Le fonci­er agri­cole est un enjeu par­ti­c­ulière­ment pres­sant en Île-de-France : dans les cinq prochaines années, presque un-quart de la sur­face agri­cole utile (SAU) régionale doit chang­er de mains. En cause : un départ en retraite mas­sif (45 %) des agricul­teurs de plus de 60 ans qui exploitent pour l’instant 24 % des ter­res agri­coles (135 000 hectares, soit près de treize fois la super­fi­cie de Paris !).

Loin de libér­er des sur­faces pour de jeunes agricul­teurs, ces ter­res risquent de s’ag­glomér­er aux très grandes par­celles déjà exis­tantes, suiv­ant une ten­dance à la con­cen­tra­tion par­ti­c­ulière­ment vis­i­ble en Île-de-France, où les immenses fer­mes sont les seules à avoir pro­gressé en nom­bre entre 2010 et 2020 (+11 %1).

Qui dit super­fi­cies agri­coles plus grandes, dit en effet égale­ment besoins d’in­vestisse­ments plus impor­tants (bâti­ments, machines agri­coles, etc). À de telles échelles, le portage des cap­i­taux par une sim­ple famille n’est plus suff­isant, d’au­tant que depuis la crise finan­cière de 2008, les ban­ques ont opéré des restric­tions sur le niveau d’en­det­te­ment des agricul­teurs. Ce qui explique que de nou­velles formes juridiques aient vu le jour.

Le foncier agricole : un seul sol, cinq façons de le posséder

Les fer­mes relèvent aujourd’hui de cinq prin­ci­paux régimes juridiques : le Groupe­ment agri­cole d’exploitation
en com­mun (Gaec) est conçu à l’o­rig­ine pour per­me­t­tre l’ex­er­ci­ce en com­mun de l’a­gri­cul­ture dans des con­di­tions com­pa­ra­bles à celles des exploita­tions de car­ac­tère famil­ial. Encore majori­taire­ment famil­iale, l’Entre­prise agri­cole à respon­s­abil­ité lim­itée (EARL) per­met quant à elle d’ou­vrir la par­tic­i­pa­tion à des per­son­nes physiques extérieures pou­vant détenir jusqu’à 50 % du cap­i­tal de la ferme.

En revanche, les Sociétés anonymes (SA), les Sociétés civiles d’exploitation agri­cole (SCEA), les Sociétés à respon­s­abil­ité lim­itée (SARL) autorisent la déten­tion du cap­i­tal par tout type de per­son­ne, physique ou morale, par­tic­i­pant aux travaux agri­coles ou non. Dans les SA et les SCEA, il se peut même qu’au­cun asso­cié ne soit agricul­teur, et que seuls des salariés ou des entre­pris­es prestataires y réalisent les travaux agricoles.

Des formes com­plex­es de hold­ings2 voient aus­si le jour. Leur fonc­tion­nement est com­par­ti­men­té entre dif­férentes activ­ités de pro­duc­tion, de com­mer­cial­i­sa­tion, de ser­vices, etc. Il devient alors dif­fi­cile de savoir si une part socié­taire reven­due cor­re­spond à du fonci­er ou sim­ple­ment à de l’a­gri­cole, de savoir qui la détient, et qui est respon­s­able. Pour Gas­pard Manesse, porte-parole de la Con­fédéra­tion Paysanne Île-de-France, « ce sont, par essence, des mon­tages com­plex­es qui sont un peu occultes », ren­dant dif­fi­cile l’identification des rachats effec­tués dans la région. On saura seule­ment que « ces sociétés sont très en vogue pour la con­struc­tion de bassines ou de méthaniseurs, car ce sont des chantiers qui néces­si­tent d’assez gros cap­i­taux », précise-t-il.

Gas­pard Manesse relève aus­si que ces formes socié­taires ont de plus en plus recours aux Entre­pris­es de travaux agri­coles (ETA) : « Nous nous retrou­vons avec des sociétés (qui déti­en­nent les cap­i­taux) qui trait­ent avec d’autres sociétés (prestataires de ser­vices agri­coles). C’est-à-dire qu’on peut avoir un pro­prié­taire qui a le statut d’agriculteur sans jamais met­tre les pieds dans le champs. »

Pour les chercheurs Geneviève Nguyen et François Pur­sei­gle, la terre n’est plus qu’un investisse­ment par­mi d’autres3. Et Gas­pard Manesse d’analyser : « Le prob­lème des sociétés sur le rachat des ter­res est qu’elles arrivent à con­tourn­er les règles en rachetant peu à peu des parts sociales, ce qui ne sera pas sig­nalé et pris en compte par les pro­tec­tions légales, au tra­vers des Safer par exem­ple ». Pour­tant, l’achat de ter­res agri­coles est régle­men­té sur le ter­ri­toire national.

