La Courneuve, premiers jours d’automne ensoleillés. Une quinzaine de personnes sont réunies dans une grande coloc’ située dans l’ancienne plaine maraîchère des Vertus. La bouilloire fume : l’eau chaude pour le café est prête. Dans le jardin exigu bordé de noisetiers et de framboisiers taillés, les participants se présentent tour à tour : c’est le début de quatre jours de chantiers communs avec, pour thème, une énigmatique : « Démétropolisation par le bas ». Le but affiché ? « Se réunir pendant plusieurs jours entre fermiers, universitaires ou anciens étudiants, milieux associatifs et personnes en situation d’exil » énumère Nathalia, ancienne étudiante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), « pour faciliter l’installation des exilés — bien souvent sans-papiers — qui voudraient vivre dans des campagnes de France et d’Île-de-France pour mener des activités pro dans les secteurs agricoles et artisanaux ». Une première dans la région1.
Ces journées sont co-organisées par une constellation de groupes : en première ligne, l’Association Accueil Agriculture Artisanat (A4), fondée en 2021, qui accompagne des personnes avec un parcours de migration voulant développer une activité agricole ou artisanale ; les collectifs FRICHE et les Communaux, dont l’objectif est de favoriser des pratiques d’habitation et des formes de coopérations alternatives aux institutions étatiques et marchandes ; enfin, les « Chantiers pluri-versités » de reprises des savoirs, lancés à l’été 2022, dont le but est la transmission de pratiques et de savoirs paysans dans un esprit d’autogestion.
Pour Tarik, ancien étudiant de Paris 8 et membre fondateur d’A4, l’enjeu de l’installation d’exilés dans les campagnes françaises dans les prochaines années est immense. D’une voix calme, les lunettes lui glissant sur le bout du nez, il explique : « En 2030, la moitié des agriculteurs de la région aujourd’hui en activité seront partis à la retraite, il y a un besoin urgent d’organiser la relève. Et puis, nous sommes entrés dans une crise climatique qui nécessite de repenser la place de l’agriculture industrielle au profit d’une agriculture paysanne qui nécessite plus d’humains. Enfin, nous connaissons une montée de l’extrême droite qui rend urgent de briser l’entre-soi ».
Depuis un an, A4 organise des voyages-enquêtes de quelques jours dans des fermes françaises. « Le but, c’est de dialoguer avec des agriculteurs qui sont intéressés pour nous accueillir. On veut découvrir leurs besoins, leurs intentions, pour ensuite penser à travailler chez eux ou même à reprendre leur ferme. Parce que certains nous disent qu’ils vont partir en retraite et que personne n’est là pour prendre la suite » déclare Sembala, exilé malien de 28 ans, et membre de l’association.
« Ce qu’on veut construire ces dernières années s’apparente à des luttes qui ont plusieurs décennies d’histoire »
Parti de son village à 14 ans pour rejoindre l’Italie après une traversée de la Méditerranée depuis l’Algérie, son parcours est singulier. Arrivé en France en 2014, Sembala va connaître six années de galère, à la rue. En septembre 2020, il participe à la Marche des sans-papiers qui relie Marseille à Paris. Des militants rencontrés dans le cortège lui parlent de la Zone à défendre (ZAD) de Saclay (lire le reportage du Chiffon, ici). « Depuis 2021, dit-il avec le sourire, j’ai construit ma cabane là-bas grâce à des copains de Bourgogne chez qui j’ai habité avant ». C’est à ce moment qu’il rencontre des membres d’A4 et participe aux premiers voyages-enquêtes. En août 2022 il décide de partir trois semaines, via A4, à Tarnac (19) dans le Limousin, pour participer à des tâches de cuisine, de maraîchage et de boulangerie. « C’était vraiment trop bien. Maintenant j’ai envie de travailler la terre – je connais mal – comprendre comment ça marche et voir si je veux me lancer là-dedans ou alors dans la boulangerie ».
L’après-midi s’enchaîne par la diffusion du documentaire récemment sorti « Les Voix croisées2». Le documentaire revient notamment sur les heurs et malheurs de l’expérience de la coopérative agricole de « Somankidi Coura », fondée en 1977 au Mali, par d’anciens exilés en France retournés au pays et voulant expérimenter des modes de culture de la terre sans machine. Une expérience alors tout à fait marginale. Pour Habib, exilé soudanais d’une trentaine d’années, lui aussi membre d’A4 : « C’est important de voir que ce qu’on veut construire ces dernières années s’apparente à des luttes qui ont plusieurs décennies d’histoire. Mais en même temps, en la découvrant, je me suis dit qu’on est toujours dans les mêmes galères depuis les années 1970 ».
Habib quant à lui décide de quitter le Soudan en 2012, à cause d’activités politiques lorsqu’il étudiait à l’université (« ma vie commençait à être en jeu »). Arrivé en France après des mois d’un pénible périple, il cherche à rejoindre Calais pour l’Angleterre. Impossible de franchir la Manche pendant neuf mois de tentatives infructueuses ; c’est là qu’il rencontre des militants de No Border3, qui lui conseillent de rejoindre la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (44), qu’il va aller découvrir. Sa demande d’asile rejetée, il décide de rester sur place. « J’ai commencé à connaître des agriculteurs, des gens en campagne : ils me demandaient des coups de main pour de la soudure », activité très recherchée à laquelle il est formé. De 2016 à 2020, il va œuvrer dans la fabrication de fours à pain. Sa rencontre de membres d’A4 à l’été 2021 vient répondre à une aspiration décisive pour lui.
« Au Soudan, beaucoup pensent que l’agriculture est difficile. Généralement, nos parents nous poussent à des études pour qu’on ne souffre pas comme eux… les jeunes ne veulent plus travailler dans la culture de la terre. Nos familles se demandent pourquoi on ne fait pas autre chose. Il ne comprennent pas que ce qu’on fait par nécessité au bled, on le fait par choix ici » poursuit Habib, qui aimerait s’investir à fond dans l’essor de l’association et, à terme : « repartir au Soudan et pourquoi pas lancer un lieu collectif avec pratiques artisanales et paysannes. Ce serait superbe ! » clame-t-il, le regard ferme et les commissures des lèvres qui s’ouvrent sur un sourire.
Ferme de Combreux. Seine-et-Marne. Myriam Suchet, habitante de la ferme et maître de conférences à la Sorbonne nouvelle, fait découvrir aux participants du chantier ce lieu de vie au sud de Tournan-en-Brie (77). « La ferme de Combreux, c’est un collectif composé à la fois des habitants qui vivent sur place mais ne cultivent pas et des cultivateurs qui n’habitent pas sur place… Ici, on veut ouvrir un horizon qui dépasse la seule reprise des terres agricoles : on veut aussi élaborer de nouveaux rapports à la famille, à la pédagogie, expérimenter d’autres imaginaires en actes. Nous avons en particulier des rapports étroits avec nos voisins exilés et l’association Empreintes qui les accueille ».
La dimension agricole est assurée par Thibaud et Justine, installés en GAEC pour le maraîchage, Mélanie pour les fruits et Bastien, paysan-boulanger qui, en 2021, a récupéré 60 hectares de surface agricole rachetées par l’association Terre de liens. Portant sa fille dans les bras, il nous propose un tour du propriétaire : « De la culture du blé à la cuisson du pain, je veux faire toutes les activités pour réaliser un pain », au terme de la visite il annonce : « penser à mettre à disposition une partie des 60 hectares, pourquoi pas à des exilés pour y faire de l’agroécologie ou autre ? ».
L’après-midi s’enchaîne par la découverte de la ferme des Monts gardés sur la commune de Claye-Souilly (77). Ceinturé par les routes, le chemin de fer et des lignes à haute tension, cet ancien site de 35 hectares se retrouve au milieu des années 2000 particulièrement pollué et infertile. En 2006, un projet expérimental d’agroforesterie, d’élevage et de maraîchage est lancé par la paysagiste Agnès Sourrisseau. « C’était une mission de dépollution sur des terres presque complètement mortes » annonce-t-elle en nous accueillant sous un chapiteau de fortune dont la toile claque sous le coup des bourrasques.
Aujourd’hui, seule une petite partie des 35 hectares, divisés en 200 parcelles, est cultivée. « Il faudrait trouver des forces vives pour cultiver ces terres. C’est pour ça que la venue des participants à ce chantier pluri-versitaire tombe très bien », annonce Agnès Sourrisseau, qui concède que les conditions sur place sont assez rudes — mais stimulantes, pour qui veut apprendre différemment.
D’ailleurs, côté apprentissage, Agnès Sourisseau participe depuis septembre 2022 à l’ouverture du premier lycée agricole entièrement dédié à l’agroécologie, qui délivre un Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) et un Bac pro. Les cours sont à Sevran (93), la pratique est basée dans une vaste ferme de 2 000 hectares, dans le parc régional du Gâtinais (91). « Ceux qui sont inscrits pour les 3 ans du Bac pro peuvent alors obtenir des papiers » ajoute-t-elle.
Un enjeu important pour A4. Selon Alitzel, membre grenobloise de l’association : « On réfléchit à ce que l’asso’ puisse avoir un statut juridique qui lui permette d’organiser l’installation durable d’exilés pour des boulots agricoles ou artisanaux, manière aussi de les régulariser administrativement ». Une possibilité est ouverte via les Organismes d’accueil communautaires et d’activités solidaires (OACAS). Un statut juridique exceptionnel lancé par les communautés de « travailleurs solidaires » d’Emmaüs en France (plus de 120) qui accueillent près de 5 000 personnes, dont la moitié de sans-papiers. Reconnu en 2008, ce modèle est devenu depuis un agrément pour une vingtaine d’associations4.
Pour Tarik : « Les fermes en lien avec A4 sont pour l’instant peu nombreuses en Île-de-France, ce qui fait que celles de Combreux et des Monts Gardés sont précieuses. Tout le boulot de mise en relation reste à faire ». Un travail déjà entamé en France par le Service jésuite des réfugiés (JRS France), l’association Tero Loko, le réseau CIVAM mais aussi par le programme « WWOOFing Solidaire », créé en 2019.
Cette mise en relation s’avère d’autant plus précieuse que l’accès à la terre pour des personnes ne venant pas du milieu ressemble à un chemin de croix5 . Pour William Loveluck, chargé de recherche et d’analyse pour Terre de liens : « Ceux qui ne sont pas socialisés dans ce milieu n’ont pas accès à l’information en cas de transaction de surfaces agricoles. Dans le cas de transfert de propriété, la candidature d’A4 auprès de la Safer, en présentant des profils bien souvent sans diplôme agricole, ne pèserait pas lourd ». D’où l’intérêt selon lui que l’Association A4 monte une coopérative de travail agricole, et que Terre de liens mette à disposition des terres dont elle serait propriétaire.
La semaine d’échange se clôt au « laboratoire artistique » du DOC (XIXe), par la diffusion du documentaire « D’égal à égal6», qui retrace le voyage-enquête d’A4 en février 2022 sur la montagne limousine : « Avec ce docu’, on voulait casser l’idée de la campagne comme territoire hostile pour les exilés » développe Tarik. Une démarche qui vient se télescoper à l’actualité. Car Emmanuel Macron a annoncé, dans son discours aux préfets du 15 septembre 2022, vouloir développer pour le futur projet de loi « asile et immigration », qui sera présenté début 2023 :« Une politique profondément différente de répartition sur le territoire des femmes et des hommes qui sont en demande de titre [de séjour], et y compris de celles et ceux qui les ont reçus ». Son idée ? Implanter ces personnes en campagne pour lutter contre deux maux : le dépeuplement des ces dernières et l’entassement dans les banlieues. Une bonne nouvelle pour A4 qui se voit couper l’herbe sous le pied ?
Pour Tarik, il s’agit d’une fausse bonne intention : « Il y a un principe fondamental pour nous : c’est la liberté de circulation. Si les personnes avec un parcours de migration veulent s’installer en ville ou en campagne, qu’elles soient libres de le faire. Avec Macron, on les forcerait à s’installer en campagne — comme on le fait déjà avec l’ouverture de Centres d’accueil de demandeurs d’asile (CADA) en campagne depuis 2015 -, elles ne pourraient pas quitter leur département et s’installer ailleurs sous peine de perdre leurs droits, et c’est déjà le cas aujourd’hui ».
