Des champs de céréales à perte de vue, quelques haies, le tout traversé par une seule route départementale. La vie est en suspens en ce début d’après-midi d’été, la canicule surplombe tout le reste. Il n’y a que quelques oiseaux qui osent encore faire entendre leur voix. Le plateau de Saclay, « pôle d’excellence » du Grand Paris, reste pour l’instant principalement une zone agricole. Pour arriver à Zaclay, on circule entre d’énormes chantiers, avant d’arriver au CEA (Commissariat de l’énergie atomique), l’un des fleurons du pôle scientifique de Saclay.
Zaclay, c’est une Zone à Défendre (ZAD, d’où la contraction de ZAD et Saclay en Zaclay) légale, existante grâce à l’approbation des Vendames, agriculteurs bio du plateau. Cette ZAD a été fondée en mai 2021 par un petit groupe d’opposant.es au projet de Ligne 18 du métro Grand Paris Express, qui devrait voir la lumière en 2030. Ligne en rocade, traversant la banlieue sud de Paris, le métro 18 devrait relier les « pôles » d’Orly (94), de Massy (91) et de Versailles (78), traversant les terres agricoles du plateau. Une occupation née de la rencontre entre plusieurs activistes à Palaiseau (91).
Cette poignée d’écologistes a donné lieu aux « assemblées écologiques et sociales » en 2020. «Une première occupation d’une semaine, nommée ‘Céréal Killer’, a été le prélude de Zaclay » raconte Sophie* du collectif contre la ligne 18. Mais la lutte existe depuis beaucoup plus longtemps. Harm Smit, du Collectif OIN Saclay (COLOS) rappelle : « Les luttes contre l’urbanisation du plateau existent depuis 1980, après les premiers projets de bétonisation ». COLOS s’est formé en 2006, comme groupe de travail et de réflexion sur l’urbanisation du plateau. La ligne 18 du métro, contre laquelle luttent les activistes, fait partie du vaste projet de développement de la métropole parisienne, axé surtout sur la création de nouvelles lignes de transport en commun : le Grand Paris Express (GPE).
À Zaclay, l’occupation se compose d’une poignée de cabanes « privées », où logent « environ une vingtaine de personnes, selon les périodes » affirme Sophie : « c’est un lieu de vie et d’accueil principalement. On accueille des individus mais aussi et surtout des collectifs, pour des réunions, des conférences, des soirées. Dans deux jours, par exemple, il y aura une discussion sur la gestion des déchets nucléaires ».
Depuis le début de l’occupation, le bilan de la lutte n’est pas réjouissant : le chantier du métro se poursuit, et la répression commence à frapper les militant.es. Deux activistes d’Extinction Rebellion passeront en procès le 13 janvier 20231pour l’accrochage à une grue de chantier d’une banderole contre la Ligne 18. En même temps, le maire de Villiers-le-Bâcle, Guillaume Valois, menace de poursuites légales les agriculteurs hébergeant la ZAD, pour la construction de bâtiments d’habitation sans autorisation préalable. Contacté à ce sujet, le maire n’a pas voulu répondre à nos question.
« C’est le signe qu’on dérange » se réjouit Sophie : « Au moins, l’occupation aura servi à faire exister médiatiquement la lutte contre la Ligne 18, que ce soit au niveau local, régional ou national. Après des années de luttes sur le plateau, on a pu rompre ce plafond de verre en recourant à cette tactique qui n’avait pas encore été utilisée ».
Mais pourquoi autant de haine contre une ligne de métro ? Les écologistes ne seraient-iels pas devenu.es un peu zinzin à se préoccuper d’une ligne qui traverse simplement les champs sans les toucher ? D’autant que les 2 500 hectares de terres agricoles du plateau sont protégés par le statut de Zone de Protection Naturelle, Agricole et Forestière (ZPNAF), institué par la Loi du Grand Paris. Sur cette zone : « Aucun changement de mode d’occupation du sol […] ne peut intervenir sans autorisation des ministres chargés du développement durable et de l’agriculture […] ». Une protection sur laquelle les activistes sont unanimement dubitatif.ves.
Selon la Société du Grand Paris (SGP), établissement public chargé de concevoir le GPE, la justification des nouvelles lignes de métro est avant tout environnementale : « Le nouveau métro contribue, par nature, au développement durable et à la réduction des émissions de gaz à effet de serre », peut-on lire sur son site2. Le tout grâce à la proposition d’un mode de déplacement alternatif à la voiture. Le développement du transport en commun permettrait cette transformation et la limitation de l’étalement urbain3.
Les terres bétonnées ? Pas un problème : comme dans tout grand projet, une compensation est proposée par la SGP4. Un argumentaire « vert » attaqué sur plusieurs plans. Selon les activistes, la perte en biodiversité que la Ligne 18 constituerait pour le plateau ne serait pas compensable. « Ces terres sont parmi les plus fertiles d’Europe » s’insurge Sophie : « même plus que la plaine ukrainienne. Nulle part tu peux recréer cet écosystème5 ». Il n’y aurait pas équivalence entre les terres du plateau et n’importe quelle autre terre de France, et même si c’était le cas, la reproduction de cet écosystème demanderait plusieurs décennies.
