La Courneuve, pre­miers jours d’automne ensoleil­lés. Une quin­zaine de per­son­nes sont réu­nies dans une grande coloc’ située dans l’ancienne plaine maraîchère des Ver­tus. La bouil­loire fume : l’eau chaude pour le café est prête. Dans le jardin exigu bor­dé de noisetiers et de fram­boisiers tail­lés, les par­tic­i­pants se présen­tent tour à tour : c’est le début de qua­tre jours de chantiers com­muns avec, pour thème, une énig­ma­tique : « Démé­trop­o­li­sa­tion par le bas ». Le but affiché ? « Se réu­nir pen­dant plusieurs jours entre fer­miers, uni­ver­si­taires ou anciens étu­di­ants, milieux asso­ci­at­ifs et per­son­nes en sit­u­a­tion d’exil » énumère Nathalia, anci­enne étu­di­ante à l’École des hautes études en sci­ences sociales (EHESS), « pour faciliter l’installation des exilés — bien sou­vent sans-papiers — qui voudraient vivre dans des cam­pagnes de France et d’Île-de-France pour men­er des activ­ités pro dans les secteurs agri­coles et arti­sanaux ». Une pre­mière dans la région1.

Ces journées sont co-organ­isées par une con­stel­la­tion de groupes : en pre­mière ligne, l’Asso­ci­a­tion Accueil Agri­cul­ture Arti­sanat (A4), fondée en 2021, qui accom­pa­gne des per­son­nes avec un par­cours de migra­tion voulant dévelop­per une activ­ité agri­cole ou arti­sanale ; les col­lec­tifs FRICHE et les Com­mu­naux, dont l’objectif est de favoris­er des pra­tiques d’habitation et des formes de coopéra­tions alter­na­tives aux insti­tu­tions éta­tiques et marchan­des ; enfin, les « Chantiers pluri-ver­sités » de repris­es des savoirs, lancés à l’été 2022, dont le but est la trans­mis­sion de pra­tiques et de savoirs paysans dans un esprit d’autogestion.

                                          Notre-Dame-des-Lan­des, lors d’un voy­age-enquête d’A4. Pho­to : William Loveluck.

Pour Tarik, ancien étu­di­ant de Paris 8 et mem­bre fon­da­teur d’A4, l’enjeu de l’installation d’exilés dans les cam­pagnes français­es dans les prochaines années est immense. D’une voix calme, les lunettes lui glis­sant sur le bout du nez, il explique : « En 2030, la moitié des agricul­teurs de la région aujourd’hui en activ­ité seront par­tis à la retraite, il y a un besoin urgent d’organiser la relève. Et puis, nous sommes entrés dans une crise cli­ma­tique qui néces­site de repenser la place de l’agriculture indus­trielle au prof­it d’une agri­cul­ture paysanne qui néces­site plus d’humains. Enfin, nous con­nais­sons une mon­tée de l’extrême droite qui rend urgent de bris­er l’entre-soi ».

Depuis un an, A4 organ­ise des voy­ages-enquêtes de quelques jours dans des fer­mes français­es. « Le but, c’est de dia­loguer avec des agricul­teurs qui sont intéressés pour nous accueil­lir. On veut décou­vrir leurs besoins, leurs inten­tions, pour ensuite penser à tra­vailler chez eux ou même à repren­dre leur ferme. Parce que cer­tains nous dis­ent qu’ils vont par­tir en retraite et que per­son­ne n’est là pour pren­dre la suite » déclare Sem­bala, exilé malien de 28 ans, et mem­bre de l’association.

« Ce qu’on veut construire ces dernières années s’apparente à des luttes qui ont plusieurs décennies d’histoire »

Par­ti de son vil­lage à 14 ans pour rejoin­dre l’Italie après une tra­ver­sée de la Méditer­ranée depuis l’Algérie, son par­cours est sin­guli­er. Arrivé en France en 2014, Sem­bala va con­naître six années de galère, à la rue. En sep­tem­bre 2020, il par­ticipe à la Marche des sans-papiers qui relie Mar­seille à Paris. Des mil­i­tants ren­con­trés dans le cortège lui par­lent de la Zone à défendre (ZAD) de Saclay (lire le reportage du Chif­fon, ici). « Depuis 2021, dit-il avec le sourire, j’ai con­stru­it ma cabane là-bas grâce à des copains de Bour­gogne chez qui j’ai habité avant ». C’est à ce moment qu’il ren­con­tre des mem­bres d’A4 et par­ticipe aux pre­miers voy­ages-enquêtes. En août 2022 il décide de par­tir trois semaines, via A4, à Tarnac (19) dans le Lim­ou­sin, pour par­ticiper à des tâch­es de cui­sine, de maraîchage et de boulan­gerie. « C’était vrai­ment trop bien. Main­tenant j’ai envie de tra­vailler la terre – je con­nais mal – com­pren­dre com­ment ça marche et voir si je veux me lancer là-dedans ou alors dans la boulangerie ».

L’après-midi s’enchaîne par la dif­fu­sion du doc­u­men­taire récem­ment sor­ti « Les Voix croisées2». Le doc­u­men­taire revient notam­ment sur les heurs et mal­heurs de l’expérience de la coopéra­tive agri­cole de « Somanki­di Coura », fondée en 1977 au Mali, par d’anciens exilés en France retournés au pays et voulant expéri­menter des modes de cul­ture de la terre sans machine. Une expéri­ence alors tout à fait mar­ginale. Pour Habib, exilé soudanais d’une trentaine d’années, lui aus­si mem­bre d’A4 : « C’est impor­tant de voir que ce qu’on veut con­stru­ire ces dernières années s’apparente à des luttes qui ont plusieurs décen­nies d’histoire. Mais en même temps, en la décou­vrant, je me suis dit qu’on est tou­jours dans les mêmes galères depuis les années 1970 ».

                                      Sem­bala aux côtés d’habi­tants de la ZAD de Notre-dame-des-Lan­des. Pho­to : William Loveluck.

Habib quant à lui décide de quit­ter le Soudan en 2012, à cause d’activités poli­tiques lorsqu’il étu­di­ait à l’université (« ma vie com­mençait à être en jeu »). Arrivé en France après des mois d’un pénible périple, il cherche à rejoin­dre Calais pour l’Angleterre. Impos­si­ble de franchir la Manche pen­dant neuf mois de ten­ta­tives infructueuses ; c’est là qu’il ren­con­tre des mil­i­tants de No Bor­der3, qui lui con­seil­lent de rejoin­dre la ZAD de Notre-Dame-des-Lan­des (44), qu’il va aller décou­vrir. Sa demande d’asile rejetée, il décide de rester sur place. « J’ai com­mencé à con­naître des agricul­teurs, des gens en cam­pagne : ils me demandaient des coups de main pour de la soudure », activ­ité très recher­chée à laque­lle il est for­mé. De 2016 à 2020, il va œuvr­er dans la fab­ri­ca­tion de fours à pain. Sa ren­con­tre de mem­bres d’A4 à l’été 2021 vient répon­dre à une aspi­ra­tion déci­sive pour lui.

« Au Soudan, beau­coup pensent que l’agriculture est dif­fi­cile. Générale­ment, nos par­ents nous poussent à des études pour qu’on ne souf­fre pas comme eux… les jeunes ne veu­lent plus tra­vailler dans la cul­ture de la terre. Nos familles se deman­dent pourquoi on ne fait pas autre chose. Il ne com­pren­nent pas que ce qu’on fait par néces­sité au bled, on le fait par choix ici » pour­suit Habib, qui aimerait s’investir à fond dans l’essor de l’association et, à terme : « repar­tir au Soudan et pourquoi pas lancer un lieu col­lec­tif avec pra­tiques arti­sanales et paysannes. Ce serait superbe ! » clame-t-il, le regard ferme et les com­mis­sures des lèvres qui s’ouvrent sur un sourire.

Des fermes en Île-de-France pour accueillir les exilés ?

Ferme de Com­breux. Seine-et-Marne. Myr­i­am Suchet, habi­tante de la ferme et maître de con­férences à la Sor­bonne nou­velle, fait décou­vrir aux par­tic­i­pants du chantier ce lieu de vie au sud de Tour­nan-en-Brie (77). « La ferme de Com­breux, c’est un col­lec­tif com­posé à la fois des habi­tants qui vivent sur place mais ne cul­tivent pas et des cul­ti­va­teurs qui n’habitent pas sur place… Ici, on veut ouvrir un hori­zon qui dépasse la seule reprise des ter­res agri­coles : on veut aus­si éla­bor­er de nou­veaux rap­ports à la famille, à la péd­a­gogie, expéri­menter d’autres imag­i­naires en actes. Nous avons en par­ti­c­uli­er des rap­ports étroits avec nos voisins exilés et l’as­so­ci­a­tion Empreintes qui les accueille ».

La dimen­sion agri­cole est assurée par Thibaud et Jus­tine, instal­lés en GAEC pour le maraîchage, Mélanie pour les fruits et Bastien, paysan-boulanger qui, en 2021, a récupéré 60 hectares de sur­face agri­cole rachetées par l’as­so­ci­a­tion Terre de liens. Por­tant sa fille dans les bras, il nous pro­pose un tour du pro­prié­taire : « De la cul­ture du blé à la cuis­son du pain, je veux faire toutes les activ­ités pour réalis­er un pain », au terme de la vis­ite il annonce : « penser à met­tre à dis­po­si­tion une par­tie des 60 hectares, pourquoi pas à des exilés pour y faire de l’a­groé­colo­gie ou autre ? ».

L’après-midi s’enchaîne par la décou­verte de la ferme des Monts gardés sur la com­mune de Claye-Souil­ly (77). Cein­turé par les routes, le chemin de fer et des lignes à haute ten­sion, cet ancien site de 35 hectares se retrou­ve au milieu des années 2000 par­ti­c­ulière­ment pol­lué et infer­tile. En 2006, un pro­jet expéri­men­tal d’agroforesterie, d’élevage et de maraîchage est lancé par la paysag­iste Agnès Sour­ris­seau. « C’était une mis­sion de dépol­lu­tion sur des ter­res presque com­plète­ment mortes » annonce-t-elle en nous accueil­lant sous un chapiteau de for­tune dont la toile claque sous le coup des bourrasques.

                                           A la ZAD de Notre-dame-des-Lan­des en novem­bre 2022. Pho­to : William Loveluck.

Aujourd’hui, seule une petite par­tie des 35 hectares, divisés en 200 par­celles, est cul­tivée. « Il faudrait trou­ver des forces vives pour cul­tiv­er ces ter­res. C’est pour ça que la venue des par­tic­i­pants à ce chantier pluri-ver­si­taire tombe très bien », annonce Agnès Sour­ris­seau, qui con­cède que les con­di­tions sur place sont assez rudes — mais stim­u­lantes, pour qui veut appren­dre différemment.

D’ailleurs, côté appren­tis­sage, Agnès Souris­seau par­ticipe depuis sep­tem­bre 2022 à l’ouverture du pre­mier lycée agri­cole entière­ment dédié à l’agroécologie, qui délivre un Cer­ti­fi­cat d’ap­ti­tude pro­fes­sion­nelle (CAP) et un Bac pro. Les cours sont à Sevran (93), la pra­tique est basée dans une vaste ferme de 2 000 hectares, dans le parc région­al du Gâti­nais (91). « Ceux qui sont inscrits pour les 3 ans du Bac pro peu­vent alors obtenir des papiers » ajoute-t-elle.

Un enjeu impor­tant pour A4. Selon Alitzel, mem­bre grenobloise de l’association : « On réflé­chit à ce que l’asso’ puisse avoir un statut juridique qui lui per­me­tte d’organiser l’installation durable d’exilés pour des boulots agri­coles ou arti­sanaux, manière aus­si de les régu­laris­er admin­is­tra­tive­ment ». Une pos­si­bil­ité est ouverte via les Organ­ismes d’accueil com­mu­nau­taires et d’activités sol­idaires (OACAS). Un statut juridique excep­tion­nel lancé par les com­mu­nautés de « tra­vailleurs sol­idaires » d’Emmaüs en France (plus de 120) qui accueil­lent près de 5 000 per­son­nes, dont la moitié de sans-papiers. Recon­nu en 2008, ce mod­èle est devenu depuis un agré­ment pour une ving­taine d’associations4.

L’accès à la terre des sans-pap’ : mission impossible ?

Pour Tarik : « Les fer­mes en lien avec A4 sont pour l’instant peu nom­breuses en Île-de-France, ce qui fait que celles de Com­breux et des Monts Gardés sont pré­cieuses. Tout le boulot de mise en rela­tion reste à faire ». Un tra­vail déjà entamé en France par le Ser­vice jésuite des réfugiés (JRS France), l’asso­ci­a­tion Tero Loko, le réseau CIVAM mais aus­si par le pro­gramme « WWOOF­ing Sol­idaire », créé en 2019.

Cette mise en rela­tion s’avère d’autant plus pré­cieuse que l’accès à la terre pour des per­son­nes ne venant pas du milieu ressem­ble à un chemin de croix5 . Pour William Loveluck, chargé de recherche et d’analyse pour Terre de liens : « Ceux qui ne sont pas social­isés dans ce milieu n’ont pas accès à l’information en cas de trans­ac­tion de sur­faces agri­coles. Dans le cas de trans­fert de pro­priété, la can­di­da­ture d’A4 auprès de la Safer, en présen­tant des pro­fils bien sou­vent sans diplôme agri­cole, ne pèserait pas lourd ». D’où l’intérêt selon lui que l’Association A4 monte une coopéra­tive de tra­vail agri­cole, et que Terre de liens mette à dis­po­si­tion des ter­res dont elle serait propriétaire.