Nicco, cheville ouvrière des chantiers pluri-versités, abonde : « La question n’est pas de penser la gestion de la crise migratoire depuis la hauteur du point de vue étatique comme le fait Macron. Lui est dans une logique de logement. Nous, on souhaite leur laisser le choix et que leurs activités professionnelles et sociales s’encrent à chaque fois dans un milieu de vie avec ses spécificités : c’est une logique d’habitation bien plus large ». Qui plus est, ajoute Tarik, « Macron, par cette mesure, a peut-être l’idée de fournir une main d’œuvre corvéable pour l’agro-industrie en campagne » dans un contexte post-covid où le premier confinement a vu une pénurie de main d’œuvre dans ce secteur.
La semaine suivante, nous retrouvons Nicco dans un bar au bord du canal de l’Ourcq7. Il nous raconte que le collectif de « reprises des savoirs », qui a organisé ce chantier de « démétropolisation » en a aussi lancé plusieurs autres à l’été 2022, généralement à l’affiche baroque et séduisante : « Creuser une mare à grenouille contre la métropole », « Activer les savoirs naturalistes au service des luttes », « Écologie politique d’une vanne à moulin » ou encore « Savoir/faire avec la nature, explorations écoféministes ». Le sweat à capuche hissé sur les oreilles, Nicco explique : « L’idée de ces chantiers autogérés c’est que les savoirs soient le résultat d’une expérience de vie commune et qu’ils mettent en activité à la fois le corps et l’esprit ». Et de poursuivre : « Notre horizon de reprise des savoirs s’inscrit dans une critique de l’institution scolaire qui crée une hiérarchie entre enfant et adulte et atteste de l’assimilation d’un contenu par un diplôme. Il y a des expériences qui ont renversé ce cadre au XXe siècle : l’Université de la Terre au Mexique, certaines écoles berbères en Algérie et de l’Espagne républicaine ou l’Université expérimentale de Vincennes ». C’est dans cette tradition qu’il souhaite inscrire ces chantiers.
Selon lui, la critique du dispositif scolaire doit s’articuler à une ligne d’action politique plus générale : « Nous sommes dans un contexte de multiples crises : migratoires, scolaires, du travail, du logement, de la paysannerie. Trop souvent, ces crises sont pensées séparées les unes des autres. Il y a la lutte des sans-papiers, la lutte écolo avec les marches pour le climat, la lutte syndicaliste pour le travail, etc. Notre ambition, c’est de dépasser cette séparation à partir d’une pratique de la subsistance » c’est-à-dire de prendre en charge à l’échelle de petites communautés la satisfaction des besoins de la vie quotidienne (se loger, manger, se vêtir, se cultiver, etc.).
« C’est notamment la métropole qui empêche cette autonomie des populations ». En plus de cette dépossession, Nicco tient à souligner la dimension coloniale de la métropole parisienne, qui a historiquement aspiré des « colonisés de l’intérieur » venus des régions françaises et des « colonisés de l’extérieur » notamment venus d’Afrique. « Démétropoliser » nos vies, c’est alors agir contre la dépossession de nos savoir-faire, de notre culture et de nos capacités de subsistance : « Tout ce dont souffrent avant tout les exilés. C’est pour ça que nous devons nous organiser pour faciliter le chemin de ceux qui aspirent à cette vie ».
Gary Libot, journaliste pour Le Chiffon
Photo de Une — Lors d’un voyage-enquête d’A4 à la ZAD de Notre-dame-des-Landes en novembre 2022. Sembala aux côtés d’habitants. Photo : Abraham Cohen.
Au grand dam des ésitériophiles1, le ticket de métro c’est fini ! Comment toute cette histoire commence-t-elle ? Eh bien, en 2015 le Syndicat des transports d’Île-de-France (STIF, renommé Ile-de-France Mobilité, IdFM depuis 2017), autorité organisatrice du réseau ferroviaire dans la région, lance son « Programme de Modernisation de la Billetique ». L’objectif est double : remplacer les tickets magnétiques par de la télébilletique (utilisant la technologie RFID) et le passe Navigo, aujourd’hui possédé par 5 millions d’usagers dans la région, en l’important sur l’ordiphone ; instaurer la tarification à l’usage pour plus de « flexibilité2 ». Un programme conforté par l’élection de Valérie Pécresse en 2016 à la présidence de la région, candidate chantre de la numérisation des titres de transports, qui devient la nouvelle directrice du STIF. Le tout dans un contexte de préparation des Jeux Olympiques de 2024, du lancement du Grand Paris Express d’ici 2030, qui doublera la taille du réseau de métro, et de l’ouverture de l’intégralité du réseau de transport francilien à la concurrence, qui s’échelonnera sur 15 ans (2024–2039).
L’abandon du ticket magnétique est alors prévu pour 2019, puis 2021… puis finalement 2025, pour une disparition totale. La cause du retard ? Une tension sur le marché mondial des cartes à puce causée par la crise covidienne et un problème technique de stockage des cartes dans les distributeurs de la région… Selon Sébastien Mabille, responsable du service de presse chez IdFM, trois raisons ont présidé au choix de l’abandon du ticket : « C’est une mesure écologique : près de 550 millions de tickets étaient vendus chaque année, dont près de 10% étaient perdus et jetés dans les rues. Un certain nombre étaient démagnétisés, ce qui donne une charge de travail inutile aux guichetiers pour les remplacer. Enfin, c’est plus pratique, plus rapide à valider aux tourniquets ». Tout bénéf !
« IdFM veut inciter au maximum au post-paiement notamment parce que les usagers se rendent moins compte qu’il consomment du transport ».
Mais en clair, comment se traduit la disparition du ticket magnétique ? C’est simple. Depuis octobre 2021, le ticket individuel et le carnet de 10 ne sont plus disponibles dans les automates des stations de métro, seulement dans certains guichets. En 2023, ce sera au tour des tickets du RER (ticket Origine-Destination) d’être retirés de la vente. Les tickets que vous conservez sans le savoir au fond de vos armoires seront toujours utilisables jusqu’en 2025. Après : rideau. Terminé.
Le petit rectangle de papier se voit remplacé par deux nouvelles formules de carte à puce : le passe Navigo Easy et le Navigo Liberté+, le support étant facturé 2€. Le premier est anonyme et permet d’acheter jusqu’à 30 tickets individuels ; le second est nominatif et utilise le post-paiement. C’est-à-dire que les usagers valident leur passe à chaque trajet et sont seulement facturés à la fin du mois selon le nombre de voyage effectués sur le réseau : souple, adaptable. Pour Marc Pélissier, président de l’Association des Usagers des transports (AUT) d’Île-de-France : « IdFM veut inciter au maximum au post-paiement notamment parce que les usagers se rendent moins compte qu’il consomment du transport ».
Point épineux dans cette affaire : l’abandon du ticket magnétique signifie-t-il pour autant la surveillance généralisée des trajets des usagers ? Pas nécessairement puisque IdFM maintient une offre anonyme — à l’instar du ticket papier — avec le Navigo Easy. Mais, selon Marc Pélissier, l’informatisation induite par le Programme de Modernisation de la Billetique va « forcément rediriger davantage d’usagers vers des Navigo, dont la plupart sont nominatifs », entraînant la réduction progressive du nombre de trajet effectués sur le réseau sans identification de l’usager. Replongeons quelque peu dans l’histoire.
Au début des années 2000, le STIF prévoit de remplacer la carte Orange (avec technologie magnétique) par de la télébilletique3 avec le passe Navigo, qui la remplacera ensuite progressivement entre 2005 et 2009. La carte Orange servait uniquement à souscrire un abonnement et à être présentée au tourniquet pour validation. L’identité du détenteur de la carte, déclarative, était inscrite manuellement sur cette dernière. C’était une simple carte d’autorisation de passage, ignorant l’identité de l’usager, qui pouvait seulement être confirmée via une vérification sur le support physique par un contrôleur.
« Aller et venir librement, anonymement, est l’une des libertés fondamentales de nos démocraties »
C’est à ce point précis qu’intervient la nouveauté du Navigo. Il fusionne l’autorisation de passage et l’identité de l’usager4, qui n’est plus seulement renseignée sur le titre de transport, mais inscrite dans la carte à puce et stockée sur les serveurs de la Régie autonome des transports parisiens (RATP), lorsque l’abonnement est contracté pour la première fois. La carte stocke aussi les informations des trois derniers trajets de l’usager. Pour Nono, directeur technique de l’association de défense et promotion des libertés sur internet La Quadrature du Net, le Navigo ouvre alors une possibilité redoutable : « L’autorisation de passage est la même pour tous, alors que l’identité est forcément individuelle. C’est avec cette dernière que l’on peut instaurer des discriminations. On peut imaginer que le passe Navigo permettrait tôt ou tard de limiter les trajets d’un voyageur (selon son statut bancaire, son casier judiciaire ou autre) à une zone (1,2,3,4 ou 5)5. »
Ainsi, la RATP ne sait plus seulement que 100 000 personnes ont franchi les tourniquets de la Gare de Lyon tel jour, comme c’était le cas avec les technologies magnétiques anonymes (le ticket) ou déclaratives (la carte Orange). Ils savent désormais l’identité de ses ces 100 000 personnes. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a réagi dans une délibération de 2004 à l’instauration du Navigo, affirmant qu’ :« Aller et venir librement, anonymement, est l’une des libertés fondamentales de nos démocraties6», une liberté de circulation anonyme garantie par l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948. La CNIL exigea que le STIF propose aux usagers un titre de transport anonyme : ce sera le Navigo Découverte, mis en place plus de trois ans après, en 2007, au prix de 5€7.
En janvier 2009, le STIF va de nouveau essuyer la réprobation de la CNIL, qui pointe les barrières qu’érige la régie publique pour contracter la fameuse formule Découverte. La Commission regrette que : « Les conditions d’information et d’obtention du passe Navigo Découverte soient particulièrement médiocres, voire dissuasives ». En sus, elle critique le prix de 5€, quand le Navigo classique est lui gratuit8.Les délibérations de la CNIL n’étant plus contraignantes depuis 2004, ses propos resteront sans effet : le prix du passe Découverte sera maintenu — aujourd’hui encore — à 5€. Le site internet ratp.fr ne présente toujours pas, dans l’onglet « Titres et Tarifs », cette formule Découverte.
Sébastien Mabille, du service de com’ d’IdFM, s’agace du possible soupçon de fichage et de surveillance de la population : « On est une administration publique, on s’en fiche de ficher les gens ! » avant d’ajouter, dans une aventureuse comparaison : « ceux qui croient qu’on est là pour ficher les gens c’est comme les mecs qui croient que la terre est plate… ». Selon Arthur Messaud, juriste à la Quadrature du Net : « Il est clair que la RATP n’a pas le projet direct de fliquer les usagers. En revanche, le passe Navigo c’est une voiture de course de la surveillance qui, pour l’instant, reste au garage ».
Après le confinement au printemps 2020 : « La SNCF et la RATP, ajoute Nono, ont contrôlé les distances sanitaires et le port du masque grâce aux caméras et au traçage Wi-Fi9, des panneaux publicitaires avec caméras intégrées pour découvrir les comportements des usagers ont à nouveau été installés : il y a un certain nombre de technologies de surveillance qui sont mises en place, le passe Navigo n’en est qu’une parmi d’autres. L’important, c’est de réfléchir à l’interconnexion de ces technologies ». Des données qui pourraient aussi intéresser le secteur privé car elles permettraient de tracer les habitudes de transport des consommateurs : une mine d’or pour la RATP dont le besoin de financement n’a jamais été aussi important.
Cette potentiel surveillance pourrait être plus facilement accepté, selon la Quadrature du Net, par la multiplication des fonctionnalités du passe Navigo. Par exemple la possibilité de payer d’autres moyens de transport (publics ou privés) et des services connexes (le parking, l’hôtel, les musées), comme le souhaite Valérie Pécresse depuis son arrivée à la région10. Mais aussi par l’importation du Navigo sur ordiphone via l’application « IdF Mobilités », expérimentée en 2019 et généralisée depuis : « Lorsque tu achetais un ticket de métro, examine Nono, tu pouvais seulement voyager avec. Avec le passe Navigo ça n’est plus le cas. Tu peux aussi créer un lien entre différents services (de transports, de paiement), d’où une confusion des fonctions… alors ça devient beaucoup plus dur d’isoler la partie surveillance de cette technologie et de s’y opposer ».