Mais la croissance verte n’est pas la seule ambition de ces 200 kilomètres de métro et de ces 68 nouvelles gares qui vont voir le jour d’ici 2030. « Colonne vertébrale » du projet du Grand Paris, le GPE servirait à relier entre eux les 10 pôles « d’excellence », qui caractériseraient la métropole du futur selon la communication officielle. Ainsi, le GPE : « rapprochera les franciliens de l’emploi, de l’enseignement, des équipements de santé et des lieux culturels et de loisirs6 ». Le GPE réduirait, de cette façon, les inégalités territoriales. Les nouveaux axes de transport permettraient, pour la SGP et pour les commanditaires du Grand Paris, l’intégration économique du territoire métropolitain, son développement et son rayonnement dans le monde, les rêves de grandeur étant un des piliers du projet Grand Paris depuis ses origines. Ainsi, deux à trois millions de voyageurs utiliseront chaque jour une ligne du Grand Paris Express pour aller à toute vitesse à leur rendez-vous. Voilà Paris enfin « ville monde7»!
Pourtant, le développement du plateau pourrait ne pas être si linéaire que ça. Selon Harm Smit du COLOS : « Le passage du métro favorisera l’étalement urbain, parce que les gens vont profiter d’avoir un transport rapide pour aller habiter plus loin en banlieue. Il va aussi falloir construire des logements et des services autour des gares. En plus, la ZPNAF est facilement déclassable, ce qui laisse présager que de nouvelles gares avec quartiers annexes vont voir le jour sur le plateau ».
En effet, le déclassement des Jardins Ouvriers d’Aubervilliers8 pour permettre leur bétonisation, en 2020, est un précédent qui a marqué les esprits. D’autant que les autorités publiques9 estiment que la rentabilité du tronçon CEA – Versailles est dépendante du développement urbain des espaces traversés. L’idée même de connecter des pôles d’activités entre eux, si chère au projet du Grand Paris, est remise en question par les urbanistes. Selon Jacqueline Lorthois, urbaniste spécialisée en matière de liens entre travail, emplois et territoires, un tel modèle ne serait pas rentable et ne répondrait pas aux besoins réels de transports10. En effet, les estimations de trafic faites sur la ligne 18 à l’horizon 2030 prévoient au maximum 6 000 personnes à un instant t sur le tronçon ouest à l’heure de pointe11, beaucoup moins que les 40 000 personnes que le métro pourrait transporter. Un dimensionnement qui ne se justifierait alors que par la construction de nouveaux logements sur le plateau.
Pour Harm Smit, la ligne 18 du métro favorisera la création d’une « ville dissociée » : « Les gens qui habitent à un endroit n’y travaillent pas et celles qui y travaillent n’y habitent pas. C’est un grand gâchis de ressources et d’offres en transports, alors qu’on pourrait développer des zones cohérentes où les gens habitent et travaillent sur un même lieu ». C’est aussi une énorme dépense publique, avec un coût de la Ligne 18 estimé à 4,5 milliards d’euros et les prix des chantiers du Grand Paris qui explosent (l’estimation initiale, lors du débat public de 2010, du coût du GPE était de 19 milliards d’euros, révisée à 36 milliards cette année12). Pourquoi donc la ligne 18 semble-t-elle si indispensable au Grand Paris ?
Une grande partie de l’argumentaire des défenseurs de la ligne 18 repose sur la recherche d’« excellence » du pôle universitaire Paris-Saclay, « véritable levier au service de la dynamique du cluster13», qui rassemble nombre d’établissements supérieurs de recherche, de grandes écoles et d’universités. Le projet de campus urbain est « le plus grand projet urbain européen actuellement en construction », et il devrait accueillir en 2025 20 000 chercheurs et enseignants, 30 000 étudiants, 20 000 employés et environ 15 000 habitants14. Dans les ambitions des initiateurs du Grand Paris, Paris-Saclay doit devenir la « Silicon Valley » française.
« Le projet d’aménagement du plateau de Saclay est un projet du vingtième siècle, avec son arrogance positiviste, qui continue comme un zombie » Emmanuel Ferrand, maître de conférences en mathématiques
Pour l’Établissement Public d’Aménagement (EPA) Paris-Saclay : « Le projet de développement du plateau de Saclay est un élément clé du développement du Grand Paris, il est destiné à doter la région parisienne et la France d’un pôle scientifique et technologique de rang mondial ». Déjà 13 % de la recherche française est concentrée dans ce pôle, soit 40 % des emplois de la recherche publique et privée d’Île-de-France. Le projet rassemble des établissements prestigieux comme l’école polytechnique, le campus AgroParisTech, le CEA et HEC (école des Hautes Études Commerciales).
Pour Emmanuel Ferrand, maître de conférences en mathématiques à l’Institut de Mathématiques de Jussieu — Paris Rive Gauche (IMJ-PRG), c’est : « Un projet du vingtième siècle, avec son arrogance positiviste, qui continue comme un zombie ». Un projet qui repose sur l’idée sans cesse répétée que la concentration des centres de recherche, devenant ainsi des « clusters », permettrait d’améliorer leur efficacité et leur interconnexion, favorisant la croissance économique. D’un autre côté, il préconise un développement simultané de l’industrie, notamment à travers les start-ups, qui permettraient des avancées technologiques sans pareil et la solution aux problèmes du chômage, des limites planétaires, etc : la croissance sans fin !
Florence*, activiste à Saclay, analyse ainsi l’idéologie du Grand Paris : « On crée un territoire immense, entièrement minéralisé, où tous les besoins sont résolus grâce aux avancées technologiques et où tout le monde s’adapte à un mode de vie de consommation frénétique ». Paris-Saclay se veut comme le joyau du projet du Grand Paris et il incarne parfaitement son idéologie.