La semaine d’échange se clôt au « lab­o­ra­toire artis­tique » du DOC (XIXe), par la dif­fu­sion du doc­u­men­taire « D’égal à égal6», qui retrace le voy­age-enquête d’A4 en févri­er 2022 sur la mon­tagne lim­ou­sine : « Avec ce docu’, on voulait cass­er l’idée de la cam­pagne comme ter­ri­toire hos­tile pour les exilés » développe Tarik. Une démarche qui vient se téle­scop­er à l’actualité. Car Emmanuel Macron a annon­cé, dans son dis­cours aux préfets du 15 sep­tem­bre 2022, vouloir dévelop­per pour le futur pro­jet de loi « asile et immi­gra­tion », qui sera présen­té début 2023 :« Une poli­tique pro­fondé­ment dif­férente de répar­ti­tion sur le ter­ri­toire des femmes et des hommes qui sont en demande de titre [de séjour], et y com­pris de celles et ceux qui les ont reçus ». Son idée ? Implanter ces per­son­nes en cam­pagne pour lut­ter con­tre deux maux : le dépe­u­ple­ment des ces dernières et l’entassement dans les ban­lieues. Une bonne nou­velle pour A4 qui se voit couper l’herbe sous le pied ?

Pour Tarik, il s’agit d’une fausse bonne inten­tion : « Il y a un principe fon­da­men­tal pour nous : c’est la lib­erté de cir­cu­la­tion. Si les per­son­nes avec un par­cours de migra­tion veu­lent s’installer en ville ou en cam­pagne, qu’elles soient libres de le faire. Avec Macron, on les forcerait à s’installer en cam­pagne — comme on le fait déjà avec l’ouverture de Cen­tres d’ac­cueil de deman­deurs d’asile (CADA) en cam­pagne depuis 2015 -, elles ne pour­raient pas quit­ter leur départe­ment et s’installer ailleurs sous peine de per­dre leurs droits, et c’est déjà le cas aujourd’hui ».

Nic­co, cheville ouvrière des chantiers pluri-ver­sités, abonde : « La ques­tion n’est pas de penser la ges­tion de la crise migra­toire depuis la hau­teur du point de vue éta­tique comme le fait Macron. Lui est dans une logique de loge­ment. Nous, on souhaite leur laiss­er le choix et que leurs activ­ités pro­fes­sion­nelles et sociales s’encrent à chaque fois dans un milieu de vie avec ses spé­ci­ficités : c’est une logique d’habitation bien plus large ». Qui plus est, ajoute Tarik, « Macron, par cette mesure, a peut-être l’idée de fournir une main d’œuvre corvéable pour l’agro-industrie en cam­pagne » dans un con­texte post-covid où le pre­mier con­fine­ment a vu une pénurie de main d’œuvre dans ce secteur.

Pour une révolution de la « subsistance »

La semaine suiv­ante, nous retrou­vons Nic­co dans un bar au bord du canal de l’Ourcq7. Il nous racon­te que le col­lec­tif de « repris­es des savoirs », qui a organ­isé ce chantier de « démé­trop­o­li­sa­tion » en a aus­si lancé plusieurs autres à l’été 2022, générale­ment à l’affiche baroque et séduisante : « Creuser une mare à grenouille con­tre la métro­pole », « Activ­er les savoirs nat­u­ral­istes au ser­vice des luttes », « Écolo­gie poli­tique d’une vanne à moulin » ou encore « Savoir/faire avec la nature, explo­rations écofémin­istes ». Le sweat à capuche hissé sur les oreilles, Nic­co explique : « L’idée de ces chantiers auto­gérés c’est que les savoirs soient le résul­tat d’une expéri­ence de vie com­mune et qu’ils met­tent en activ­ité à la fois le corps et l’esprit ». Et de pour­suiv­re : « Notre hori­zon de reprise des savoirs s’inscrit dans une cri­tique de l’institution sco­laire qui crée une hiérar­chie entre enfant et adulte et atteste de l’assimilation d’un con­tenu par un diplôme. Il y a des expéri­ences qui ont ren­ver­sé ce cadre au XXe siè­cle : l’Université de la Terre au Mex­ique, cer­taines écoles berbères en Algérie et de l’Espagne répub­li­caine ou l’Université expéri­men­tale de Vin­cennes ». C’est dans cette tra­di­tion qu’il souhaite inscrire ces chantiers.

« C’est notamment la métropole qui empêche cette autonomie des populations »

Selon lui, la cri­tique du dis­posi­tif sco­laire doit s’articuler à une ligne d’action poli­tique plus générale : « Nous sommes dans un con­texte de mul­ti­ples crises : migra­toires, sco­laires, du tra­vail, du loge­ment, de la paysan­ner­ie. Trop sou­vent, ces crises sont pen­sées séparées les unes des autres. Il y a la lutte des sans-papiers, la lutte éco­lo avec les march­es pour le cli­mat, la lutte syn­di­cal­iste pour le tra­vail, etc. Notre ambi­tion, c’est de dépass­er cette sépa­ra­tion à par­tir d’une pra­tique de la sub­sis­tance » c’est-à-dire de pren­dre en charge à l’échelle de petites com­mu­nautés la sat­is­fac­tion des besoins de la vie quo­ti­di­enne (se loger, manger, se vêtir, se cul­tiv­er, etc.).

« C’est notam­ment la métro­pole qui empêche cette autonomie des pop­u­la­tions ». En plus de cette dépos­ses­sion, Nic­co tient à soulign­er la dimen­sion colo­niale de la métro­pole parisi­enne, qui a his­torique­ment aspiré des « colonisés de l’intérieur » venus des régions français­es et des « colonisés de l’extérieur » notam­ment venus d’Afrique. « Démé­trop­o­lis­er » nos vies, c’est alors agir con­tre la dépos­ses­sion de nos savoir-faire, de notre cul­ture et de nos capac­ités de sub­sis­tance : « Tout ce dont souf­frent avant tout les exilés. C’est pour ça que nous devons nous organ­is­er pour faciliter le chemin de ceux qui aspirent à cette vie ».

Gary Libot, jour­nal­iste pour Le Chif­fon

Pho­to de Une — Lors d’un voy­age-enquête d’A4 à la ZAD de Notre-dame-des-Lan­des en novem­bre 2022. Sem­bala aux côtés d’habi­tants. Pho­to : Abra­ham Cohen.

Au grand dam des ésitério­philes1, le tick­et de métro c’est fini ! Com­ment toute cette his­toire com­mence-t-elle ? Eh bien, en 2015 le Syn­di­cat des trans­ports d’Île-de-France (STIF, renom­mé Ile-de-France Mobil­ité, IdFM depuis 2017), autorité organ­isatrice du réseau fer­rovi­aire dans la région, lance son « Pro­gramme de Mod­erni­sa­tion de la Bil­le­tique ». L’objectif est dou­ble : rem­plac­er les tick­ets mag­né­tiques par de la télé­bil­le­tique (util­isant la tech­nolo­gie RFID) et le passe Nav­i­go, aujourd’hui pos­sédé par 5 mil­lions d’usagers dans la région, en l’important sur l’ordiphone ; instau­r­er la tar­i­fi­ca­tion à l’usage pour plus de « flex­i­bil­ité2 ». Un pro­gramme con­forté par l’élection de Valérie Pécresse en 2016 à la prési­dence de la région, can­di­date chantre de la numéri­sa­tion des titres de trans­ports, qui devient la nou­velle direc­trice du STIF. Le tout dans un con­texte de pré­pa­ra­tion des Jeux Olympiques de 2024, du lance­ment du Grand Paris Express d’ici 2030, qui dou­blera la taille du réseau de métro, et de l’ouverture de l’intégralité du réseau de trans­port fran­cilien à la con­cur­rence, qui s’échelonnera sur 15 ans (2024–2039).

L’abandon du tick­et mag­né­tique est alors prévu pour 2019, puis 2021… puis finale­ment 2025, pour une dis­pari­tion totale. La cause du retard ? Une ten­sion sur le marché mon­di­al des cartes à puce causée par la crise covi­di­enne et un prob­lème tech­nique de stock­age des cartes dans les dis­trib­u­teurs de la région… Selon Sébastien Mabille, respon­s­able du ser­vice de presse chez IdFM, trois raisons ont présidé au choix de l’abandon du tick­et : « C’est une mesure écologique : près de 550 mil­lions de tick­ets étaient ven­dus chaque année, dont près de 10% étaient per­dus et jetés dans les rues. Un cer­tain nom­bre étaient démag­nétisés, ce qui donne une charge de tra­vail inutile aux guichetiers pour les rem­plac­er. Enfin, c’est plus pra­tique, plus rapi­de à valid­er aux tourni­quets ». Tout bénéf !

« IdFM veut inciter au maximum au post-paiement notamment parce que les usagers se rendent moins compte qu’il consomment du transport ».

Mais en clair, com­ment se traduit la dis­pari­tion du tick­et mag­né­tique ? C’est sim­ple. Depuis octo­bre 2021, le tick­et indi­vidu­el et le car­net de 10 ne sont plus disponibles dans les auto­mates des sta­tions de métro, seule­ment dans cer­tains guichets. En 2023, ce sera au tour des tick­ets du RER (tick­et Orig­ine-Des­ti­na­tion) d’être retirés de la vente. Les tick­ets que vous con­servez sans le savoir au fond de vos armoires seront tou­jours util­is­ables jusqu’en 2025. Après : rideau. Terminé.

Le petit rec­tan­gle de papi­er se voit rem­placé par deux nou­velles for­mules de carte à puce : le passe Nav­i­go Easy et le Nav­i­go Lib­erté+, le sup­port étant fac­turé 2€. Le pre­mier est anonyme et per­met d’acheter jusqu’à 30 tick­ets indi­vidu­els ; le sec­ond est nom­i­natif et utilise le post-paiement. C’est-à-dire que les usagers vali­dent leur passe à chaque tra­jet et sont seule­ment fac­turés à la fin du mois selon le nom­bre de voy­age effec­tués sur le réseau : sou­ple, adapt­able. Pour Marc Pélissier, prési­dent de l’Association des Usagers des trans­ports (AUT) d’Île-de-France : « IdFM veut inciter au max­i­mum au post-paiement notam­ment parce que les usagers se ren­dent moins compte qu’il con­som­ment du trans­port ».

La CNIL tire la sonnette d’alarme – tout le monde s’en fout

Point épineux dans cette affaire : l’abandon du tick­et mag­né­tique sig­ni­fie-t-il pour autant la sur­veil­lance général­isée des tra­jets des usagers ? Pas néces­saire­ment puisque IdFM main­tient une offre anonyme — à l’instar du tick­et papi­er — avec le Nav­i­go Easy. Mais, selon Marc Pélissier, l’informatisation induite par le Pro­gramme de Mod­erni­sa­tion de la Bil­le­tique va « for­cé­ment rediriger davan­tage d’usagers vers des Nav­i­go, dont la plu­part sont nom­i­nat­ifs », entraî­nant la réduc­tion pro­gres­sive du nom­bre de tra­jet effec­tués sur le réseau sans iden­ti­fi­ca­tion de l’usager. Rep­lon­geons quelque peu dans l’histoire.

Au début des années 2000, le STIF prévoit de rem­plac­er la carte Orange (avec tech­nolo­gie mag­né­tique) par de la télé­bil­le­tique3 avec le passe Nav­i­go, qui la rem­plac­era ensuite pro­gres­sive­ment entre 2005 et 2009. La carte Orange ser­vait unique­ment à souscrire un abon­nement et à être présen­tée au tourni­quet pour val­i­da­tion. L’identité du déten­teur de la carte, déclar­a­tive, était inscrite manuelle­ment sur cette dernière. C’était une sim­ple carte d’autorisation de pas­sage, igno­rant l’identité de l’usager, qui pou­vait seule­ment être con­fir­mée via une véri­fi­ca­tion sur le sup­port physique par un contrôleur.

« Aller et venir librement, anonymement, est l’une des libertés fondamentales de nos démocraties »

C’est à ce point pré­cis qu’intervient la nou­veauté du Nav­i­go. Il fusionne l’autorisation de pas­sage et l’identité de l’usager4, qui n’est plus seule­ment ren­seignée sur le titre de trans­port, mais inscrite dans la carte à puce et stock­ée sur les serveurs de la Régie autonome des trans­ports parisiens (RATP), lorsque l’abonnement est con­trac­té pour la pre­mière fois. La carte stocke aus­si les infor­ma­tions des trois derniers tra­jets de l’usager. Pour Nono, directeur tech­nique de l’association de défense et pro­mo­tion des lib­ertés sur inter­net La Quad­ra­ture du Net, le Nav­i­go ouvre alors une pos­si­bil­ité red­outable : « L’autorisation de pas­sage est la même pour tous, alors que l’identité est for­cé­ment indi­vidu­elle. C’est avec cette dernière que l’on peut instau­r­er des dis­crim­i­na­tions. On peut imag­in­er que le passe Nav­i­go per­me­t­trait tôt ou tard de lim­iter les tra­jets d’un voyageur (selon son statut ban­caire, son casi­er judi­ci­aire ou autre) à une zone (1,2,3,4 ou 5)5. »

Ain­si, la RATP ne sait plus seule­ment que 100 000 per­son­nes ont franchi les tourni­quets de la Gare de Lyon tel jour, comme c’était le cas avec les tech­nolo­gies mag­né­tiques anonymes (le tick­et) ou déclar­a­tives (la carte Orange). Ils savent désor­mais l’identité de ses ces 100 000 per­son­nes. La Com­mis­sion nationale de l’in­for­ma­tique et des lib­ertés (CNIL) a réa­gi dans une délibéra­tion de 2004 à l’instauration du Nav­i­go, affir­mant qu’ :« Aller et venir libre­ment, anonymement, est l’une des lib­ertés fon­da­men­tales de nos démoc­ra­ties6», une lib­erté de cir­cu­la­tion anonyme garantie par l’ar­ti­cle 13 de la Déc­la­ra­tion uni­verselle des droits de l’homme adop­tée en 1948. La CNIL exigea que le STIF pro­pose aux usagers un titre de trans­port anonyme : ce sera le Nav­i­go Décou­verte, mis en place plus de trois ans après, en 2007, au prix de 5€7.

