Des champs de céréales à perte de vue, quelques haies, le tout tra­ver­sé par une seule route départe­men­tale. La vie est en sus­pens en ce début d’après-midi d’été, la canicule sur­plombe tout le reste. Il n’y a que quelques oiseaux qui osent encore faire enten­dre leur voix. Le plateau de Saclay, « pôle d’excellence » du Grand Paris, reste pour l’instant prin­ci­pale­ment une zone agri­cole. Pour arriv­er à Zaclay, on cir­cule entre d’énormes chantiers, avant d’arriver au CEA (Com­mis­sari­at de l’énergie atom­ique), l’un des fleu­rons du pôle sci­en­tifique de Saclay.

Zaclay, c’est une Zone à Défendre (ZAD, d’où la con­trac­tion de ZAD et Saclay en Zaclay) légale, exis­tante grâce à l’approbation des Ven­dames, agricul­teurs bio du plateau. Cette ZAD a été fondée en mai 2021 par un petit groupe d’opposant.es au pro­jet de Ligne 18 du métro Grand Paris Express, qui devrait voir la lumière en 2030. Ligne en rocade, tra­ver­sant la ban­lieue sud de Paris, le métro 18 devrait reli­er les « pôles » d’Orly (94), de Massy (91) et de Ver­sailles (78), tra­ver­sant les ter­res agri­coles du plateau. Une occu­pa­tion née de la ren­con­tre entre plusieurs activistes à Palaiseau (91).

Cette poignée d’écologistes a don­né lieu aux « assem­blées écologiques et sociales » en 2020. «Une pre­mière occu­pa­tion d’une semaine, nom­mée ‘Céréal Killer’, a été le prélude de Zaclay » racon­te Sophie* du col­lec­tif con­tre la ligne 18. Mais la lutte existe depuis beau­coup plus longtemps. Harm Smit, du Col­lec­tif OIN Saclay (COLOS) rap­pelle : « Les luttes con­tre l’urbanisation du plateau exis­tent depuis 1980, après les pre­miers pro­jets de béton­i­sa­tion ». COLOS s’est for­mé en 2006, comme groupe de tra­vail et de réflex­ion sur l’urbanisation du plateau. La ligne 18 du métro, con­tre laque­lle lut­tent les activistes, fait par­tie du vaste pro­jet de développe­ment de la métro­pole parisi­enne, axé surtout sur la créa­tion de nou­velles lignes de trans­port en com­mun : le Grand Paris Express (GPE).

À Zaclay, l’occupation se com­pose d’une poignée de cabanes « privées », où logent « env­i­ron une ving­taine de per­son­nes, selon les péri­odes » affirme Sophie : « c’est un lieu de vie et d’accueil prin­ci­pale­ment. On accueille des indi­vidus mais aus­si et surtout des col­lec­tifs, pour des réu­nions, des con­férences, des soirées. Dans deux jours, par exem­ple, il y aura une dis­cus­sion sur la ges­tion des déchets nucléaires ».

Depuis le début de l’occupation, le bilan de la lutte n’est pas réjouis­sant : le chantier du métro se pour­suit, et la répres­sion com­mence à frap­per les militant.es. Deux activistes d’Extinction Rebel­lion passeront en procès le 13 jan­vi­er 20231pour l’accrochage à une grue de chantier d’une ban­de­role con­tre la Ligne 18. En même temps, le maire de Vil­liers-le-Bâcle, Guil­laume Val­ois, men­ace de pour­suites légales les agricul­teurs hébergeant la ZAD, pour la con­struc­tion de bâti­ments d’habitation sans autori­sa­tion préal­able. Con­tac­té à ce sujet, le maire n’a pas voulu répon­dre à nos question.

« C’est le signe qu’on dérange » se réjouit Sophie : « Au moins, l’occupation aura servi à faire exis­ter médi­a­tique­ment la lutte con­tre la Ligne 18, que ce soit au niveau local, région­al ou nation­al. Après des années de luttes sur le plateau, on a pu rompre ce pla­fond de verre en recourant à cette tac­tique qui n’avait pas encore été util­isée ».

La Ligne 18, joyau du Grand Paris Express ?

Mais pourquoi autant de haine con­tre une ligne de métro ? Les écol­o­gistes ne seraient-iels pas devenu.es un peu zinzin à se préoc­cu­per d’une ligne qui tra­verse sim­ple­ment les champs sans les touch­er ? D’autant que les 2 500 hectares de ter­res agri­coles du plateau sont pro­tégés par le statut de Zone de Pro­tec­tion Naturelle, Agri­cole et Forestière (ZPNAF), insti­tué par la Loi du Grand Paris. Sur cette zone : « Aucun change­ment de mode d’oc­cu­pa­tion du sol […] ne peut inter­venir sans autori­sa­tion des min­istres chargés du développe­ment durable et de l’a­gri­cul­ture […] ». Une pro­tec­tion sur laque­lle les activistes sont unanime­ment dubitatif.ves.

Selon la Société du Grand Paris (SGP), étab­lisse­ment pub­lic chargé de con­cevoir le GPE, la jus­ti­fi­ca­tion des nou­velles lignes de métro est avant tout envi­ron­nemen­tale : « Le nou­veau métro con­tribue, par nature, au développe­ment durable et à la réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre », peut-on lire sur son site2. Le tout grâce à la propo­si­tion d’un mode de déplace­ment alter­natif à la voiture. Le développe­ment du trans­port en com­mun per­me­t­trait cette trans­for­ma­tion et la lim­i­ta­tion de l’étalement urbain3.

Les ter­res béton­nées ? Pas un prob­lème : comme dans tout grand pro­jet, une com­pen­sa­tion est pro­posée par la SGP4. Un argu­men­taire « vert » attaqué sur plusieurs plans. Selon les activistes, la perte en bio­di­ver­sité que la Ligne 18 con­stituerait pour le plateau ne serait pas com­pens­able. « Ces ter­res sont par­mi les plus fer­tiles d’Europe » s’insurge Sophie : « même plus que la plaine ukraini­enne. Nulle part tu peux recréer cet écosys­tème5 ». Il n’y aurait pas équiv­a­lence entre les ter­res du plateau et n’importe quelle autre terre de France, et même si c’était le cas, la repro­duc­tion de cet écosys­tème deman­derait plusieurs décennies.