On comprend aussi, en creux, l’opposition farouche de nombre d’activistes écologistes aux projets du Grand Paris. Depuis octobre dernier, une Coordination des luttes locales d’Île-de-France a vu le jour. Celle-ci a officiellement été lancée à l’occasion de la « Marche des terres », convergence de quatre marches vers la mairie de Paris, depuis les lieux-symbole des luttes contre le Grand Paris, et notamment Gonesse et Saclay, en passant par les Jardins d’Aubervilliers et le parc Georges Valbon, menacé par des projets liés aux Jeux Olympiques. Pour Florence : « Les deux problématiques de la ligne 17 [NDLR : qui menace les terres de Gonesse et contre laquelle se bat le collectif pour le Triangle de Gonesse (CPTG)] et 18 sont tellement similaires que ce serait stupide de ne pas lutter ensemble. Les deux lignes doivent être abandonnées, c’est notre but ».
« Sur les aspects concrets, quand il faut défendre un lieu ou attaquer un projet, on est toujours là » Chloé Gerbier, association Terres de luttes
Au fur et à mesure, d’autres collectifs ont rejoint la coordination, comme Saccage 2024, Désobéissance Écolo Paris et des groupes nationaux tel qu’Alternatiba et Youth for Climate. Pour Chloé Gerbier, de l’association Terres de luttes, qui fournit du soutien légal et de communication aux collectifs écologistes : « Le fait que la coordination se soit élargie est bon signe, ça veut dire que ça sert à quelque chose. Ça peut provoquer du conflit aussi, mais pour l’instant le côté positif c’est que sur les aspects concrets, quand il faut défendre un lieu ou attaquer un projet, on est toujours là ». Une dynamique d’entraide et de partage de ressources qui permet de décupler la force de frappe de ces collectifs.
Une coordination avait déjà vu le jour avant la pandémie. Nommée COSTIF (Coordination pour la Solidarité des Territoires d’Île-de-France), elle avait pourtant duré peu longtemps. La reprise de souffle des luttes écologistes suite aux confinements, à l’hiver 2021, a relancé une dynamique de rencontres. L’occupation de la ZAD de Gonesse, en février 2021, et ensuite la naissance des occupations des Jardins d’Aubervilliers (JAD) et de Zaclay, n’ont pas seulement été des premières historiques en Île-de-France (la région n’ayant jamais vu naître des ZAD auparavant). Elles ont permis la rencontre physique et concrète des activistes écologistes, la mise en commun de ressources, le partage des problèmes et des stratégies pour y faire face. Ce n’est pas un hasard si c’est après ces expériences que la coordination a vu le jour.
Le réseau permet aussi de structurer une critique du Grand Paris qui dépasse les seules revendications écologiques. En identifiant le Grand Paris comme ennemi commun, les activistes dépassent les seuls sujets environnementaux, pour adhérer à une vision holistique. Le Grand Paris est avant tout un projet, néolibéral, de société. Pour Solène*, de Désobéissance Écolo Paris, le Grand Paris est une opportunité pour axer le discours surtout sur des thèmes politiques : « Moi je me bats pas seulement pour préserver des parcelles agricoles à Saclay, même si c’est très important. Je me bats surtout contre un système économique. Et le Grand Paris, au niveau social, est catastrophique, surtout pour les plus précaires qui sont relégué.es encore plus loin en périphérie de la métropole ». Un constat auquel fait écho Marlène*, d’Alternatiba Paris : « La force des luttes écolo locales c’est que ça rend très visible le lien entre les problèmes concrets des gens et la crise écologique ».
La lutte contre ce projet de mégalopole pourrait paraître désespérée, concède Solène : « Oui c’est trop gros ! Mais développer un argumentaire plus vaste que juste s’occuper de sa lutte locale permet d’un côté de savoir que t’es pas si seul, de l’autre d’être plus radicaux ».
Sur le plateau de Saclay, la coordination relance le 22 octobre 2022 une grande marche pour la préservation des terres d’Île-de-France au départ de Saint-Quentin-en-Yvelines. La construction patiente d’une fédération des luttes pourrait commencer à porter ses fruits. Qui sait, peut-être avec l’abandon de la ligne 18 ?
Giovanni Simone, journaliste pour Le Chiffon
Tous les prénoms suivis d’un * ont été modifiés par souci d’anonymat.
Photo de Une > Zaclay vue de l’entrée: en premier plan le dôme géodésique provenant de Notre-Dame-des-Landes. Photo de Giovanni Simone.
Illustration > Sophie Bravo de la Pena.
La joyeuse machine de guerre du Grand Paris se lance sans frein vers l’avenir. Avec ses chantiers pharaoniques et ses infrastructures futuristes, le projet d’aménagement se vend comme métropole de l’avenir. Un espace urbain calibré dans les détails pour vous garantir une expérience de vie saine, écologique et à l’abri de tout imprévu. Une entreprise qui peut bien demander le sacrifice de quelques arbres, ou même de la vie de quelques ouvriers de temps en temps, n’est-ce pas ? Un tel projet ne peut pas négliger la place peut et doit occuper dans la vie des métropolitains du futur. C’est le rôle dévolu au Point Fort, nouveau tiers-lieu censé représenter l’ambition de « valoriser le patrimoine culturel du Fort et garantir un ancrage local » nous dit Sandy Messaoui, directeur du territoire « Grand Paris Est » pour l’aménageur Grand Paris Aménagement (GPA). Ne serait-il pas au contraire le joli masque d’une gentrification autrement agressive ?