Réguler la transmission des terres : à quoi servent les Safer?

Issues des lois français­es d’orientation agri­cole de 1960 et 1962, les Sociétés d’aménagement fonci­er et d’établissement rur­al (Safer) sont des sociétés à but non lucratif, sous la dou­ble tutelle des min­istères de l’Agriculture et des Finances, ayant pour but de réguler le marché des ter­res et de con­trôler l’accès à la pro­priété et à l’exploitation agricole.Elles peu­vent inter­venir directe­ment sur le marché soit comme inter­mé­di­aires de vente, soit pour préempter. Dans ce cas elles se por­tent acquéreurs pri­or­i­taires afin d’attribuer la terre à un pro­jet qui rem­plit l’un des objec­tifs fixés par la loi : favoris­er l’in­stal­la­tion agri­cole, con­solid­er les fer­mes, lut­ter con­tre la spécu­la­tion fon­cière, pro­téger l’environnement, main­tenir une ferme en bio ou préserv­er des espaces agri­coles péri­ur­bains, etc.

 

« On peut avoir un propriétaire qui a le statut d’agriculteur sans jamais mettre les pieds dans le champs »

Pour lim­iter la spécu­la­tion, une Safer peut égale­ment cor­riger à la baisse le prix de vente d’une ferme si elle juge celui-ci sur éval­ué. Jusqu’ici, tout va bien. Mais, en 2017, l’État a coupé les aides allouées aux Safer, com­pro­met­tant leur capac­ité à con­stituer une réserve de fonci­er dans le cadre de la préemp­tion. Elles sont donc aujourd’hui financées à 90 % par les com­mis­sions qu’elles touchent sur les ventes de ter­res, ce qui les inci­tent à ne plus réguler la hausse des prix de rachat, puisque leurs com­mis­sions aug­mentent avec le prix de vente. Les Safer se retrou­vent en con­tra­dic­tion avec l’une de leurs mis­sions d’o­rig­ines : lut­ter con­tre la spéculation.

 

Un détricotage qui interroge

Seules 20 % des trans­ac­tions fon­cières peu­vent en théorie faire l’objet d’un con­trôle de la Safer. Mais en 2021, la Safer Île-de-France n’a pu préempter que 7,5 % de l’ensem­ble des trans­ac­tions de la Région. Pourquoi ? Parce que son droit de préemp­tion est invalidé dans plusieurs cas : face à un agricul­teur exploitant en fer­mage4 – for­cé­ment pri­or­i­taire en cas de vente –, dans le cadre d’une trans­mis­sion famil­iale remon­tant jusqu’au six­ième degré de par­en­té, ou encore dans le cas d’un trans­fert de parts, si moins de 100 % des parts sociales sont trans­mis­es5 .

Face à cette sit­u­a­tion, la lame émoussée de la Safer néces­si­tait un ré-affû­tage. Entrée en vigueur le 2 avril 2023, la loi dite « Sem­pas­tous6 » per­met aux Safer d’in­ter­venir dès lors qu’une société vend plus de 40 % de ses parts et qu’un rachat apporte la garantie que les ter­res acquis­es sont main­tenues en usage, ou gar­dent leur voca­tion agricole.

Les par­lemen­taires n’ont pas atten­du pour frag­ilis­er la mesure en exemp­tant de ce con­trôle les ces­sions à l’intérieur des cou­ples, familles, et entre asso­ciés de longue date.

Enfin, la Safer ne peut inter­venir que si la sur­face totale détenue après l’acquisition de parts de la société dépasse un seuil « d’agrandissement sig­ni­fi­catif » fixé en hectares par le préfet de région, et com­pris entre 1,5 fois et 3 fois la sur­face agri­cole utile moyenne régionale. En clair, la Safer Île-de-France ne peut inter­venir que sur des exploita­tions qui dépasseraient 342 hectares. Autant dire qu’avec un tel pla­fond, beau­coup d’opéra­tions con­tin­ueront à lui pass­er sous le nez.

