Le foncier agricole est un enjeu particulièrement pressant en Île-de-France : dans les cinq prochaines années, presque un-quart de la surface agricole utile (SAU) régionale doit changer de mains. En cause : un départ en retraite massif (45 %) des agriculteurs de plus de 60 ans qui exploitent pour l’instant 24 % des terres agricoles (135 000 hectares, soit près de treize fois la superficie de Paris !).
Loin de libérer des surfaces pour de jeunes agriculteurs, ces terres risquent de s’agglomérer aux très grandes parcelles déjà existantes, suivant une tendance à la concentration particulièrement visible en Île-de-France, où les immenses fermes sont les seules à avoir progressé en nombre entre 2010 et 2020 (+11 %1).
Qui dit superficies agricoles plus grandes, dit en effet également besoins d’investissements plus importants (bâtiments, machines agricoles, etc). À de telles échelles, le portage des capitaux par une simple famille n’est plus suffisant, d’autant que depuis la crise financière de 2008, les banques ont opéré des restrictions sur le niveau d’endettement des agriculteurs. Ce qui explique que de nouvelles formes juridiques aient vu le jour.
Les fermes relèvent aujourd’hui de cinq principaux régimes juridiques : le Groupement agricole d’exploitation
en commun (Gaec) est conçu à l’origine pour permettre l’exercice en commun de l’agriculture dans des conditions comparables à celles des exploitations de caractère familial. Encore majoritairement familiale, l’Entreprise agricole à responsabilité limitée (EARL) permet quant à elle d’ouvrir la participation à des personnes physiques extérieures pouvant détenir jusqu’à 50 % du capital de la ferme.
En revanche, les Sociétés anonymes (SA), les Sociétés civiles d’exploitation agricole (SCEA), les Sociétés à responsabilité limitée (SARL) autorisent la détention du capital par tout type de personne, physique ou morale, participant aux travaux agricoles ou non. Dans les SA et les SCEA, il se peut même qu’aucun associé ne soit agriculteur, et que seuls des salariés ou des entreprises prestataires y réalisent les travaux agricoles.
Des formes complexes de holdings2 voient aussi le jour. Leur fonctionnement est compartimenté entre différentes activités de production, de commercialisation, de services, etc. Il devient alors difficile de savoir si une part sociétaire revendue correspond à du foncier ou simplement à de l’agricole, de savoir qui la détient, et qui est responsable. Pour Gaspard Manesse, porte-parole de la Confédération Paysanne Île-de-France, « ce sont, par essence, des montages complexes qui sont un peu occultes », rendant difficile l’identification des rachats effectués dans la région. On saura seulement que « ces sociétés sont très en vogue pour la construction de bassines ou de méthaniseurs, car ce sont des chantiers qui nécessitent d’assez gros capitaux », précise-t-il.
Gaspard Manesse relève aussi que ces formes sociétaires ont de plus en plus recours aux Entreprises de travaux agricoles (ETA) : « Nous nous retrouvons avec des sociétés (qui détiennent les capitaux) qui traitent avec d’autres sociétés (prestataires de services agricoles). C’est-à-dire qu’on peut avoir un propriétaire qui a le statut d’agriculteur sans jamais mettre les pieds dans le champs. »
Pour les chercheurs Geneviève Nguyen et François Purseigle, la terre n’est plus qu’un investissement parmi d’autres3. Et Gaspard Manesse d’analyser : « Le problème des sociétés sur le rachat des terres est qu’elles arrivent à contourner les règles en rachetant peu à peu des parts sociales, ce qui ne sera pas signalé et pris en compte par les protections légales, au travers des Safer par exemple ». Pourtant, l’achat de terres agricoles est réglementé sur le territoire national.
Issues des lois françaises d’orientation agricole de 1960 et 1962, les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) sont des sociétés à but non lucratif, sous la double tutelle des ministères de l’Agriculture et des Finances, ayant pour but de réguler le marché des terres et de contrôler l’accès à la propriété et à l’exploitation agricole.Elles peuvent intervenir directement sur le marché soit comme intermédiaires de vente, soit pour préempter. Dans ce cas elles se portent acquéreurs prioritaires afin d’attribuer la terre à un projet qui remplit l’un des objectifs fixés par la loi : favoriser l’installation agricole, consolider les fermes, lutter contre la spéculation foncière, protéger l’environnement, maintenir une ferme en bio ou préserver des espaces agricoles périurbains, etc.