En jan­vi­er 2009, le STIF va de nou­veau essuy­er la répro­ba­tion de la CNIL, qui pointe les bar­rières qu’érige la régie publique pour con­tracter la fameuse for­mule Décou­verte. La Com­mis­sion regrette que : « Les con­di­tions d’in­for­ma­tion et d’ob­ten­tion du passe Nav­i­go Décou­verte soient par­ti­c­ulière­ment médiocres, voire dis­sua­sives ». En sus, elle cri­tique le prix de 5€, quand le Nav­i­go clas­sique est lui gra­tu­it8.Les délibéra­tions de la CNIL n’étant plus con­traig­nantes depuis 2004, ses pro­pos res­teront sans effet : le prix du passe Décou­verte sera main­tenu — aujourd’hui encore — à 5€. Le site inter­net ratp.fr ne présente tou­jours pas, dans l’onglet « Titres et Tar­ifs », cette for­mule Découverte.

Avec le Navigo, tous surveillés ?

Sébastien Mabille, du ser­vice de com’ d’IdFM, s’agace du pos­si­ble soupçon de fichage et de sur­veil­lance de la pop­u­la­tion : « On est une admin­is­tra­tion publique, on s’en fiche de fich­er les gens ! » avant d’ajouter, dans une aven­tureuse com­para­i­son : « ceux qui croient qu’on est là pour fich­er les gens c’est comme les mecs qui croient que la terre est plate… ». Selon Arthur Mes­saud, juriste à la Quad­ra­ture du Net : « Il est clair que la RATP n’a pas le pro­jet direct de fli­quer les usagers. En revanche, le passe Nav­i­go c’est une voiture de course de la sur­veil­lance qui, pour l’instant, reste au garage ».

Après le con­fine­ment au print­emps 2020 : « La SNCF et la RATP, ajoute Nono, ont con­trôlé les dis­tances san­i­taires et le port du masque grâce aux caméras et au traçage Wi-Fi9, des pan­neaux pub­lic­i­taires avec caméras inté­grées pour décou­vrir les com­porte­ments des usagers ont à nou­veau été instal­lés : il y a un cer­tain nom­bre de tech­nolo­gies de sur­veil­lance qui sont mis­es en place, le passe Nav­i­go n’en est qu’une par­mi d’autres. L’important, c’est de réfléchir à l’interconnexion de ces tech­nolo­gies ». Des don­nées qui pour­raient aus­si intéress­er le secteur privé car elles per­me­t­traient de trac­er les habi­tudes de trans­port des con­som­ma­teurs : une mine d’or pour la RATP dont le besoin de finance­ment n’a jamais été aus­si important.

Cette poten­tiel sur­veil­lance pour­rait être plus facile­ment accep­té, selon la Quad­ra­ture du Net, par la mul­ti­pli­ca­tion des fonc­tion­nal­ités du passe Nav­i­go. Par exem­ple la pos­si­bil­ité de pay­er d’autres moyens de trans­port (publics ou privés) et des ser­vices con­nex­es (le park­ing, l’hôtel, les musées), comme le souhaite Valérie Pécresse depuis son arrivée à la région10. Mais aus­si par l’importation du Nav­i­go sur ordi­phone via l’application « IdF Mobil­ités », expéri­men­tée en 2019 et général­isée depuis : « Lorsque tu achetais un tick­et de métro, exam­ine Nono, tu pou­vais seule­ment voy­ager avec. Avec le passe Nav­i­go ça n’est plus le cas. Tu peux aus­si créer un lien entre dif­férents ser­vices (de trans­ports, de paiement), d’où une con­fu­sion des fonc­tions… alors ça devient beau­coup plus dur d’isoler la par­tie sur­veil­lance de cette tech­nolo­gie et de s’y oppos­er ».

Mes­saud pour­suit : « La société cap­i­tal­iste a tout intérêt à mélanger les usages d’une tech­nolo­gie, pour qu’on ne sache plus bien si, avec un télé­phone par exem­ple, on est en train de pren­dre le métro, de lire un jour­nal gra­tu­it ou d’appeler quelqu’un — et que dans cette con­fu­sion, on ne fasse plus la dif­férence de nos activ­ités. Alors on se retrou­ve moins alerte face à la sur­veil­lance. L’intérêt de garder des for­mats papiers (bil­let de banque, carte d’identité, tick­et de métro) : c’est une fonc­tion par sup­port. Les sup­ports matériels non-infor­ma­tisés évi­tent la con­fu­sion des fonc­tions, alors que la numéri­sa­tion les brouille ». Et de con­clure : « L’horizon de la « Tech­nop­o­lice », c’est un ter­mi­nal unique pour pay­er, télé­phon­er, s’identifier pour béné­fici­er des ser­vices publiques ou com­mer­ci­aux et réalis­er toutes les activ­ités néces­saires à la vie dans la cité ».

« Le passe Navigo c’est une voiture de course de la surveillance qui, pour l’instant, reste au garage ».

Con­tac­tés, les syn­di­cats de tra­vailleurs (SAT, FO, CFE-CGC, CGT, CFDT) n’ont pas don­né suite aux sol­lic­i­ta­tions du Chif­fon con­cer­nant l’essor de l’utilisation de la télé­bil­le­tique à la RATP depuis les années 2000. Selon Michel Babut, vice-prési­dent de l’Association des Usagers du Trans­port d’Île-de-France : « Les syn­di­cal­istes s’intéressent très peu au sujet de la télé­bil­le­tique. Pour les avoir fréquen­tés en réu­nion pen­dant des années, ils n’en ont presque jamais dis­cuté. Au point qu’ils n’ont jamais exprimé de posi­tion favor­able ou défa­vor­able à son essor au sein du réseau. » Un non-sujet pour les syndicats ?

Le « Transport à la demande », le nouvel imaginaire des ingénieurs

Plus que le vieux tick­et papi­er, le STIF aimerait pro­gres­sive­ment voir dis­paraître le Nav­i­go au prof­it du passe importé sur l’ordiphone, car il offre plus de fonc­tion­nal­ités : « L’idée c’est d’avoir un pack­age et de gér­er tous nos trans­ports depuis l’application « IdF Mobil­ités », le tout dans une vision qui s’inscrit dans le mou­ve­ment de la MAAS, Mobil­i­ty As A Ser­vice [trans­port à la demande] » déclare Sébastien Mabille d’IdFM. La MAAS est une de ces nou­velles approches qui veut : « Rendre plus effi­ciente l’infrastructure de trans­port exis­tante en y inté­grant de l’intelligence par le biais des nou­velles tech­nolo­gies11 » comme l’écrit un con­sul­tant du cab­i­net de con­seil Wavestone.

En clair, c’est la fusion de tous les moyens et réseaux de trans­ports (train, bus, voiture, vélo, trot­tinette, etc.) dans une unique plate­forme et acces­si­ble grâce à un unique sup­port : le télé­phone. Pro­gres­sive­ment mis en place à Helsin­ki, « pio­nnier » dans le genre, depuis 2015, le « trans­port à la demande » devient l’horizon de plusieurs métrop­o­les mon­di­ales, dont Paris et l’Île-de-France et s’inscrit dans l’essor de la Smart City. Avec la mul­ti­pli­ca­tion des cap­teurs pour le recueil des infor­ma­tions et l’informatisation-numérisation des ser­vices urbains, la ville « Smart » est pour la Quad­ra­ture du Net : « Une mise sous sur­veil­lance totale de l’espace urbain à des fins poli­cières12». Dans l’abandon du tick­et de métro, ça n’est pas seule­ment un bout de papi­er que nous per­dons ; c’est un imag­i­naire et, pro­gres­sive­ment, une nou­velle ville, branchée, tech­nol­o­gisée, assistée, qui s’impose à nous.

Le passe Navigo : la réunion de l’ingénieur et du commercial

L’automatisation de la bil­le­tique du métro s’échelonne durant la deux­ième moitié du XXe siè­cle en trois prin­ci­pales étapes. Dans les années 1960 s’élabore le Réseau express région­al (RER), dont on attend une explo­sion du nom­bre de voyageurs. Dans ce con­texte, le tick­et à bande mag­né­tique va venir rem­plac­er à par­tir de 1968 l’ancien tick­et papi­er, qui était poinçon­né (faisant défini­tive­ment dis­paraître la pro­fes­sion de poinçon­neur en 1973). Pour Julien Mat­tern, maître de con­férence en soci­olo­gie à l’université de Pau et auteur d’une thèse sur l’essor de la télé­bil­le­tique à la RATP13:  « A par­tir de ce moment, il y a toute une cul­ture de l’automatisation qui se met en place à la RATP et au Syn­di­cat des trans­ports parisiens (STP) ».

Dans les années 1970, un dou­ble change­ment s’opère. D’abord, l’élection de Pierre Giraudet à la Direc­tion générale de la RATP de 1972 à 1975, qui mar­que un « tour­nant com­mer­cial » de la régie de trans­port pub­lic. Puis, l’inventeur-ingénieur Roland Moreno met au point en 1974 la pre­mière carte à puce (avec con­tact). Depuis cette époque, la RATP va tout miser sur cette dernière, qui ne ren­tr­era en activ­ité qu’avec le passe Nav­i­go au début des années 2000.

Julien Mat­tern analyse : « L’impulsion de l’automatisation vient dès le début des années 1980 des com­mer­ci­aux de la RATP et non des ingénieurs. » La fréquen­ta­tion du réseau parisien baisse durant les années 1970 : « Pour les com­mer­ci­aux, la télé­bil­le­tique per­met de dévelop­per des pro­grammes de fidéli­sa­tion, des ser­vices sup­plé­men­taires (util­i­sa­tion comme porte-mon­naie élec­tron­ique) et l’individualisation des tar­ifs ». Des moyens de séduire des usagers frileux à emprunter les trains souter­rains. Du côté des ingénieurs, c’est la panique : le temps de val­i­da­tion de la carte à une borne — quelques dizaines de sec­on­des — ris­querait de paral­yser le réseau.

Prob­lème tech­nique résolu au début des années 1990 avec l’arrivée de la val­i­da­tion sans-con­tact (grâce à la tech­nolo­gie Near-field Com­mu­ni­ca­tion, NFC) qui ouvre l’ère de la télé­bil­le­tique. Quelques sec­on­des suff­isent pour la val­i­da­tion : ingénieurs et com­mer­ci­aux se met­tent d’accord. La télé­bil­le­tique offre une trans­parence sup­posé­ment absolue en terme de ges­tion du réseau et per­met l’individualisation des tar­ifs. Gag­nant-gag­nant. Ain­si, pour Julien Mat­tern : « La télé­bil­le­tique sem­ble incar­n­er deux règnes : le rêve de la flu­id­ité et de l’automatisme (ingénieur) et le rêve de la rela­tion-client (du côté des com­mer­ci­aux) ». Le pre­mier ver­sant s’inscrit dans l’imaginaire de la cyberné­tique qui vise à opti­miser et flu­id­i­fi­er les trans­ports urbains dans le cadre du développe­ment des trans­ports de masse. Le sec­ond ver­sant est celui du néo-libéral­isme, qui cherche à indi­vid­u­alis­er chaque tra­jet et à le traiter comme une marchan­dise ayant un prix par­ti­c­uli­er14.

« L’argument de supprimer les tickets papier au nom de l’écologie est ridicule. On sait à quel point le numérique est polluant »

« La télé­bil­le­tique est jus­ti­fiée par un sys­tème de masse », analyse Julien Mat­tern. Dans un réseau emprun­té par plusieurs mil­lions de per­son­nes chaque jour, le retard de quelques min­utes d’un train peut retarder le com­mence­ment de la journée de tra­vail de plusieurs dizaines de mil­liers de per­son­nes. « Dans une ville de 50 000 habi­tants, il n’y a pas besoin de l’informatique pour estimer pré­cisé­ment le nom­bre de trains ou de bus néces­saires à une heure pré­cise. Deman­der aux chauf­feurs le nom­bre approx­i­matif de voyageurs pour­rait suf­fire pour savoir si les moyens mis en place sont pro­por­tion­nés. C’est dif­fi­cile de cri­ti­quer la télé­bil­le­tique sans cri­ti­quer le sys­tème de masse et de flux qui le jus­ti­fie et le crée ».

Sys­tème de masse et de flux adossé à une infra­struc­ture infor­ma­tique de plus en plus éner­gi­vore, au point que des études esti­ment que cette dernière pour­rait con­som­mer 50 % de l’électricité mon­di­ale (prin­ci­pale­ment pro­duite par du char­bon) d’ici 203015. Julien Mat­tern con­clut : « L’argument de sup­primer les tick­ets papi­er au nom de l’écologie est ridicule. On sait à quel point le numérique est pol­lu­ant ». Il s’agirait donc de recon­sid­ér­er sérieuse­ment la décrois­sance de l’infrastructure infor­ma­tique de la RATP, à l’heure où la plus grande exten­sion du réseau – avec le Grand Paris Express – est pro­gram­mée. Et de ressor­tir le tick­et papi­er qui pour­rait, lui, être un véri­ta­ble objet d’avenir.

Gary Libot, jour­nal­iste pour Le Chif­fon

Dessin et illus­tra­tion : Alain L.