Mais la crois­sance verte n’est pas la seule ambi­tion de ces 200 kilo­mètres de métro et de ces 68 nou­velles gares qui vont voir le jour d’ici 2030. « Colonne vertébrale » du pro­jet du Grand Paris, le GPE servi­rait à reli­er entre eux les 10 pôles « d’excellence », qui car­ac­téris­eraient la métro­pole du futur selon la com­mu­ni­ca­tion offi­cielle. Ain­si, le GPE : « rap­prochera les fran­ciliens de l’emploi, de l’enseignement, des équipements de san­té et des lieux cul­turels et de loisirs6 ». Le GPE réduirait, de cette façon, les iné­gal­ités ter­ri­to­ri­ales. Les nou­veaux axes de trans­port per­me­t­traient, pour la SGP et pour les com­man­di­taires du Grand Paris, l’intégration économique du ter­ri­toire mét­ro­pol­i­tain, son développe­ment et son ray­on­nement dans le monde, les rêves de grandeur étant un des piliers du pro­jet Grand Paris depuis ses orig­ines. Ain­si, deux à trois mil­lions de voyageurs utilis­eront chaque jour une ligne du Grand Paris Express pour aller à toute vitesse à leur ren­dez-vous. Voilà Paris enfin « ville monde7»!

Pour­tant, le développe­ment du plateau pour­rait ne pas être si linéaire que ça. Selon Harm Smit du COLOS : « Le pas­sage du métro favoris­era l’étalement urbain, parce que les gens vont prof­iter d’avoir un trans­port rapi­de pour aller habiter plus loin en ban­lieue. Il va aus­si fal­loir con­stru­ire des loge­ments et des ser­vices autour des gares. En plus, la ZPNAF est facile­ment déclass­able, ce qui laisse présager que de nou­velles gares avec quartiers annex­es vont voir le jour sur le plateau ».

En effet, le déclasse­ment des Jardins Ouvri­ers d’Aubervilliers8 pour per­me­t­tre leur béton­i­sa­tion, en 2020, est un précé­dent qui a mar­qué les esprits. D’autant que les autorités publiques9 esti­ment que la rentabil­ité du tronçon CEA – Ver­sailles est dépen­dante du développe­ment urbain des espaces tra­ver­sés. L’idée même de con­necter des pôles d’activités entre eux, si chère au pro­jet du Grand Paris, est remise en ques­tion par les urban­istes. Selon Jacque­line Lorthois, urban­iste spé­cial­isée en matière de liens entre tra­vail, emplois et ter­ri­toires, un tel mod­èle ne serait pas rentable et ne répondrait pas aux besoins réels de trans­ports10. En effet, les esti­ma­tions de traf­ic faites sur la ligne 18 à l’horizon 2030 prévoient au max­i­mum 6 000 per­son­nes à un instant t sur le tronçon ouest à l’heure de pointe11, beau­coup moins que les 40 000 per­son­nes que le métro pour­rait trans­porter. Un dimen­sion­nement qui ne se jus­ti­fierait alors que par la con­struc­tion de nou­veaux loge­ments sur le plateau.

Pour Harm Smit, la ligne 18 du métro favoris­era la créa­tion d’une « ville dis­so­ciée » : « Les gens qui habitent à un endroit n’y tra­vail­lent pas et celles qui y tra­vail­lent n’y habitent pas. C’est un grand gâchis de ressources et d’offres en trans­ports, alors qu’on pour­rait dévelop­per des zones cohérentes où les gens habitent et tra­vail­lent sur un même lieu ». C’est aus­si une énorme dépense publique, avec un coût de la Ligne 18 estimé à 4,5 mil­liards d’euros et les prix des chantiers du Grand Paris qui explosent (l’estimation ini­tiale, lors du débat pub­lic de 2010, du coût du GPE était de 19 mil­liards d’euros, révisée à 36 mil­liards cette année12). Pourquoi donc la ligne 18 sem­ble-t-elle si indis­pens­able au Grand Paris ?

Saclay : La Silicon Valley française

Une grande par­tie de l’argumentaire des défenseurs de la ligne 18 repose sur la recherche d’« excel­lence » du pôle uni­ver­si­taire Paris-Saclay, « véri­ta­ble levi­er au ser­vice de la dynamique du clus­ter13», qui rassem­ble nom­bre d’établissements supérieurs de recherche, de grandes écoles et d’universités. Le pro­jet de cam­pus urbain est « le plus grand pro­jet urbain européen actuelle­ment en con­struc­tion », et il devrait accueil­lir en 2025 20 000 chercheurs et enseignants, 30 000 étu­di­ants, 20 000 employés et env­i­ron 15 000 habi­tants14. Dans les ambi­tions des ini­ti­a­teurs du Grand Paris, Paris-Saclay doit devenir la « Sil­i­con Val­ley » française.

« Le projet d’aménagement du plateau de Saclay est un projet du vingtième siècle, avec son arrogance positiviste, qui continue comme un zombie » Emmanuel Ferrand, maître de conférences en mathématiques

Pour l’Établissement Pub­lic d’Aménagement (EPA) Paris-Saclay : « Le pro­jet de développe­ment du plateau de Saclay est un élé­ment clé du développe­ment du Grand Paris, il est des­tiné à dot­er la région parisi­enne et la France d’un pôle sci­en­tifique et tech­nologique de rang mon­di­al ». Déjà 13 % de la recherche française est con­cen­trée dans ce pôle, soit 40 % des emplois de la recherche publique et privée d’Île-de-France. Le pro­jet rassem­ble des étab­lisse­ments pres­tigieux comme l’école poly­tech­nique, le cam­pus AgroParis­Tech, le CEA et HEC (école des Hautes Études Commerciales).

Pour Emmanuel Fer­rand, maître de con­férences en math­é­ma­tiques à l’Institut de Math­é­ma­tiques de Jussieu — Paris Rive Gauche (IMJ-PRG), c’est : « Un pro­jet du vingtième siè­cle, avec son arro­gance pos­i­tiviste, qui con­tin­ue comme un zom­bie ». Un pro­jet qui repose sur l’idée sans cesse répétée que la con­cen­tra­tion des cen­tres de recherche, devenant ain­si des « clus­ters », per­me­t­trait d’améliorer leur effi­cac­ité et leur inter­con­nex­ion, favorisant la crois­sance économique. D’un autre côté, il pré­conise un développe­ment simul­tané de l’industrie, notam­ment à tra­vers les start-ups, qui per­me­t­traient des avancées tech­nologiques sans pareil et la solu­tion aux prob­lèmes du chô­mage, des lim­ites plané­taires, etc : la crois­sance sans fin !

Flo­rence*, activiste à Saclay, analyse ain­si l’idéologie du Grand Paris : « On crée un ter­ri­toire immense, entière­ment minéral­isé, où tous les besoins sont réso­lus grâce aux avancées tech­nologiques et où tout le monde s’adapte à un mode de vie de con­som­ma­tion fréné­tique ». Paris-Saclay se veut comme le joy­au du pro­jet du Grand Paris et il incar­ne par­faite­ment son idéologie.