Au milieu de toute cette forêt de grues, bétonnières et bulldozers qui se prépare, un espace de culture et de loisirs a déjà vu la lumière. Le Point Fort, situé dans le secteur « Cœur de Fort », à proximité des casemates et des fortifications du Fort qui ne seront pas détruites, a été officiellement inauguré le 8 décembre 2021 avec un contrat d’occupation temporaire d’une durée de cinq ans. Le lieu s’insère dans la glorieuse tradition des « friches culturelles » et de l’urbanisme transitoire1 : des espaces provisoirement vides sont occupés par des installations culturelles et de loisirs, qui préfigurent en générale une installation pérenne ou de nouveaux bâtiments.
Le Point Fort se structure en deux halles couvertes et un chapiteau auxquels vont se rajouter, courant 2022, deux pavillons et quatre casemates. Le lieu se veut une « place forte culturelle », capable de mettre en valeur les « cultures populaires d’ici et d’ailleurs », explique Kamel Dafri, directeur de l’association Villes des Musiques du Monde, dans un entretien paru sur Enlarge Your Paris, média qui met en avant la programmation culturelle du Grand Paris 2. Avec le Point Fort, le théâtre équestre Zingaro et l’artiste Rachid Khimoune, parmi d’autres artisans et artistes, occupent le fort depuis longtemps et ont une renommée internationale.
Villes des Musiques du Monde existe depuis plus de vingt ans et propose chaque année le festival du même nom. Pour Zakia Bouzidi, adjointe à la culture de la Mairie d’Aubervilliers : « Ville des Musiques du Monde attire des populations qui sont éloignés de l’offre culturelle. Bien sûr que la ville entend soutenir cela » en renouvelant la convention avec l’association, qui lui garantit des subventions tous les ans. Mathilde Lise, attachée de presse pour Villes des Musiques du Monde, souligne que « l’association a été sollicitée par Grand Paris Aménagement (GPA) et la mairie d’Aubervilliers pour jouer ce rôle de programmateur culturel au sein du Fort ». Un rôle de premier plan, au vu de l’espace géographiquement centrale et de liaison que la friche culturelle occupe entre les architectures du Fort qui vont être préservées et le nouveau quartier prénommé « Jean Jaurès ». Une question se pose : dans une opération d’aménagement qui tend à la valorisation du foncier au profit d’aménageurs privés, quel sera réellement l’autonomie d’une association telle que Villes des Musiques du Monde ?
La plupart des friches culturelles feront à l’avenir l’objet d’un projet immobilier, petit ou grand. Dans le cas du Fort d’Aubervilliers, c’est un quartier entier qui doit sortir de terre, et même un « écoquartier » : 900 logements d’ici 2024 (date butoir pour les Jeux Olympiques, grands accélérateurs du Grand Paris), auxquels viendront s’ajouter 900 autres à terme, un groupe scolaire, une crèche, des commerces, des artisans. Une bonne vieille coulée de béton, un des produits les plus polluants au monde, qui visiblement n’empêche pas d’utiliser le préfixe « éco » pour désigner un quartier. Qui plus est un « quartier mixte » revendiquent les aménageurs 3, mettant en avant la place des locaux dédiés à la « Culture et à la Création » au sein du nouveau quartier.
GPA, la Mairie d’Aubervilliers, Plaine Commune et l’état (via la préfecture) sont les principaux financeurs directs ou indirects de ce projet. GPA, en particulier, est propriétaire du terrain depuis 1973, et a comme rôle de développer les projets d’aménagement du Grand Paris. Dans le cas du Fort, cet EPIC (Établissement Public à caractère Industriel ou Commercial) démarche les constructeurs et mets à dispositions les terrains. Un investissement qui sera largement dépassé par les profits immobiliers des promoteurs, parmi lesquels Immobel. Cette boîte, qui vante 223.000 m² de projets en développement, met en avant la position idéale du nouvel écoquartier par rapport aux équipements en construction dans les alentours.
Dans le secteur du Fort d’Aubervilliers, c’est effectivement un foisonnement inédit de chantiers qui surprend les habitant·es d’une des villes les plus pauvres de l’hexagone. Le calendrier prévoit, dans l’ordre chronologique : la livraison de la piscine olympique située dans les parages de la gare de la ligne 7 du métro, en janvier 2024 ; la construction du nouvel écoquartier « Jean Jaurés » au sein du Fort, en 2025 ; l’inauguration d’une nouvelle gare de métro, cette fois-ci liée à la ligne 15 (Grand Paris Express), en 2030. La cité de la Maladrerie, à quelques centaines de métres du Fort, est intéressée, elle aussi, par un projet de rénovation qui implique des résidentialisations et des privatisations, contre lesquelles se bat un collectif d’habitant·es. Un projet qui n’a pas de lien direct avec celui de l’éco-quartier, mais qui participe des changements intenses et rapides dans ce quartier prioritaire, comme ne manquent pas de le remarquer les aménageurs dans une réunion préparatoire de 2018.