Messaud poursuit : « La société capitaliste a tout intérêt à mélanger les usages d’une technologie, pour qu’on ne sache plus bien si, avec un téléphone par exemple, on est en train de prendre le métro, de lire un journal gratuit ou d’appeler quelqu’un — et que dans cette confusion, on ne fasse plus la différence de nos activités. Alors on se retrouve moins alerte face à la surveillance. L’intérêt de garder des formats papiers (billet de banque, carte d’identité, ticket de métro) : c’est une fonction par support. Les supports matériels non-informatisés évitent la confusion des fonctions, alors que la numérisation les brouille ». Et de conclure : « L’horizon de la « Technopolice », c’est un terminal unique pour payer, téléphoner, s’identifier pour bénéficier des services publiques ou commerciaux et réaliser toutes les activités nécessaires à la vie dans la cité ».
« Le passe Navigo c’est une voiture de course de la surveillance qui, pour l’instant, reste au garage ».
Contactés, les syndicats de travailleurs (SAT, FO, CFE-CGC, CGT, CFDT) n’ont pas donné suite aux sollicitations du Chiffon concernant l’essor de l’utilisation de la télébilletique à la RATP depuis les années 2000. Selon Michel Babut, vice-président de l’Association des Usagers du Transport d’Île-de-France : « Les syndicalistes s’intéressent très peu au sujet de la télébilletique. Pour les avoir fréquentés en réunion pendant des années, ils n’en ont presque jamais discuté. Au point qu’ils n’ont jamais exprimé de position favorable ou défavorable à son essor au sein du réseau. » Un non-sujet pour les syndicats ?
Plus que le vieux ticket papier, le STIF aimerait progressivement voir disparaître le Navigo au profit du passe importé sur l’ordiphone, car il offre plus de fonctionnalités : « L’idée c’est d’avoir un package et de gérer tous nos transports depuis l’application « IdF Mobilités », le tout dans une vision qui s’inscrit dans le mouvement de la MAAS, Mobility As A Service [transport à la demande] » déclare Sébastien Mabille d’IdFM. La MAAS est une de ces nouvelles approches qui veut : « Rendre plus efficiente l’infrastructure de transport existante en y intégrant de l’intelligence par le biais des nouvelles technologies11 » comme l’écrit un consultant du cabinet de conseil Wavestone.
En clair, c’est la fusion de tous les moyens et réseaux de transports (train, bus, voiture, vélo, trottinette, etc.) dans une unique plateforme et accessible grâce à un unique support : le téléphone. Progressivement mis en place à Helsinki, « pionnier » dans le genre, depuis 2015, le « transport à la demande » devient l’horizon de plusieurs métropoles mondiales, dont Paris et l’Île-de-France et s’inscrit dans l’essor de la Smart City. Avec la multiplication des capteurs pour le recueil des informations et l’informatisation-numérisation des services urbains, la ville « Smart » est pour la Quadrature du Net : « Une mise sous surveillance totale de l’espace urbain à des fins policières12». Dans l’abandon du ticket de métro, ça n’est pas seulement un bout de papier que nous perdons ; c’est un imaginaire et, progressivement, une nouvelle ville, branchée, technologisée, assistée, qui s’impose à nous.
L’automatisation de la billetique du métro s’échelonne durant la deuxième moitié du XXe siècle en trois principales étapes. Dans les années 1960 s’élabore le Réseau express régional (RER), dont on attend une explosion du nombre de voyageurs. Dans ce contexte, le ticket à bande magnétique va venir remplacer à partir de 1968 l’ancien ticket papier, qui était poinçonné (faisant définitivement disparaître la profession de poinçonneur en 1973). Pour Julien Mattern, maître de conférence en sociologie à l’université de Pau et auteur d’une thèse sur l’essor de la télébilletique à la RATP13: « A partir de ce moment, il y a toute une culture de l’automatisation qui se met en place à la RATP et au Syndicat des transports parisiens (STP) ».
Dans les années 1970, un double changement s’opère. D’abord, l’élection de Pierre Giraudet à la Direction générale de la RATP de 1972 à 1975, qui marque un « tournant commercial » de la régie de transport public. Puis, l’inventeur-ingénieur Roland Moreno met au point en 1974 la première carte à puce (avec contact). Depuis cette époque, la RATP va tout miser sur cette dernière, qui ne rentrera en activité qu’avec le passe Navigo au début des années 2000.
Julien Mattern analyse : « L’impulsion de l’automatisation vient dès le début des années 1980 des commerciaux de la RATP et non des ingénieurs. » La fréquentation du réseau parisien baisse durant les années 1970 : « Pour les commerciaux, la télébilletique permet de développer des programmes de fidélisation, des services supplémentaires (utilisation comme porte-monnaie électronique) et l’individualisation des tarifs ». Des moyens de séduire des usagers frileux à emprunter les trains souterrains. Du côté des ingénieurs, c’est la panique : le temps de validation de la carte à une borne — quelques dizaines de secondes — risquerait de paralyser le réseau.
Problème technique résolu au début des années 1990 avec l’arrivée de la validation sans-contact (grâce à la technologie Near-field Communication, NFC) qui ouvre l’ère de la télébilletique. Quelques secondes suffisent pour la validation : ingénieurs et commerciaux se mettent d’accord. La télébilletique offre une transparence supposément absolue en terme de gestion du réseau et permet l’individualisation des tarifs. Gagnant-gagnant. Ainsi, pour Julien Mattern : « La télébilletique semble incarner deux règnes : le rêve de la fluidité et de l’automatisme (ingénieur) et le rêve de la relation-client (du côté des commerciaux) ». Le premier versant s’inscrit dans l’imaginaire de la cybernétique qui vise à optimiser et fluidifier les transports urbains dans le cadre du développement des transports de masse. Le second versant est celui du néo-libéralisme, qui cherche à individualiser chaque trajet et à le traiter comme une marchandise ayant un prix particulier14.
« L’argument de supprimer les tickets papier au nom de l’écologie est ridicule. On sait à quel point le numérique est polluant »
« La télébilletique est justifiée par un système de masse », analyse Julien Mattern. Dans un réseau emprunté par plusieurs millions de personnes chaque jour, le retard de quelques minutes d’un train peut retarder le commencement de la journée de travail de plusieurs dizaines de milliers de personnes. « Dans une ville de 50 000 habitants, il n’y a pas besoin de l’informatique pour estimer précisément le nombre de trains ou de bus nécessaires à une heure précise. Demander aux chauffeurs le nombre approximatif de voyageurs pourrait suffire pour savoir si les moyens mis en place sont proportionnés. C’est difficile de critiquer la télébilletique sans critiquer le système de masse et de flux qui le justifie et le crée ».
Système de masse et de flux adossé à une infrastructure informatique de plus en plus énergivore, au point que des études estiment que cette dernière pourrait consommer 50 % de l’électricité mondiale (principalement produite par du charbon) d’ici 203015. Julien Mattern conclut : « L’argument de supprimer les tickets papier au nom de l’écologie est ridicule. On sait à quel point le numérique est polluant ». Il s’agirait donc de reconsidérer sérieusement la décroissance de l’infrastructure informatique de la RATP, à l’heure où la plus grande extension du réseau – avec le Grand Paris Express – est programmée. Et de ressortir le ticket papier qui pourrait, lui, être un véritable objet d’avenir.
Gary Libot, journaliste pour Le Chiffon
Dessin et illustration : Alain L.
Après avoir patienté en rang derrière des barrières Vauban, vous entrez sagement dans ce vaste lieu et découvrez sur votre chemin des bacs de terre avec tomates cerises, damianas cultivées et lombricomposteurs. Vous poursuivez votre route appâtés par l’odeur du burger végé que propose le foodtruck un peu plus loin, sur la route une bière préparée par la Paname Brewing Company vous fait de l’œil, vous cédez. En hauteur un tableau de craie vous annonce l’atelier de recyclage qui débutera dans deux heures, vous annulez votre rendez-vous pour y participer. L’entrée dans le hall principal vous surprend, il est feutré, les gens pianotent sur leur ordinateur, vous allez vous installer sur les chaises longues en palettes disposées sur une mezzanine. Vous soufflez. Vous venez de découvrir l’un des nombreux tiers-lieux de Paname ou de sa banlieue. Vous vous sentez provisoirement intégré dans un milieu créatif, alternatif : le monde de demain. Mais vous ignorez encore que depuis la deuxième moitié des années 2010, ces lieux se vident progressivement de leur potentiel subversif du fait de leur institutionnalisation et de leur reconnaissance politique, à commencer par l’État.
L’État met les bouchées doubles depuis trois années pour financer ce nouvel Eldorado du tiers-lieu, avec son programme interministériel « Nouveaux lieux, nouveaux liens ». Relancé depuis la publication en 2021 du rapport « Nos territoires en action, dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir », le plan prévoit 130 millions d’euros, soit la moitié du chiffre d’affaires de la filière (2 500 tiers-lieux toutes catégories confondues comptabilisés en France). L’argent sera notamment distribué à des tiers-lieux labellisés « Manufacture de proximité », « Fabrique du territoire » et « Fabrique numérique du territoire ». Il s’agira de soutenir des lieux « productifs » et des « initiatives liées au numérique ». Le tout accompagné par l’association France Tiers-lieux, le Conseil national des tiers-lieux et le tout nouveau Labo des tiers-lieux, chargé de la com’ gouvernementale1 ». Du sérieux.
Pour susciter l’adhésion à cette nouvelle poule aux œufs d’or poule, la Convention Citoyenne pour le Climat s’est lancée à partir de 2020 dans une tournée nationale afin de soutenir ces « véritables laboratoires d’expérimentations solidaires […] où l’on y fabrique de nouveaux territoires en recréant du lien social, en réapprenant à travailler autrement ».
Enfin, début 2021, l’association A+ c’est mieux sort du bois pour fédérer les tiers-lieux à l’échelle de l’Île-de-France : une première. Les 200 adhérents choisissent « une gouvernance sociocratique inclusive » pour organiser des Tours des tiers-lieux, des Apéros et des Cafés Virtuels. L’idée étant de favoriser leur crédibilité auprès des acteurs publics afin d’obtenir plus aisément des lieux vacants et des financements. Avec un bon vent dans les voiles, la barque des tiers-lieux avance plus vite que jamais sur les eaux franciliennes.
Ce qu’on appelle aujourd’hui « tiers-lieux » ou « friches culturelles » sont à l’origine des lieux ouverts et animés, au gré des circonstances, par des collectifs n’ayant pas nécessairement de forme juridique définie et d’existence institutionnelle clairement établie. Ces collectifs repèrent un lieu : gendarmerie abandonnée, friche ferroviaire, siège social d’entreprise ou logement vide, et décident d’apposer à ce lieu une mosaïque d’inscriptions, de traces, d’approches politiques : généralement un refus de la société marchande et de ses institutions. Mais depuis la première moitié des années 2010, le secteur s’organise, les collectifs autrefois marginaux mutent et donnent naissance à des associations et des entreprises qui contrôlent aujourd’hui une part importante des friches industrielles et tertiaires, devenant les chantres d’une toute nouvelle économie des tiers-lieux.
« Ce business model des friches est si bien rodé et rencontre un tel succès qu’il en devient vecteur d’une certaine uniformisation2» analyse le journaliste indépendant Mickaël Correia.
Généralement, le modèle économique est semblable pour ces friches : de la bière IPA et des repas (localement produits dans le meilleur des cas) relativement onéreux, des concerts (gratuits ou payants) animés par les scènes locales, des ateliers d’artisans ouverts au public, des cercles de discussions sur l’Économie sociale et solidaire (ESS) et la possibilité de privatiser pour un après-midi ou un week-end les lieux.