« On peut avoir un propriétaire qui a le statut d’agriculteur sans jamais mettre les pieds dans le champs »
Pour limiter la spéculation, une Safer peut également corriger à la baisse le prix de vente d’une ferme si elle juge celui-ci sur évalué. Jusqu’ici, tout va bien. Mais, en 2017, l’État a coupé les aides allouées aux Safer, compromettant leur capacité à constituer une réserve de foncier dans le cadre de la préemption. Elles sont donc aujourd’hui financées à 90 % par les commissions qu’elles touchent sur les ventes de terres, ce qui les incitent à ne plus réguler la hausse des prix de rachat, puisque leurs commissions augmentent avec le prix de vente. Les Safer se retrouvent en contradiction avec l’une de leurs missions d’origines : lutter contre la spéculation.
Seules 20 % des transactions foncières peuvent en théorie faire l’objet d’un contrôle de la Safer. Mais en 2021, la Safer Île-de-France n’a pu préempter que 7,5 % de l’ensemble des transactions de la Région. Pourquoi ? Parce que son droit de préemption est invalidé dans plusieurs cas : face à un agriculteur exploitant en fermage4 – forcément prioritaire en cas de vente –, dans le cadre d’une transmission familiale remontant jusqu’au sixième degré de parenté, ou encore dans le cas d’un transfert de parts, si moins de 100 % des parts sociales sont transmises5 .
Face à cette situation, la lame émoussée de la Safer nécessitait un ré-affûtage. Entrée en vigueur le 2 avril 2023, la loi dite « Sempastous6 » permet aux Safer d’intervenir dès lors qu’une société vend plus de 40 % de ses parts et qu’un rachat apporte la garantie que les terres acquises sont maintenues en usage, ou gardent leur vocation agricole.
Les parlementaires n’ont pas attendu pour fragiliser la mesure en exemptant de ce contrôle les cessions à l’intérieur des couples, familles, et entre associés de longue date.
Enfin, la Safer ne peut intervenir que si la surface totale détenue après l’acquisition de parts de la société dépasse un seuil « d’agrandissement significatif » fixé en hectares par le préfet de région, et compris entre 1,5 fois et 3 fois la surface agricole utile moyenne régionale. En clair, la Safer Île-de-France ne peut intervenir que sur des exploitations qui dépasseraient 342 hectares. Autant dire qu’avec un tel plafond, beaucoup d’opérations continueront à lui passer sous le nez.
William Loveluck, chargé de recherche et d’analyse pour la Fédération Terre de Liens, met en doute l’efficacité de cette réforme : « Qu’est-ce qui nous garantit que derrière une part il n’y ait que du foncier ? Ça peut tout aussi bien être du bâti ou des moyens en industrie ! Le Sénat a d’ailleurs bien détricoté Sempastous. Trop de cas sont encore non soumis à la demande d’autorisation de transferts de parts et la difficulté d’instruction des dossiers quand l’administration n’a pas accès à toutes les données rend le travail de contrôle impossible ». La loi devrait être réévaluée en 2025.
« On ne maintient pas d’agriculture aux abords d’une métropole de 12 millions d’habitants sans un contrôle drastique des prix »
En parallèle, des concertations ont lieu pour redéfinir le pacte et la loi d’orientation et d’avenir agricoles (PLOAA) qui visent à poser les grandes orientations de la politique agricole du pays. L’un des participants à ces concertations, qui souhaite conserver l’anonymat, juge que : « L’ébauche des trois sénateurs qui ont fait la proposition de loi agricole est affligeante de manque de vision sur ce point de l’accaparement sociétaire. Eux ce qu’ils veulent c’est « la relance de la productivité de la ferme France » au service de la compétitivité. En termes d’écologie véritable, c’est le néant ! On a de quoi être ultra pessimiste. »
La fragilité du système juridique d’encadrement de la propriété du foncier agricole est pointé du doigt. En témoignent les deux missions d’information parlementaires relatives au foncier agricole (2018) et aux baux ruraux (2020) qui se penchent sur ces questions. « Après l’artificialisation des terres par des projets de construction divers, l’accaparement sociétaire est le gros problème dans l’accaparement du foncier agricole », soulignait Gaspard Manesse.