« C’est des projets qui se veulent écologiques, artistiques, mais j’ai du mal à voir le rapport avec les artistes et les associations qui existent déjà à quelques pas de là »
Le collectif de défense des Jardins dénonce le « greenwashing immobilier » constitué par le projet d’écoquartier, un « saccage » qui vise surtout à « faire venir des gentes plus riches qui vivront à l’écart du reste de la ville, à remplir les poches des promoteurs et de l’État, et à satisfaire des élu.e.s qui se réjouissent de repousser les pauvres toujours plus loin »4.C’est l’intégralité de ce contexte de développement urbain que critiquent ses opposant·es, parmi lesquel·les les membres du collectif de défense des Jardins Ouvriers des Vertus. Ces Jardins centenaires ont été objet d’une occupation de plusieurs mois, terminée avec l’évacuation de cette Zone à Défendre (ZAD) urbaine et avec le début du chantier pour la piscine d’entraînement olympique. Le collectif s’attaque notamment à l’idée même de construire des nouveaux immeubles dans une des villes avec le moins d’espaces verts du 93, ainsi qu’au faible taux de logements sociaux prévu (18%) par rapport à la moyenne de la ville (39%). Une position qui remet en question toute l’opération d’aménagement, Point Fort compris.
Philippe a participé à une action de perturbation de l’inauguration du Point Fort en décembre dernier contre « l’urbanisme de merde » comme le nommait une des banderoles déployées à cette occasion : « Nous avons dérangé cette inauguration aux cris de ‘Ni Solarium ni écoquartier’, qui est notre position depuis longtemps, et on a été confrontés par des femmes de Villes de Musiques du Monde, complètement effarées. Elles comprenaient pas pourquoi on s’en prenaient à elles. On leur disait ‘vous servez de caution à cette opération d’urbanisme’ ».
Zakia Bouzidi, elle, minimise l’action : « Il y a eu effectivement un dérangement lors de l’inauguration, mais c’était le collectif des Jardins, ça n’a rien à voir avec le Point Fort ». Une position partagée par Mathilde Lise. L’attachée de presse de Villes des Musiques du Monde souligne la distinction nette entre les événements des Jardins et le projet du Point Fort : « C’est vrai, ils sont venus lors de l’inauguration, mais c’était plutôt pour protester contre les politicien·nes qui ont voté le projet de piscine que contre le Point Fort ». Philippe, de son côté, n’est pas sûr de vouloir différencier les deux sujets : « Pour nous, le Point Fort sert de caution à cette opération d’urbanisme. Du moment où l’écoquartier sera construit, tout ce qui se fera dedans peut être interprété comme propagande de GPA ».
À en juger de la communication des promoteurs et de GPA, en tout cas, il est difficile de lui donner tort : la piscine olympique est clairement présentée comme un des avantages majeurs du nouveau quartier (« un centre aquatique flambant neuf opérationnel pour les JO2024 »)5. C’est la livraison d’un quartier complet et nouveau dont les aménageurs rêvent, avec en son centre des nouvelles populations. Un public en prévalence aisé et blanc, qui pourra se permettre de payer non seulement les loyers de l’écoquartier, mais aussi les loisirs fournis par l’aménageur. Les néo-habitant·e.s du Fort doit pouvoir avoir une école à deux pas, un centre aquatique avec espaces de loisirs, un lieu culturel en bas de chez elles·ux. Un projet ambitieux, qui soulève des questions légitimes : pour qui est-il conçu ? Que faire des habitant·es actuel·les de la zone du Fort ?
Pour Irène, mobilisée pour la défense de la cité de la Maladrerie : « C’est des projets qui se veulent écologiques, artistiques, mais j’ai du mal à voir le rapport avec les artistes et les associations qui existent déjà à quelques pas de là ». La rénovation de sa cité, rappelle Irène, risque de signifier la perte du lieu d’activité et de vie de plusieurs artistes et architectes locaux. « D’un côté il y a une précarisation des artistes ; de l’autre ils et elles sont appelés dans ces nouveaux cadres où on leur fournit un espace de travail. C’est une façon d’envoyer les artistes à l’avant ». Et Villes des Musiques du Monde de réciter ses prières pour avoir une place permanente au sein du Fort. Place que ni la mairie, ni GPA sont prêtes à garantir à 100 %, selon nos sources.
La question du business model des projets d’aménagement revient fatalement au centre du débat : « On ne fait pas d’argent avec une opération comme ça » nous lance une source anonyme au sein de GPA « Nous, nous finançons les projets comme le Point Fort, et après c’est aux promoteurs de vendre les appartements du quartier. ». GPA peut ainsi se démarquer de tout soupçon d’intérêts commerciaux : « Ce n’est pas du tout un projet fait avec une logique commerciale. Ce qu’on cherche, ce qui est important, c’est l’ancrage locale, sinon tu es complètement hors-sol » affirme Sandy Messaoui.
Ces projets urbains ont ensuite été récupérés par des acteurs privés ou associatifs qui en on fait les nouvelles « place to be » des métropoles modernes.
Mais le doute continue de planer : « Son statut d’établissement public place d’emblée l’activité de Grand Paris Aménagement dans le champ de l’intérêt général, tandis que son caractère industriel et commercial lui impose une parfaite rigueur de gestion. » récite le site web de GPA6. Lire : les investissements qui apportent du profit sont possible, avec la solidité d’une garantie publique. Une dynamique favorisant le profit et qui laisse des doutes sur la prise en compte des besoins des habitants dans le cadre des projets d’aménagement urbain.