En 2015, l’agence Sinny&Ooko s’installe sur les bords du quai de la Loire (19e), avec le Pavillon des Canaux, puis à Pigalle avec le Bar à Bulles, installé derrière la Machine du Moulin Rouge dont elle est le propriétaire depuis 2010. Mais c’est en 2018 que l’agence réalise l’un de ses plus gros coups en investissant pour quatre ans une ancienne friche ferroviaire pantinoise appartenant à SNCF Immobilier3. Deux millions d’euros investis et voilà que la Cité Fertile ouvre ses portes pour mettre en avant les « porteurs de solutions pour construire une ville plus durable ». Objectif : 1 million de visiteurs chaque année. La BNP Paribas, connue pour être l’un des plus grands financeurs européens des énergies fossiles, investit via sa filiale « Act for Impact ». Stéphane Vatinel, co-fondateur de l’entreprise, l’affirme sans ambage : « A la Cité Fertile, sans la BNP, nous n’aurions même pas pu ouvrir. Je leur dis merci. »
L’agence Sinny&Ooko, lancée en 2008 et aujourd’hui dirigée par Stéphane Vatinel, est une actrice majeure du secteur. L’agence acquiert en 2013 l’ancienne gare d’Ornano dans le 18e arrondissement de Paris, qui mènera à l’ouverture de la REcyclerie l’année suivante. Le tout « sans financement public » annonce fièrement Vatinel, mais avec l’édifiant soutient de la fondation de la multinationale Véolia, décriée pour sa gestion calamiteuse de l’eau dans la région4. À la clef : un soutien à la programmation culturelle du lieu, un cycle de conférence sur l’économie circulaire et une bibliothèque environnementale qui expose les mérites du développement personnel et des « énergies vertes ».
Sinny&Ooko aborde l’avenir sereinement. L’agence va poursuivre son développement avec l’ouverture de deux tiers-lieux culturels. Le premier sur les lieux de l’ancienne usine des Eaux à Ivry-sur-Seine, le second sur l’emplacement de l’ancien Tribunal de grande instance de Bobigny, tous deux transformés en « éco-quartiers ».
«Autant d’organismes décriés pour favoriser, ici, l’évasion fiscale, là, la bétonisation des terres arables ou la mise en place de méthodes de management déshumanisantes au sein de leur structure.»
Autre acteur d’envergure, l’entreprise Cultplace. Fondée par Renaud Barrilet et Fabrice Martinez, pour ouvrir la Bellevilloise en 2006, devenue l’une des têtes de gondole des friches reconverties en tiers-lieu. Depuis, l’entreprise a mis le grappin sur d’importantes friches urbaines, propriétés du secteur public ou parapublic, avec la Rotonde Stalingrad en 2012, la Petite Halle de la Villette en 2013, le Dock B dans les anciens Magasins Généraux à Pantin en 2018 et Poinçon dans l’ancienne gare de la petite ceinture de Montrouge à l’été 2019. À l’avenir, Cultplace investira le projet de cinéma « Etoile Voltaire » dans l’ancienne sous-station électrique du 11e arrondissement de Paris puis le Grand Bassin, dans l’ancienne piscine municipale de Saint-Denis.
La Lune Rousse, spécialisée dans « l’ingénierie artistique » et sponsorisée par la banque Axa, la bière 1664, SFR, Zalando ou Bouygues Bâtiment, gère quant à elle le Ground Control qui occupe d’anciens bâtiments de la SNCF à côté de la Gare de Lyon, en attendant la construction du quartier Bercy-Charenton5. Enfin, la Belle Friche, fondée en 2015, se veut « réveiller la ville qui sommeille ». L’entreprise a participé à l’ouverture du Sample à Bagnolet, nouveau lieu « Middleground6 » aux portes de Paris et du Point Fort d’Aubervilliers, qui s’inscrit comme un projet de gentrification7 pour préparer la sortie de terre du futur quartier du Fort d’Aubervilliers.
Les gestionnaires de ces lieux ne sont pas tous des entreprises, loin s’en faut. Plateau Urbain, coopérative d’urbanisme transitoire se voulant « Résorber la vacance et servir la création » et Yes We Camp qui œuvre pour « l’utilisation inventive des espaces disponibles » se lancent en 2013 et sont depuis des agents incontournables du secteur. Tous deux font partie des 22 « Pionniers French Impact », label gouvernemental qui estampille les structures de « l’économie sociale et solidaire prête au changement d’échelle8», notamment soutenues par de grosses firmes transnationales telles que la BNP Paribas (à nouveau !), AG2R La mondiale, Vinci, Google ou le MEDEF (Mouvement des entreprises de France). Autant d’organismes décriés pour favoriser, ici, l’évasion fiscale, là, la bétonisation des terres arables ou la mise en place de méthodes de management déshumanisantes au sein de leur structure.
«Une proportion importante des tiers-lieux reste encore animée par un unique collectif occupant.»
Plateau Urbain et Yes We Camp se sont associés pour la gestion et la programmation des Grands Voisins, friche culturelle incontournable du centre parisien, installée de 2015 à 2020 dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul du 14e arrondissement. Depuis, Plateau Urbain s’est spécialisé dans la mise à disposition de locaux pour l’installation de start-ups, d’ateliers d’artistes et d’artisans, d’associations locales mais aussi pour l’hébergement temporaire de réfugiés (en partenariat avec l’association Aurore). Le PADAF, installé dans des anciens entrepôts logistiques d’Universal Music à Antony ; les Cinq Toits dans l’ancienne gendarmerie du 16e arrondissement ou les Petites Serres dans le quartier Mouffetard en sont quelques illustrations. Yes We Camp ont quant à eux ouvert en 2018 une vaste friche de 9 000m² à Nanterre, appartenant à l’établissement public Paris La Défense. Au programme : pépinière horticole, potager urbain, espaces privatisables et espace de co-working. Mais le petit dernier de la famille, Les Amarres, se situe sur le quai d’Austerlitz (13e) dans des locaux appartenant au Port autonome de Paris (HAROPA). Il se veut être un « tiers-lieu inclusif » organisant l’accueil de jour de réfugiés et de précaires.
D’autres acteurs ont investi ce champ de l’occupation temporaire ces quinze dernières années comme Soukmachines (avec la Halle Papin 2 à Pantin, le Préâvie au Pré-Saint-Gervais ou l’Orfèvrerie à Saint-Denis), le collectif Curry Vavart (le Shakirail dans le 18e) ou le collectif MU (la Station – Gare des Mines dans le 18e). Enfin, une proportion importante des tiers-lieux reste encore animée par un unique collectif occupant. C’est le cas du 6B installé dans d’anciens locaux d’Alstom sur le bord du canal de Saint-Denis, du DOC qui occupe un ancien lycée du 19e arrondissement ou de l’emblématique Main d’œuvre sis depuis 2001 à quelques pas du Marché aux Puces de Saint-Ouen.
Définition d’« urbanisme transitoire » par Wikipédia : « Occupation passagère de lieux publics ou privés, généralement comme préalable à un aménagement pérenne ». A l’origine, les interstices urbains inoccupés était régulièrement investis (et continuent de l’être) par le milieu du squat : manque de logements décents, prix exorbitant des loyers, lutte pour la gratuité, hébergement des populations précaires, les collectifs portaient une critique sociale en acte dans ces lieux. L’occupation était informelle et spontanée.
A partir des années 2000, se développe, en Allemagne d’abord, puis en France, l’urbanisme tactique. Les riverains s’approprient une parcelle ou un local pour l’aménager provisoirement sans s’infliger les lourdeurs institutionnelles normalement requises. Des pratiques semi-contrôlées de l’urbanisme tactique va émerger l’urbanisme transitoire, qui a l’avantage pour les propriétaires d’offrir un cadre d’occupation rationalisé dans lequel les tiers-lieux vont s’engouffrer. Aujourd’hui, une large partie d’entre eux ont signé un bail d’occupation temporaire de quelques mois ou quelques années pour y développer les activités citées ci-dessus.
L’attrait pour ce nouvel urbanisme s’explique par l’explosion des prix du foncier ces dernières décennies et par l’allongement du délai de mise en place des projets urbains : 10 à 15 ans sont en moyenne nécessaires de la conception à la finition. Tout cela justifie : « La création d’un métier, d’une économie là où auparavant il n’y avait qu’une dynamique spontanée. Cette économie urbanistique émerge dans les années 2010. » analyse Cécile Mattoug, enseignante en urbanisme à l’Université de Paris 8 et co-animatrice du réseau de réflexion INTER-FRICHES.
Un propriétaire foncier — SNCF Immobilier ou la SOPIC — par exemple, possède un bâtiment ou une parcelle inoccupée et souhaite : « réguler une parenthèse dans la gestion de son site9 » le temps de sa reconversion. Le risque qu’il soit squatté n’est pas à exclure. Le propriétaire va alors aller toquer à la porte d’un Sinny&Ooko ou d’un Plateau Urbain pour demander la mise en place d’une occupation transitoire. C’est triplement bénéfique :
Premièrement, les squatteurs, qui ne rentrent pas toujours dans les cadres conventionnels de négociation, sont tenus à l’écart. Comme nous le confirme Dickel Bokoum, cheffe de projet pour La Belle Friche : « La crainte est très prégnante chez les propriétaires fonciers du squat ou de l’occupation non-désirée ou non-dialoguée. L’idée est de favoriser une appropriation choisie » Ainsi, les propriétaires reprennent la main sur des occupations incontrôlées en favorisant l’installation de tiers-lieux qui se tiennent sages. Une illustration patente pour Igor Babou, professeur à l’Université Paris Diderot, est celle de la ferme urbaine prénommée la « Prairie du Canal » à Bobigny, ouverte en 2017 : « A l’origine, il y avait des Roms installés dans l’ancienne usine de mobylettes juste à côté de l’actuelle ferme. Les flics les ont virés. Puis, le propriétaire foncier a immédiatement lancé un appel d’offre pour la création d’une friche urbaine afin de maintenir à distance les Roms. »
Deuxièmement, le propriétaire peut se dispenser de frais de gardiennage nécessaires pour tenir à distance le vulgaire, pouvant représenter 10 000 à 30 000€10 par mois en région parisienne. Non négligeable.
Troisièmement, un coup de com’ pour le proprio qui, en ouvrant un lieu de culture, se voulant underground ou une ferme urbaine, se montre ainsi vertueux, écologique, solidaire, etc. Tout bénef’.
« Le milieu associatif est de plus en plus dessaisi des projets d’urbanisme transitoire. Quelque part, on a une forme de professionnalisation du secteur.» Yann Watkin
Aujourd’hui, cet urbanisme transitoire devient la panacée de tout aménageur public ou privé en milieu urbain. La ville de Paris, les départements, le Grand Paris et la Région s’y mettent. Cette dernière a lancé depuis 2016 un Appel à manifestation d’intérêt (AMI) pour soutenir des projets dont le but est de « transformer le temps mort de l’aménagement d’espace en un temps vivant et fertile, porteur d’activités d’emplois et de contributions positives pour le cadre de vie riverain11». Déjà 107 projets ont été financés, dont le Shakirail, la Station – Gare des Mines ou la Prairie du Canal.
L’un des plus importants propriétaires fonciers ayant investi ce terrain est la SNCF Immobilier : « La SNCF s’est aperçue du potentiel jusqu’alors inexploité de ses friches ferroviaires. Depuis les nouvelles orientations de la société instaurées en 2015, elle a décidé de les valoriser au maximum », analyse Fanny Cottet, doctorante chez Plateau Urbain. En plus des tiers-lieux déjà existants sur ses friches, la SNCF Immobilier lance en 2020 un appel à candidature « À l’Orée de la petite ceinture » pour la reconversion de trois sites : les voûtes de Vaugirard (dans le 15e) et deux bâtiments de service (dans le 19e et 20e) dont la maison Florian, qui sera investie par Yes We Camp et l’association Aurore. Les tiers-lieux vont y fleurir partout.