Une opposition francilienne pour un projet francilien

On com­prend aus­si, en creux, l’opposition farouche de nom­bre d’activistes écol­o­gistes aux pro­jets du Grand Paris. Depuis octo­bre dernier, une Coor­di­na­tion des luttes locales d’Île-de-France a vu le jour. Celle-ci a offi­cielle­ment été lancée à l’occasion de la « Marche des ter­res », con­ver­gence de qua­tre march­es vers la mairie de Paris, depuis les lieux-sym­bole des luttes con­tre le Grand Paris, et notam­ment Gonesse et Saclay, en pas­sant par les Jardins d’Aubervilliers et le parc Georges Val­bon, men­acé par des pro­jets liés aux Jeux Olympiques. Pour Flo­rence : « Les deux prob­lé­ma­tiques de la ligne 17 [NDLR : qui men­ace les ter­res de Gonesse et con­tre laque­lle se bat le col­lec­tif pour le Tri­an­gle de Gonesse (CPTG)] et 18 sont telle­ment sim­i­laires que ce serait stu­pide de ne pas lut­ter ensem­ble. Les deux lignes doivent être aban­don­nées, c’est notre but ».

« Sur les aspects concrets, quand il faut défendre un lieu ou attaquer un projet, on est toujours là » Chloé Gerbier, association Terres de luttes

Au fur et à mesure, d’autres col­lec­tifs ont rejoint la coor­di­na­tion, comme Saccage 2024, Désobéis­sance Éco­lo Paris et des groupes nationaux tel qu’Alternatiba et Youth for Cli­mate. Pour Chloé Ger­bier, de l’association Ter­res de luttes, qui four­nit du sou­tien légal et de com­mu­ni­ca­tion aux col­lec­tifs écol­o­gistes : « Le fait que la coor­di­na­tion se soit élargie est bon signe, ça veut dire que ça sert à quelque chose. Ça peut provo­quer du con­flit aus­si, mais pour l’instant le côté posi­tif c’est que sur les aspects con­crets, quand il faut défendre un lieu ou atta­quer un pro­jet, on est tou­jours là ». Une dynamique d’entraide et de partage de ressources qui per­met de décu­pler la force de frappe de ces collectifs.

Une coor­di­na­tion avait déjà vu le jour avant la pandémie. Nom­mée COSTIF (Coor­di­na­tion pour la Sol­i­dar­ité des Ter­ri­toires d’Île-de-France), elle avait pour­tant duré peu longtemps. La reprise de souf­fle des luttes écol­o­gistes suite aux con­fine­ments, à l’hiver 2021, a relancé une dynamique de ren­con­tres. L’occupation de la ZAD de Gonesse, en févri­er 2021, et ensuite la nais­sance des occu­pa­tions des Jardins d’Aubervilliers (JAD) et de Zaclay, n’ont pas seule­ment été des pre­mières his­toriques en Île-de-France (la région n’ayant jamais vu naître des ZAD aupar­a­vant). Elles ont per­mis la ren­con­tre physique et con­crète des activistes écol­o­gistes, la mise en com­mun de ressources, le partage des prob­lèmes et des straté­gies pour y faire face. Ce n’est pas un hasard si c’est après ces expéri­ences que la coor­di­na­tion a vu le jour.

Le réseau per­met aus­si de struc­tur­er une cri­tique du Grand Paris qui dépasse les seules reven­di­ca­tions écologiques. En iden­ti­fi­ant le Grand Paris comme enne­mi com­mun, les activistes dépassent les seuls sujets envi­ron­nemen­taux, pour adhér­er à une vision holis­tique. Le Grand Paris est avant tout un pro­jet, néolibéral, de société. Pour Solène*, de Désobéis­sance Éco­lo Paris, le Grand Paris est une oppor­tu­nité pour axer le dis­cours surtout sur des thèmes poli­tiques : « Moi je me bats pas seule­ment pour préserv­er des par­celles agri­coles à Saclay, même si c’est très impor­tant. Je me bats surtout con­tre un sys­tème économique. Et le Grand Paris, au niveau social, est cat­a­strophique, surtout pour les plus pré­caires qui sont relégué.es encore plus loin en périphérie de la métro­pole ». Un con­stat auquel fait écho Mar­lène*, d’Alternatiba Paris : « La force des luttes éco­lo locales c’est que ça rend très vis­i­ble le lien entre les prob­lèmes con­crets des gens et la crise écologique ».

La lutte con­tre ce pro­jet de méga­lo­pole pour­rait paraître dés­espérée, con­cède Solène : « Oui c’est trop gros ! Mais dévelop­per un argu­men­taire plus vaste que juste s’occuper de sa lutte locale per­met d’un côté de savoir que t’es pas si seul, de l’autre d’être plus rad­i­caux ».

Sur le plateau de Saclay, la coor­di­na­tion relance le 22 octo­bre 2022 une grande marche pour la préser­va­tion des ter­res d’Île-de-France au départ de Saint-Quentin-en-Yve­lines. La con­struc­tion patiente d’une fédéra­tion des luttes pour­rait com­mencer à porter ses fruits. Qui sait, peut-être avec l’abandon de la ligne 18 ?

Gio­van­ni Simone, jour­nal­iste pour Le Chif­fon

Tous les prénoms suiv­is d’un * ont été mod­i­fiés par souci d’anonymat.

Pho­to de Une > Zaclay vue de l’entrée: en pre­mier plan le dôme géodésique provenant de Notre-Dame-des-Lan­des. Pho­to de Gio­van­ni Simone.

Illus­tra­tion > Sophie Bra­vo de la Pena.

La joyeuse machine de guerre du Grand Paris se lance sans frein vers l’avenir. Avec ses chantiers pharaoniques et ses infra­struc­tures futur­istes, le pro­jet d’amé­nage­ment se vend comme métro­pole de l’avenir. Un espace urbain cal­i­bré dans les détails  pour vous garan­tir une expéri­ence de vie saine, écologique et à l’abri de tout imprévu. Une entre­prise qui peut bien deman­der le sac­ri­fice de quelques arbres, ou même de la vie de quelques ouvri­ers de temps en temps, n’est-ce pas ? Un tel pro­jet ne peut pas nég­liger la place peut et doit occu­per dans la vie des mét­ro­pol­i­tains du futur. C’est le rôle dévolu au Point Fort, nou­veau tiers-lieu cen­sé représen­ter l’am­bi­tion de  « val­oris­er le pat­ri­moine cul­turel du Fort et garan­tir un ancrage local » nous dit Sandy Mes­saoui, directeur du ter­ri­toire « Grand Paris Est » pour l’aménageur Grand Paris Amé­nage­ment (GPA). Ne serait-il pas au con­traire le joli masque d’une gen­tri­fi­ca­tion autrement agressive ?