William Loveluck, chargé de recherche et d’analyse pour la Fédéra­tion Terre de Liens, met en doute l’ef­fi­cac­ité de cette réforme : « Qu’est-ce qui nous garan­tit que der­rière une part il n’y ait que du fonci­er ? Ça peut tout aus­si bien être du bâti ou des moyens en indus­trie ! Le Sénat a d’ailleurs bien détri­coté Sem­pas­tous. Trop de cas sont encore non soumis à la demande d’au­tori­sa­tion de trans­ferts de parts et la dif­fi­culté d’in­struc­tion des dossiers quand l’ad­min­is­tra­tion n’a pas accès à toutes les don­nées rend le tra­vail de con­trôle impos­si­ble ». La loi devrait être réé­val­uée en 2025.

 

« On ne maintient pas d’agriculture aux abords d’une métropole de 12 millions d’habitants sans un contrôle drastique des prix »

En par­al­lèle, des con­cer­ta­tions ont lieu pour redéfinir le pacte et la loi d’orientation et d’avenir agri­coles (PLOAA) qui visent à pos­er les grandes ori­en­ta­tions de la poli­tique agri­cole du pays. L’un des par­tic­i­pants à ces con­cer­ta­tions, qui souhaite con­serv­er l’anonymat, juge que : « L’ébauche des trois séna­teurs qui ont fait la propo­si­tion de loi agri­cole est affligeante de manque de vision sur ce point de l’accaparement socié­taire. Eux ce qu’ils veu­lent c’est « la relance de la pro­duc­tiv­ité de la ferme France » au ser­vice de la com­péti­tiv­ité. En ter­mes d’écologie véri­ta­ble, c’est le néant ! On a de quoi être ultra pes­simiste. »

La fragilité du sys­tème juridique d’en­cadrement de la pro­priété du fonci­er agri­cole est pointé du doigt. En témoignent les deux mis­sions d’information par­lemen­taires rel­a­tives au fonci­er agri­cole (2018) et aux baux ruraux (2020) qui se penchent sur ces ques­tions. « Après l’artificialisation des ter­res par des pro­jets de con­struc­tion divers, l’accaparement socié­taire est le gros prob­lème dans l’accaparement du fonci­er agri­cole », soulig­nait Gas­pard Manesse.

Artificialisation et hausse des prix du foncier agricole

Lut­ter con­tre l’artificialisation des ter­res agri­coles reste une des mis­sions pri­or­i­taires de la Safer. La Safer d’Île-de-France, inter­vient majori­taire­ment sur des petites par­celles, pour empêch­er leur arti­fi­cial­i­sa­tion déguisée. Sur le ter­rain, elle a pour prin­ci­pale mis­sion de devoir lut­ter con­tre le phénomène de mitage (con­struc­tion illé­gale, sta­tion­nement non autorisé dit car­a­van­age, coupe de bois, décharge), de caban­i­sa­tion (con­struc­tion sans per­mis et avec des moyens de for­tune d’habi­ta­tions per­ma­nentes ou pro­vi­soires) ou encore de péri­ur­ban­i­sa­tion (le proces­sus d’ex­ten­sion des aggloméra­tions urbaines, dans leurs périphéries, entraî­nant une trans­for­ma­tion des espaces agricoles).

Selon Pierre Mis­sioux, directeur général délégué de la Safer Île-deFrance, la société aurait reçu en 2022 plus de 9 000 déc­la­ra­tions d’in­ten­tion de vente chez notaire, pour 6 500 hectares. Sur ces 6 500 hectares, elle n’en aurait préemp­té que 300, dont 270 en rai­son du mitage. La sur­face de ces préemp­tions excède rarement 2–3 hectares, un vol­ume dérisoire7 .

Entre 2010 et 2020, la région aurait vu l’artificialisation de 805 hectares de terre en moyenne par an. La moyenne du prix à l’hectare est de 8 000 euros pour la terre agri­cole, soit 1,25 €/m 2 , alors qu’un ter­rain via­bil­isé et ren­du con­structible se négo­cie en moyenne à 300 €/m2.. Une mul­ti­pli­ca­tion par 240, donc. Pierre Mis­sioux est formel à ce sujet : « On ne main­tient pas d’a­gri­cul­ture aux abor­ds d’une métro­pole de 12 mil­lions d’habi­tants sans un con­trôle dras­tique des prix ». C’est tout l’inverse qui se produit.