Avec l’émergence de cette nouvelle économie, l’urbanisme transitoire opère une mutation d’importance. Jusqu’alors, les petites organisations, associations ou collectifs tenaient une place centrale dans l’occupation temporaire. Mais selon Yann Watkin, architecte chargé de mission pour l’Institut Paris Région : « Le milieu associatif est de plus en plus dessaisi des projets d’urbanisme transitoire. Quelque part, on a une forme de professionnalisation du secteur. L’urbanisme transitoire est un secteur émergent qui s’inscrit progressivement dans le système sociétal dans lequel nous sommes ». Ainsi, poursuit-il : « La région, dans l’attribution des subventions, va faire attention à ne pas fragiliser la demande issue du milieu associatif. Elle va privilégier des dossiers qui seront bien établis. »
Exit les petites associations ou collectifs sans trop de moyens. Il faut avoir les reins solides d’un Plateau Urbain ou d’un Cultplace et l’entregent pour attirer, ici, la BNP Paribas, là, Véolia, avec le soutien des politiques publiques. Et c’est ainsi qu’un milieu œuvrant à l’origine à l’ombre du marché se retrouve quadrillé par ses logiques, évinçant progressivement les plus petits au profit des gros : un oligopole digne de ce nom.
Et, à grand renfort de valeur sociale et environnementale, la subversion devient conforme.
Gary Libot pour Le Chiffon
Photo de Une > La Cité Fertile, tiers-lieu phare installé sur une ancienne friche ferroviaire de la SNCF dans le quartier de Quatre-Chemin, à cheval entre Pantin et Aubervilliers. Photo de Romain Adam.
Dessin 1 > par Le Narreux
Dessin 2 > par Le Narreux
Pantin : milieu de matinée. Après une semaine de chaleur, le ciel est redevenu moutonneux. Je franchis la grille anthracite et pénètre dans le salle d’accueil du Laboratoire écologique zéro déchet (surnom : le LÉØ). Dans la cuisine, trois personnes prennent le café ; au centre de la pièce un discret conciliabule se tient ; à l’arrière, un groupe s’affaire à réaliser des banderoles pour la manif’ de défense des jardins des vertus d’Aubervilliers expulsés la semaine 1. Le tout baigné dans une musique blues qui s’est faite oublier. Jovial.
Lieu singulier dans la proche banlieue parisienne, le LÉØ, c’est une asso et c’est aussi un vaste hangar, propriété de l’établissement public foncier d’Île-de-France. A l’origine installé à Noisy-le-Sec mais contraint à l’expulsion, c’est dans l’un des quartiers les plus pauvres de Pantin et de la région, à Quatre-Chemins, qu’Amélie, ancienne éducatrice spécialisée et Michel, marionnettiste de métier, ouvrent et squattent ce nouveau lieu courant 2019. Deux procès victorieux, en première instance et en appel, font jurisprudence. La cour d’appel de Paris reconnaît une « contribution essentielle à la société » et autorise l’occupation des lieu jusqu’au printemps 2023. Après cette date, le bâtiment et ses voisins seront rasés pour faire place à un « éco-quartier2» de 19 hectares.
Le but du laboratoire écologique zéro déchet ? Mettre sur pied un espace d’expérimentation pour de la récupération d’aliments, de vêtements, de matériaux divers, se former à la réparation et organiser des réseaux de redistribution. Ressourcerie, atelier d’auto-réparation de vélo et de matos électronique, atelier couture, atelier démantèlement et retraitement de la ferraille et du plastique, « matériauthèque », cuisine solidaire, récupération alimentaire et constitution de paniers à destination des familles dans la dèche. Une récupération alimentaire qui passe par différents canaux : accord avec des supermarchés du coin et des plateformes de livraison de repas en entreprise pour récupérer les invendus, récupération via des association de collecte (type Linkee ou Phenix), glanage sur les marchés. Le LÉØ rassemble chaque semaine des dizaines de kilos de bouffe qu’il redistribue via des paniers alimentaires, principalement des fruits et légumes.
Loin de l’idyllisme niaiseux de la-récupération-qui-sauve-la-vie-et-la-planète, Amélie, argue : « Avec nos actions de récup’ on ramasse la merde du capitalisme. Ce système a aussi besoin de gens comme nous pour récupérer ses rebus… On met surtout une grosse rustine à la société qui laisse des pauvres crever de faim et on fait le taff qu’elle devrait faire. » Au LÉØ, le collectif ne cesse de se questionner sur ses pratiques et sur le rôle social de la récupération et n’hésite pas à critiquer radicalement ses démarches. Un précieux exercice d’auto-réflexion.
Installés dans le petit salon du hall d’accueil, le soleil de fin d’après-midi a réchauffé les fauteuils sur lesquels on s’assoit. Avec Julie, qui habite ici depuis un an et Paul, qui vient d’emménager, le collectif est au complet. Discussion autour du rôle sociétal de la récup’. Faut-il maintenir les récupérations auprès des entreprises de livraison de repas aux entreprises ? Favoriser des réseaux plus marginaux ? Et d’ailleurs, quel rôle joue la récupération (de nourriture et de matériaux) dans la société industrielle ?
Paul démarre les hostilités : « En allant faire la récup’ à Totem 3 ce matin, je me suis senti mal à l’aise… Dans les bureaux, il y avait des écrans partout qui montraient des statistiques, des courbes et des diagrammes. On faisait une récup’ ambiance start-up. Là, je me suis dit que je venais mettre un pansement sur une machine dégueulasse. » Amélie abonde : « En plus, dans ce cas, on met une rustine à la moralité du chef d’entreprise qui n’a que le profit pour but. Sa conscience peut être tranquille : il ne jette plus. » « C’est sûr que je trouve plus discutable, poursuit Michel, qu’on aille récupérer de la bouffe auprès d’entreprises [comme Totem] qui vont être défiscalisées 4 plutôt qu’on aille faire nos récup’ en vélo directement dans les poubelles et qu’on les redonne. » Dans le premier cas, le système de production et de consommation est optimisé et renforcé dans sa logique, dans le second cas, il est détourné selon Michel.
« Sur le fond, il faut qu’on voit notre activité comme un bricolage temporaire. Tout l’enjeu reste de produire moins et de produire mieux. »
« Moi, je mets un peu tout dans le même panier : Totem, plateforme comme Linkee ou Phenix, récupération dans les supermarchés, glanage, poubelle, affirme Amélie la voix tranchante. Dans tous les cas, on récupère la merde du capitalisme et ce dans deux sens : à la fois on vide ses poubelles et en même temps on nourrit les gens qu’il rend pauvre. » Michel prend le contre-pied : « Lutter contre le capitalisme, c’est aussi lutter contre la consommation. Ce qu’on récupère et qu’on redistribue aux pauvres, c’est autant de choses qu’ils ne vont pas eux acheter. Ça fait de l’argent en moins qui circule, 20 % de TVA de moins : c’est-à-dire qu’on entretient moins la méga-machine en faisant les poubelles qu’en achetant de la nourriture. »
En mangeant un morceau de cake récupéré le matin même dans une supérette du coin, Paul déplore : « En récupérant ces produits, largement industriels, je trouve qu’on maintient une dépendance à cette forme de consommation et on ne rend pas nécessaire le besoin de créer un au-delà à cette dernière. ». Amélie tient à placer un bémol : « Majoritairement, dans les paniers, j’ai toujours voulu qu’on redonne des fruits et des légumes, pas des produits transformés et c’est ce qu’on fait. Sur le fond, il faut qu’on voit notre activité comme un bricolage temporaire. Tout l’enjeu reste de produire moins et de produire mieux.»
« C’est sûr que dans un monde idéal, ajoute Michel, chaque mairie aurait des champs à 20km de Paris et aurait une petite ferme où l’on peut avoir une autoproduction… ». Julie soutient: « Il faut coupler la récupération à l’autonomie alimentaire. Et l’autonomie alimentaire qu’on pourrait redistribuer gratuitement. Mais ici, on est quand même dans une périphérie urbaine très bétonnée, polluée 5. On n’est pas en mesure aujourd’hui, à part en hors-sol… »
Autre question épineuse : Est-ce que le don (nourriture, vêtement, etc.) aux pauvres ne participe pas à apaiser une colère (légitime) favorisant finalement le statu quo politique ? Pour avoir la paix : donnez du pain. Amélie : « Le LÉØ est certes un facteur de pacification sociale et je me demande parfois si je n’agis pas à rendre acceptable tout ce merdier. Mais il y a un principe de réalité. Tu dis quoi à Naia [prénom changé] qui a son bébé et qui t’appelle parce qu’elle n’a plus a manger ? Aujourd’hui, elle ne touche plus d’aides. C’est-à-dire que si on n’est pas là pour lui filer un peu de bouffe, il y a une solution : c’est la prostitution… Au premier confinement, j’ai reçu des coups de téléphone de mamans en larmes qui avaient faim parce que l’État ne faisait plus son travail, parce que les banques alimentaires ont fermées. Là, elles sont en larmes, pas en colère. C’est nous qui sommes en colère. » D’autant que, pour Michel : « Ce n’est pas parce que les gens sont en colère que les transformations sociales adviennent. La colère est mauvaise conseillère. Ils vaut mieux accompagner les gens qu’on aide, recevoir leur douleur et petit-à-petit monter une équipe pour une transformation sociale… ». Et c’est ce qui semble s’être produit au LÉØ.
Yédré, jeune maman de 27 ans, a été hébergée un an au LÉØ : « Je venais d’accoucher de ma fille, j’étais très fatiguée. Sans la nourriture et les vêtements que j’ai pu obtenir ici, je ne sais pas où j’en serai aujourd’hui… » Ce n’est pas seulement une aide temporaire qu’elle a pu recevoir ici, c’est un changement d’imaginaire qui s’est amorcé : « Maintenant, quand je vois une poubelle, parfois je regarde ce qu’il y a dedans. J’ai récupéré une tablette numérique une fois. Avant je l’aurai jamais fait. Ici, j’ai aussi appris la couture, le détricotage, je suis même allé en manifestation avec eux. » confie-t-elle avec un grand sourire qui s’ouvre sur le visage.
Même son de cloche pour Jalia [prénom changé], 23 ans, qui a participé à plusieurs ateliers au LÉØ : « Maintenant, pour meubler mon appartement, j’ai appelé des gens qui avaient des choses à jeter pour aller les récupérer. J’utilise beaucoup moins l’argent qu’avant. » Pour Jocelyne, maman camerounaise qui découvre le LÉØ en allant y chercher une poussette en novembre 2019 : « Les produits de seconde main n’étaient pas de qualité et la nourriture où la date de durabilité minimale était dépassée n’étaient pas mangeables. » Maintenant elle habille et nourrit ses enfants avec ces produits. « En Afrique, autour de moi, on achète et on jette beaucoup et de plus en plus alors que la misère croît. Grâce à mon passage dans ce lieu, j’ai compris que la récupération était un bon moyen pour ne pas acheter ». Elle conclut, la voix enjouée : « Ce qui est intéressant au LÉØ, c’est le lien entre le social et l’écologique. Dans les prochaines années, je vais faire en sorte de monter une association pour instaurer cet état d’esprit et ces pratiques, peut-être au Cameroun où nous avions une tradition de récupération, qui se perd de plus en plus au profit du tout jetable ».
Quant à l’Île-de-France, il n’est pas interdit d’y espérer la multiplication de ces lieux d’expérimentation jusqu’à ce qu’ils soient rendu progressivement inutiles. Leur inutilité rimant avec le démantèlement des logiques marchandes aujourd’hui chancelantes, mais triomphantes.
Gary Libot pour Le Chiffon
Photographie de Une > Grille d’entrée du LÉØ. Photo de Gary Libot.
Photographie n°2 > Paniers de fruits et légumes récupérés chaque semaine au LÉØ par les familles accompagnées. Photo de Gary Libot.
Photographie n°3 > L’atelier de réparation d’électroménager et de vélo dans le hall d’accueil du LÉØ. Photo de Gary Libot.