Au milieu de toute cette forêt de grues, béton­nières et bull­doz­ers qui se pré­pare, un espace de cul­ture et de loisirs a déjà vu la lumière. Le Point Fort, situé dans le secteur « Cœur de Fort », à prox­im­ité des case­mates et des for­ti­fi­ca­tions du Fort qui ne seront pas détru­ites, a été offi­cielle­ment inau­guré le 8 décem­bre 2021 avec un con­trat d’occupation tem­po­raire d’une durée de cinq ans. Le lieu s’insère dans la glo­rieuse tra­di­tion des « frich­es cul­turelles » et de l’urbanisme tran­si­toire1 : des espaces pro­vi­soire­ment vides sont occupés par des instal­la­tions cul­turelles et de loisirs, qui pré­fig­urent en générale une instal­la­tion pérenne ou de nou­veaux bâtiments. 

Le Point Fort se struc­ture en deux halles cou­vertes et un chapiteau aux­quels vont se rajouter, courant 2022, deux pavil­lons et qua­tre case­mates. Le lieu se veut une « place forte cul­turelle », capa­ble de met­tre en valeur les « cul­tures pop­u­laires d’ici et d’ailleurs », explique Kamel Dafri, directeur de l’association Villes des Musiques du Monde, dans un entre­tien paru sur Enlarge Your Paris, média qui met en avant la pro­gram­ma­tion cul­turelle du Grand Paris 2. Avec le Point Fort, le théâtre équestre Zin­garo et l’artiste Rachid Khi­moune, par­mi d’autres arti­sans et artistes, occu­pent le fort depuis longtemps et ont une renom­mée internationale.

Villes des Musiques du Monde existe depuis plus de vingt ans et pro­pose chaque année le fes­ti­val du même nom. Pour Zakia Bouzi­di, adjointe à la cul­ture de la Mairie d’Aubervilliers : « Ville des Musiques du Monde attire des pop­u­la­tions qui sont éloignés de l’offre cul­turelle. Bien sûr que la ville entend soutenir cela » en renou­ve­lant la con­ven­tion avec l’association, qui lui garan­tit des sub­ven­tions tous les ans. Mathilde Lise, attachée de presse pour Villes des Musiques du Monde, souligne que « l’association a été sol­lic­itée par Grand Paris Amé­nage­ment (GPA) et la mairie d’Aubervilliers pour jouer ce rôle de pro­gram­ma­teur cul­turel au sein du Fort ». Un rôle de pre­mier plan, au vu de l’espace géo­graphique­ment cen­trale et de liai­son que la friche cul­turelle occupe entre les archi­tec­tures du Fort qui vont être préservées et le nou­veau quarti­er prénom­mé « Jean Jau­rès ». Une ques­tion se pose : dans une opéra­tion d’aménagement qui tend à la val­ori­sa­tion du fonci­er au prof­it d’aménageurs privés, quel sera réelle­ment l’autonomie d’une asso­ci­a­tion telle que Villes des Musiques du Monde ?

Des écocides aux écoquartiers

La plu­part des frich­es cul­turelles fer­ont à l’avenir l’objet d’un pro­jet immo­bili­er, petit ou grand. Dans le cas du Fort d’Aubervilliers, c’est un quarti­er entier qui doit sor­tir de terre, et même un « éco­quarti­er » : 900 loge­ments d’ici 2024 (date butoir pour les Jeux Olympiques, grands accéléra­teurs du Grand Paris), aux­quels vien­dront s’ajouter 900 autres à terme, un groupe sco­laire, une crèche, des com­merces, des arti­sans. Une bonne vieille coulée de béton, un des pro­duits les plus pol­lu­ants au monde, qui vis­i­ble­ment n’empêche pas d’utiliser le pré­fixe « éco » pour désign­er un quarti­er. Qui plus est un « quarti­er mixte » revendiquent les amé­nageurs 3, met­tant en avant la place des locaux dédiés à la « Cul­ture et à la Créa­tion » au sein du nou­veau quartier.

GPA, la Mairie d’Aubervilliers, Plaine Com­mune et l’état (via la pré­fec­ture) sont les prin­ci­paux financeurs directs ou indi­rects de ce pro­jet. GPA, en par­ti­c­uli­er, est pro­prié­taire du ter­rain depuis 1973, et a comme rôle de dévelop­per les pro­jets d’aménagement du Grand Paris. Dans le cas du Fort, cet EPIC (Étab­lisse­ment Pub­lic à car­ac­tère Indus­triel ou Com­mer­cial) démarche les con­struc­teurs et mets à dis­po­si­tions les ter­rains. Un investisse­ment qui sera large­ment dépassé par les prof­its immo­biliers des pro­mo­teurs, par­mi lesquels Immo­bel. Cette boîte, qui vante 223.000 m² de pro­jets en développe­ment, met en avant la posi­tion idéale du nou­v­el éco­quarti­er par rap­port aux équipements en con­struc­tion dans les alentours.

Dans le secteur du Fort d’Aubervilliers, c’est effec­tive­ment un foi­son­nement inédit de chantiers qui sur­prend les habitant·es d’une des villes les plus pau­vres de l’hexagone. Le cal­en­dri­er prévoit, dans l’ordre chronologique : la livrai­son de la piscine olympique située dans les par­ages de la gare de la ligne 7 du métro, en jan­vi­er 2024 ; la con­struc­tion du nou­v­el éco­quarti­er « Jean Jau­rés » au sein du Fort, en 2025 ; l’inauguration d’une nou­velle gare de métro, cette fois-ci liée à la ligne 15 (Grand Paris Express), en 2030. La cité de la Mal­adrerie, à quelques cen­taines de métres du Fort, est intéressée, elle aus­si, par un pro­jet de réno­va­tion qui implique des rési­den­tial­i­sa­tions et des pri­vati­sa­tions, con­tre lesquelles se bat un col­lec­tif d’habitant·es. Un pro­jet qui n’a pas de lien direct avec celui de l’éco-quartier, mais qui par­ticipe des change­ments intens­es et rapi­des dans ce quarti­er pri­or­i­taire, comme ne man­quent pas de le remar­quer les amé­nageurs dans une réu­nion pré­para­toire de 2018.