Lutter contre l’artificialisation des terres agricoles reste une des missions prioritaires de la Safer. La Safer d’Île-de-France, intervient majoritairement sur des petites parcelles, pour empêcher leur artificialisation déguisée. Sur le terrain, elle a pour principale mission de devoir lutter contre le phénomène de mitage (construction illégale, stationnement non autorisé dit caravanage, coupe de bois, décharge), de cabanisation (construction sans permis et avec des moyens de fortune d’habitations permanentes ou provisoires) ou encore de périurbanisation (le processus d’extension des agglomérations urbaines, dans leurs périphéries, entraînant une transformation des espaces agricoles).
Selon Pierre Missioux, directeur général délégué de la Safer Île-deFrance, la société aurait reçu en 2022 plus de 9 000 déclarations d’intention de vente chez notaire, pour 6 500 hectares. Sur ces 6 500 hectares, elle n’en aurait préempté que 300, dont 270 en raison du mitage. La surface de ces préemptions excède rarement 2–3 hectares, un volume dérisoire7 .
Entre 2010 et 2020, la région aurait vu l’artificialisation de 805 hectares de terre en moyenne par an. La moyenne du prix à l’hectare est de 8 000 euros pour la terre agricole, soit 1,25 €/m 2 , alors qu’un terrain viabilisé et rendu constructible se négocie en moyenne à 300 €/m2.. Une multiplication par 240, donc. Pierre Missioux est formel à ce sujet : « On ne maintient pas d’agriculture aux abords d’une métropole de 12 millions d’habitants sans un contrôle drastique des prix ». C’est tout l’inverse qui se produit.
Pierre Boulanger, Gary Libot, et Coline Merlo, journalistes pour Le Chiffon
Dessins : Nolwenn Auneau.
La France doit entrer dans une « nouvelle révolution de l’alimentation saine, durable et traçable ». Ce sont les mots d’Emmanuel Macron. À l’Élysée, le 12 octobre 2021, devant un parterre de quelques 200 chefs d’entreprises et d’étudiants, le président de la République annonce que sur les 34 milliards d’euros du plan « France 2030 », il en consacrera deux à des innovations dites de « rupture » dans l’agriculture. Selon lui, il faut « investir dans trois révolutions qui vont en quelque sorte être la suite de la révolution mécanique et chimique qu’on a connue : le numérique, la robotique, la génétique ».
Or, ce plan révolutionnaire était visiblement déjà en marche. Quelques semaines plus tôt, BFM Business annonçait l’ouverture d’Hectar, « Le plus grand campus agricole du monde », piloté par le milliardaire Xavier Niel, et Audrey Bourolleau, ex-conseillère de Macron aux questions agricoles.
Installé dans le parc naturel régional de la Haute Vallée de Chevreuse dans la commune de Lévis-Saint-Nom sur plus de 600 hectares, Hectar est à la fois un organisme de formation privé, une exploitation agricole, un centre de séminaires, une ferme laitière, un espace de co-working et un accélérateur de start-up. La chambre d’agriculture, la Fédération Régionale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FRSEA) et les Jeunes Agriculteurs d’Île-de-France s’interrogent sur « la finalité idéologique du projet » et titrent dans un communiqué de presse du 3 mars 2021: « Avec “Hectar”, on n’a pas tout compris! » Curieusement, nous non plus. C’est pourquoi deux petits rats du Chiffon ont décidé de mettre leur nez dans cette affaire.
Quelles sont exactement les formations délivrées par ce « campus » ? Au menu est proposé « Agritech IA », un programme en intelligence artificielle proposé par l’École 42, ou encore « Bootcamp Get Into Farming1» , formation gratuite de seulement cinq semaines dispensée par Inco à destination de personnes « éloignées de l’emploi. » Le profil des intervenants détaillé sur le site ne semble pas s’adresser à de futurs agriculteurs : « Formateur.rice en développement personnel, coach en insertion professionnelle, experts métiers agricoles ». En épluchant le programme, on tombe sur des formules de ce type « Mardi: Travail en autonomie — groupe: réaliser un herbier ». Ce « bootcamp » (dont 100h, sur les 150 annoncées, correspondent à du travail personnel) a reçu une subvention de 200 000€ du Conseil Régional d’Île-de-France. La seule formation réellement délivrée par Hectar et qui bénéficie des fonds de la formation professionnelle porte le sobriquet de « Hectar Tremplin ». Elle dure 5 semaines dont seulement 2 jours sur place (sur 108h, 41h de travail à réaliser en autonomie) et contrairement à la gratuité annoncée dans les médias, celle-ci coûte la modique somme de 2 500 €.