Un processus de gentrification accélérée et intense, conçue à travers un ensemble de projets liés et synchronisés. Mickaël Correia nous le livre sans ambages : « Ambitionnant de faire de la région Île-de-France une métropole compétitive et mondialisée, le projet d’aménagement territorial du Grand Paris entrevoit dans les tiers-lieux culturels un outil de promotion de son image de ville festive, innovante et écoresponsable à même d’attirer une ‘classe créative’. Une population de jeunes cadres qui serait, aux yeux des décideurs, vectrice de développementéconomique 7. » Les friches culturelles comme le Point Fort serviraient ainsi de légitimation culturelle et sociale pour un projet immobilier qui, dans le fond, vise surtout à satisfaire les besoins d’une classe moyenne-élevée qui n’est pas encore installée dans le quartier en question.
Les friches culturelles sont devenues, dans la dernière décennie, un opérateur central de l’aménagement urbain. D’abord éléments de contre-culture contestataires inspirés des squats, ces projets urbains ont ensuite été récupérés par des acteurs privés ou associatifs qui en on fait les nouvelles « place to be » des métropoles modernes. L’idée de ne pas gâcher le temps de vie d’un espace immobilier, en le mettant à profit pour un temps déterminé tout en utilisant l’image positive que les initiatives culturelles apportent aux projets, a vite été retenue par les aménageurs et les promoteurs urbains, privés comme publics.
Dans le cas du Point Fort, les intentions affichées par Villes des Musiques du Monde sont bonnes, et la longue histoire de l’association dans le quartier ne laisse pas de doute sur la volonté d’intégrer les habitant·es actuel·les du quartier du Fort au tiers-lieu. Kamel Dafri, dans l’entretien précédemment cité, tient compte de la dynamique de gentrification que le Point Fort pourrait cautionner : « On parle ici d’un des quartiers prioritaires de la politique de la ville les plus décriés. Nous n’avons pas vocation à valoriser du foncier mais à faire en sorte que les aménageurs tiennent compte de l’histoire des habitants ». L’association parie sur son histoire d’ancrage locale, en somme, pour pouvoir impacter de quelque manière que ce soit le projet d’aménagement du Fort et en faire un quartier qui ne soit pas complètement hors-sol. Bien qu’inversés, ces objectifs coïncident avec les intérêts de GPA. La question est là : Est-il possible, dans un contexte si clairement orienté par la valorisation du foncier, d’échapper à cette dynamique ? Est-il possible de créer des lieux vraiment publics et à la portée de tous·tes ? Ou faut-il se résigner au fait qu’une telle initiative culturelle ne peut que se traduire en un lieu « glamour » de gentrification : une friche pour les riches ?
Giovanni Simone pour Le Chiffon
Crédit photo :
Photo de Une > A l’intérieur du Point Fort. Photo de Giovanni Simone.
Photo 2 > Aux abords du futur quartier, un panneau de promotion signé Immobel. Photo de Giovanni Simone.
Photo 3 > Le bureau de vente du promoteur Immobel domine déjà l’entrée du Point Fort, à trois ans de la livraison de l’écoquartier. Photo Giovanni Simone.
Sur la place Sainte Catherine, en plein cœur du 4e arrondissement, la vie se déroule tranquillement. À l’abri de la confusion qui règne dans la proche rue de Rivoli, quelques passant.e.s se dépêchent vers leurs maisons, d’autres s’arrêtent avec leurs chiens en laisse. Tout est normal, mais si on lève la tête, on peut repérer des objets étranges aux deux coins opposés de la place, qui ressemblent étrangement à des disques volants. Ce sont les « méduses » de Bruitparif, des capteurs sonores avec caméra intégrée, qui ont pour ambition d’identifier, non seulement le volume des bruits en ville mais aussi leur source.
Chaque méduse est composée de 4 microphones, afin de pouvoir déterminer, grâce au laps de temps entre la sollicitation d’un micro et d’un autre, la provenance des bruits. Le système fait ensuite coïncider celle-ci à une image, captée en temps réel par la camera intégrée. Sur un site dédié 1à ce système, il est possible de visualiser en direct les images à 360o et les intensités sonores moyennes sur 15 minutes pour chaque capteur utilisé, et donc d’avoir une idée assez claire de la source des bruits les plus intenses.
Un projet proposé à la ville de Paris par Bruitparif, association rassemblant 95 membres, dont des représentants de l’État (tels que le préfet de police, Didier Lallement, ou le directeur de l’environnement de la région, Sébastien Maes), des collectivités territoriales (Président.es de conseils régionale et départementaux, maires, etc.), des entreprises et des régies publiques (parmi lesquelles la RATP et la SNCF) et des associations (associations de voisinage, de lutte contre les nuisances sonores, etc.).
L’organisme s’occupe, depuis sa fondation en 2004, de « la mesure du bruit et d’accompagner les autorités dans la formulation de plans de prévention de ses effets ». En phase de développement et d’expérimentation depuis 2016, Bruitparif prévoit de mettre au point des applications 2 pour mesurer les niveaux sonores de la vie nocturne, des grands chantiers de travaux publics et des nuisances provoquées par les véhicules motorisés, selon une vidéo de présentation de l’association publiée en ligne 3. Selon Jacopo Martini, chargé de mission en acoustique environnementale (sic) pour Bruitparif : « Un des buts principaux du projet est la production de capteurs sonores à un prix abordable pour les municipalités et les entités publiques ». Les capteurs ont gagné le « décibel d’or » (concours organisé par le Conseil National du Bruit) en 2019, notamment parce qu’ils permettent de « voire le bruit ». Tout un programme.