- « Avez-vous déjà entendu parler du projet d’extension d’une carrière de calcaire à quelques kilomètres de votre lycée, à Brueil-en-Vexin ? »
- « … »
Personne n’opine du chef. Les lycéens restent impassibles, silencieux. Nous sommes dans la classe de Terminale L du lycée Condorcet à Limay, au nord de Mantes-la-Jolie (78, Yvelines). Les quelque 35 élèves préparent le bac. Le prof de philo, M. Pioline, explique ce qui se trame à quelques kilomètres de chez eux : « Calcia, une grande boîte de l’industrie cimentière veut ouvrir une nouvelle carrière de calcaire pour alimenter la cimenterie que vous connaissez, à Gargenville. Beaucoup d’habitants et d’élus s’y opposent. Ça soulève des questions importantes sur l’écologie. »
- « Ah ouais, c’est elle [la cimenterie] qui nous dépose la poussière partout », répond du tac-au-tac une élève.
Au premier rang, un autre lycéen embraye : « On a envie de s’intéresser mais au fond on n’en parle pas trop au lycée. Y’a que ce que nous disent les médias qu’on connaît… ». La classe acquiesce discrètement.
- « C’est vrai… Je m’aperçois qu’on n’a jamais abordé ces sujets en classe, c’est une vraie objection que vous me faites là. » reconnaît M. Pioline.
Et pourtant, voilà un projet qui mérite l’attention. Résumons : depuis 1921, le Mantois — à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Paris — est un territoire central dans l’excavation du calcaire et la production du ciment dans l’Île-de-France. L’entreprise cimentière française Calcia, depuis un siècle, exploite trois carrières dans la région.
La dernière en date, ouverte au début des années 1970 sur la commune de Guitrancourt, est épuisée depuis quelques mois. Depuis 1995, Calcia fait des pieds et des mains pour obtenir le permis d’extension de la carrière de Guitrancourt sur des terres agricoles du village de Brueil-en-Vexin, dans la vallée de la Montcient. Le calcaire excavé permettrait de continuer à alimenter la cimenterie, la dernière de la région, à quelques kilomètres.
Calcia est triplement implantée dans le Mantois : les carrières d’un côté, la cimenterie de Gargenville de l’autre et son siège social à Guerville, qui emploie 370 personnes. Racheté en 2016 par l’allemand HeidelbergCement, le groupe devient alors le deuxième producteur mondial de ciment.
Le projet va sommeiller jusqu’au début des années 2010. Puis des phases de sondages des sols sont relancées. Alimentation des programmes de construction du Grand Paris oblige, argue le cimentier… Sur une surface initiale de 74 hectares (appelé Zone 109), au sud du parc naturel régional du Vexin, la zone d’exploitation s’étendrait au fil des décennies sur trois communes supplémentaires pour atteindre une surface maximale de 550 hectares (soit plus de la moitié de la superficie de bois de Vincennes) et une excavation de 700 000 tonnes de calcaires par an pendant près d’un siècle.
Philippe, opposant historique au projet et membre du collectif local c100fin, nous amène sur un petit chemin sinueux. Nous traversons quelques épineux et enjambons un barbelé : « C’est par excellence un projet d’un autre temps : pollution de l’air dans une zone urbaine très peuplée, pollution des nappes phréatiques pour excaver le calcaire, poursuite d’une industrie cimentière énergivore et obsolète pour des infrastructures inutiles, c’est de la folie ».
Dans un périmètre de 6 kilomètres autour de la cimenterie de Gargenville , il n’y a pas moins de 18 communes et plusieurs dizaines de milliers d’habitants. « Les pollutions sont importantes pour nous, d’autant plus que la cimenterie dépasse les valeurs limites d’émissions. Elle n’est plus en conformité depuis 2015 selon la Direction régionale et interdépartementale de l’environnement et de l’énergie (DRIEE) » poursuit Philippe.
Sans proposer un résumé exhaustif, les nuisances induites par le projet d’extension sont nombreuses : destruction de terres agricoles de grande qualité, pollution de la nappe phréatique due au creusement à plusieurs dizaines de mètres de profondeur pour excaver le calcaire, défiguration du parc naturel régional du Vexin, destruction d’emplois ruraux et touristiques, frénésie productiviste…
Mais Calcia affirme répondre aux besoins en ciment de la région stimulés par le Grand Paris et les Jeux Olympiques de 2024 (logements, infrastructures sportives, métros, nouvelle piste de l’aéroport de Roissy). Des besoins qui devraient augmenter de 20 % d’ici 2030. Un argument que remet en cause Pierre Bellicaud, ingénieur et membre de l’Association vexinoise de lutte contre les carrières cimentières (AVL3C) : « Stable depuis plusieurs années, la capacité de production totale de ciment en France est d’environ 27 millions de tonnes par an, nous en produisons et consommons entre 16 et 17 millions et en exportons 2 à 3 millions. Nous n’avons pas à augmenter notre capacité de production avec une nouvelle carrière, elle est déjà surcalibrée 1 ! »
D’autant plus que nous avons affaire, avec le ciment, à une industrie destructrice à de nombreux égards. Les besoins en énergie de l’industrie cimentière pour excaver le calcaire (et l’argile), chauffer les fours (de 1 400 à 2 000°C), transporter la matière, en fait l’une des industries les plus polluantes qui soient. « Si l’industrie cimentière était un pays, elle serait troisième sur le podium des émetteurs avec 7 à 8 % des émissions mondiales de CO2 » écrit le doctorant Nelo Magalhães 2.
Face à la pression installée par les opposants 3 au projet depuis des années, le Conseil de la Communauté urbaine de l’agglomération Grand Paris Seine & Oise (GPS&O) vote, en septembre 2018, contre l’extension de la carrière : 67 voix contre, 42 pour. C’est la surprise.
Et un revers important pour les édiles locaux, de Pierre Bédier (président de la Communauté urbaine), à Philippe Tautou (président du Conseil général des Yvelines) en passant par Valérie Pécresse (présidente de la région Île-de– France), et le Ministère de la Transition « écologique et solidaire », de Hulot à Borne en passant par de Rugy, tous fervents soutiens de Calcia.
Mais il leur en faut plus ! En juin 2019, l’État délivre au cimentier le permis exclusif d’exploitation de la carrière. Il s’assoit par là même sur la vote de la Communauté urbaine. La colère éclate chez les opposants. La mobilisation s’intensifie. Le 6 et 7 juillet 2019 s’organise dans le Vexin un week-end de rencontre autour du projet, où s’opère une jonction avec des Gilets jaunes, présents à cette occasion 4.
Dans les mois qui suivent, la pression ne fait que monter. Les recours judiciaires se multiplient, le tribunal administratif de Versailles ordonne une nouvelle expertise et reconnaît par la même occasion que les études d’impact ont été bâclées. Enfin, en octobre 2019, le Conseil de Paris se positionne contre le projet. Significatif mais pas décisif.
Le 17 décembre 2019 les choses basculent : Calcia annonce aux autorités le transfert d’une grande partie de son siège social de Guerville à Nanterre. 250 emplois quitteraient les Yvelines pour les Hauts-de-Seine dans le courant de l’année 2020. « Les soutiens politiques indéfectibles à l’extension de la carrière sont furax » témoigne avec un brin de malice Dominique Pélegrin, présidente de l’AVL3C.
Il y avait pour Phillippe Tautou de la Communauté urbaine et Pierre Bédier du département un contrat tacite : soutien au projet = maintien des emplois. Ils y voient une trahison : « Ce sont des patrons voyous. » assène Bédier… Le préfet des Yvelines, Jean– Jacques Brot qui signait en juin l’autorisation d’extension, lui, voit rouge : « Pour Calcia, il n’y a pas de contradiction à quitter Guerville tout en maintenant son projet de carrières dans le Vexin. Pour nous, tout est lié. » déclarait-il au Parisien début janvier 2020. Un départ qui priverait, le département d’un million d’euros de recettes annuelles, en plus des emplois perdus.
Mais il y a plus ! Subitement les potentats allument leurs quinquets : « Ils nous enlèvent l’emploi mais ils nous laissent les nuisances », fulmine Bédier en réunion publique début janvier : « Nous acceptons les nuisances de la cimenterie de Gargenville dans le but de préserver les emplois et ensuite, le groupe décide de partir ! » dénonce Tautou. « Dans ces conditions, plus personne ne croit en la parole de Calcia, notamment en matière environnementale. », s’indigne Pécresse dans la presse parisienne : « Il fallait au départ mettre en balance les conséquences environnementales du projet avec le bénéfice territorial, mais aujourd’hui la question est tranchée. Le bilan est négatif d’un point de vue social et environnemental ». Elle prend parti pour la première fois dans cette affaire et annonce son opposition à l’extension de carrière.
Les termes de « nuisances », de « bilan négatif d’un point de vue environnemental » et la réalité qu’ils recouvrent avaient été mis sous le tapis jusque-là par ces figures politiques locales. Subitement, l’extension de la carrière se qualifie en des termes qui n’avaient alors jamais été prononcés. La réalité destructrice de la carrière est enfin avouée. D’autre part, ce potentiel de nuisance écologique , le « bilan environnemental » selon le langage technocratique, ne peut être accepté et compensé que par un « bilan social positif » : misère de l’équation, équation de la misère.
C’est un épisode révélateur pour Dominique Pélegrin : « Pour quelques centaines d’emplois, ils sont prêts à poursuivre une industrie polluante en tout point ». La course à l’emploi se révèle avoir la fonction de dernière digue de soutien à des projets écologiquement destructeurs. Et Bédier le dit clairement : « J’ai toujours privilégié l’emploi dans une région qui souffre d’une insuffisance d’emplois et d’une désindustrialisation accélérée. » Cela revient à dire qu’entre l’emploi et l’écologie, il faut choisir : ces deux pôles sont mis en opposition alors qu’ils pourraient — qu’ils devraient — marcher ensemble.
Le 16 janvier, Pierre Bédier fait voter à une écrasante majorité par la Communauté urbaine le retrait de la zone d’exploitation de la carrière du Plan local d’urbanisme (PLU). Un premier pas dans la bonne direction qui doit se concrétiser par l’annulation du projet par le ministère de l’écologie, soutiennent les opposants sur place.
Depuis les années 1970, le Mantois suit la dynamique structurelle du capitalisme et connaît une très forte désindustrialisation (transport, production d’énergie pour le BTP, automobile), suivie d’une tertiarisation de l’économie. Par exemple, l’usine Renault de Flins, qui employait 20 000 personnes à la fin des années 1960, n’en emploie aujourd’hui pas plus de 5 000. « Pierre Bédier n’a pas vraiment compris qu’il fallait passer à autre chose que la grande industrie, il n’est pas à l’aise avec l’idée de développer des PME [Petites et moyennes entreprises] de quelques employés » analyse Dominique Pélegrin.
Philippe, du collectif c100fin, poursuit : « Paris a seulement quelques jours d’autonomie alimentaire… Il faut arrêter avec cette carrière qui ne nous donne aucune autonomie. Nous avons plus que jamais besoin de recréer une ceinture agricole en région parisienne, et là, c’est comme à Gonesse, ils veulent détruire des terres arables d’excellente qualité pour un monde tout béton ».
Le coup de théâtre de Calcia de déplacer une partie de son siège dans les Hauts-de-Seine fin décembre 2019 et la volte-face des politiciens qui s’en suit peuvent sembler anodins. Ils permettent pourtant de mettre en lumière une fois de plus un fait fondamental pour les luttes écologistes présentes et à venir : dans un certain nombre de cas, la dernière force à laquelle se heurteront les opposants locaux à des grands projets inutiles, sera la dépendance des collectivités locales et des élus à l’emploi, symptôme d’une dépendance structurelle de notre société au travail. Pour préserver quelques emplois, dont il ne faut pas nier qu’ils permettent à certains de survivre, tout devient possible. La nature est objectivée dans un odieux rapport coût/bénéfice qui justifie sa mise à sac.
Pour élargir ces luttes locales, il semble plus nécessaire que jamais de coupler aux luttes écologistes locales, une remise en question fondamentale de notre monde. C’est-à-dire de remettre en question notre mode de production, la Sainte Trinité « emploi-croissance-profit », le monde des grandes infrastructures, le monde de l’étalement urbain et de la métropolisation, de la course en avant du productivisme et de l’industrie, pour y favoriser un mode de vie et de production forcément local et nécessairement plus agricole.