Pierre Boulanger, Gary Libot, et Col­ine Mer­lo, jour­nal­istes pour Le Chif­fon
Dessins : Nol­wenn Auneau.

La France doit entr­er dans une « nou­velle révo­lu­tion de l’alimentation saine, durable et traçable ». Ce sont les mots d’Emmanuel Macron. À l’Élysée, le 12 octo­bre 2021, devant un parterre de quelques 200 chefs d’entreprises et d’étudiants, le prési­dent de la République annonce que sur les 34 mil­liards d’euros du plan « France 2030 », il en con­sacr­era deux à des inno­va­tions dites de « rup­ture » dans l’agriculture. Selon lui, il faut « inve­stir dans trois révo­lu­tions qui vont en quelque sorte être la suite de la révo­lu­tion mécanique et chim­ique qu’on a con­nue : le numérique, la robo­t­ique, la génétique ».

Or, ce plan révo­lu­tion­naire était vis­i­ble­ment déjà en marche. Quelques semaines plus tôt, BFM Busi­ness annonçait l’ouverture d’Hectar, « Le plus grand cam­pus agri­cole du monde », piloté par le mil­liar­daire Xavier Niel, et Audrey Bourol­leau, ex-con­seil­lère de Macron aux ques­tions agricoles.

Instal­lé dans le parc naturel région­al de la Haute Val­lée de Chevreuse dans la com­mune de Lévis-Saint-Nom sur plus de 600 hectares, Hec­tar est à la fois un organ­isme de for­ma­tion privé, une exploita­tion agri­cole, un cen­tre de sémi­naires, une ferme laitière, un espace de co-work­ing et un accéléra­teur de start-up. La cham­bre d’agriculture, la Fédéra­tion Régionale des Syn­di­cats d’Exploitants Agri­coles (FRSEA) et les Jeunes Agricul­teurs d’Île-de-France s’interrogent sur « la final­ité idéologique du pro­jet » et titrent dans un com­mu­niqué de presse du 3 mars 2021: « Avec  “Hec­tar”, on n’a pas tout com­pris! » Curieuse­ment, nous non plus. C’est pourquoi deux petits rats du Chif­fon ont décidé de met­tre leur nez dans cette affaire.

 

Drôles de formations…

Quelles sont exacte­ment les for­ma­tions délivrées par ce « cam­pus » ? Au menu est pro­posé « Agritech IA », un pro­gramme en intel­li­gence arti­fi­cielle pro­posé par l’École 42, ou encore « Boot­camp Get Into Farm­ing1» , for­ma­tion gra­tu­ite de seule­ment cinq semaines dis­pen­sée par Inco à des­ti­na­tion de per­son­nes « éloignées de l’emploi. » Le pro­fil des inter­venants détail­lé sur le site ne sem­ble pas s’adresser à de futurs agricul­teurs : « Formateur.rice en développe­ment per­son­nel, coach en inser­tion pro­fes­sion­nelle, experts métiers agri­coles ». En épluchant le pro­gramme, on tombe sur des for­mules de ce type « Mar­di: Tra­vail en autonomie — groupe: réalis­er un her­bier ». Ce « boot­camp » (dont 100h, sur les 150 annon­cées, cor­re­spon­dent à du tra­vail per­son­nel) a reçu une sub­ven­tion de 200 000€ du Con­seil Région­al d’Île-de-France. La seule for­ma­tion réelle­ment délivrée par Hec­tar et qui béné­fi­cie des fonds de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle porte le sobri­quet de « Hec­tar Trem­plin ». Elle dure 5 semaines dont seule­ment 2 jours sur place (sur 108h, 41h de tra­vail à réalis­er en autonomie) et con­traire­ment à la gra­tu­ité annon­cée dans les médias, celle-ci coûte la mod­ique somme de 2 500 €.

 

Et ce n’est pas tout. En analysant la base de don­nées des organ­ismes de for­ma­tions, nous décou­vrons qu’Hectar fait par­tie des 0.008% étab­lisse­ments qui déclar­ent plus de for­ma­teurs que de sta­giaires, avec 56 for­ma­teurs pour 42 sta­giaires. Pour couron­ner le tout, l’ensemble de ces cur­sus ne délivrent ni diplôme, ni for­ma­tion qual­i­fi­ante. Le cam­pus d’Hectar serait-il une coquille vide ? Si l’objectif annon­cé offi­cielle­ment est d’attirer mas­sive­ment vers la fil­ière en for­mant 2 000 jeunes par an, nous sommes loin du compte.