« C’est des projets qui se veulent écologiques, artistiques, mais j’ai du mal à voir le rapport avec les artistes et les associations qui existent déjà à quelques pas de là »

Le col­lec­tif de défense des Jardins dénonce le « green­wash­ing immo­bili­er » con­sti­tué par le pro­jet d’écoquartier, un « saccage » qui vise surtout à « faire venir des gentes plus rich­es qui vivront à l’écart du reste de la ville, à rem­plir les poches des pro­mo­teurs et de l’État, et à sat­is­faire des élu.e.s qui se réjouis­sent de repouss­er les pau­vres tou­jours plus loin »4.C’est l’intégralité de ce con­texte de développe­ment urbain que cri­tiquent ses opposant·es, par­mi lesquel·les les mem­bres du col­lec­tif de défense des Jardins Ouvri­ers des Ver­tus. Ces Jardins cen­te­naires ont été objet d’une occu­pa­tion de plusieurs mois, ter­minée avec l’évacuation de cette Zone à Défendre (ZAD) urbaine et avec le début du chantier pour la piscine d’entraînement olympique. Le col­lec­tif s’attaque notam­ment à l’idée même de con­stru­ire des nou­veaux immeubles dans une des villes avec le moins d’espaces verts du 93, ain­si qu’au faible taux de loge­ments soci­aux prévu (18%) par rap­port à la moyenne de la ville (39%). Une posi­tion qui remet en ques­tion toute l’opération d’aménagement, Point Fort compris.

Le Point Fort d’un nouvel urbanisme

Philippe a par­ticipé à une action de per­tur­ba­tion de l’inauguration du Point Fort en décem­bre dernier con­tre « l’urbanisme de merde » comme le nom­mait une des ban­deroles déployées à cette occa­sion : « Nous avons dérangé cette inau­gu­ra­tion aux cris de ‘Ni Solar­i­um ni éco­quarti­er’, qui est notre posi­tion depuis longtemps, et on a été con­fron­tés par des femmes de Villes de Musiques du Monde, com­plète­ment effarées. Elles com­pre­naient pas pourquoi on s’en pre­naient à elles. On leur dis­ait ‘vous servez de cau­tion à cette opéra­tion d’urbanisme’ ».

Zakia Bouzi­di, elle, min­imise l’action : « Il y a eu effec­tive­ment un dérange­ment lors de l’inauguration, mais c’était le col­lec­tif des Jardins, ça n’a rien à voir avec le Point Fort ». Une posi­tion partagée par Mathilde Lise. L’attachée de presse de Villes des Musiques du Monde souligne la dis­tinc­tion nette entre les événe­ments des Jardins et le pro­jet du Point Fort : « C’est vrai, ils sont venus lors de l’inauguration, mais c’était plutôt pour pro­test­er con­tre les politicien·nes qui ont voté le pro­jet de piscine que con­tre le Point Fort ». Philippe, de son côté, n’est pas sûr de vouloir dif­férenci­er les deux sujets : « Pour nous, le Point Fort sert de cau­tion à cette opéra­tion d’urbanisme. Du moment où l’écoquartier sera con­stru­it, tout ce qui se fera dedans peut être inter­prété comme pro­pa­gande de GPA ».

À en juger de la com­mu­ni­ca­tion des pro­mo­teurs et de GPA, en tout cas, il est dif­fi­cile de lui don­ner tort : la piscine olympique est claire­ment présen­tée comme un des avan­tages majeurs du nou­veau quarti­er (« un cen­tre aqua­tique flam­bant neuf opéra­tionnel pour les JO2024 »)5. C’est la livrai­son d’un quarti­er com­plet et nou­veau dont les amé­nageurs rêvent, avec en son cen­tre des nou­velles pop­u­la­tions. Un pub­lic en pré­va­lence aisé et blanc, qui pour­ra se per­me­t­tre de pay­er non seule­ment les loy­ers de l’écoquartier, mais aus­si les loisirs four­nis par l’aménageur. Les néo-habi­tant·e.s du Fort doit pou­voir avoir une école à deux pas, un cen­tre aqua­tique avec espaces de loisirs, un lieu cul­turel en bas de chez elles·ux. Un pro­jet ambitieux, qui soulève des ques­tions légitimes : pour qui est-il conçu ? Que faire des habi­tant·es actuel·les de la zone du Fort ?

Pour Irène, mobil­isée pour la défense de la cité de la Mal­adrerie : « C’est des pro­jets qui se veu­lent écologiques, artis­tiques, mais j’ai du mal à voir le rap­port avec les artistes et les asso­ci­a­tions qui exis­tent déjà à quelques pas de là ». La réno­va­tion de sa cité, rap­pelle Irène, risque de sig­ni­fi­er la perte du lieu d’activité et de vie de plusieurs artistes et archi­tectes locaux. « D’un côté il y a une pré­cari­sa­tion des artistes ; de l’autre ils et elles sont appelés dans ces nou­veaux cadres où on leur four­nit un espace de tra­vail. C’est une façon d’envoyer les artistes à l’avant ». Et Villes des Musiques du Monde de réciter ses prières pour avoir une place per­ma­nente au sein du Fort. Place que ni la mairie, ni GPA sont prêtes à garan­tir à 100 %, selon nos sources.

La ques­tion du business model des pro­jets d’aménagement revient fatalement au cen­tre du débat : « On ne fait pas d’argent avec une opéra­tion comme ça » nous lance une source anonyme au sein de GPA « Nous, nous finançons les pro­jets comme le Point Fort, et après c’est aux pro­mo­teurs de ven­dre les apparte­ments du quarti­er. ». GPA peut ain­si se démar­quer de tout soupçon d’intérêts com­mer­ci­aux : « Ce n’est pas du tout un pro­jet fait avec une logique com­mer­ciale. Ce qu’on cherche, ce qui est impor­tant, c’est l’ancrage locale, sinon tu es com­plète­ment hors-sol » affirme Sandy Messaoui.

Ces projets urbains ont ensuite été récupérés par des acteurs privés ou associatifs qui en on fait les nouvelles « place to be » des métropoles modernes.

Mais le doute con­tin­ue de plan­er : « Son statut d’établissement pub­lic place d’emblée l’activité de Grand Paris Amé­nage­ment dans le champ de l’intérêt général, tan­dis que son car­ac­tère indus­triel et com­mer­cial lui impose une par­faite rigueur de ges­tion. » récite le site web de GPA6. Lire : les investisse­ments qui appor­tent du prof­it sont pos­si­ble, avec la solid­ité d’une garantie publique. Une dynamique favorisant le prof­it et qui laisse des doutes sur la prise en compte des besoins des habi­tants dans le cadre des pro­jets d’aménagement urbain.

Un proces­sus de gen­tri­fi­ca­tion accélérée et intense, conçue à tra­vers un ensem­ble de pro­jets liés et syn­chro­nisés. Mick­aël Cor­reia nous le livre sans ambages : « Ambi­tion­nant de faire de la région Île-de-France une métro­pole com­péti­tive et mon­di­al­isée, le pro­jet d’aménagement ter­ri­to­r­i­al du Grand Paris entrevoit dans les tiers-lieux cul­turels un out­il de pro­mo­tion de son image de ville fes­tive, inno­vante et écore­spon­s­able à même d’attirer une ‘classe créa­tive’. Une pop­u­la­tion de jeunes cadres qui serait, aux yeux des décideurs, vec­trice de développe­mentéconomique 7. » Les frich­es cul­turelles comme le Point Fort servi­raient ain­si de légiti­ma­tion cul­turelle et sociale pour un pro­jet immo­bili­er qui, dans le fond, vise surtout à sat­is­faire les besoins d’une classe moyenne-élevée qui n’est pas encore instal­lée dans le quarti­er en ques­tion.