En complément de cet article, une réflexion plus théorique sur les leçons qui peuvent être tirées de la lutte contre l’extension de la carrière de calcaire dans le Parc régional du Vexin en questionnant un point particulier : comment penser la fin de notre dépendance au travail sous le capitalisme ? Pour ouvrir des pistes de réflexions et d’actions, nous donnons la parole à Bernard Friot, économiste et sociologue du travail. Ses travaux portent sur la sécurité sociale et plus généralement sur les institutions du salariat nées au XXe siècle en Europe. Benard Friot milite pour un nouveau régime de propriété (la propriété sociale d’usage), pour un « salaire à vie » et se bat pour reconnaître à tous un statut de producteur.
Le Chiffon : Le revirement d’un certain nombre d’élus locaux suite à l’annonce du cimentier Calcia de déplacer son siège social à Nanterre n’est pas anecdotique. Il semble illustrer avec éclat que leur soutien au projet d’extension de carrière, était tacitement conditionné au maintien des emplois. « Faites ce que vous voulez, pourvu qu’il y ait de l’emploi à la clé et la rentrée d’argent qui avec », semblent une fois de plus dire ces élus. Qu’est-ce que cela dit de la dépendance de notre société à l’emploi ?
Bernard Friot : Il est tout à fait légitime que les collectivités locales se préoccupent de la vitalité de l’activité de production, qu’elle soit industrielle, agricole ou de services : c’est le gage que les services publics seront pérennes, et que sera évitée la recherche d’un salut artificiel dans le tourisme. Mais elles n’ont pas les moyens d’une telle ambition et doivent céder au chantage de groupes capitalistes qui mettent en concurrence les territoires.
Tant que les industriels étaient liés à un territoire, intérêt local et profit capitaliste étaient partiellement conciliables : on sait tout le parti qu’ont su tirer les mairies communistes de la taxe professionnelle, et notamment les villes ouvrières de la sidérurgie qui ont pu largement investir grâce à la taxe que payait l’industrie, dans des équipements culturels et sportifs. Cette époque est finie avec la mondialisation du capital.
Il faut maintenant conquérir la propriété des outils de production par des acteurs locaux non lucratifs qui auront tout intérêt à leur maintien sur place : le salut des territoires passe nécessairement par la fin de la dépendance au capital.
Ne voit-on pas avec ces événements, la nécessité pour les luttes écologistes d’articuler à la résistance locale une refondation plus globale de notre manière de produire, de répartir l’activité, de distribuer la richesse ?
On s’aperçoit très vite que lutter contre la carrière Calcia sans lutter pour une tout autre production du bâti et plus généralement pour un tout autre Grand Paris présente deux risques. D’une part le problème de la pollution pourrait simplement être déplacé sur un autre territoire qui accueillera la carrière.
D’autre part, la Communauté Urbaine Seine & Oise, même sans la carrière, continuerait à s’inscrire dans la logique folle de métropolisation capitaliste de l’Île-de-France, avec ciment à tout va, spéculation foncière et immobilière, absurde concentration de la localisation des entreprises, éloignement des équipements culturels ou de santé, disparition de terres agricoles, surdimension de la voirie du fait de la distance croissante entre travail et domicile et de l’inadaptation des transports publics aux trajets de la vie quotidienne, pollution croissante, etc.
Vous essayez de réfléchir à l’extension du modèle de la sécurité sociale par l’idée de « sécurité sociale sectorielle ». Que pourraient nous apporter ces propositions ?
Il s’agit d’étendre à d’autres productions ce que nous avons su faire en matière de soins dans les années 1950–70 grâce à la création du régime général de sécurité sociale en 1946 : le doublement du taux de la cotisation-santé entre 1945 et 1979 a permis de produire des soins (sauf hélas le médicament) à hauteur de 10% du PIB en dehors de la logique capitaliste, avec des équipements financés par subvention de la caisse-maladie (gérée de 1947 à 1967 par les intéressés) et des personnels fonctionnaires ou libéraux conventionnés avec la caisse.
Imaginez le tout autre destin pour le Vexin et ses habitants que rendrait possible la transposition de cette innovation à l’habitat, aux transports de proximité, à l’alimentation, à l’énergie, à l’accès à l’art et à la culture, pour m’en tenir à ces exemples qui ne sont pas exhaustifs. Chacun verrait sa carte vitale alimentée chaque mois de sorte qu’il puisse couvrir tout ou partie de ses besoins dans ces domaines.
Des cotisations interprofessionnelles allant à des caisses gérées par les intéressés permettraient d’alimenter la carte, qui ne pourrait être utilisée qu’auprès de professionnels conventionnés, comme c’est le cas aujourd’hui en matière de soins. Et ne seraient conventionnées bien sûr que des entreprises possédées par leurs salariés, ne se fournissant pas auprès de groupes capitalistes, pratiquant le bio, l’écoconstruction, les énergies renouvelables, des modes de transport alternatifs à l’automobile.
Et comme la production non capitaliste de logement, d’équipements de transports, d’alimentation n’est pas encore suffisante, une partie des sommes gérées par les caisses de ces nouvelles sécurités sociales serait utilisée pour faire du foncier un bien commun, pour subventionner des investissements qui seraient décidés et possédés par les citoyens, pour attribuer un salaire à la qualification personnelle à tous les travailleurs conventionnés de ces branches.
Il faut arracher au capital la production de notre quotidien, et pour cela pas besoin d’inventer l’eau chaude : avec le régime général de sécurité sociale, nous disposons d’une institution à « désétatiser » pour la confier à nouveau aux seuls intéressés comme elle l’a été pendant 20 ans, et à généraliser à toute la production.
Le think tank britannique Autonomy a publié un rapport en 2018 épluché par le Guardian, sur le lien entre travail et destruction écologique. Autonomy affirme que l’effort de la Grande-Bretagne pour se maintenir à une échelle mondiale à 2°C de réchauffement en 2100, devrait réduire le temps de travail par travailleur à 9h par semaine. Au-delà de la redéfinition d’une autre manière de travailler et de produire, ne faut-il pas chercher à réduire drastiquement le temps de travail ?
C’est au contraire la réduction drastique du temps de travail pour remplacer le travail vivant par le travail mort des machines qui est constitutive du capitalisme et qui nous mène à une impasse écologique absolue ! Jamais le temps de travail agricole n’a été aussi réduit en France et jamais la production d’aliments n’y a été aussi capitaliste et aussi destructrice de la nature.
Réduire le temps de travail de transport du courrier en remplaçant les lettres par des courriels augmente l’empreinte écologique au lieu de la diminuer comme le laisse entendre le terme de « dématérialisation » frauduleusement appliqué à une numérisation incroyablement consommatrice de métaux rares et d’énergie, véritable fuite en avant capitaliste dans l’élimination du travail vivant.
Lutter pour la réduction du temps de travail n’est pas en soi un geste écologique.
Il ne faut pas confondre richesse et valeur. La richesse, c’est l’addition des produits du travail concret : tonnes de fruits produites, millions de km/voyageurs transportés, nombre de jeux vidéo construits ou d’infractions au code de la route sanctionnées. Cette richesse doit considérablement diminuer si nous voulons maintenir notre lien à la nature. Et elle peut l’être sans réduction de notre bonheur, car une grande partie de notre richesse ne sert à rien ou est dangereuse (un tiers de la production alimentaire est jeté, il faut des quantités de pommes industrielles pour obtenir la qualité nutritive d’une seule pomme bio, tous les objets capitalistes sont à obsolescence programmée, le pouvoir entretient une armée de gendarmes pour chasser les migrants ou la BAC pour casser du manifestant, etc).
La valeur, elle, mesure le travail vivant mis en œuvre : c’est le PIB (Produit intérieur brut). Lui va au contraire augmenter car pour produire moins mais mieux il faudra beaucoup plus de travail vivant, mais un travail enfin libéré de la tutelle du capital. Aujourd’hui, l’enjeu est une nécessaire décroissance de la richesse, qui n’est pas incompatible avec une croissance de la valeur.
Reportage et entretien de Gary Libot pour Le Chiffon
Photo de Une > Marches du 6 décembre 2015 en zone 109. Crédit : AVL3C
Photo 2 > Panneau installé sur le périmètre prévu pour l’extension de la carrière. Crédit : Gary Libot.
Photo 3 > Carrière de calcaire à Guitrancourt épuisée en 2019. Crédit : Gary Libot.
Photo 4 > Portrait de Bernard Friot.
Il faut arrêter de nous trimbaler, c’est tellement évident qu’il s’agit d’un attentat sur l’un des grands symboles de la…
Les poutres de 800 ans ne peuvent brûler et n’avaient nul besoin d’être désinsectisées, car elles sont trop dures pour…
L’article m’a plus et le devoument de ces ambassadeur de l’agriculture donne de l’energie
Merci pour l’info nous dormirons ce soir moins ignorant .… l’état des mensonges !!!
Je vais vous raconter une histoire. Il y a quelque temps, à la suite de rafraîchissantes journées passées en campagne, je rentrais à Paris avec ma voiture (sans doute écologiquement contestable, mais c’est pas le sujet ici…). Je pénétrais dans la capitale pour rejoindre le lieu où j’ai pris l’habitude de garer mon char, gratos. C’est un petit coin isolé, une « friche ferroviaire » entre la gare de Lyon et l’avenue Daumesnil dans le XIIe arrondissement, derrière le lieu branchouille du Ground Control.
Lorsque, rasséréné de ma prise de distance avec la métropole, j’y vais garer mon auto, un monsieur d’une cinquantaine d’années, sans doute un employé de la SNCF, me prévient : « Vous pourrez plus vous garer ici bientôt». « Ah oui ? Pourquoi ? » lui demandai-je. « Projet de réaménagement. Ils vont construire des logements, des bureaux, des commerces. Allez, bonne soirée ! »
Cette nouvelle me laissa tout penaud. Je n’allais plus pouvoir garer ma bagnole semi-clandestinement dans l’un des derniers recoins de Paris pas encore rendu totalement fonctionnel, exploitable, marchand. Pour un projet de « ré-a-mé-na-ge-ment » ? Quel toupet !
Je décide alors de me renseigner sur ce dit projet.
90 000 m² d’immobilier à construire sur 6 hectares de foncier ferroviaire. La moitié de bureaux, l’autre moitié de logements (dont 600 de logements sociaux soit 60 % des logements prévus) établit sur des bâtiments de 11 étages au maximum. Un hectare d’ « espaces verts », quelques commerces, une école maternelle et élémentaire de huit classes et une crèche de 66 berceaux. Le tout sur un ancien site de la SNCF1 rattaché à la gare de Lyon et plus ou moins au ralenti depuis l’arrêt du TGV postal (1984–2015). Voilà ce que l’on apprend sur le site de la SNCF 1 au sujet de ce réaménagement acté en 2016 et dénommé « Gare de Lyon-Daumesnil ». Le maître d’ouvrage est la Société Nationale Espaces Ferroviaires (SNEF), une branche de la SNCF. L’un des plus gros propriétaires fonciers de Paris.
Bien assis devant mon personal computeur, quelques pensées ne manquent pas de me traverser : « La mise en coupe réglée de Paris par les aménageurs poursuit son chemin… N’y a‑t-il pas déjà suffisamment de logements et de bureaux disponibles pour avoir besoin d’en construire de nouveaux ?… Encore un foutu levier de croissance économique… ».
La startupisation générale de notre époque aura raison de mes pensées romantico-passéistes… Mais alors, je faisais fausse route !
Une plongée dans l’enquête publique2 de ce réaménagement « Gare de Lyon — Daumesnil » (GDLD) nous apprend que ce projet « limitera les émissions de CO2 de 30 % en moyenne par rapport à un projet urbain classique », vise l’objectif « de 50 % d’énergie renouvelable » à l’échelle d’un quartier qui se veut « éponge ». C’est-à-dire que les sols perméables permettront l’infiltration et l’écoulement naturel des eaux de pluie. Les déplacements doux (vélo, piéton) seront favorisés : promenade plantée à l’appui. « La diversité des milieux », la présence de « surfaces végétalisées sur les toits » et « la plantation de 300 arbres » prévue dans le jardin central parachèveront la construction d’un « quartier à biodiversité positive ». Mais ce n’est pas tout !