Hec­tar se serait-il servi de l’étiquette d’école pour implanter son activ­ité prin­ci­pale : l’incubation de start-up ? Le directeur d’Hectar n’est autre que Fran­cis Nappez, le cofon­da­teur de Blablacar, rien d’anecdotique à cela. Appuyé par l’Écoledes Hautes Études Com­mer­ciales (HEC), l’accélérateur d’HEC-tar a déjà incubé 26 start-up et pro­jette d’en accom­pa­g­n­er 80 pour les deux prochaines années. Sur LinkedIn, l’une d’elles présente son activ­ité ain­si : « RGX met l’intelligence arti­fi­cielle au ser­vice des vitic­ul­teurs grâce à des caméras intel­li­gentes embar­quées sur agroéquipement ». Les start-up béné­fi­cient d’un suivi de 18 mois mais le véri­ta­ble intérêt est l’accès au réseau qui s’ouvre à elles.

Des caméras dans les champs : le numérique a horreur du vide

 

Lors d’une vis­ite sur­prise à Hec­tar, nous avons ren­con­tré Karim, élève de l’école 42 qui nous explique qu’ici, il : «Pro­gramme un nou­v­el out­il qui, à l’aide de caméras, offre la pos­si­bil­ité à l’éleveur de détecter à dis­tance des com­porte­ments anor­maux chez les vach­es ». À par­tir de bases de don­nées étab­lis­sant le com­porte­ment stan­dard des vach­es, Karim cherche à créer un algo­rithme d’intelligence arti­fi­cielle capa­ble de repér­er des com­porte­ments « dys­fonc­tion­nels » et d’en alert­er l’éleveur via une appli­ca­tion reliée à son smart­phone. Une mul­ti­pli­ca­tion de caméras qu’il fau­dra bien ali­menter en énergie. Pour cela, Karim planche sur l’installation de pan­neaux pho­to­voltaïques dans les prés.

L’enseignement agricole, une stratégie défaillante de l’État ?

L’émergence d’une « Busi­ness School agri­cole » dans un con­texte de baisse dras­tique des moyens de l’enseignement agri­cole, a soulevé des réac­tions très cri­tiques, notam­ment de la part des syn­di­cats du secteur. « La sit­u­a­tion est telle que pour ouvrir une nou­velle fil­ière dans un étab­lisse­ment, il faut en fer­mer une autre », peut-on lire dans un rap­port du Sénat sur le Pro­jet de loi de finances pour 2021. Dans le cadre dela mis­sion Enseigne­ment agri­cole : l’urgence d’une tran­si­tion agro-poli­tique, la vice-prési­dente du Sénat con­clut, à pro­pos d’Hectar : « Les carences du pilotage stratégique de l’État ont ouvert un espace à d’autres acteurs de for­ma­tion ». La nais­sance d’Hectar relèverait donc de l’articulation entre casse de l’enseignement agri­cole (privé comme pub­lic) et dérégu­la­tion de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle 2. Il serait en effet naïf de penser que la créa­tion d’Hectar est décor­rélée de cette sit­u­a­tion plus que favor­able à la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle privée, quand on sait que Bourol­leau a coor­don­né le groupe agri­cul­ture et ali­men­ta­tion de la cam­pagne LREM 2022 et élaboré les ori­en­ta­tions du pro­gramme agri­cole du nou­veau quinquennat.