Des friches pour les riches ?

Les frich­es cul­turelles sont dev­enues, dans la dernière décen­nie, un opéra­teur cen­tral de l’aménagement urbain. D’abord élé­ments de con­tre-cul­ture con­tes­tataires inspirés des squats, ces pro­jets urbains ont ensuite été récupérés par des acteurs privés ou asso­ci­at­ifs qui en on fait les nou­velles « place to be » des métrop­o­les mod­ernes. L’idée de ne pas gâch­er le temps de vie d’un espace immo­bili­er, en le met­tant à prof­it pour un temps déter­miné tout en util­isant l’image pos­i­tive que les ini­tia­tives cul­turelles appor­tent aux pro­jets, a vite été retenue par les amé­nageurs et les pro­mo­teurs urbains, privés comme publics.

Dans le cas du Point Fort, les inten­tions affichées par Villes des Musiques du Monde sont bonnes, et la longue his­toire de l’association dans le quarti­er ne laisse pas de doute sur la volon­té d’intégrer les habi­tant·es actuel·les du quarti­er du Fort au tiers-lieu. Kamel Dafri, dans l’entretien précédem­ment cité, tient compte de la dynamique de gen­tri­fi­ca­tion que le Point Fort pour­rait cau­tion­ner : « On par­le ici d’un des quartiers pri­or­i­taires de la poli­tique de la ville les plus décriés. Nous n’avons pas voca­tion à val­oris­er du fonci­er mais à faire en sorte que les amé­nageurs tien­nent compte de l’histoire des habi­tants ». L’association parie sur son his­toire d’ancrage locale, en somme, pour pou­voir impacter de quelque manière que ce soit le pro­jet d’aménagement du Fort et en faire un quarti­er qui ne soit pas com­plète­ment hors-sol. Bien qu’inversés, ces objec­tifs coïn­ci­dent avec les intérêts de GPA. La ques­tion est là : Est-il pos­si­ble, dans un con­texte si claire­ment ori­en­té par la val­ori­sa­tion du fonci­er, d’échap­per à cette dynamique ? Est-il pos­si­ble de créer des lieux vrai­ment publics et à la portée de tous·tes ? Ou faut-il se résign­er au fait qu’une telle ini­tia­tive cul­turelle ne peut que se traduire en un lieu « glam­our » de gen­tri­fi­ca­tion : une friche pour les rich­es ?

Gio­van­ni Simone pour Le Chif­fon

Crédit pho­to :

Pho­to de Une > A l’in­térieur du Point Fort. Pho­to de Gio­van­ni Simone.
Pho­to 2 > Aux abor­ds du futur quarti­er, un pan­neau de pro­mo­tion signé Immo­bel. Pho­to de Gio­van­ni Simone.
Pho­to 3 > Le bureau de vente du pro­mo­teur Immo­bel domine déjà l’en­trée du Point Fort, à trois ans de la livrai­son de l’é­co­quarti­er. Pho­to Gio­van­ni Simone.

Sur la place Sainte Cather­ine, en plein cœur du 4e arrondisse­ment, la vie se déroule tran­quille­ment. À l’abri de la con­fu­sion qui règne dans la proche rue de Riv­o­li, quelques passant.e.s se dépêchent vers leurs maisons, d’autres s’arrêtent avec leurs chiens en laisse. Tout est nor­mal, mais si on lève la tête, on peut repér­er des objets étranges aux deux coins opposés de la place, qui ressem­blent étrange­ment à des dis­ques volants. Ce sont les « médus­es » de Bruit­parif, des cap­teurs sonores avec caméra inté­grée, qui ont pour ambi­tion d’identifier, non seule­ment le vol­ume des bruits en ville mais aus­si leur source.

Chaque méduse est com­posée de 4 micro­phones, afin de pou­voir déter­min­er, grâce au laps de temps entre la sol­lic­i­ta­tion d’un micro et d’un autre, la prove­nance des bruits. Le sys­tème fait ensuite coïn­cider celle-ci à une image, cap­tée en temps réel par la cam­era inté­grée. Sur un site dédié 1à ce sys­tème, il est pos­si­ble de visu­alis­er en direct les images à 360o et les inten­sités sonores moyennes sur 15 min­utes pour chaque cap­teur util­isé, et donc d’avoir une idée assez claire de la source des bruits les plus intens­es.

Un pro­jet pro­posé à la ville de Paris par Bruit­parif, asso­ci­a­tion rassem­blant 95 mem­bres, dont des représen­tants de l’État (tels que le préfet de police, Didi­er Lalle­ment, ou le directeur de l’environnement de la région, Sébastien Maes), des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales (Président.es de con­seils régionale et départe­men­taux, maires, etc.), des entre­pris­es et des régies publiques (par­mi lesquelles la RATP et la SNCF) et des asso­ci­a­tions (asso­ci­a­tions de voisi­nage, de lutte con­tre les nui­sances sonores, etc.).

                                                             Image de la place Sainte Catherine, prise du site de Bruitparif.
                                         Dans la partie inférieure on peut observer les niveaux sonores qui évoluent dans le temps.

L’organisme s’occupe, depuis sa fon­da­tion en 2004, de « la mesure du bruit et d’accom­pa­g­n­er les autorités dans la for­mu­la­tion de plans de préven­tion de ses effets ». En phase de développe­ment et d’expérimentation depuis 2016, Bruit­parif prévoit de met­tre au point des appli­ca­tions 2 pour mesur­er les niveaux sonores de la vie noc­turne, des grands chantiers de travaux publics et des nui­sances provo­quées par les véhicules motorisés, selon une vidéo de présen­ta­tion de l’association pub­liée en ligne 3. Selon Jacopo Mar­ti­ni, chargé de mis­sion en acous­tique envi­ron­nemen­tale (sic) pour Bruit­parif : « Un des buts prin­ci­paux du pro­jet est la pro­duc­tion de cap­teurs sonores à un prix abor­d­able pour les munic­i­pal­ités et les entités publiques ». Les cap­teurs ont gag­né le « déci­bel d’or » (con­cours organ­isé par le Con­seil Nation­al du Bruit) en 2019, notam­ment parce qu’ils per­me­t­tent de « voire le bruit ». Tout un programme.