Le dispositif est en expérimentation dans plusieurs quartiers « animés » de la capitale : à Châtelet, sur la place sainte Catherine (4e arr.), le long du Canal Saint-Martin, au bassin de la Villette ou encore sur les quais de Seine. En 2019, les « méduses » ont soulevé l’ire de commerçants à cause de l’expérimentation lancée à la Butte aux Cailles, dans le 13e arrondissement 4. Une situation déjà tendue entre les riverains et les exploitants de bars a empiré après l’annonce de l’installation de six capteurs : les propriétaires de commerces se sont révoltés contre une mesure qu’ils jugeaient répressive, et dont l’objectif était selon eux de verbaliser les patrons de bars et les clients les plus bruyants .
Les « méduses » semblent, pour l’instant, principalement mis en place dans des coins festifs, où les conflits entre riverains et exploitants de bar sont fréquents. Des dispositifs installés soit sur demande des maires d’arrondissement, soit des associations de riverains qui se disent derangé.es par le bruit. Selon Thierry Charlois, chef de projet « Politique de la nuit » à la mairie de Paris et membre du « Conseil de la Nuit » de la mairie : « Le but du projet des méduses est de faciliter le dialogue entre les riverains et les personnes qui se trouvent sur l’espace public, à travers l’objectivation du bruit ».
Le postulat de Bruitparif et du « bureau de la nuit » de la Mairie est que la possibilité de mettre sur la table une mesure précise du bruit et de son origine, son abstraction, doit faciliter la solution pacifique des disputes qui peuvent éclater autour des activités nocturnes. La machine au service de l’homme. Les verbalisations : « Ne sont pas du tout l’objectif, puisque de toute façon si on veut verbaliser pour tapage nocturne on peut le faire avec des sonomètres » se défend Charlois. Le cas de la Butte aux Cailles démontre pourtant que les « méduses » ne sont pas forcement un élément de pacification, mais plutôt une raison ultérieure de conflit et d’incompréhension entre les riverains et les exploitants des bars, qui ont dénoncé l’installation des capteurs comme un nouveau mouchard qui vise à aseptiser la vie de leur quartier.
Le mot « objectiver » revient souvent dans les communications de Bruitparif et de ses partenaires, visant à donner une image sereine et positive de l’application de ce dispositif. Pourtant, l’utilisation de cette technologie se situe dans un espace juridique flou, et touche à des domaines qui ne sont pas encore encadrés par la législation. Les capteurs constituent un menace sérieuse du point de vue de la protection des données personnelles : les images et les sons collectés ne doivent aucunement pouvoir constituer des éléments permettant d’identifier une personne et si c’est le cas, les citoyens doivent être alertés de cette possibilité, selon la loi relative à la protection des données personnelles (RGPD).
La juriste Lucie Cluzel, professeur de droit public à l’université de Paris Nanterre, souligne les principes qui sous-tendent le RGPD : « Il y a un principe de proportionnalité, c’est à dire que le traitement des données doit être proportionnel à la menace pour la sécurité […] Un principe de finalité, qui implique que le personnel qui traite les données soit bien formé et que le traitement soit encadré par la loi ; enfin un principe de consentement, qui exige le consentement des personnes dont les données vont être traitées ».
Thierry Charlois assure que les méduses ne constituent pas un risque pour les données personnelles : « Les sons ne sont pas enregistrés, mais seulement mesurés et les images captées sont floutées à la source, donc il n’y a aucun risque pour les données des citoyens ». Jacopo Martini précise : « Il y a une première prise de photo par la méduse, et ensuite nous sélectionnons une zone qui sera à flouter. À partir de ce moment, les images seront automatiquement floutées dans la zone envisagée, où pourraient se trouver des personnes identifiables ».
La question de l’enregistrement des sons est pourtant épineuse, comme le démontre le cas de Saint-Étienne. La ville a lancé en 2019 un projet expérimental similaire à celui des « méduses », comportant l’installation de capteurs sonores et de caméras dans le quartier de Trentaize-Beaubrun-Curiot 5. La mairie voulait détecter dans les rues les bruits comme les cris, les éclats de verre, les explosions, etc. La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) a initialement donné son feu vert au projet présenté par l’entreprise Serenicity 6 , mais s’est ensuite attaquée aux dangers potentiels pour les données privées, envoyant un avis négatif(purement consultatif) au maire de la ville, Gaël Perdriau. Ce dernier, sous la pression des Stéphanois, a fait marche arrière.
La pression politique subie par les décideurs à Saint-Étienne peut expliquer l’attention qu’accordent les chantres de Bruitparif à la question des données personnelles. Un sujet très sensible où le doute n’est pas levé sur l’utilisation future des capteurs, malgré les garanties de Jacopo Martini, qui revendique : « Nous avons eu un avis favorable de la CNIL ». Personne ne peut garantir que, une fois la technologie mise en place et dans une autre conjoncture politique, les capteurs ne seront employés pour l’identification des citoyens. A l’instar de l’état d’urgence qui a été utilisé bien au delà de son cadre initiale d’application pour réprimer les mouvements sociaux, les capteurs sonores pourraient eux aussi voir s’étendre leur domaine d’application.