 

Hectar : le dessous des cartes

Le rap­port du Sénat men­tionne égale­ment que la mis­sion d’information a souhaité audi­tion­ner A. Bourol­leau sur son étab­lisse­ment mais que celle-ci a refusé à plusieurs repris­es de s’exprimer devant les séna­teurs, préférant man­i­feste­ment déploy­er, selon leurs ter­mes, une « com­mu­ni­ca­tion idéal­isée » et « maîtrisée dans cer­tains médias ». Revenons sur les faits : Audrey Bourol­leau a bien con­science que s’insérer dans un con­texte agri­cole fran­cilien sous ten­sion n’est pas une mince opéra­tion. Les ter­res du bassin parisien sont autant fer­tiles que prisées et la Fédéra­tion Nationale des Syn­di­cats d’Exploitants Agri­coles (FNSEA) est un acteur puis­sant qu’il ne faut pas se met­tre à dos. Son pro­fil de femme proche des sphères du pou­voir et des milieux d’affaires n’a rien pour plaire aux agricul­teurs his­toriques. La Société d’Aménagement Fonci­er et d’Établissement Rur­al (Safer) finit pour­tant par lui octroy­er le domaine sous la pres­sion de la maire du vil­lage, Anne Grignon, et de Jean-Noël Bar­rot, député LREM des Yve­lines pro­mu depuis3: « Nous sommes même allés jusqu’à l’Élysée pour attir­er l’attention des plus hautes sphères de l’État sur le sujet ».

Au total, le binôme Niel/Bourolleau a investi 23,5 mil­lions d’euros pour racheter le domaine et lancer Hec­tar. Pour légitimer cet entrisme et s’intégrer au sérail, Bourol­leau doit stratégique­ment se présen­ter comme cheffe d’exploitation ; ce qu’elle ne manque pas de faire avec sa ferme laitière en éco-pâturage : vit­rine verte très présente dans sa com­mu­ni­ca­tion. De son côté, entre Sta­tion F, École 42, Hec­tar et ses liens priv­ilégiés avec HEC, l’homme d’affaire Xavier Niel assoit son empire sur les futures licornes de la « tech » tout en met­tant la main sur les juteuses don­nées de l’agriculture. Son ambi­tion s’était déjà portée sur la dis­tri­b­u­tion en rachetant Gamm Vert et Jardi­land au groupe InVi­vo début 2021 ; Hec­tar per­met à Niel de déploy­er un véri­ta­ble mono­pole dans le secteur de l’alimentation.

Si l’urgence est de répon­dre au départ à la retraite de 160 000 agricul­teurs d’ici 5 à 10 ans, ce qu’Hectar promeut ne sera jamais à la hau­teur de la relève atten­due. Afin de mieux com­pren­dre cette sit­u­a­tion cri­tique, un petit retour sur l’histoire de notre agri­cul­ture s’impose.

 

Histoire d’un « ethnocide paysan

 

La France ne compte plus que 400 000 exploita­tions agri­coles. Nous sommes passés de 70% de la pop­u­la­tion agricole
active totale en 1789 à 1,5% en 2019. La Pre­mière Guerre mon­di­ale ayant fauché une grande par­tie de la force de tra­vail paysanne, les indus­tries de guerre, par effet d’aubaine, se recon­ver­tis­sent dans la pro­duc­tion de machines agri­coles pour pal­li­er le manque de main d’œuvre et pro­duire mas­sive­ment afin de nour­rir en urgence la pop­u­la­tion encore sous rationnement au lende­main du con­flit. En moins de trois ans, la France par- vient à pro­duire suff­isam­ment pour nour­rir sa pop­u­la­tion et pour­suit tout de même l’industrialisation.

On passe de 120 000 tracteurs en 1950, à 950 000 en 1963. Afin de faciliter le tra­vail des machines, les gou­verne­ments suc­ces­sifs imposent le remem­bre­ment des ter­res mal­gré la résis­tance de nom­breux paysans. Les haies et bocages sont abat­tus et l’usage des engrais et pes­ti­cides se répand mas­sive­ment pour soutenir un mod­èle de mono-cul­ture inten­sive. La com­plex­ité des machines agri­coles entraîne une perte de com­pé­tences, de qual­i­fi­ca­tions arti­sanales et de lien sen­si­ble à la terre.

« L’arrivée de la machine conditionne tellement d’aspects du système productif des fermes que son retrait n’est plus même envisageable ».

Si 80% des fer­mes du pays fai­saient moins de 20 hectares en 1960, la moyenne est aujourd’hui de 70 hectares.
Désor­mais, des fonds d’investissement et des grands groupes se retrou­vent à la tête de fer­mes usines de plusieurs mil­liers d’hectares. L’agriculteur est enser­ré dans de mul­ti­ples rela­tions avec les entre- pris­es d’amont et d’aval : semenciers, four­nisseurs d’engrais, dis­trib­u­teurs, etc. L’accès aux marchés devient le prob­lème majeur des agricul­teurs et ne leur reste bien sou­vent que la fonc­tion de pro­duc­tion, dont les marges sont faibles.