Et ce n’est pas tout. En analysant la base de données des organismes de formations, nous découvrons qu’Hectar fait partie des 0.008% établissements qui déclarent plus de formateurs que de stagiaires, avec 56 formateurs pour 42 stagiaires. Pour couronner le tout, l’ensemble de ces cursus ne délivrent ni diplôme, ni formation qualifiante. Le campus d’Hectar serait-il une coquille vide ? Si l’objectif annoncé officiellement est d’attirer massivement vers la filière en formant 2 000 jeunes par an, nous sommes loin du compte.
Hectar se serait-il servi de l’étiquette d’école pour implanter son activité principale : l’incubation de start-up ? Le directeur d’Hectar n’est autre que Francis Nappez, le cofondateur de Blablacar, rien d’anecdotique à cela. Appuyé par l’Écoledes Hautes Études Commerciales (HEC), l’accélérateur d’HEC-tar a déjà incubé 26 start-up et projette d’en accompagner 80 pour les deux prochaines années. Sur LinkedIn, l’une d’elles présente son activité ainsi : « RGX met l’intelligence artificielle au service des viticulteurs grâce à des caméras intelligentes embarquées sur agroéquipement ». Les start-up bénéficient d’un suivi de 18 mois mais le véritable intérêt est l’accès au réseau qui s’ouvre à elles.
Lors d’une visite surprise à Hectar, nous avons rencontré Karim, élève de l’école 42 qui nous explique qu’ici, il : «Programme un nouvel outil qui, à l’aide de caméras, offre la possibilité à l’éleveur de détecter à distance des comportements anormaux chez les vaches ». À partir de bases de données établissant le comportement standard des vaches, Karim cherche à créer un algorithme d’intelligence artificielle capable de repérer des comportements « dysfonctionnels » et d’en alerter l’éleveur via une application reliée à son smartphone. Une multiplication de caméras qu’il faudra bien alimenter en énergie. Pour cela, Karim planche sur l’installation de panneaux photovoltaïques dans les prés.
L’émergence d’une « Business School agricole » dans un contexte de baisse drastique des moyens de l’enseignement agricole, a soulevé des réactions très critiques, notamment de la part des syndicats du secteur. « La situation est telle que pour ouvrir une nouvelle filière dans un établissement, il faut en fermer une autre », peut-on lire dans un rapport du Sénat sur le Projet de loi de finances pour 2021. Dans le cadre dela mission Enseignement agricole : l’urgence d’une transition agro-politique, la vice-présidente du Sénat conclut, à propos d’Hectar : « Les carences du pilotage stratégique de l’État ont ouvert un espace à d’autres acteurs de formation ». La naissance d’Hectar relèverait donc de l’articulation entre casse de l’enseignement agricole (privé comme public) et dérégulation de la formation professionnelle 2. Il serait en effet naïf de penser que la création d’Hectar est décorrélée de cette situation plus que favorable à la formation professionnelle privée, quand on sait que Bourolleau a coordonné le groupe agriculture et alimentation de la campagne LREM 2022 et élaboré les orientations du programme agricole du nouveau quinquennat.
Le rapport du Sénat mentionne également que la mission d’information a souhaité auditionner A. Bourolleau sur son établissement mais que celle-ci a refusé à plusieurs reprises de s’exprimer devant les sénateurs, préférant manifestement déployer, selon leurs termes, une « communication idéalisée » et « maîtrisée dans certains médias ». Revenons sur les faits : Audrey Bourolleau a bien conscience que s’insérer dans un contexte agricole francilien sous tension n’est pas une mince opération. Les terres du bassin parisien sont autant fertiles que prisées et la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA) est un acteur puissant qu’il ne faut pas se mettre à dos. Son profil de femme proche des sphères du pouvoir et des milieux d’affaires n’a rien pour plaire aux agriculteurs historiques. La Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural (Safer) finit pourtant par lui octroyer le domaine sous la pression de la maire du village, Anne Grignon, et de Jean-Noël Barrot, député LREM des Yvelines promu depuis3: « Nous sommes même allés jusqu’à l’Élysée pour attirer l’attention des plus hautes sphères de l’État sur le sujet ».