« Objectiver le bruit »

Le dis­posi­tif est en expéri­men­ta­tion dans plusieurs quartiers « ani­més » de la cap­i­tale : à Châtelet, sur la place sainte Cather­ine (4e arr.), le long du Canal Saint-Mar­tin, au bassin de la Vil­lette ou encore sur les quais de Seine. En 2019, les « méduses » ont soulevé l’ire de com­merçants à cause de l’expérimentation lancée à la Butte aux Cailles, dans le 13e arrondisse­ment 4. Une sit­u­a­tion déjà ten­due entre les riverains et les exploitants de bars a empiré après l’annonce de l’installation de six cap­teurs : les pro­prié­taires de com­merces se sont révoltés con­tre une mesure qu’ils jugeaient répres­sive, et dont l’objectif était selon eux de ver­balis­er les patrons de bars et les clients les plus bruyants .

Les « médus­es » sem­blent, pour l’instant, prin­ci­pale­ment mis en place dans des coins fes­tifs, où les con­flits entre riverains et exploitants de bar sont fréquents. Des dis­posi­tifs instal­lés soit sur demande des maires d’arrondissement, soit des asso­ci­a­tions de riverains qui se dis­ent derangé.es par le bruit. Selon Thier­ry Char­lois, chef de pro­jet « Poli­tique de la nuit » à la mairie de Paris et mem­bre du « Con­seil de la Nuit » de la mairie : « Le but du pro­jet des médus­es est de faciliter le dia­logue entre les riverains et les per­son­nes qui se trou­vent sur l’espace pub­lic, à tra­vers l’objectivation du bruit ».

Le pos­tu­lat de Bruit­parif et du « bureau de la nuit » de la Mairie est que la pos­si­bil­ité de met­tre sur la table une mesure pré­cise du bruit et de son orig­ine, son abstrac­tion, doit faciliter la solu­tion paci­fique des dis­putes qui peu­vent éclater autour des activ­ités noc­turnes. La machine au ser­vice de l’homme. Les ver­bal­i­sa­tions : « Ne sont pas du tout l’objectif, puisque de toute façon si on veut ver­balis­er pour tapage noc­turne on peut le faire avec des sonomètres » se défend Char­lois. Le cas de la Butte aux Cailles démon­tre pour­tant que les « médus­es » ne sont pas force­ment un élé­ment de paci­fi­ca­tion, mais plutôt une rai­son ultérieure de con­flit et d’incompréhension entre les riverains et les exploitants des bars, qui ont dénon­cé l’installation des cap­teurs comme un nou­veau mouchard qui vise à asep­tis­er la vie de leur quartier.

Des juristes électrisés par ces cnidaires technologiques

Le mot « objec­tiv­er » revient sou­vent dans les com­mu­ni­ca­tions de Bruit­parif et de ses parte­naires, visant à don­ner une image sere­ine et pos­i­tive de l’application de ce dis­posi­tif. Pour­tant, l’utilisation de cette tech­nolo­gie se situe dans un espace juridique flou, et touche à des domaines qui ne sont pas encore encadrés par la lég­is­la­tion. Les cap­teurs con­stituent un men­ace sérieuse du point de vue de la pro­tec­tion des don­nées per­son­nelles : les images et les sons col­lec­tés ne doivent aucune­ment pou­voir con­stituer des élé­ments per­me­t­tant d’identifier une per­son­ne et si c’est le cas, les citoyens doivent être alertés de cette pos­si­bil­ité, selon la loi rel­a­tive à la pro­tec­tion des don­nées per­son­nelles (RGPD).

La juriste Lucie Cluzel, pro­fesseur de droit pub­lic à l’université de Paris Nan­terre, souligne les principes qui sous-ten­dent le RGPD : « Il y a un principe de pro­por­tion­nal­ité, c’est à dire que le traite­ment des don­nées doit être pro­por­tion­nel à la men­ace pour la sécu­rité […] Un principe de final­ité, qui implique que le per­son­nel qui traite les don­nées soit bien for­mé et que le traite­ment soit encadré par la loi ; enfin un principe de con­sen­te­ment, qui exige le con­sen­te­ment des per­son­nes dont les don­nées vont être traitées ». 

Thier­ry Char­lois assure que les médus­es ne con­stituent pas un risque pour les don­nées per­son­nelles : « Les sons ne sont pas enreg­istrés, mais seule­ment mesurés et les images cap­tées sont floutées à la source, donc il n’y a aucun risque pour les don­nées des citoyens ». Jacopo Mar­ti­ni pré­cise : « Il y a une pre­mière prise de pho­to par la méduse, et ensuite nous sélec­tion­nons une zone qui sera à flouter. À par­tir de ce moment, les images seront automa­tique­ment floutées dans la zone envis­agée, où pour­raient se trou­ver des per­son­nes identifiables ».

La ques­tion de l’enregistrement des sons est pour­tant épineuse, comme le démon­tre le cas de Saint-Éti­enne. La ville a lancé en 2019 un pro­jet expéri­men­tal sim­i­laire à celui des «  médus­es », com­por­tant l’installation de cap­teurs sonores et de caméras dans le quarti­er de Trentaize-Beaubrun-Curiot 5. La mairie voulait détecter dans les rues les bruits comme les cris, les éclats de verre, les explo­sions, etc. La Com­mis­sion Nationale de l’Informatique et des Lib­ertés (CNIL) a ini­tiale­ment don­né son feu vert au pro­jet présen­té par l’entreprise Serenic­i­ty 6 , mais s’est ensuite attaquée aux dan­gers poten­tiels pour les don­nées privées, envoy­ant un avis négatif(pure­ment con­sul­tatif) au maire de la ville, Gaël Per­dri­au. Ce dernier, sous la pres­sion des Stéphanois, a fait marche arrière.

La pres­sion poli­tique subie par les décideurs à Saint-Éti­enne peut expli­quer l’attention qu’accordent les chantres de Bruit­parif à la ques­tion des don­nées per­son­nelles. Un sujet très sen­si­ble le doute n’est pas levé sur l’utilisation future des cap­teurs, malgré les garanties de Jacopo Mar­ti­ni, qui revendique : « Nous avons eu un avis favor­able de la CNIL ». Per­son­ne ne peut garan­tir que, une fois la tech­nolo­gie mise en place et dans une autre con­jonc­ture poli­tique, les cap­teurs ne seront employés pour l’identification des citoyens. A l’instar de l’état d’urgence qui a été util­isé bien au delà de son cadre ini­tiale d’application pour réprimer les mou­ve­ments soci­aux, les cap­teurs sonores pour­raient eux aus­si voir s’éten­dre leur domaine d’application.

La police médusé… ?