Dès lors, on achète des machines à crédit ce qui oblige à pro­duire plus, donc à s’agrandir et s’endetter à nou­veau en achetant des machines plus puis­santes encore. Cette boucle infer­nale con­duit cer­tains agricul­teurs au sui­cide4. L’arrivée de la machine con­di­tionne telle­ment d’aspects du sys­tème pro­duc­tif des fer­mes que son retrait n’est plus même envis­age­able. C’est ce qu’on appelle un ver­rou socio-tech­nique. Là où les hommes dis­parais­sent, la machine s’impose inéluctable­ment ; à moins que ce ne soit la machine qui ne fasse dis­paraître les hommes ? Demain, en struc­turant les fil­ières, la robo­t­ique et l’intelligence arti­fi­cielle se ren­dront à leur tour incontournables.

 

Que la transition écologique soit, et la transition numérique fut

« La tech est claire­ment une alter­na­tive écologique au monde agri­cole d’aujourd’hui », avance Christophe Hillairet,
prési­dent de la Cham­bre d’agriculture de la Région Île-de-France. Mais d’où vient cet engoue­ment pour le numérique à l’endroit de l’écologie ? C’est que le monde poli­tique et financier croit en un pos­si­ble « décou­plage » entre crois­sance économique et con­som­ma­tion de ressources et d’énergies. La « tran­si­tion numérique » est con­sid­érée comme le prin­ci­pal levi­er de cet hypothé­tique décou­plage et donc comme la seule solu­tion au « prob­lème » écologique. En 2021, une note de l’Agence Européenne pour l’Environnement con­clut pour­tant : « À l’échelle mon­di­ale, la crois­sance n’a pas été décou­plée de la con­som­ma­tion de ressources et des pres­sions envi­ron­nemen­tales, et il est très peu prob­a­ble qu’elle le devi­enne5». La note recom­mande même de s’inspirer d’alternatives comme la décrois­sance et, avec un brin de provo­ca­tion, du mod­èle Amish.

 

Pourquoi un tel aveu­gle­ment col­lec­tif ? His­torique­ment, la quan­tifi­ca­tion de l’impact socio-écologique du numérique a été oppor­tuné­ment restreinte6 : les effets rebonds7 et autres change­ments de com­porte­ments n’ont pas tou­jours été con­sid­érés alors qu’ils sont très con­séquents et entrainent une con­som­ma­tion tou­jours plus effrénée de matières pre­mières. En 2021, dans un rap­port alar­mant, l’as- soci­a­tion Sys­tex com­posée majori­taire­ment d’ingénieurs géo­logues et miniers, con­clut : « L’industrie minière se car­ac­térise par un mod­èle intrin­sèque­ment insouten­able. Dans un con­texte de diminu­tion des teneurs et de raré­fac­tion des gise­ments facile­ment exploita­bles, ce mod­èle sera néces­saire­ment à l’origine d’une aug­men­ta­tion expo­nen­tielle de la con­som­ma­tion d’eau et d’énergie, ain­si que des impacts envi­ron­nemen­taux et sociaux».

Con­crète­ment, la final­ité réelle de la numéri­sa­tion est-elle vrai­ment l’écologisation (proces­sus de prise en compte de l’écologie) dans l’agriculture ? Dans sa thèse, la soci­o­logue Jeanne Oui met en lumière la sub­or­di­na­tion de l’écologisation numérique aux objec­tifs pro­duc­tivistes : « Les nou­velles don­nées ser­vent davan­tage à opti­miser les proces­sus de pro­duc­tion [économique] qu’à garan­tir la pro­tec­tion des écosys­tèmes [biologiques]. » Ce mécan­isme con­ver­tit l’écologisation en oppor­tu­nité com­mer­ciale, ouvrant un nou­veau marché pour les entre­pris­es de ser­vices numériques. Le numérique est finale­ment un relais, sinon LE relais de crois­sance con­tem­po­rain, indis­pens­able au cap­i­tal­isme dans sa course à l’accumulation.