Après avoir patien­té en rang der­rière des bar­rières Vauban, vous entrez sage­ment dans ce vaste lieu et découvrez sur votre chemin des bacs de terre avec tomates ceris­es, dami­anas cul­tivées et lom­bri­com­pos­teurs. Vous pour­suiv­ez votre route appâtés par l’odeur du burg­er végé que pro­pose le foodtruck un peu plus loin, sur la route une bière pré­parée par la Paname Brew­ing Com­pa­ny vous fait de l’œil, vous cédez. En hau­teur un tableau de craie vous annonce l’atelier de recy­clage qui débutera dans deux heures, vous annulez votre ren­dez-vous pour y par­ticiper. L’entrée dans le hall prin­ci­pal vous sur­prend, il est feu­tré, les gens pian­otent sur leur ordi­na­teur, vous allez vous installer sur les chais­es longues en palettes dis­posées sur une mez­za­nine. Vous souf­flez. Vous venez de décou­vrir l’un des nom­breux tiers-lieux de Paname ou de sa ban­lieue. Vous vous sen­tez pro­vi­soire­ment inté­gré dans un milieu créatif, alter­natif : le monde de demain. Mais vous ignorez encore que depuis la deux­ième moitié des années 2010, ces lieux se vident pro­gres­sive­ment de leur poten­tiel sub­ver­sif du fait de leur insti­tu­tion­nal­i­sa­tion et de leur recon­nais­sance poli­tique, à com­mencer par l’État.

Développement et fédération des tiers-lieux

L’État met les bouchées dou­bles depuis trois années pour financer ce nou­v­el Eldo­ra­do du tiers-lieu, avec son pro­gramme inter­min­istériel « Nou­veaux lieux, nou­veaux liens ». Relancé depuis la pub­li­ca­tion en 2021 du rap­port « Nos ter­ri­toires en action, dans les tiers-lieux se fab­rique notre avenir », le plan prévoit 130 mil­lions d’euros, soit la moitié du chiffre d’affaires de la fil­ière (2 500 tiers-lieux toutes caté­gories con­fon­dues compt­abil­isés en France). L’argent sera notam­ment dis­tribué à des tiers-lieux label­lisés « Man­u­fac­ture de prox­im­ité », « Fab­rique du ter­ri­toire » et « Fab­rique numérique du ter­ri­toire ». Il s’agira de soutenir des lieux « pro­duc­tifs » et des « ini­tia­tives liées au numérique ». Le tout accom­pa­g­né par l’association France Tiers-lieux, le Con­seil nation­al des tiers-lieux et le tout nou­veau Labo des tiers-lieux, chargé de la com’ gou­verne­men­tale1 ». Du sérieux.

Pour sus­citer l’adhésion à cette nou­velle poule aux œufs d’or poule, la Con­ven­tion Citoyenne pour le Cli­mat s’est lancée à par­tir de 2020 dans une tournée nationale afin de soutenir ces « véri­ta­bles lab­o­ra­toires d’expérimentations sol­idaires […] où l’on y fab­rique de nou­veaux ter­ri­toires en recréant du lien social, en réap­prenant à tra­vailler autrement ».

Enfin, début 2021, l’association A+ c’est mieux sort du bois pour fédér­er les tiers-lieux à l’échelle de l’Île-de-France : une pre­mière. Les 200 adhérents choi­sis­sent « une gou­ver­nance sociocra­tique inclu­sive » pour organ­is­er des Tours des tiers-lieux, des Apéros et des Cafés Virtuels. L’idée étant de favoris­er leur crédi­bil­ité auprès des acteurs publics afin d’obtenir plus aisé­ment des lieux vacants et des finance­ments. Avec un bon vent dans les voiles, la bar­que des tiers-lieux avance plus vite que jamais sur les eaux franciliennes.

Du squat sans argent aux pompes à fric durables

Ce qu’on appelle aujourd’hui « tiers-lieux » ou « frich­es cul­turelles » sont à l’origine des lieux ouverts et ani­més, au gré des cir­con­stances, par des col­lec­tifs n’ayant pas néces­saire­ment de forme juridique définie et d’existence insti­tu­tion­nelle claire­ment établie. Ces col­lec­tifs repèrent un lieu : gen­darmerie aban­don­née, friche fer­rovi­aire, siège social d’entreprise ou loge­ment vide, et déci­dent d’apposer à ce lieu une mosaïque d’inscriptions, de traces, d’approches poli­tiques : générale­ment un refus de la société marchande et de ses insti­tu­tions. Mais depuis la pre­mière moitié des années 2010, le secteur s’organise, les col­lec­tifs autre­fois mar­gin­aux mutent et don­nent nais­sance à des asso­ci­a­tions et des entre­pris­es qui con­trô­lent aujourd’hui une part impor­tante des frich­es indus­trielles et ter­ti­aires, devenant les chantres d’une toute nou­velle économie des tiers-lieux.

« Ce busi­ness mod­el des frich­es est si bien rodé et ren­con­tre un tel suc­cès qu’il en devient vecteur d’une cer­taine uni­formi­sa­tion2» analyse le jour­nal­iste indépen­dant Mick­aël Correia.

Générale­ment, le mod­èle économique est sem­blable pour ces frich­es : de la bière IPA et des repas (locale­ment pro­duits dans le meilleur des cas) rel­a­tive­ment onéreux, des con­certs (gra­tu­its ou payants) ani­més par les scènes locales, des ate­liers d’artisans ouverts au pub­lic, des cer­cles de dis­cus­sions sur l’Économie sociale et sol­idaire (ESS) et la pos­si­bil­ité de pri­va­tis­er pour un après-midi ou un week-end les lieux.

Les entreprises : futurs mastodontes du secteur ?

En 2015, l’a­gence Sinny&Ooko s’installe sur les bor­ds du quai de la Loire (19e), avec le Pavil­lon des Canaux, puis à Pigalle avec le Bar à Bulles, instal­lé der­rière la Machine du Moulin Rouge dont elle est le pro­prié­taire depuis 2010. Mais c’est en 2018 que l’agence réalise l’un de ses plus gros coups en investis­sant pour qua­tre ans une anci­enne friche fer­rovi­aire pan­ti­noise appar­tenant à SNCF Immo­bili­er3. Deux mil­lions d’euros investis et voilà que la Cité Fer­tile ouvre ses portes pour met­tre en avant les « por­teurs de solu­tions pour con­stru­ire une ville plus durable ». Objec­tif : 1 mil­lion de vis­i­teurs chaque année. La BNP Paribas, con­nue pour être l’un des plus grands financeurs européens des éner­gies fos­siles, investit via sa fil­iale « Act for Impact ». Stéphane Vatinel, co-fon­da­teur de l’entreprise, l’affirme sans ambage : « A la Cité Fer­tile, sans la BNP, nous n’aurions même pas pu ouvrir. Je leur dis merci. »

L’agence Sinny&Ooko, lancée en 2008 et aujourd’hui dirigée par Stéphane Vatinel, est une actrice majeure du secteur. L’agence acquiert en 2013 l’ancienne gare d’Ornano dans le 18e arrondisse­ment de Paris, qui mèn­era à l’ouverture de la REcy­clerie l’année suiv­ante. Le tout « sans finance­ment pub­lic » annonce fière­ment Vatinel, mais avec l’édifiant sou­tient de la fon­da­tion de la multi­na­tionale Véo­lia, décriée pour sa ges­tion calami­teuse de l’eau dans la région4. À la clef : un sou­tien à la pro­gram­ma­tion cul­turelle du lieu, un cycle de con­férence sur l’économie cir­cu­laire et une bib­lio­thèque envi­ron­nemen­tale qui expose les mérites du développe­ment per­son­nel et des « éner­gies vertes ».

Sinny&Ooko abor­de l’avenir sere­ine­ment. L’agence va pour­suiv­re son développe­ment avec l’ouverture de deux tiers-lieux cul­turels. Le pre­mier sur les lieux de l’ancienne usine des Eaux à Ivry-sur-Seine, le sec­ond sur l’emplacement de l’ancien Tri­bunal de grande instance de Bobigny, tous deux trans­for­més en « éco-quartiers ».

«Autant d’organismes décriés pour favoriser, ici, l’évasion fiscale, là, la bétonisation des terres arables ou la mise en place de méthodes de management déshumanisantes au sein de leur structure.»

Autre acteur d’envergure, l’entreprise Cult­place. Fondée par Renaud Bar­rilet et Fab­rice Mar­tinez, pour ouvrir la Bellevil­loise en 2006, dev­enue l’une des têtes de gon­do­le des frich­es recon­ver­ties en tiers-lieu. Depuis, l’entreprise a mis le grap­pin sur d’importantes frich­es urbaines, pro­priétés du secteur pub­lic ou para­pub­lic, avec la Rotonde Stal­in­grad en 2012, la Petite Halle de la Vil­lette en 2013, le Dock B dans les anciens Mag­a­sins Généraux à Pan­tin en 2018 et Poinçon dans l’ancienne gare de la petite cein­ture de Mon­trouge à l’été 2019. À l’avenir, Cult­place inve­sti­ra le pro­jet de ciné­ma « Etoile Voltaire » dans l’ancienne sous-sta­tion élec­trique du 11e arrondisse­ment de Paris puis le Grand Bassin, dans l’ancienne piscine munic­i­pale de Saint-Denis.

La Lune Rousse, spé­cial­isée dans « l’ingénierie artis­tique » et spon­sorisée par la banque Axa, la bière 1664, SFR, Zalan­do ou Bouygues Bâti­ment, gère quant à elle le Ground Con­trol qui occupe d’anciens bâti­ments de la SNCF à côté de la Gare de Lyon, en atten­dant la con­struc­tion du quarti­er Bercy-Char­en­ton5. Enfin, la Belle Friche, fondée en 2015, se veut « réveiller la ville qui som­meille ». L’entreprise a par­ticipé à l’ouverture du Sam­ple à Bag­no­let, nou­veau lieu « Mid­dle­ground6 » aux portes de Paris et du Point Fort d’Aubervilliers, qui s’inscrit comme un pro­jet de gen­tri­fi­ca­tion7 pour pré­par­er la sor­tie de terre du futur quarti­er du Fort d’Aubervilliers.

Associations et coopératives : en cours de fusion avec les puissants ?

Les ges­tion­naires de ces lieux ne sont pas tous des entre­pris­es, loin s’en faut. Plateau Urbain, coopéra­tive d’urbanisme tran­si­toire se voulant « Résor­ber la vacance et servir la créa­tion » et Yes We Camp qui œuvre pour « l’utilisation inven­tive des espaces disponibles » se lan­cent en 2013 et sont depuis des agents incon­tourn­ables du secteur. Tous deux font par­tie des 22 « Pio­nniers French Impact », label gou­verne­men­tal qui estampille les struc­tures de « l’économie sociale et sol­idaire prête au change­ment d’échelle8», notam­ment soutenues par de gross­es firmes transna­tionales telles que la BNP Paribas (à nou­veau !), AG2R La mon­di­ale, Vin­ci, Google ou le MEDEF (Mou­ve­ment des entre­pris­es de France). Autant d’organismes décriés pour favoris­er, ici, l’évasion fis­cale, là, la béton­i­sa­tion des ter­res arables ou la mise en place de méth­odes de man­age­ment déshu­man­isantes au sein de leur structure.

«Une proportion importante des tiers-lieux reste encore animée par un unique collectif occupant.»

Plateau Urbain et Yes We Camp se sont asso­ciés pour la ges­tion et la pro­gram­ma­tion des Grands Voisins, friche cul­turelle incon­tourn­able du cen­tre parisien, instal­lée de 2015 à 2020 dans l’ancien hôpi­tal Saint-Vin­cent-de-Paul du 14e arrondisse­ment. Depuis, Plateau Urbain s’est spé­cial­isé dans la mise à dis­po­si­tion de locaux pour l’installation de start-ups, d’ateliers d’artistes et d’artisans, d’associations locales mais aus­si pour l’hébergement tem­po­raire de réfugiés (en parte­nar­i­at avec l’association Aurore). Le PADAF, instal­lé dans des anciens entre­pôts logis­tiques d’Universal Music à Antony ; les Cinq Toits dans l’ancienne gen­darmerie du 16e arrondisse­ment ou les Petites Ser­res dans le quarti­er Mouf­fe­tard en sont quelques illus­tra­tions. Yes We Camp ont quant à eux ouvert en 2018 une vaste friche de 9 000m² à Nan­terre, appar­tenant à l’établissement pub­lic Paris La Défense. Au pro­gramme : pépinière hor­ti­cole, potager urbain, espaces pri­vati­s­ables et espace de co-work­ing. Mais le petit dernier de la famille, Les Amar­res, se situe sur le quai d’Austerlitz (13e) dans des locaux appar­tenant au Port autonome de Paris (HAROPA). Il se veut être un « tiers-lieu inclusif » organ­isant l’accueil de jour de réfugiés et de précaires.

D’autres acteurs ont investi ce champ de l’occupation tem­po­raire ces quinze dernières années comme Souk­ma­chines (avec la Halle Papin 2 à Pan­tin, le Préâvie au Pré-Saint-Ger­vais ou l’Orfèvrerie à Saint-Denis), le col­lec­tif Cur­ry Vavart (le Shaki­rail dans le 18e) ou le col­lec­tif MU (la Sta­tion – Gare des Mines dans le 18e). Enfin, une pro­por­tion impor­tante des tiers-lieux reste encore ani­mée par un unique col­lec­tif occu­pant. C’est le cas du 6B instal­lé dans d’anciens locaux d’Alstom sur le bord du canal de Saint-Denis, du DOC qui occupe un ancien lycée du 19e arrondisse­ment ou de l’emblématique Main d’œuvre sis depuis 2001 à quelques pas du Marché aux Puces de Saint-Ouen.

