des expériences probantes : c’est un réductionnisme qui peut être opératoirement utile, et qui fait avancer une certaine forme de connaissance. Nous voyons ce que nous voyons, et il est intéressant de le voir. Mais ce n’est qu’une fixation sur la chair, et non une prise en compte du corps. Le vivant n’est pas la chair. Le vivant désigne des corps en interaction, organiquement liés les uns aux autres6», écrit Miguel Benasayag qui nous invite alors à décaler la problématique : « la question n’est pas technologique, elle est épistémologique ».

Observer des manifestations de l’activité cérébrale n’est pas comprendre le cerveau ; la pensée ne peut être réduite à une activité électrique, à des flux sanguins ou à une répartition cellulaire. Ces observations, qu’elles s’établissent dans le cadre d’un fonctionnement « normal » ou pathologique et quel que soit leur degré de précision, ne peuvent être coupées des autres dimensions qui constituent l’expérience humaine.

Le cerveau ne lit pas, ne parle pas : c’est l’activité d’un être vivant indivisible. Si l’on souhaite s’approcher d’un modèle véritablement cohérent de la psyché humaine, il nous faut également prendre en compte la personnalité, le vécu, la mise en sens et le ressenti, les interactions constantes avec l’environnement. Et du côté de celles et ceux qui ne sont pas des « spécialistes », cultiver un regard critique sur les innovations techniques et les progrès scientifiques qui s’accumulent sans répit.

Ziak.K pour Le Chiffon

Photo de Une : NeuroSpin, descente de l’aimant de la caverne. Capture d’écran tirée du document Projet Iseult, premières images de l’IRM pour l’humain le plus puissant au monde, CEA, octobre 2021. Crédits : Francis Rhodes – CEA.

Illustration : Colas.

Photo n°2 : Images du potimarron réalisé avec l’IRM Iseult. Capture d’écran tirée du document Projet Iseult, ibid. Crédits : CEA.

 

  1. « L’IRM la plus puissante du monde est née en France : ses premières images dévoilées », Audrey Parmentier, L’Express, 2 avril 2024.
  2. L’IRM le plus puissant du monde dévoile ses premières images », Les Echos, 2 avril 2024.
  3. « Iseult, l’IRM le plus puissant au monde, dévoile ses premières images en France », Boris Hallier, France Info, 2 avril 2024.
  4. « Première mondiale : le cerveau dévoilé comme jamais grâce à l’IRM le plus puissant au monde », CEA, Communiqué de presse, 2 avril 2024.
  5. Histoire de la révolution cognitive, Gardner, H., , Payot,1993.
  6. « La vie organique face à la mécanisation du vivant », Entretien avec Miguel Benasayag, Collectif malgré tout, 6 octobre 2018.

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