Langue de bois et enfumage

Or, assurée de sou­tiens poli­tiques et médi­a­tiques, la stratégie de séduc­tion de Bourol­leau est de déploy­er une vision entre­pre­neuri­ale en pré­ten­dant sauver l’agriculture française. Hec­tar n’hésite pas à se présen­ter comme un acteur de rup­ture sans pour autant remet­tre en cause le sys­tème agro-indus­triel respon­s­able de 19% des émis­sions français­es de Gaz à effet de serre (GES), et qui fait de la France le 3e con­som­ma­teur mon­di­al de pes­ti­cides. Porté par le cap­i­tal et le gou­verne­ment, ce nou­veau mod­èle agri­cole s’évertue à sup­planter le réc­it agroé­co- logique défendu par une base citoyenne tout en s’appropriant ses élé­ments de langage.

Le soci­o­logue Christo­pher Miles analyse les straté­gies rhé­toriques et dis­cur­sives visant à faire pass­er « l’agriculture de pré­ci­sion » pour une trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire : « Moins qu’une révo­lu­tion, c’est une évo­lu­tion pour con­solid­er et inten­si­fi­er le sys­tème agri­cole con­ven­tion­nel respon­s­able de la plu­part des prob­lèmes soci­aux et envi­ron­nemen­taux que l’agriculture de pré­ci­sion est cen­sée résoudre8».

Sur le site inter­net d’Hectar, on passe de « sémi­naires au vert » à des « ani­ma­tions con­viviales de team-build­ing (sim­u­la­teurs de tracteurs) » dans un mélange d’anglicismes hérités du man­age­ment anglo-sax­on et des bancs d’HEC. Et lorsque Bourol­leau assim­i­le sans com­plexe agri­cul­ture robo­t­ique et agroé­colo­gie, nous ne pou­vons nous empêch­er d’y sen­tir une for­mule éco-blan­chissante (green­wash­ing). Le rap­proche­ment est incon­gru, mais la langue man­agéri­ale a cette capac­ité désar­mante de ren­vers­er le sens des énoncés.

 

De la ferme à la firme

Dans Repren­dre la Terre aux Machines, l’Atelier Paysan alerte sur l’absence actuelle de mou­ve­ment pop­u­laire pour une démoc­ra­tie ali­men­taire. Les alter­na­tives paysannes ne suf­firont pas face à la puis­sance de frappe de l’agro-business dont Hec­tar est la fig­ure de proue dans la région. Com­ment s’opposer à un monde pro­duc­tiviste lorsque l’imaginaire est d’ores et déjà colonisé par des satel­lites et des drones qui analy­sent nos sols, ou encore par des col­liers numériques con­nec­tés pour vaches ?

Peut-être qu’Aurélien Berlan a rai­son lorsque, dans Terre et Lib­erté9, il analyse que la déf­i­ni­tion occi­den­tale de la lib­erté s’est basée sur la délivrance des néces­sités de la vie quo­ti­di­enne dont la pro­duc­tion de nour­ri­t­ure était le socle. Notre éman­ci­pa­tion s’est reposée et repose encore sur le trans­fert de ces tâch­es à des class­es sociales plus vul­nérables ou à des pro­lé­taires d’autres pays. Croy­ant trou­ver dans les machines une solu­tion à cette dom­i­na­tion sociale, notre fuite en avant tech­nologique nous mène à l’exploitation général­isée du vivant et nous con­duit dans l’impasse.

Au Roja­va ou encore au Chi­a­pas, cette idée d’une société du con­fort est poli­tique­ment com­bat­tue dans des mou­ve­ments con­tem­po­rains qui con­stru­isent leur organ­i­sa­tion post-cap­i­tal­iste sur la sub­sis­tance et donc sur la néces­saire réap­pro­pri­a­tion des com­muns. Nous pour­rions peut-être nous inspir­er de ces mou­ve­ments pour refuser à notre tour l’exploitation des écosys­tèmes humains et non-humains et réaf­firmer col­lec­tive­ment le droit des peu­ples à définir leurs pro­pres poli­tiques alimentaires.

Mar­celle et Pierre Boulanger, jour­nal­iste pour Le Chiffon

Pho­to de Une — Cap­ture d’écran du site inter­net du cam­pus Hectar.
Pho­to 2 —  La start-up anglaise, Mud­dy Machines et sa “col­lecteuse d’asperge”. Cas typ­ique d’in­no­va­tion tech­nologique récente dans le secteur agri­cole. Cap­ture d’écran de leur site internet.
Dessin — Boug.

 

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