Le deuxième doute qui vient à l’esprit est le possible emploi des « méduses » pour des opérations de police. Actuellement, aucune loi n’encadre l’usage des « méduses » dans le cadre d’interventions policières. Pourtant, Thierry Charlois fait écho au bilan des politiques de la nuit 7 de la capitale, qui préconise l’achat de plusieurs capteurs par la Direction de la Prévention, de la Sécurité et la Protection (DPSP), service rattaché à la mairie de paris. Il suggère que sur la place publique où l’on ne pourrait pas intervenir sur les débits de boisson, il faudrait donner la possibilité à cette pseudo-police de verbaliser directement les citoyen.nes. : « Dans ces cas les méduses ne pourraient avoir une utilité que si elles sont directement en connexion avec le centre de veille opérationnelle de la DPSP ».
Outre l’insistance sur la médiation et sur « l’objectivation » des nuisances sonores, la communication de Bruitparif trahit une mentalité quelque peu policière : « Sans doute, les résidents ne portent pas souvent plainte auprès des forces de police parce qu’elles ne sont pas disponibles et le temps de venir, il n’y a plus rien à voir » se soucie Bruitparif dans son intervention à la conférence « inter.noise » de Madrid en 2019.
Pour résumer l’idéal de Bruitparif : des citoyen.nes dérangé.es par quelqu’un dans la rue font appel à la mairie ou directement à Bruitparif ; l’association installe ses micros ; les bruits sont mesurées ; les verbalisations dressées, au mieux on assiste à une concertation ; le cas est clos. Mais dans quel contexte se plaignent les citoyen.nes ? Et à quoi nous mènerait la généralisation d’une telle technologie ? La ville de Paris s’est engagée dans un processus d’embourgeoisement (gentrification en Anglais), comme la plupart des mégapoles à travers le monde, qui repousse les populations plus démunies aux marges de la ville : dans les banlieues. Les riverains qui se plaignent « achètent [un logement dans Paris] parce que c’est sympa, c’est bobo, et puis ils veulent faire fermer les bars » comme l’explique un patron de bar dans l’article de Mediapart susmentionné.
La loi d’orientation sur les mobilités votée en 2019 a déjà introduit un amendement ouvrant la voie à une expérimentation de capteurs sonores dans le but de verbaliser les véhicules trop bruyants. Rien n’empêche, donc, que les méduses puissent un jour être des dispositifs policiers à part entière, comme le souligne Lucie Cluzel : « Les capteurs ne sont pas pour l’instant des outils de police administrative, et pour cela il faudra un décret qui en encadre l’usage. Mais on va certainement dans ce sens, avec les campagnes sécuritaires qui sont en cours en ce moment […] Il y a en plus un véritable marché des technologies de surveillance ». Ce qui se révèle être le cas aussi pour Bruitparif, qui a crée en décembre 2020 une entreprise, Viginoiz. Seul actionnaire : le même Bruitparif. Le but ? Mettre sur le marché les dispositifs élaborés par l’association, qu’ils ne pourraient pas commercialiser autrement.
La volonté même de faire diminuer les « nuisances sonores » relève d’une mentalité fétichisée ou la ville est complètement aseptisée, propre, silencieuse, absolument fonctionnelle, réduite à une abstraction quantifiable. Un décor urbain. Une mentalité exemplifiée par la théorie de la fenêtre cassée (Broken window theory), rendue fameuse dans la New York des années 1990 par Rudy Giuliani, alors maire de la ville. Selon cette théorie tout signe visible de criminalité ou de déviance encourage une augmentation de ces mêmes tendances. Ainsi, les éléments autrement inoffensifs de l’ambiance urbaine (comme les tags sur les murs, la saleté ou… le bruit) sont criminalisés. Une approche de la ville qui permet de réprimer des populations miséreuses, racisées, et souvent jeunes.
La floraison de technologies sécuritaires, « pacifiante », doit être insérée dans cet imaginaire de la ville comme lieu réservé au travail et à la circulation des marchandises. La « Safe city » étant l’humble serviteur de cette ville. Comme l’explique Juliette, responsable de la campagne Technopolice pour La Quadrature du Net: « Les projets comme celui de Bruitparif relèvent du solutionnisme technologique. C’est à dire qu’on estime que l’application d’une technologie va permettre de résoudre un problème qui est en réalité humain. Ces technologies, qui sont aussi des technologies sécuritaires, deviennent omniprésentes, on s’y habitue et on les utilise de plus en plus jusqu’à ce qu’on les considère fondamentales ». Le problème essentiel se pose donc dans ces termes : dans quelle ville souhaite-t-on vivre ? La ville technologique que nous préconise Bruitparif est une ville où l’humain est transformé en une variable mathématique, enseveli sous le poids des chiffres. Une ville où l’on nage avec des méduses dans une mer parfaitement plate, une mer de décor.
La question soulevée par les « méduses », en somme, va au-delà de la question de l’application courante de ces capteurs, et touche bien plutôt aux motivations profondes de leur développement. L’idée d’une ville « Safe » et « Smart » est au cœur de la vision des administrations locales et étatiques, mais à quel prix pour la liberté des citoyen.ne.s ? En proposant un outil technologique pour chaque problème de la vie collective, ne risque-t-on pas de neutraliser le débat démocratique ? De disqualifier encore un peu plus la parole ?
La ville des rêves de Bruitparif et de ses thuriféraires, est une ville-machine où il suffit de régler tel ou tel paramètre pour faire rentrer le déviant dans la norme. Mais ne serait-elle pas une ville des cauchemars pour la grande majorité de la population ?
Giovanni Simone pour Le Chiffon