L’urbanisme transitoire : que chaque m² disponible
soit valorisé pour un triple win-win !

Déf­i­ni­tion d’« urban­isme tran­si­toire » par Wikipé­dia : « Occu­pa­tion pas­sagère de lieux publics ou privés, générale­ment comme préal­able à un amé­nage­ment pérenne ». A l’origine, les inter­stices urbains inoc­cupés était régulière­ment investis (et con­tin­u­ent de l’être) par le milieu du squat : manque de loge­ments décents, prix exor­bi­tant des loy­ers, lutte pour la gra­tu­ité, héberge­ment des pop­u­la­tions pré­caires, les col­lec­tifs por­taient une cri­tique sociale en acte dans ces lieux. L’occupation était informelle et spontanée.

A par­tir des années 2000, se développe, en Alle­magne d’abord, puis en France, l’urbanisme tac­tique. Les riverains s’approprient une par­celle ou un local pour l’aménager pro­vi­soire­ment sans s’infliger les lour­deurs insti­tu­tion­nelles nor­male­ment req­ui­s­es. Des pra­tiques semi-con­trôlées de l’urbanisme tac­tique va émerg­er l’urbanisme tran­si­toire, qui a l’avantage pour les pro­prié­taires d’offrir un cadre d’occupation ratio­nal­isé dans lequel les tiers-lieux vont s’engouffrer. Aujourd’hui, une large par­tie d’entre eux ont signé un bail d’occupation tem­po­raire de quelques mois ou quelques années pour y dévelop­per les activ­ités citées ci-dessus.

L’attrait pour ce nou­v­el urban­isme s’explique par l’explosion des prix du fonci­er ces dernières décen­nies et par l’allongement du délai de mise en place des pro­jets urbains : 10 à 15 ans sont en moyenne néces­saires de la con­cep­tion à la fini­tion. Tout cela jus­ti­fie : « La créa­tion d’un méti­er, d’une économie là où aupar­a­vant il n’y avait qu’une dynamique spon­tanée. Cette économie urban­is­tique émerge dans les années 2010. » analyse Cécile Mat­toug, enseignante en urban­isme à l’Université de Paris 8 et co-ani­ma­trice du réseau de réflex­ion INTER-FRICHES.

Comment éviter la présence de squatteurs
sur mon chantier : guide pratique

Un pro­prié­taire fonci­er — SNCF Immo­bili­er ou la SOPIC — par exem­ple, pos­sède un bâti­ment ou une par­celle inoc­cupée et souhaite : « réguler une par­en­thèse dans la ges­tion de son site9 » le temps de sa recon­ver­sion. Le risque qu’il soit squat­té n’est pas à exclure. Le pro­prié­taire va alors aller toquer à la porte d’un Sinny&Ooko ou d’un Plateau Urbain pour deman­der la mise en place d’une occu­pa­tion tran­si­toire. C’est triple­ment bénéfique :

Pre­mière­ment, les squat­teurs, qui ne ren­trent pas tou­jours dans les cadres con­ven­tion­nels de négo­ci­a­tion, sont tenus à l’écart. Comme nous le con­firme Dick­el Bok­oum, cheffe de pro­jet pour La Belle Friche : « La crainte est très prég­nante chez les pro­prié­taires fonciers du squat ou de l’occupation non-désirée ou non-dia­loguée. L’idée est de favoris­er une appro­pri­a­tion choisie » Ain­si, les pro­prié­taires repren­nent la main sur des occu­pa­tions incon­trôlées en favorisant l’installation de tiers-lieux qui se tien­nent sages. Une illus­tra­tion patente pour Igor Babou, pro­fesseur à l’Université Paris Diderot, est celle de la ferme urbaine prénom­mée la « Prairie du Canal » à Bobigny, ouverte en 2017 : « A l’origine, il y avait des Roms instal­lés dans l’ancienne usine de mobylettes juste à côté de l’actuelle ferme. Les flics les ont virés. Puis, le pro­prié­taire fonci­er a immé­di­ate­ment lancé un appel d’offre pour la créa­tion d’une friche urbaine afin de main­tenir à dis­tance les Roms. »

Deux­ième­ment, le pro­prié­taire peut se dis­penser de frais de gar­di­en­nage néces­saires pour tenir à dis­tance le vul­gaire, pou­vant représen­ter 10 000 à 30 000€10 par mois en région parisi­enne. Non négligeable.

Troisième­ment, un coup de com’ pour le pro­prio qui, en ouvrant un lieu de cul­ture, se voulant under­ground ou une ferme urbaine, se mon­tre ain­si vertueux, écologique, sol­idaire, etc. Tout bénef’.

« Le milieu associatif est de plus en plus dessaisi des projets d’urbanisme transitoire. Quelque part, on a une forme de professionnalisation du secteur.» Yann Watkin

Aujourd’hui, cet urban­isme tran­si­toire devient la panacée de tout amé­nageur pub­lic ou privé en milieu urbain. La ville de Paris, les départe­ments, le Grand Paris et la Région s’y met­tent. Cette dernière a lancé depuis 2016 un Appel à man­i­fes­ta­tion d’intérêt (AMI) pour soutenir des pro­jets dont le but est de « trans­former le temps mort de l’aménagement d’espace en un temps vivant et fer­tile, por­teur d’activités d’emplois et de con­tri­bu­tions pos­i­tives pour le cadre de vie riverain11». Déjà 107 pro­jets ont été financés, dont le Shaki­rail, la Sta­tion – Gare des Mines ou la Prairie du Canal.

L’un des plus impor­tants pro­prié­taires fonciers ayant investi ce ter­rain est la SNCF Immo­bili­er : « La SNCF s’est aperçue du poten­tiel jusqu’alors inex­ploité de ses frich­es fer­rovi­aires. Depuis les nou­velles ori­en­ta­tions de la société instau­rées en 2015, elle a décidé de les val­oris­er au max­i­mum », analyse Fan­ny Cot­tet, doc­tor­ante chez Plateau Urbain. En plus des tiers-lieux déjà exis­tants sur ses frich­es, la SNCF Immo­bili­er lance en 2020 un appel à can­di­da­ture « À l’Orée de la petite cein­ture » pour la recon­ver­sion de trois sites : les voûtes de Vau­gi­rard (dans le 15e) et deux bâti­ments de ser­vice (dans le 19e et 20e) dont la mai­son Flo­ri­an, qui sera investie par Yes We Camp et l’association Aurore. Les tiers-lieux vont y fleurir partout.

Avec l’émergence de cette nou­velle économie, l’urbanisme tran­si­toire opère une muta­tion d’importance. Jusqu’alors, les petites organ­i­sa­tions, asso­ci­a­tions ou col­lec­tifs tenaient une place cen­trale dans l’occupation tem­po­raire. Mais selon Yann Watkin, archi­tecte chargé de mis­sion pour l’Institut Paris Région : « Le milieu asso­ci­atif est de plus en plus des­saisi des pro­jets d’urbanisme tran­si­toire. Quelque part, on a une forme de pro­fes­sion­nal­i­sa­tion du secteur. L’urbanisme tran­si­toire est un secteur émer­gent qui s’inscrit pro­gres­sive­ment dans le sys­tème socié­tal dans lequel nous sommes ». Ain­si, pour­suit-il : « La région, dans l’attribution des sub­ven­tions, va faire atten­tion à ne pas frag­ilis­er la demande issue du milieu asso­ci­atif. Elle va priv­ilégi­er des dossiers qui seront bien établis. »

Exit les petites asso­ci­a­tions ou col­lec­tifs sans trop de moyens. Il faut avoir les reins solides d’un Plateau Urbain ou d’un Cult­place et l’entregent pour attir­er, ici, la BNP Paribas, là, Véo­lia, avec le sou­tien des poli­tiques publiques. Et c’est ain­si qu’un milieu œuvrant à l’origine à l’ombre du marché se retrou­ve quadrillé par ses logiques, évinçant pro­gres­sive­ment les plus petits au prof­it des gros : un oli­go­p­o­le digne de ce nom.

Et, à grand ren­fort de valeur sociale et envi­ron­nemen­tale, la sub­ver­sion devient conforme.

Gary Libot pour Le Chif­fon

Pho­to de Une > La Cité Fer­tile, tiers-lieu phare instal­lé sur une anci­enne friche fer­rovi­aire de la SNCF dans le quarti­er de Qua­tre-Chemin, à cheval entre Pan­tin et Aubervil­liers. Pho­to de Romain Adam.

Dessin 1 > par Le Nar­reux
Dessin 2 > par Le Narreux

 

Pan­tin : milieu de mat­inée. Après une semaine de chaleur, le ciel est rede­venu mou­ton­neux. Je fran­chis la grille anthracite et pénètre dans le salle d’accueil du Lab­o­ra­toire écologique zéro déchet (surnom : le LÉØ). Dans la cui­sine, trois per­son­nes pren­nent le café ; au cen­tre de la pièce un dis­cret con­cil­i­ab­ule se tient ; à l’arrière, un groupe s’affaire à réalis­er des ban­deroles pour la manif’ de défense des jardins des ver­tus d’Aubervilliers expul­sés la semaine 1. Le tout baigné dans une musique blues qui s’est faite oubli­er. Jovial.

Ressourcerie, atelier de réparation, cuisine solidaire…

Lieu sin­guli­er dans la proche ban­lieue parisi­enne, le LÉØ, c’est une asso et c’est aus­si un vaste hangar, pro­priété de l’étab­lisse­ment pub­lic fonci­er d’Île-de-France. A l’origine instal­lé à Noisy-le-Sec mais con­traint à l’expulsion, c’est dans l’un des quartiers les plus pau­vres de Pan­tin et de la région, à Qua­tre-Chemins, qu’Amélie, anci­enne édu­ca­trice spé­cial­isée et Michel, mar­i­on­net­tiste de méti­er, ouvrent et squat­tent ce nou­veau lieu courant 2019. Deux procès vic­to­rieux, en pre­mière instance et en appel, font jurispru­dence. La cour d’appel de Paris recon­naît une « con­tri­bu­tion essen­tielle à la société » et autorise l’occupation des lieu jusqu’au print­emps 2023. Après cette date, le bâti­ment et ses voisins seront rasés pour faire place à un « éco-quarti­er2» de 19 hectares.

Le but du lab­o­ra­toire écologique zéro déchet ? Met­tre sur pied un espace d’expérimentation pour de la récupéra­tion d’aliments, de vête­ments, de matéri­aux divers, se for­mer à la répa­ra­tion et organ­is­er des réseaux de redis­tri­b­u­tion. Ressourcerie, ate­lier d’auto-réparation de vélo et de matos élec­tron­ique, ate­lier cou­ture, ate­lier déman­tèle­ment et retraite­ment de la fer­raille et du plas­tique, « matéri­au­thèque », cui­sine sol­idaire, récupéra­tion ali­men­taire et con­sti­tu­tion de paniers à des­ti­na­tion des familles dans la dèche. Une récupéra­tion ali­men­taire qui passe par dif­férents canaux : accord avec des super­marchés du coin et des plate­formes de livrai­son de repas en entre­prise pour récupér­er les inven­dus, récupéra­tion via des asso­ci­a­tion de col­lecte (type Lin­kee ou Phenix), glan­age sur les marchés. Le LÉØ rassem­ble chaque semaine des dizaines de kilos de bouffe qu’il redis­tribue via des paniers ali­men­taires, prin­ci­pale­ment des fruits et légumes.

Paniers de fruits et légumes récupérés chaque semaine au LÉØ par les familles accom­pa­g­nées (Crédit pho­to : Gary Libot)

Loin de l’idyllisme niaiseux de la-récupéra­tion-qui-sauve-la-vie-et-la-planète, Amélie, argue : « Avec nos actions de récup’ on ramasse la merde du cap­i­tal­isme. Ce sys­tème a aus­si besoin de gens comme nous pour récupér­er ses rebus… On met surtout une grosse rus­tine à la société qui laisse des pau­vres crev­er de faim et on fait le taff qu’elle devrait faire. » Au LÉØ, le col­lec­tif ne cesse de se ques­tion­ner sur ses pra­tiques et sur le rôle social de la récupéra­tion et n’hésite pas à cri­ti­quer rad­i­cale­ment ses démarch­es. Un pré­cieux exer­ci­ce d’auto-réflexion.

La récup’ au service du capitalisme ?

Instal­lés dans le petit salon du hall d’accueil, le soleil de fin d’après-midi a réchauf­fé les fau­teuils sur lesquels on s’assoit. Avec Julie, qui habite ici depuis un an et Paul, qui vient d’emménager, le col­lec­tif est au com­plet. Dis­cus­sion autour du rôle socié­tal de la récup’. Faut-il main­tenir les récupéra­tions auprès des entre­pris­es de livrai­son de repas aux entre­pris­es ? Favoris­er des réseaux plus mar­gin­aux ? Et d’ailleurs, quel rôle joue la récupéra­tion (de nour­ri­t­ure et de matéri­aux) dans la société industrielle ?

Paul démarre les hos­til­ités : « En allant faire la récup’ à Totem 3 ce matin, je me suis sen­ti mal à l’aise… Dans les bureaux, il y avait des écrans partout qui mon­traient des sta­tis­tiques, des courbes et des dia­grammes. On fai­sait une récup’ ambiance start-up. Là, je me suis dit que je venais met­tre un panse­ment sur une machine dégueu­lasse. » Amélie abonde : « En plus, dans ce cas, on met une rus­tine à la moral­ité du chef d’entreprise qui n’a que le prof­it pour but. Sa con­science peut être tran­quille : il ne jette plus. » « C’est sûr que je trou­ve plus dis­cutable, pour­suit Michel, qu’on aille récupér­er de la bouffe auprès d’entreprises [comme Totem] qui vont être défis­cal­isées 4 plutôt qu’on aille faire nos récup’ en vélo directe­ment dans les poubelles et qu’on les redonne. » Dans le pre­mier cas, le sys­tème de pro­duc­tion et de con­som­ma­tion est opti­misé et ren­for­cé dans sa logique, dans le sec­ond cas, il est détourné selon Michel.