L’utilisation de « matériaux biosourcés » permettra l’édification d’un « quartier bioclimatique » fidèle aux trois principes du développement durable « éviter-réduire-compenser3 ». Le tout en préservant les Halles des Messageries (où se trouve le tiers-lieu Ground Control) et le bâtiment des messageries et télégraphies, patrimoine ferroviaire des années 1920. Que demande le peuple ?
Happé par cette doucereuse novlangue néo-managériale, cette épiphanie écologique prit soudainement fin à la lecture de la synthèse générale de l’enquête publique : « La grande majorité du public qui s’est exprimée au cours de l’enquête ne veut pas du projet tel qu’il est ».
Encore une bande d’ignares qui ne savent apprécier la juste valeur des ambitions qu’on a pour eux… Mais les enquêteurs se rassurent à bon compte :« C’est habituel dans de telles circonstances » ajoutent-ils, sans autre forme de procès.
« Pourquoi les rares espaces qui peuvent être transformés en forêts urbaines dignes de ce nom sont-ils bétonnés ? »
Anne C., nouvellement propriétaire d’un logement dans une résidence construite récemment (rue Jorge Semprun) et sise juste en face du projet de réaménagement, fulmine : « Lorsque nous avons acheté il y a 2 ans, notre promoteur ne nous a pas informé de ce projet. Nous allons nous retrouver avec un immeuble de 8 étages en face de nos fenêtres. C’est pour cela que nous voulons nous battre pour l’annulation du projet ». Elle poursuit : « Ce projet est intolérable compte tenu du contexte climatique… Pourquoi les rares espaces qui peuvent être transformés en forêts urbaines dignes de ce nom sont bétonnés ? » En voilà une bonne question.
Malgré toutes les promesses écologiques de la SNEF, pour Jérôme4. habitant la rue du Charolais et opposant : « Ce projet reste très minéral ». Et il ne manque pas de pointer l’organisation des espaces prévue pour ce réaménagement (voir le plan) : « Ils nous font de grands espaces, de grandes allées toutes rectilignes. Peut-être que dans le cadre de logements sociaux ça permet de surveiller plus facilement la population. Qui va vouloir se balader dans un jardin entouré de grands immeubles ? C’est pas convivial… ».
Illustration des jardins prévus par le cabinet du paysagiste Michel Desvigne
Jérôme, flairant le coup de com’, s’interroge : « Anne Hidalgo5 parle de faire des forêts urbaines pour l’écologie mais toujours à des endroits très visibles, où l’on peut à peine planter plus de dix arbres ! Là, il y a l’opportunité d’avoir une forêt urbaine digne de ce nom, et eux bétonnent en majorité. »
Pourtant, selon le nouveau Dircom’ de la SNEF, Joachim Mizigar : « L’organisation des espaces prévue s’est établie en concertation avec les habitants du quartier ». Des habitants favorables à des bâtiments de 16 à 25 mètres de haut non loin de chez eux, le tout tracé au cordeau ? J’ai eu peine à en trouver la moindre trace. Allez savoir… j’ai dû mal chercher.
Pour Thierry Paquot, philosophe et professeur émérite à l’institut d’urbanisme de Paris : « Plus c’est fonctionnel, plus on croit que c’est habitable. Mais ça soutient une architecture que je trouve inhospitalière, voire anxiogène. C’est un urbanisme défensif. »
Une première analyse des illustrations publiées pour « vendre » le projet fait rapidement songer à ce que les aménageurs ont dégoté pour le XIIIe arrondissement avec le quartier de la BnF (Bibliothèque nationale de France) et du quartier de l’Université Paris-Diderot. Dans ce coin « réaménagé », c’est du béton et du verre qui s’étale – en rang – sur des centaines de mètres. Rien ne dépasse. Tout est flux, rationalité, optimisation.
Sept projets d’aménagement de friches ferroviaires sont sur les rails à Paris : les quartiers Bercy-Charenton et Gare de Lyon-Daumesnil (dans le XIIe) et de Chapelle-Charbon, Hébert, Ordener-Poissonniers et Gare des Mines et Dubois (dans le XVIIIe). En novembre 2016, la ville de Paris et la SNCF Réseau et Mobilités signent un protocole d’accord. Objectif : transformer 50 hectares de friches en quartiers « équilibrés et durables ». Au total, près de 600 000 m² à construire, avec près de 4 000 logements.
Mais tout ne va pas bon train. Une opposition se cristallise par endroits. Des habitants et des élus critiquent la sur-densification à l’œuvre (notamment pour le projet Ordener-Poissonniers6 ) et la poursuite d’une urbanisation venue d’un autre temps (pour Bercy-Charenton7 , qui prévoit la construction de tours allant jusqu’à 180 mètres de hauteur).
Selon Bernard Landau, architecte, urbaniste et ex-adjoint à la direction de l’urbanisme de la ville de Paris (de 2009 à 2014), ces projets sont le signe de l’injonction contradictoire dans laquelle la mairie se trouve coincée : « Pour lutter contre l’artificialisation des sols due à l’étalement urbain, la tendance est à la densification de la ville. Mais, les problèmes écologiques appellent à la création d’espaces verts, ce qui ne peut coller avec cette densification8 ».
Landau nous avertit : « Les friches ferroviaires ne représentent qu’une petite partie du projet du Grand Paris9 , mais ce sont parmi les tous derniers espaces disponibles. Pour ne pas les gâcher, je suis pour un moratoire de sauvegarde de l’existant. »
Contre la bétonisation, la plantation de véritables « forêts urbaines » semble plus nécessaire que jamais (lire l’encadré). D’autant plus que Paris manque cruellement d’espaces verts. Treepedia, outil d’analyse développé par le Massachussetts Institute of Technology (MIT) qui vise à cartographier et analyser la couverture générale des métropoles par image satellite, nous informe que Paris est la ville la moins verte du monde avec 8,8 % d’espaces verts sur sa superficie totale, et l’une des plus densément peuplées au monde avec 21 000 habitants au km/2.
Mais, plus largement est-il même besoin de construire de nouveaux logements ? Malgré la forte densité d’habitants par kilomètre carré à Paris, la ville à perdu près de 700 000 habitants en un siècle10 . Et depuis la fin des années 2000, elle se vide à nouveau progressivement de ses habitants, environ 15 000 par an, bien souvent relégués en périphérie du fait des difficultés pour s’y loger.
Et pourtant, il n’y a jamais eu un aussi grand nombre de logements dans la capitale. Près de 1,4 million en 201511. Mais 17 % d’entre eux demeurent inoccupés selon les derniers chiffres de mars 2019, soit plus de 230 000 logements, rien que dans Paris12.
Les logements inoccupés englobent les logements vacants, les logements occasionnels (touristiques notamment : en explosion avec le développement d’applications comme AirBnB) et les résidences secondaires.
Paris se dépeuple progressivement, jamais autant de logements n’ont été disponibles. Des milliers de personnes couchent dans les rues, des dizaines de milliers d’autres sont reléguées en banlieue avec des temps de trajet pour aller travailler que personne ne souhaite endurer.
En attendant, la mairie et les aménageurs poursuivent la construction de nouveaux logements et la densification… au nom de l’écologie !
« À Paris, les élus ont des programmes, mais n’ont pas de vision » note Thierry Paquot, inquiet de la gestion à venir de l’urbanisme parisien. Et pour avoir un avant-goût de cet avenir, il faut jeter un œil au rapport rédigé pour le think tank social-démocrate Terra Nova par l’adjoint à la mairie de Paris chargé de l’urbanisme, Jean-Louis Missika, et modestement intitulé « Le nouvel urbanisme parisien13 ».
Contacté, Jean-Louis Missika n’a pas souhaité consacrer quelques minutes pour répondre aux questions du Chiffon à ce sujet.
Toujours est-il que, pour Yves Contassot, conseiller à la mairie de Paris depuis 2001, la vision de Missika dans ce rapport « repose avant tout sur l’idée que Paris doit être une ville attractive au plan économique et que la puissance publique est mal placée pour gérer seule la ville ». Il faut alors créer une « gouvernance partagée14 » avec le secteur privé comme cela a été fait pour l’opération « Réinventer Paris » laissant ainsi aux promoteurs le soin de définir l’avenir de Paris sous réserve de quelques obligations.
Nous allons donc vers un Paris rentabilisé, densifié mais aussi de plus en plus « privé » selon Bernard Landau, « une ville où la classe populaire disparaît, où la classe moyenne a des difficultés. Paris devient une ville de la bourgeoisie et du tourisme. »
Les aménagements des friches ferroviaires, malgré l’importance du nombre de logements sociaux dans certains projets, en sont une étape supplémentaire.
Une véritable politique pour Paris appelle plus que jamais à l’arrêt des constructions immobilières détachées de tout besoin réel, à la « sanctuarisation » de véritables espaces verts, et à une politique de mise à disposition des logements inoccupés15.
Pour l’heure, la bétonisation verdoyante de Paris se poursuit.
Gary Libot pour Le Chiffon
L’arbre est à la mode : livres en têtes de gondole, expositions, documentaires, reportages télé. Tant mieux ! C’est un ami qui nous veut du bien. Pourtant des villes abattent, parfois préventivement (!) des arbres centenaires ou des bois afin de bétonner, pardon de « densifier » ! Depuis le tournant des XVIIIe/XIXe siècles, François-Antoine Rauch et Alexander von Humboldt ont établi la corrélation arbres/climat et lutté contre la déforestation imposée par l’agriculture intensive.
Un demi-siècle plus tard, l’horticulteur et paysagiste américain Andrew-Jackson Downing préconise la création de forêts urbaines au coeur des nouvelles villes créées par la Conquête de l’Ouest. Et le 10 avril 1872, un Américain, J. Sterling Morton, instaure le « Jour de l’Arbre » (Arbor Day) à Nebraska City, ne se doutant pas de son adoption enthousiaste dans de nombreux pays.
En France, ce sont les instituteurs qui se mobilisent, par le biais des Sociétés scolaires forestières, dès 1899, pour inciter les édiles à acquérir des forêts et à planter des arbres en grand nombre. Ainsi, plusieurs villes s’enrichiront de milliers d’arbres. Un siècle plus tard ils les embellissent toujours, tout en offrant leurs ombres généreuses aux promeneurs, en filtrant l’air toxique que les activités mécaniques génèrent… Les arbres au garde-à-vous le long des boulevards semblent bien tristes et préféreraient former des bosquets, des petits bois à chaque carrefour.
Quant aux « forêts urbaines » promis par l’actuelle municipalité, elles appartiennent à la communication : tous les projets urbains récents et en cours, malheureusement, affichent quelques poignées d’arbres, alors même qu’il faudrait massivement planter. Mais le sol est cher, la logique économique l’emporte toujours sur la poétique environnementale, d’autant que les promoteurs veillent au grain. Jamais l’écart n’a été aussi grand entre un discours qui se préoccupe du dérèglement climatique, de la transition énergétique, de la qualité de l’air, du bien-être des habitants et les actes qui les ignorent.
Thierry Paquot pour Le Chiffon
Philosophe et urbaniste , professeur émérite à l’institut d’urbanisme de Paris
Auteur de Désastres urbains, édition La Découverte, 22 août 2019.
Photo de Une > Ancien site des halles détruites de la gare du TGV postal. Photo Gary Libot.
Illustration 1 > Illustration des deux phases du projet. Montage de la SNCF.
Illustration 2 > Illustration des jardins prévus par le cabinet du paysagiste Michel Desvigne ©
Illustration 3 > Plan des “espaces verts” de Paris. Atelier Parisien de l’Urbanisme, Mairie de Paris.
J’ai honte de mon pays et au premier chef de ses gouvernants ! Comme par hasard un simple mégot aurait…
Il faut arrêter de nous trimbaler, c’est tellement évident qu’il s’agit d’un attentat sur l’un des grands symboles de la…
Les poutres de 800 ans ne peuvent brûler et n’avaient nul besoin d’être désinsectisées, car elles sont trop dures pour…
L’article m’a plus et le devoument de ces ambassadeur de l’agriculture donne de l’energie
Merci pour l’info nous dormirons ce soir moins ignorant .… l’état des mensonges !!!
J’ai honte de mon pays et au premier chef de ses gouvernants ! Comme par hasard un simple mégot aurait…