Au total, le binôme Niel/Bourolleau a investi 23,5 millions d’euros pour racheter le domaine et lancer Hectar. Pour légitimer cet entrisme et s’intégrer au sérail, Bourolleau doit stratégiquement se présenter comme cheffe d’exploitation ; ce qu’elle ne manque pas de faire avec sa ferme laitière en éco-pâturage : vitrine verte très présente dans sa communication. De son côté, entre Station F, École 42, Hectar et ses liens privilégiés avec HEC, l’homme d’affaire Xavier Niel assoit son empire sur les futures licornes de la « tech » tout en mettant la main sur les juteuses données de l’agriculture. Son ambition s’était déjà portée sur la distribution en rachetant Gamm Vert et Jardiland au groupe InVivo début 2021 ; Hectar permet à Niel de déployer un véritable monopole dans le secteur de l’alimentation.
Si l’urgence est de répondre au départ à la retraite de 160 000 agriculteurs d’ici 5 à 10 ans, ce qu’Hectar promeut ne sera jamais à la hauteur de la relève attendue. Afin de mieux comprendre cette situation critique, un petit retour sur l’histoire de notre agriculture s’impose.
La France ne compte plus que 400 000 exploitations agricoles. Nous sommes passés de 70% de la population agricole
active totale en 1789 à 1,5% en 2019. La Première Guerre mondiale ayant fauché une grande partie de la force de travail paysanne, les industries de guerre, par effet d’aubaine, se reconvertissent dans la production de machines agricoles pour pallier le manque de main d’œuvre et produire massivement afin de nourrir en urgence la population encore sous rationnement au lendemain du conflit. En moins de trois ans, la France par- vient à produire suffisamment pour nourrir sa population et poursuit tout de même l’industrialisation.
On passe de 120 000 tracteurs en 1950, à 950 000 en 1963. Afin de faciliter le travail des machines, les gouvernements successifs imposent le remembrement des terres malgré la résistance de nombreux paysans. Les haies et bocages sont abattus et l’usage des engrais et pesticides se répand massivement pour soutenir un modèle de mono-culture intensive. La complexité des machines agricoles entraîne une perte de compétences, de qualifications artisanales et de lien sensible à la terre.
« L’arrivée de la machine conditionne tellement d’aspects du système productif des fermes que son retrait n’est plus même envisageable ».
Si 80% des fermes du pays faisaient moins de 20 hectares en 1960, la moyenne est aujourd’hui de 70 hectares.
Désormais, des fonds d’investissement et des grands groupes se retrouvent à la tête de fermes usines de plusieurs milliers d’hectares. L’agriculteur est enserré dans de multiples relations avec les entre- prises d’amont et d’aval : semenciers, fournisseurs d’engrais, distributeurs, etc. L’accès aux marchés devient le problème majeur des agriculteurs et ne leur reste bien souvent que la fonction de production, dont les marges sont faibles.
Dès lors, on achète des machines à crédit ce qui oblige à produire plus, donc à s’agrandir et s’endetter à nouveau en achetant des machines plus puissantes encore. Cette boucle infernale conduit certains agriculteurs au suicide4. L’arrivée de la machine conditionne tellement d’aspects du système productif des fermes que son retrait n’est plus même envisageable. C’est ce qu’on appelle un verrou socio-technique. Là où les hommes disparaissent, la machine s’impose inéluctablement ; à moins que ce ne soit la machine qui ne fasse disparaître les hommes ? Demain, en structurant les filières, la robotique et l’intelligence artificielle se rendront à leur tour incontournables.
« La tech est clairement une alternative écologique au monde agricole d’aujourd’hui », avance Christophe Hillairet,
président de la Chambre d’agriculture de la Région Île-de-France. Mais d’où vient cet engouement pour le numérique à l’endroit de l’écologie ? C’est que le monde politique et financier croit en un possible « découplage » entre croissance économique et consommation de ressources et d’énergies. La « transition numérique » est considérée comme le principal levier de cet hypothétique découplage et donc comme la seule solution au « problème » écologique. En 2021, une note de l’Agence Européenne pour l’Environnement conclut pourtant : « À l’échelle mondiale, la croissance n’a pas été découplée de la consommation de ressources et des pressions environnementales, et il est très peu probable qu’elle le devienne5». La note recommande même de s’inspirer d’alternatives comme la décroissance et, avec un brin de provocation, du modèle Amish.
Pourquoi un tel aveuglement collectif ? Historiquement, la quantification de l’impact socio-écologique du numérique a été opportunément restreinte6 : les effets rebonds7 et autres changements de comportements n’ont pas toujours été considérés alors qu’ils sont très conséquents et entrainent une consommation toujours plus effrénée de matières premières. En 2021, dans un rapport alarmant, l’as- sociation Systex composée majoritairement d’ingénieurs géologues et miniers, conclut : « L’industrie minière se caractérise par un modèle intrinsèquement insoutenable. Dans un contexte de diminution des teneurs et de raréfaction des gisements facilement exploitables, ce modèle sera nécessairement à l’origine d’une augmentation exponentielle de la consommation d’eau et d’énergie, ainsi que des impacts environnementaux et sociaux».