« Sur le fond, il faut qu’on voit notre activ­ité comme un brico­lage tem­po­raire. Tout l’enjeu reste de pro­duire moins et de pro­duire mieux. »

« Moi, je mets un peu tout dans le même panier : Totem, plate­forme comme Lin­kee ou Phenix, récupéra­tion dans les super­marchés, glan­age, poubelle, affirme Amélie la voix tran­chante. Dans tous les cas, on récupère la merde du cap­i­tal­isme et ce dans deux sens : à la fois on vide ses poubelles et en même temps on nour­rit les gens qu’il rend pau­vre. » Michel prend le con­tre-pied : « Lut­ter con­tre le cap­i­tal­isme, c’est aus­si lut­ter con­tre la con­som­ma­tion. Ce qu’on récupère et qu’on redis­tribue aux pau­vres, c’est autant de choses qu’ils ne vont pas eux acheter. Ça fait de l’argent en moins qui cir­cule, 20 % de TVA de moins : c’est-à-dire qu’on entre­tient moins la méga-machine en faisant les poubelles qu’en achetant de la nour­ri­t­ure. »

En mangeant un morceau de cake récupéré le matin même dans une supérette du coin, Paul déplore : « En récupérant ces pro­duits, large­ment indus­triels, je trou­ve qu’on main­tient une dépen­dance à cette forme de con­som­ma­tion et on ne rend pas néces­saire le besoin de créer un au-delà à cette dernière. ». Amélie tient à plac­er un bémol : « Majori­taire­ment, dans les paniers, j’ai tou­jours voulu qu’on redonne des fruits et des légumes, pas des pro­duits trans­for­més et c’est ce qu’on fait. Sur le fond, il faut qu’on voit notre activ­ité comme un brico­lage tem­po­raire. Tout l’enjeu reste de pro­duire moins et de pro­duire mieux.»

« C’est sûr que dans un monde idéal, ajoute Michel, chaque mairie aurait des champs à 20km de Paris et aurait une petite ferme où l’on peut avoir une auto­pro­duc­tion… ». Julie sou­tient: « Il faut cou­pler la récupéra­tion à l’autonomie ali­men­taire. Et l’autonomie ali­men­taire qu’on pour­rait redis­tribuer gra­tu­ite­ment. Mais ici, on est quand même dans une périphérie urbaine très béton­née, pol­luée 5. On n’est pas en mesure aujourd’hui, à part en hors-sol… »

« Monter une équipe pour une transformation sociale… »

Autre ques­tion épineuse : Est-ce que le don (nour­ri­t­ure, vête­ment, etc.) aux pau­vres ne par­ticipe pas à apais­er une colère (légitime) favorisant finale­ment le statu quo poli­tique ? Pour avoir la paix : don­nez du pain. Amélie : « Le LÉØ est certes un fac­teur de paci­fi­ca­tion sociale et je me demande par­fois si je n’agis pas à ren­dre accept­able tout ce merdier. Mais il y a un principe de réal­ité. Tu dis quoi à Naia [prénom changé] qui a son bébé et qui t’appelle parce qu’elle n’a plus a manger ? Aujourd’hui, elle ne touche plus d’aides. C’est-à-dire que si on n’est pas là pour lui fil­er un peu de bouffe, il y a une solu­tion : c’est la pros­ti­tu­tion… Au pre­mier con­fine­ment, j’ai reçu des coups de télé­phone de mamans en larmes qui avaient faim parce que l’État ne faisait plus son tra­vail, parce que les ban­ques ali­men­taires ont fer­mées. Là, elles sont en larmes, pas en colère. C’est nous qui sommes en colère. » D’autant que, pour Michel : « Ce n’est pas parce que les gens sont en colère que les trans­for­ma­tions sociales advi­en­nent. La colère est mau­vaise con­seil­lère. Ils vaut mieux accom­pa­g­n­er les gens qu’on aide, recevoir leur douleur et petit-à-petit mon­ter une équipe pour une trans­for­ma­tion sociale… ». Et c’est ce qui sem­ble s’être pro­duit au LÉØ.

De l’aide temporaire au renversement de l’imaginaire

Yédré, jeune maman de 27 ans, a été hébergée un an au LÉØ : « Je venais d’accoucher de ma fille, j’étais très fatiguée. Sans la nour­ri­t­ure et les vête­ments que j’ai pu obtenir ici, je ne sais pas où j’en serai aujourd’hui… » Ce n’est pas seule­ment une aide tem­po­raire qu’elle a pu recevoir ici, c’est un change­ment d’imaginaire qui s’est amor­cé : « Main­tenant, quand je vois une poubelle, par­fois je regarde ce qu’il y a dedans. J’ai récupéré une tablette numérique une fois. Avant je l’aurai jamais fait. Ici, j’ai aus­si appris la cou­ture, le détri­co­tage, je suis même allé en man­i­fes­ta­tion avec eux. » con­fie-t-elle avec un grand sourire qui s’ouvre sur le visage.

L’ate­lier de répa­ra­tion d’élec­tromé­nag­er et de vélo dans le hall d’ac­cueil du LÉØ (Crédit pho­to : Gary Libot)

Même son de cloche pour Jalia [prénom changé], 23 ans, qui a par­ticipé à plusieurs ate­liers au LÉØ : « Main­tenant, pour meubler mon apparte­ment, j’ai appelé des gens qui avaient des choses à jeter pour aller les récupér­er. J’utilise beau­coup moins l’argent qu’avant. » Pour Joce­lyne, maman camer­ounaise qui décou­vre le LÉØ en allant y chercher une pous­sette en novem­bre 2019 : « Les pro­duits de sec­onde main n’étaient pas de qual­ité et la nour­ri­t­ure où la date de dura­bil­ité min­i­male était dépassée n’étaient pas mange­ables. » Main­tenant elle habille et nour­rit ses enfants avec ces pro­duits. « En Afrique, autour de moi, on achète et on jette beau­coup et de plus en plus alors que la mis­ère croît. Grâce à mon pas­sage dans ce lieu, j’ai com­pris que la récupéra­tion était un bon moyen pour ne pas acheter ». Elle con­clut, la voix enjouée : « Ce qui est intéres­sant au LÉØ, c’est le lien entre le social et l’écologique. Dans les prochaines années, je vais faire en sorte de mon­ter une asso­ci­a­tion pour instau­r­er cet état d’esprit et ces pra­tiques, peut-être au Camer­oun où nous avions une tra­di­tion de récupéra­tion, qui se perd de plus en plus au prof­it du tout jetable ».

Quant à l’Île-de-France, il n’est pas inter­dit d’y espér­er la mul­ti­pli­ca­tion de ces lieux d’expérimentation jusqu’à ce qu’ils soient ren­du pro­gres­sive­ment inutiles. Leur inutil­ité rimant avec le déman­tèle­ment des logiques marchan­des aujourd’hui chance­lantes, mais triomphantes.

Gary Libot pour Le Chif­fon

Pho­togra­phie de Une > Grille d’en­trée du LÉØ. Pho­to de Gary Libot.
Pho­togra­phie n°2 > Paniers de fruits et légumes récupérés chaque semaine au LÉØ par les familles accom­pa­g­nées. Pho­to de Gary Libot.
Pho­togra­phie n°3 > L’ate­lier de répa­ra­tion d’élec­tromé­nag­er et de vélo dans le hall d’ac­cueil du LÉØ. Pho­to de Gary Libot.

- « Avez-vous déjà enten­du par­ler du pro­jet d’extension d’une car­rière de cal­caire à quelques kilo­mètres de votre lycée, à Brueil-en-Vex­in ? »

- « … »

Per­son­ne n’opine du chef. Les lycéens restent impas­si­bles, silen­cieux. Nous sommes dans la classe de Ter­mi­nale L du lycée Con­dorcet à Limay, au nord de Mantes-la-Jolie (78, Yve­lines). Les quelque 35 élèves pré­par­ent le bac. Le prof de phi­lo, M. Pio­line, explique ce qui se trame à quelques kilo­mètres de chez eux : « Cal­cia, une grande boîte de l’industrie cimen­tière veut ouvrir une nou­velle car­rière de cal­caire pour ali­menter la cimenterie que vous con­nais­sez, à Gar­genville. Beau­coup d’habitants et d’élus s’y opposent. Ça soulève des ques­tions impor­tantes sur l’écologie. »

- « Ah ouais, c’est elle [la cimenterie] qui nous dépose la pous­sière par­tout », répond du tac-au-tac une élève.

Au pre­mier rang, un autre lycéen embraye : « On a envie de s’intéresser mais au fond on n’en par­le pas trop au lycée. Y’a que ce que nous dis­ent les médias qu’on con­naît… ». La classe acqui­esce discrètement.

- « C’est vrai… Je m’aperçois qu’on n’a jamais abor­dé ces sujets en classe, c’est une vraie objec­tion que vous me faites là. » recon­naît M. Pioline.

Et pour­tant, voilà un pro­jet qui mérite l’attention. Résumons : depuis 1921, le Man­tois — à une quar­an­taine de kilo­mètres à l’ouest de Paris — est un ter­ri­toire cen­tral dans l’excavation du cal­caire et la pro­duc­tion du ciment dans l’Île-de-France. L’entreprise cimen­tière française Cal­cia, depuis un siè­cle, exploite trois car­rières dans la région. 

La dernière en date, ouverte au début des années 1970 sur la com­mune de Gui­tran­court, est épuisée depuis quelques mois. Depuis 1995, Cal­cia fait des pieds et des mains pour obtenir le per­mis d’extension de la car­rière de Gui­tran­court sur des ter­res agri­coles du vil­lage de Brueil-en-Vex­in, dans la val­lée de la Mont­cient. Le cal­caire excavé per­me­t­trait de con­tin­uer à ali­menter la cimenterie, la dernière de la région, à quelques kilomètres.

Cal­cia est triple­ment implan­tée dans le Man­tois : les car­rières d’un côté, la cimenterie de Gar­genville de l’autre et son siège social à Guerville, qui emploie 370 per­son­nes. Racheté en 2016 par l’allemand Hei­del­bergCe­ment, le groupe devient alors le deux­ième pro­duc­teur mon­di­al de ciment.

Le pro­jet va som­meiller jusqu’au début des années 2010. Puis des phas­es de sondages des sols sont relancées. Ali­men­ta­tion des pro­grammes de con­struc­tion du Grand Paris oblige, argue le cimen­tier… Sur une sur­face ini­tiale de 74 hectares (appelé Zone 109), au sud du parc naturel région­al du Vex­in, la zone d’exploitation s’étendrait au fil des décen­nies sur trois com­munes sup­plé­men­taires pour attein­dre une sur­face max­i­male de 550 hectares (soit plus de la moitié de la super­fi­cie de bois de Vin­cennes) et une exca­va­tion de 700 000 tonnes de cal­caires par an pen­dant près d’un siècle.

Une industrie destructrice 

Philippe, opposant his­torique au pro­jet et mem­bre du col­lec­tif local c100fin, nous amène sur un petit chemin sin­ueux. Nous tra­ver­sons quelques épineux et enjam­bons un bar­belé : « C’est par excel­lence un pro­jet d’un autre temps : pol­lu­tion de l’air dans une zone urbaine très peu­plée, pol­lu­tion des nappes phréa­tiques pour excaver le cal­caire, pour­suite d’une indus­trie cimen­tière éner­gi­vore et obsolète pour des infra­struc­tures inutiles, c’est de la folie ».

Dans un périmètre de 6 kilo­mètres autour de la cimenterie de Gar­genville , il n’y a pas moins de 18 com­munes et plusieurs dizaines de mil­liers d’habitants. « Les pol­lu­tions sont impor­tantes pour nous, d’autant plus que la cimenterie dépasse les valeurs lim­ites d’émissions. Elle n’est plus en con­for­mité depuis 2015 selon la Direc­tion régionale et inter­dé­parte­men­tale de l’environnement et de l’énergie (DRIEE) » pour­suit Philippe.

Sans pro­pos­er un résumé exhaus­tif, les nui­sances induites par le pro­jet d’extension sont nom­breuses : destruc­tion de ter­res agri­coles de grande qual­ité, pol­lu­tion de la nappe phréa­tique due au creuse­ment à plusieurs dizaines de mètres de pro­fondeur pour excaver le cal­caire, défig­u­ra­tion du parc naturel région­al du Vex­in, destruc­tion d’emplois ruraux et touris­tiques, frénésie productiviste…

Mais Cal­cia affirme répon­dre aux besoins en ciment de la région stim­ulés par le Grand Paris et les Jeux Olympiques de 2024 (loge­ments, infra­struc­tures sportives, métros, nou­velle piste de l’aéroport de Rois­sy). Des besoins qui devraient aug­menter de 20 % d’ici 2030. Un argu­ment que remet en cause Pierre Bel­li­caud, ingénieur et mem­bre de l’Association vex­i­noise de lutte con­tre les car­rières cimen­tières (AVL3C) : « Sta­ble depuis plusieurs années, la capac­ité de pro­duc­tion totale de ciment en France est d’environ 27 mil­lions de tonnes par an, nous en pro­duisons et con­som­mons entre 16 et 17 mil­lions et en expor­tons 2 à 3 mil­lions. Nous n’avons pas à aug­menter notre capac­ité de pro­duc­tion avec une nou­velle car­rière, elle est déjà sur­cal­i­brée 1 ! »

D’autant plus que nous avons affaire, avec le ciment, à une indus­trie destruc­trice à de nom­breux égards. Les besoins en énergie de l’industrie cimen­tière pour excaver le cal­caire (et l’argile), chauf­fer les fours (de 1 400 à 2 000°C), trans­porter la matière, en fait l’une des indus­tries les plus pol­lu­antes qui soient. « Si l’industrie cimen­tière était un pays, elle serait troisième sur le podi­um des émet­teurs avec 7 à 8 % des émis­sions mon­di­ales de CO2 » écrit le doc­tor­ant Nelo Mag­a­l­hães 2.