Le deux­ième doute qui vient à l’esprit est le pos­si­ble emploi des « médus­es » pour des opéra­tions de police. Actuelle­ment, aucune loi n’encadre l’usage des « médus­es » dans le cadre d’interventions poli­cières. Pour­tant, Thier­ry Char­lois fait écho au bilan des poli­tiques de la nuit 7 de la cap­i­tale, qui pré­conise l’achat de plusieurs cap­teurs par la Direc­tion de la Préven­tion, de la Sécu­rité et la Pro­tec­tion (DPSP), ser­vice rat­taché à la mairie de paris. Il sug­gère que sur la place publique où l’on ne pour­rait pas inter­venir sur les débits de bois­son, il faudrait don­ner la pos­si­bil­ité à cette pseu­do-police de ver­balis­er directe­ment les citoyen.nes.  : « Dans ces cas les médus­es ne pour­raient avoir une util­ité que si elles sont directe­ment en con­nex­ion avec le cen­tre de veille opéra­tionnelle de la DPSP ».

Out­re l’insis­tance sur la médi­a­tion et sur « l’objectivation » des nui­sances sonores, la com­mu­ni­ca­tion de Bruit­parif trahit une men­tal­ité quelque peu poli­cière : « Sans doute, les rési­dents ne por­tent pas sou­vent plainte auprès des forces de police parce qu’elles ne sont pas disponibles et le temps de venir, il n’y a plus rien à voir » se soucie Bruit­parif dans son inter­ven­tion à la con­férence « inter.noise » de Madrid en 2019.

 

 

Pour résumer l’idéal de Bruit­parif : des citoyen.nes dérangé.es par quelqu’un dans la rue font appel à la mairie ou directe­ment à Bruit­parif ; l’association installe ses micros ; les bruits sont mesurées ; les ver­bal­i­sa­tions dressées, au mieux on assiste à une con­cer­ta­tion ; le cas est clos. Mais dans quel con­texte se plaig­nent les citoyen.nes ? Et à quoi nous mèn­erait la général­i­sa­tion d’une telle tech­nolo­gie ? La ville de Paris s’est engagée dans un proces­sus d’embour­geoise­ment (gen­tri­fi­ca­tion en Anglais), comme la plu­part des mégapoles à tra­vers le monde, qui repousse les pop­u­la­tions plus dému­nies aux marges de la ville : dans les ban­lieues. Les riverains qui se plaig­nent « achè­tent [un loge­ment dans Paris] parce que c’est sym­pa, c’est bobo, et puis ils veu­lent faire fer­mer les bars » comme l’explique un patron de bar dans l’article de Medi­a­part sus­men­tion­né.

La loi d’orientation sur les mobil­ités votée en 2019 a déjà intro­duit un amende­ment ouvrant la voie à une expéri­men­ta­tion de cap­teurs sonores dans le but de ver­balis­er les véhicules trop bruyants. Rien n’empêche, donc, que les médus­es puis­sent un jour être des dis­posi­tifs policiers à part entière, comme le souligne Lucie Cluzel : « Les cap­teurs ne sont pas pour l’instant des out­ils de police admin­is­tra­tive, et pour cela il fau­dra un décret qui en encadre l’usage. Mais on va cer­taine­ment dans ce sens, avec les cam­pagnes sécu­ri­taires qui sont en cours en ce moment […] Il y a en plus un véri­ta­ble marché des tech­nolo­gies de sur­veil­lance ». Ce qui se révèle être le cas aus­si pour Bruit­parif, qui a crée en décem­bre 2020 une entre­prise, Vig­i­noiz. Seul action­naire : le même Bruit­parif. Le but ? Met­tre sur le marché les dis­posi­tifs élaborés par l’association, qu’ils ne pour­raient pas com­mer­cialis­er autrement.

Nager dans le « décor urbain »

La volon­té même de faire dimin­uer les « nui­sances sonores » relève d’une men­tal­ité fétichisée ou la ville est com­plète­ment asep­tisée, pro­pre, silen­cieuse, absol­u­ment fonc­tion­nelle, réduite à une abstrac­tion quan­tifi­able. Un décor urbain. Une men­tal­ité exem­pli­fiée par la théorie de la fenêtre cassée (Bro­ken win­dow the­o­ry), ren­due fameuse dans la New York des années 1990 par Rudy Giu­liani, alors maire de la ville. Selon cette théorie tout signe vis­i­ble de crim­i­nal­ité ou de déviance encour­age une aug­men­ta­tion de ces mêmes ten­dances. Ain­si, les élé­ments autrement inof­fen­sifs de l’ambiance urbaine (comme les tags sur les murs, la saleté ou… le bruit) sont crim­i­nal­isés. Une approche de la ville qui per­met de réprimer des pop­u­la­tions mis­éreuses, racisées, et sou­vent jeunes.

La flo­rai­son de tech­nolo­gies sécu­ri­taires, « paci­fi­ante », doit être insérée dans cet imag­i­naire de la ville comme lieu réservé au tra­vail et à la cir­cu­la­tion des marchan­dis­es. La « Safe city » étant l’humble servi­teur de cette ville. Comme l’explique Juli­ette, respon­s­able de la cam­pagne Tech­nop­o­lice pour La Quad­ra­ture du Net: « Les pro­jets comme celui de Bruit­parif relèvent du solu­tion­nisme tech­nologique. C’est à dire qu’on estime que l’application d’une tech­nolo­gie va per­me­t­tre de résoudre un prob­lème qui est en réal­ité humain. Ces tech­nolo­gies, qui sont aus­si des tech­nolo­gies sécu­ri­taires, devi­en­nent omniprésentes, on s’y habitue et on les utilise de plus en plus jusqu’à ce qu’on les con­sid­ère fon­da­men­tales ». Le prob­lème essen­tiel se pose donc dans ces ter­mes : dans quelle ville souhaite-t-on vivre ? La ville tech­nologique que nous pré­conise Bruit­parif est une ville où l’humain est trans­for­mé en une vari­able math­é­ma­tique, enseveli sous le poids des chiffres. Une ville où l’on nage avec des médus­es dans une mer par­faite­ment plate, une mer de décor.

La ques­tion soulevée par les « médus­es », en somme, va au-delà de la ques­tion de l’application courante de ces cap­teurs, et touche bien plutôt aux moti­va­tions pro­fondes de leur développe­ment. L’idée d’une ville « Safe » et « Smart » est au cœur de la vision des admin­is­tra­tions locales et éta­tiques, mais à quel prix pour la lib­erté des citoyen.ne.s ? En pro­posant un out­il tech­nologique pour chaque prob­lème de la vie col­lec­tive, ne risque-t-on pas de neu­tralis­er le débat démoc­ra­tique ? De dis­qual­i­fi­er encore un peu plus la parole ?

La ville des rêves de Bruit­parif et de ses thu­riféraires, est une ville-machine où il suf­fit de régler tel ou tel paramètre pour faire ren­tr­er le déviant dans la norme. Mais ne serait-elle pas une ville des cauchemars pour la grande majorité de la population ?

 

Gio­van­ni Simone pour Le Chif­fon

 

 

 

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