Concrètement, la finalité réelle de la numérisation est-elle vraiment l’écologisation (processus de prise en compte de l’écologie) dans l’agriculture ? Dans sa thèse, la sociologue Jeanne Oui met en lumière la subordination de l’écologisation numérique aux objectifs productivistes : « Les nouvelles données servent davantage à optimiser les processus de production [économique] qu’à garantir la protection des écosystèmes [biologiques]. » Ce mécanisme convertit l’écologisation en opportunité commerciale, ouvrant un nouveau marché pour les entreprises de services numériques. Le numérique est finalement un relais, sinon LE relais de croissance contemporain, indispensable au capitalisme dans sa course à l’accumulation.
Or, assurée de soutiens politiques et médiatiques, la stratégie de séduction de Bourolleau est de déployer une vision entrepreneuriale en prétendant sauver l’agriculture française. Hectar n’hésite pas à se présenter comme un acteur de rupture sans pour autant remettre en cause le système agro-industriel responsable de 19% des émissions françaises de Gaz à effet de serre (GES), et qui fait de la France le 3e consommateur mondial de pesticides. Porté par le capital et le gouvernement, ce nouveau modèle agricole s’évertue à supplanter le récit agroéco- logique défendu par une base citoyenne tout en s’appropriant ses éléments de langage.
Le sociologue Christopher Miles analyse les stratégies rhétoriques et discursives visant à faire passer « l’agriculture de précision » pour une transformation révolutionnaire : « Moins qu’une révolution, c’est une évolution pour consolider et intensifier le système agricole conventionnel responsable de la plupart des problèmes sociaux et environnementaux que l’agriculture de précision est censée résoudre8».
Sur le site internet d’Hectar, on passe de « séminaires au vert » à des « animations conviviales de team-building (simulateurs de tracteurs) » dans un mélange d’anglicismes hérités du management anglo-saxon et des bancs d’HEC. Et lorsque Bourolleau assimile sans complexe agriculture robotique et agroécologie, nous ne pouvons nous empêcher d’y sentir une formule éco-blanchissante (greenwashing). Le rapprochement est incongru, mais la langue managériale a cette capacité désarmante de renverser le sens des énoncés.
Dans Reprendre la Terre aux Machines, l’Atelier Paysan alerte sur l’absence actuelle de mouvement populaire pour une démocratie alimentaire. Les alternatives paysannes ne suffiront pas face à la puissance de frappe de l’agro-business dont Hectar est la figure de proue dans la région. Comment s’opposer à un monde productiviste lorsque l’imaginaire est d’ores et déjà colonisé par des satellites et des drones qui analysent nos sols, ou encore par des colliers numériques connectés pour vaches ?
Peut-être qu’Aurélien Berlan a raison lorsque, dans Terre et Liberté9, il analyse que la définition occidentale de la liberté s’est basée sur la délivrance des nécessités de la vie quotidienne dont la production de nourriture était le socle. Notre émancipation s’est reposée et repose encore sur le transfert de ces tâches à des classes sociales plus vulnérables ou à des prolétaires d’autres pays. Croyant trouver dans les machines une solution à cette domination sociale, notre fuite en avant technologique nous mène à l’exploitation généralisée du vivant et nous conduit dans l’impasse.
Au Rojava ou encore au Chiapas, cette idée d’une société du confort est politiquement combattue dans des mouvements contemporains qui construisent leur organisation post-capitaliste sur la subsistance et donc sur la nécessaire réappropriation des communs. Nous pourrions peut-être nous inspirer de ces mouvements pour refuser à notre tour l’exploitation des écosystèmes humains et non-humains et réaffirmer collectivement le droit des peuples à définir leurs propres politiques alimentaires.
Marcelle et Pierre Boulanger, journaliste pour Le Chiffon
Photo de Une — Capture d’écran du site internet du campus Hectar.
Photo 2 — La start-up anglaise, Muddy Machines et sa “collecteuse d’asperge”. Cas typique d’innovation technologique récente dans le secteur agricole. Capture d’écran de leur site internet.
Dessin — Boug.