Confrontation entre la majorité et quelques potentats locaux

Face à la pres­sion instal­lée par les opposants 3 au pro­jet depuis des années, le Con­seil de la Com­mu­nauté urbaine de l’agglomération Grand Paris Seine & Oise (GPS&O) vote, en sep­tem­bre 2018, con­tre l’extension de la car­rière : 67 voix con­tre, 42 pour. C’est la surprise.

Et un revers impor­tant pour les édiles locaux, de Pierre Bédi­er (prési­dent de la Com­mu­nauté urbaine), à Philippe Tautou (prési­dent du Con­seil général des Yve­lines) en pas­sant par Valérie Pécresse (prési­dente de la région Île-de– France), et le Min­istère de la Tran­si­tion « écologique et sol­idaire », de Hulot à Borne en pas­sant par de Rugy, tous fer­vents sou­tiens de Calcia.

Mais il leur en faut plus ! En juin 2019, l’État délivre au cimen­tier le per­mis exclusif d’exploitation de la car­rière. Il s’assoit par là même sur la vote de la Com­mu­nauté urbaine. La colère éclate chez les opposants. La mobil­i­sa­tion s’intensifie. Le 6 et 7 juil­let 2019 s’organise dans le Vex­in un week-end de ren­con­tre autour du pro­jet, où s’opère une jonc­tion avec des Gilets jaunes, présents à cette occa­sion 4.

Dans les mois qui suiv­ent, la pres­sion ne fait que mon­ter. Les recours judi­ci­aires se mul­ti­plient, le tri­bunal admin­is­tratif de Ver­sailles ordonne une nou­velle exper­tise et recon­naît par la même occa­sion que les études d’impact ont été bâclées. Enfin, en octo­bre 2019, le Con­seil de Paris se posi­tionne con­tre le pro­jet. Sig­ni­fi­catif mais pas décisif.

Notre dépendance à l’emploi

Le 17 décem­bre 2019 les choses bas­cu­lent : Cal­cia annonce aux autorités le trans­fert d’une grande par­tie de son siège social de Guerville à Nan­terre. 250 emplois quit­teraient les Yve­lines pour les Hauts-de-Seine dans le courant de l’année 2020. « Les sou­tiens poli­tiques indé­fectibles à l’extension de la car­rière sont furax » témoigne avec un brin de mal­ice Dominique Péle­grin, prési­dente de l’AVL3C.

Il y avait pour Phillippe Tautou de la Com­mu­nauté urbaine et Pierre Bédi­er du départe­ment un con­trat tacite : sou­tien au pro­jet = main­tien des emplois. Ils y voient une trahi­son : « Ce sont des patrons voy­ous. » assène Bédi­er… Le préfet des Yve­lines, Jean– Jacques Brot qui sig­nait en juin l’autorisation d’extension, lui, voit rouge : « Pour Cal­cia, il n’y a pas de con­tra­dic­tion à quit­ter Guerville tout en main­tenant son pro­jet de car­rières dans le Vex­in. Pour nous, tout est lié. » déclarait-il au Parisien début jan­vi­er 2020. Un départ qui priverait, le départe­ment d’un mil­lion d’euros de recettes annuelles, en plus des emplois perdus.

En jaune : périmètre de la nou­velle car­rière. En bleu : anci­enne car­rière de Guitrancourt

 

Mais il y a plus ! Subite­ment les poten­tats allu­ment leurs quin­quets : « Ils nous enlèvent l’emploi mais ils nous lais­sent les nui­sances », ful­mine Bédi­er en réu­nion publique début jan­vi­er : « Nous accep­tons les nui­sances de la cimenterie de Gar­genville dans le but de préserv­er les emplois et ensuite, le groupe décide de par­tir ! » dénonce Tautou. « Dans ces con­di­tions, plus per­son­ne ne croit en la parole de Cal­cia, notam­ment en matière envi­ron­nemen­tale. », s’indigne Pécresse dans la presse parisi­enne : « Il fal­lait au départ met­tre en bal­ance les con­séquences envi­ron­nemen­tales du pro­jet avec le béné­fice ter­ri­to­r­i­al, mais aujourd’hui la ques­tion est tranchée. Le bilan est négatif d’un point de vue social et envi­ron­nemen­tal ». Elle prend par­ti pour la pre­mière fois dans cette affaire et annonce son oppo­si­tion à l’extension de carrière.

Les ter­mes de « nui­sances », de « bilan négatif d’un point de vue envi­ron­nemen­tal » et la réal­ité qu’ils recou­vrent avaient été mis sous le tapis jusque-là par ces fig­ures poli­tiques locales. Subite­ment, l’extension de la car­rière se qual­i­fie en des ter­mes qui n’avaient alors jamais été pronon­cés. La réal­ité destruc­trice de la car­rière est enfin avouée. D’autre part, ce poten­tiel de nui­sance écologique , le « bilan envi­ron­nemen­tal » selon le lan­gage tech­nocra­tique, ne peut être accep­té et com­pen­sé que par un « bilan social posi­tif » : mis­ère de l’équation, équa­tion de la misère.

 

Car­rière de cal­caire à Gui­tran­court épuisée en 2019, pho­to G. Libot

 

C’est un épisode révéla­teur pour Dominique Péle­grin : « Pour quelques cen­taines d’emplois, ils sont prêts à pour­suiv­re une indus­trie pol­lu­ante en tout point ». La course à l’emploi se révèle avoir la fonc­tion de dernière digue de sou­tien à des pro­jets écologique­ment destruc­teurs. Et Bédi­er le dit claire­ment : « J’ai tou­jours priv­ilégié l’emploi dans une région qui souf­fre d’une insuff­i­sance d’emplois et d’une désin­dus­tri­al­i­sa­tion accélérée. » Cela revient à dire qu’entre l’emploi et l’écologie, il faut choisir : ces deux pôles sont mis en oppo­si­tion alors qu’ils pour­raient — qu’ils devraient — marcher ensemble.

Le 16 jan­vi­er, Pierre Bédi­er fait vot­er à une écras­ante majorité par la Com­mu­nauté urbaine le retrait de la zone d’exploitation de la car­rière du Plan local d’urbanisme (PLU). Un pre­mier pas dans la bonne direc­tion qui doit se con­cré­tis­er par l’annulation du pro­jet par le min­istère de l’écologie, sou­ti­en­nent les opposants sur place.

Au delà des luttes locales, repenser la production

Depuis les années 1970, le Man­tois suit la dynamique struc­turelle du cap­i­tal­isme et con­naît une très forte désin­dus­tri­al­i­sa­tion (trans­port, pro­duc­tion d’énergie pour le BTP, auto­mo­bile), suiv­ie d’une ter­tiari­sa­tion de l’économie. Par exem­ple, l’usine Renault de Flins, qui employ­ait 20 000 per­son­nes à la fin des années 1960, n’en emploie aujourd’hui pas plus de 5 000. « Pierre Bédi­er n’a pas vrai­ment com­pris qu’il fal­lait pass­er à autre chose que la grande indus­trie, il n’est pas à l’aise avec l’idée de dévelop­per des PME [Petites et moyennes entre­pris­es] de quelques employés » analyse Dominique Pélegrin. 

Philippe, du col­lec­tif c100fin, pour­suit : « Paris a seule­ment quelques jours d’autonomie ali­men­taire… Il faut arrêter avec cette car­rière qui ne nous donne aucune autonomie. Nous avons plus que jamais besoin de recréer une cein­ture agri­cole en région parisi­enne, et là, c’est comme à Gonesse, ils veu­lent détru­ire des ter­res arables d’excellente qual­ité pour un monde tout béton ».

Le coup de théâtre de Cal­cia de déplac­er une par­tie de son siège dans les Hauts-de-Seine fin décem­bre 2019 et la volte-face des politi­ciens qui s’en suit peu­vent sem­bler anodins. Ils per­me­t­tent pour­tant de met­tre en lumière une fois de plus un fait fon­da­men­tal pour les luttes écol­o­gistes présentes et à venir : dans un cer­tain nom­bre de cas, la dernière force à laque­lle se heurteront les opposants locaux à des grands pro­jets inutiles, sera la dépen­dance des col­lec­tiv­ités locales et des élus à l’emploi, symp­tôme d’une dépen­dance struc­turelle de notre société au tra­vail. Pour préserv­er quelques emplois, dont il ne faut pas nier qu’ils per­me­t­tent à cer­tains de sur­vivre, tout devient pos­si­ble. La nature est objec­tivée dans un odieux rap­port coût/bénéfice qui jus­ti­fie sa mise à sac.

Pour élargir ces luttes locales, il sem­ble plus néces­saire que jamais de cou­pler aux luttes écol­o­gistes locales, une remise en ques­tion fon­da­men­tale de notre monde. C’est-à-dire de remet­tre en ques­tion notre mode de pro­duc­tion, la Sainte Trinité « emploi-crois­sance-prof­it », le monde des grandes infra­struc­tures, le monde de l’étalement urbain et de la métrop­o­li­sa­tion, de la course en avant du pro­duc­tivisme et de l’industrie, pour y favoris­er un mode de vie et de pro­duc­tion for­cé­ment local et néces­saire­ment plus agricole.

Comment penser une fin à notre dépendance au travail sous le capitalisme ?

Entretien avec Bernard Friot

En com­plé­ment de cet arti­cle, une réflex­ion plus théorique sur les leçons qui peu­vent être tirées de la lutte con­tre l’extension de la car­rière de cal­caire dans le Parc région­al du Vex­in en ques­tion­nant un point par­ti­c­uli­er : com­ment penser la fin de notre dépen­dance au tra­vail sous le cap­i­tal­isme ? Pour ouvrir des pistes de réflex­ions et d’actions, nous don­nons la parole à Bernard Friot, écon­o­miste et soci­o­logue du tra­vail. Ses travaux por­tent sur la sécu­rité sociale et plus générale­ment sur les insti­tu­tions du salari­at nées au XXe siè­cle en Europe. Benard Friot milite pour un nou­veau régime de pro­priété (la pro­priété sociale d’usage), pour un « salaire à vie » et se bat pour recon­naître à tous un statut de producteur.

Le Chif­fon : Le revire­ment d’un cer­tain nom­bre d’élus locaux suite à l’annonce du cimen­tier Cal­cia de déplac­er son siège social à Nan­terre n’est pas anec­do­tique. Il sem­ble illus­tr­er avec éclat que leur sou­tien au pro­jet d’extension de car­rière, était tacite­ment con­di­tion­né au main­tien des emplois. « Faites ce que vous voulez, pourvu qu’il y ait de l’emploi à la clé et la ren­trée d’argent qui avec », sem­blent une fois de plus dire ces élus. Qu’est-ce que cela dit de la dépen­dance de notre société à l’emploi ?

Bernard Friot : Il est tout à fait légitime que les col­lec­tiv­ités locales se préoc­cu­pent de la vital­ité de l’activité de pro­duc­tion, qu’elle soit indus­trielle, agri­cole ou de ser­vices : c’est le gage que les ser­vices publics seront pérennes, et que sera évitée la recherche d’un salut arti­fi­ciel dans le tourisme. Mais elles n’ont pas les moyens d’une telle ambi­tion et doivent céder au chan­tage de groupes cap­i­tal­istes qui met­tent en con­cur­rence les territoires. 

Tant que les indus­triels étaient liés à un ter­ri­toire, intérêt local et prof­it cap­i­tal­iste étaient par­tielle­ment con­cil­i­ables : on sait tout le par­ti qu’ont su tir­er les mairies com­mu­nistes de la taxe pro­fes­sion­nelle, et notam­ment les villes ouvrières de la sidérurgie qui ont pu large­ment inve­stir grâce à la taxe que payait l’industrie, dans des équipements cul­turels et sportifs. Cette époque est finie avec la mon­di­al­i­sa­tion du capital. 

Il faut main­tenant con­quérir la pro­priété des out­ils de pro­duc­tion par des acteurs locaux non lucrat­ifs qui auront tout intérêt à leur main­tien sur place : le salut des ter­ri­toires passe néces­saire­ment par la fin de la dépen­dance au capital.

Ne voit-on pas avec ces événe­ments, la néces­sité pour les luttes écol­o­gistes d’articuler à la résis­tance locale une refon­da­tion plus glob­ale de notre manière de pro­duire, de répar­tir l’activité, de dis­tribuer la richesse ?

On s’aperçoit très vite que lut­ter con­tre la car­rière Cal­cia sans lut­ter pour une tout autre pro­duc­tion du bâti et plus générale­ment pour un tout autre Grand Paris présente deux risques. D’une part le prob­lème de la pol­lu­tion pour­rait sim­ple­ment être déplacé sur un autre ter­ri­toire qui accueillera la carrière. 

D’autre part, la Com­mu­nauté Urbaine Seine & Oise, même sans la car­rière, con­tin­uerait à s’inscrire dans la logique folle de métrop­o­li­sa­tion cap­i­tal­iste de l’Île-de-France, avec ciment à tout va, spécu­la­tion fon­cière et immo­bil­ière, absurde con­cen­tra­tion de la local­i­sa­tion des entre­pris­es, éloigne­ment des équipements cul­turels ou de san­té, dis­pari­tion de ter­res agri­coles, sur­di­men­sion de la voirie du fait de la dis­tance crois­sante entre tra­vail et domi­cile et de l’inadaptation des trans­ports publics aux tra­jets de la vie quo­ti­di­enne, pol­lu­tion crois­sante, etc.

Vous essayez de réfléchir à l’extension du mod­èle de la sécu­rité sociale par l’idée de « sécu­rité sociale sec­to­rielle ». Que pour­raient nous apporter ces propositions ?

Il s’agit d’étendre à d’autres pro­duc­tions ce que nous avons su faire en matière de soins dans les années 1950–70 grâce à la créa­tion du régime général de sécu­rité sociale en 1946 : le dou­ble­ment du taux de la coti­sa­tion-san­té entre 1945 et 1979 a per­mis de pro­duire des soins (sauf hélas le médica­ment) à hau­teur de 10% du PIB en dehors de la logique cap­i­tal­iste, avec des équipements financés par sub­ven­tion de la caisse-mal­adie (gérée de 1947 à 1967 par les intéressés) et des per­son­nels fonc­tion­naires ou libéraux con­ven­tion­nés avec la caisse.

Imag­inez le tout autre des­tin pour le Vex­in et ses habi­tants que rendrait pos­si­ble la trans­po­si­tion de cette inno­va­tion à l’habitat, aux trans­ports de prox­im­ité, à l’alimentation, à l’énergie, à l’accès à l’art et à la cul­ture, pour m’en tenir à ces exem­ples qui ne sont pas exhaus­tifs. Cha­cun ver­rait sa carte vitale ali­men­tée chaque mois de sorte qu’il puisse cou­vrir tout ou par­tie de ses besoins dans ces domaines.

Des coti­sa­tions inter­pro­fes­sion­nelles allant à des caiss­es gérées par les intéressés per­me­t­traient d’alimenter la carte, qui ne pour­rait être util­isée qu’auprès de pro­fes­sion­nels con­ven­tion­nés, comme c’est le cas aujourd’hui en matière de soins. Et ne seraient con­ven­tion­nées bien sûr que des entre­pris­es pos­sédées par leurs salariés, ne se four­nissant pas auprès de groupes cap­i­tal­istes, pra­ti­quant le bio, l’écoconstruction, les éner­gies renou­ve­lables, des modes de trans­port alter­nat­ifs à l’automobile.

Et comme la pro­duc­tion non cap­i­tal­iste de loge­ment, d’équipements de trans­ports, d’alimentation n’est pas encore suff­isante, une par­tie des sommes gérées par les caiss­es de ces nou­velles sécu­rités sociales serait util­isée pour faire du fonci­er un bien com­mun, pour sub­ven­tion­ner des investisse­ments qui seraient décidés et pos­sédés par les citoyens, pour attribuer un salaire à la qual­i­fi­ca­tion per­son­nelle à tous les tra­vailleurs con­ven­tion­nés de ces branches.

Il faut arracher au cap­i­tal la pro­duc­tion de notre quo­ti­di­en, et pour cela pas besoin d’inventer l’eau chaude : avec le régime général de sécu­rité sociale, nous dis­posons d’une insti­tu­tion à « désé­ta­tis­er » pour la con­fi­er à nou­veau aux seuls intéressés comme elle l’a été pen­dant 20 ans, et à généralis­er à toute la production.

Le think tank bri­tan­nique Auton­o­my a pub­lié un rap­port en 2018 épluché par le Guardian, sur le lien entre tra­vail et destruc­tion écologique. Auton­o­my affirme que l’effort de la Grande-Bre­tagne pour se main­tenir à une échelle mon­di­ale à 2°C de réchauf­fe­ment en 2100, devrait réduire le temps de tra­vail par tra­vailleur à 9h par semaine. Au-delà de la redéf­i­ni­tion d’une autre manière de tra­vailler et de pro­duire, ne faut-il pas chercher à réduire dras­tique­ment le temps de travail ?

C’est au con­traire la réduc­tion dras­tique du temps de tra­vail pour rem­plac­er le tra­vail vivant par le tra­vail mort des machines qui est con­sti­tu­tive du cap­i­tal­isme et qui nous mène à une impasse écologique absolue ! Jamais le temps de tra­vail agri­cole n’a été aus­si réduit en France et jamais la pro­duc­tion d’aliments n’y a été aus­si cap­i­tal­iste et aus­si destruc­trice de la nature. 

Réduire le temps de tra­vail de trans­port du cour­ri­er en rem­plaçant les let­tres par des cour­riels aug­mente l’empreinte écologique au lieu de la dimin­uer comme le laisse enten­dre le terme de « dématéri­al­i­sa­tion » fraud­uleuse­ment appliqué à une numéri­sa­tion incroy­able­ment con­som­ma­trice de métaux rares et d’énergie, véri­ta­ble fuite en avant cap­i­tal­iste dans l’élimination du tra­vail vivant.

Lut­ter pour la réduc­tion du temps de tra­vail n’est pas en soi un geste écologique.

Il ne faut pas con­fon­dre richesse et valeur. La richesse, c’est l’addition des pro­duits du tra­vail con­cret : tonnes de fruits pro­duites, mil­lions de km/voyageurs trans­portés, nom­bre de jeux vidéo con­stru­its ou d’infractions au code de la route sanc­tion­nées. Cette richesse doit con­sid­érable­ment dimin­uer si nous voulons main­tenir notre lien à la nature. Et elle peut l’être sans réduc­tion de notre bon­heur, car une grande par­tie de notre richesse ne sert à rien ou est dan­gereuse (un tiers de la pro­duc­tion ali­men­taire est jeté, il faut des quan­tités de pommes indus­trielles pour obtenir la qual­ité nutri­tive d’une seule pomme bio, tous les objets cap­i­tal­istes sont à obso­les­cence pro­gram­mée, le pou­voir entre­tient une armée de gen­darmes pour chas­s­er les migrants ou la BAC pour cass­er du man­i­fes­tant, etc). 

La valeur, elle, mesure le tra­vail vivant mis en œuvre : c’est le PIB (Pro­duit intérieur brut). Lui va au con­traire aug­menter car pour pro­duire moins mais mieux il fau­dra beau­coup plus de tra­vail vivant, mais un tra­vail enfin libéré de la tutelle du cap­i­tal. Aujourd’hui, l’enjeu est une néces­saire décrois­sance de la richesse, qui n’est pas incom­pat­i­ble avec une crois­sance de la valeur.

Reportage et entre­tien de Gary Libot pour Le Chif­fon

Pho­to de Une > March­es du 6 décem­bre 2015 en zone 109. Crédit : AVL3C

Pho­to 2 > Pan­neau instal­lé sur le périmètre prévu pour l’ex­ten­sion de la car­rière. Crédit : Gary Libot. 

Pho­to 3 > Car­rière de cal­caire à Gui­tran­court épuisée en 2019. Crédit : Gary Libot. 

Pho­to 4 > Por­trait de Bernard Friot. 

 

 

Je vais vous racon­ter une his­toire. Il y a quelque temps, à la suite de rafraîchissantes journées passées en cam­pagne, je ren­trais à Paris avec ma voiture (sans doute écologique­ment con­testable, mais c’est pas le sujet ici…). Je péné­trais dans la cap­i­tale pour rejoin­dre le lieu où j’ai pris l’habitude de gar­er mon char, gratos. C’est un petit coin isolé, une « friche fer­rovi­aire » entre la gare de Lyon et l’avenue Daumes­nil dans le XIIe arrondisse­ment, der­rière le lieu bran­chouille du Ground Control.

Lorsque, rasséréné de ma prise de dis­tance avec la métro­pole, j’y vais gar­er mon auto, un mon­sieur d’une cinquan­taine d’années, sans doute un employé de la SNCF, me prévient : « Vous pour­rez plus vous gar­er ici bien­tôt». « Ah oui ? Pourquoi ? » lui demandai-je. « Pro­jet de réamé­nage­ment. Ils vont con­stru­ire des loge­ments, des bureaux, des com­merces. Allez, bonne soirée ! »

Cette nou­velle me lais­sa tout penaud. Je n’allais plus pou­voir gar­er ma bag­nole semi-clan­des­tine­ment dans l’un des derniers recoins de Paris pas encore ren­du totale­ment fonc­tion­nel, exploitable, marc­hand. Pour un pro­jet de « ré-a-mé-na-ge-ment » ? Quel toupet !

Je décide alors de me ren­seign­er sur ce dit projet.

90 000 m² d’immobilier à con­stru­ire sur 6 hectares de fonci­er fer­rovi­aire. La moitié de bureaux, l’autre moitié de loge­ments (dont 600 de loge­ments soci­aux soit 60 % des loge­ments prévus) établit sur des bâti­ments de 11 étages au max­i­mum. Un hectare d’ « espaces verts », quelques com­merces, une école mater­nelle et élé­men­taire de huit class­es et une crèche de 66 berceaux. Le tout sur un ancien site de la SNCF1 rat­taché à la gare de Lyon et plus ou moins au ralen­ti depuis l’arrêt du TGV postal (1984–2015). Voilà ce que l’on apprend sur le site de la SNCF 1 au sujet de ce réamé­nage­ment acté en 2016 et dénom­mé « Gare de Lyon-Daumes­nil ». Le maître d’ouvrage est la Société Nationale Espaces Fer­rovi­aires (SNEF), une branche de la SNCF. L’un des plus gros pro­prié­taires fonciers de Paris.

Bien assis devant mon per­son­al com­pu­teur, quelques pen­sées ne man­quent pas de me tra­vers­er : « La mise en coupe réglée de Paris par les amé­nageurs pour­suit son chemin… N’y a‑t-il pas déjà suff­isam­ment de loge­ments et de bureaux disponibles pour avoir besoin d’en con­stru­ire de nou­veaux ?… Encore un foutu levi­er de crois­sance économique… ».

La star­tupi­sa­tion générale de notre époque aura rai­son de mes pen­sées roman­ti­co-passéistes… Mais alors, je fai­sais fausse route !

Quartier éponge, arbres sur les toits et biosourçage

Une plongée dans l’enquête publique2 de ce réamé­nage­ment « Gare de Lyon — Daumes­nil » (GDLD) nous apprend que ce pro­jet « lim­it­era les émis­sions de CO2 de 30 % en moyenne par rap­port à un pro­jet urbain clas­sique », vise l’objectif « de 50 % d’énergie renou­ve­lable » à l’échelle d’un quarti­er qui se veut « éponge ». C’est-à-dire que les sols per­méables per­me­t­tront l’infiltration et l’écoulement naturel des eaux de pluie. Les déplace­ments doux (vélo, pié­ton) seront favorisés : prom­e­nade plan­tée à l’appui. « La diver­sité des milieux », la présence de « sur­faces végé­tal­isées sur les toits » et « la plan­ta­tion de 300 arbres » prévue dans le jardin cen­tral parachèveront la con­struc­tion d’un « quarti­er à bio­di­ver­sité pos­i­tive ». Mais ce n’est pas tout !

L’utilisation de « matéri­aux biosour­cés » per­me­t­tra l’édification d’un « quarti­er bio­cli­ma­tique » fidèle aux trois principes du développe­ment durable « éviter-réduire-com­penser3 ». Le tout en préser­vant les Halles des Mes­sageries (où se trou­ve le tiers-lieu Ground Con­trol) et le bâti­ment des mes­sageries et télé­gra­phies, pat­ri­moine fer­rovi­aire des années 1920. Que demande le peuple ?

Hap­pé par cette doucereuse novlangue néo-man­agéri­ale, cette épiphanie écologique prit soudaine­ment fin à la lec­ture de la syn­thèse générale de l’enquête publique : « La grande majorité du pub­lic qui s’est exprimée au cours de l’enquête ne veut pas du pro­jet tel qu’il est ».

Encore une bande d’ignares qui ne savent appréci­er la juste valeur des ambi­tions qu’on a pour eux… Mais les enquê­teurs se ras­surent à bon compte :« C’est habituel dans de telles cir­con­stances » ajoutent-ils, sans autre forme de procès.

« Pourquoi les rares espaces qui peu­vent être trans­for­més en forêts urbaines dignes de ce nom sont-ils bétonnés ? »

Anne C., nou­velle­ment pro­prié­taire d’un loge­ment dans une rési­dence con­stru­ite récem­ment (rue Jorge Sem­prun) et sise juste en face du pro­jet de réamé­nage­ment, ful­mine : « Lorsque nous avons acheté il y a 2 ans, notre pro­mo­teur ne nous a pas infor­mé de ce pro­jet. Nous allons nous retrou­ver avec un immeu­ble de 8 étages en face de nos fenêtres. C’est pour cela que nous voulons nous bat­tre pour l’annulation du pro­jet ». Elle pour­suit : « Ce pro­jet est intolérable compte tenu du con­texte cli­ma­tique… Pourquoi les rares espaces qui peu­vent être trans­for­més en forêts urbaines dignes de ce nom sont béton­nés ? » En voilà une bonne question.

Mal­gré toutes les promess­es écologiques de la SNEF, pour Jérôme4. habi­tant la rue du Charo­lais et opposant : « Ce pro­jet reste très minéral ». Et il ne manque pas de point­er l’organisation des espaces prévue pour ce réamé­nage­ment (voir le plan) : « Ils nous font de grands espaces, de grandes allées toutes rec­tilignes. Peut-être que dans le cadre de loge­ments soci­aux ça per­met de sur­veiller plus facile­ment la pop­u­la­tion. Qui va vouloir se balad­er dans un jardin entouré de grands immeubles ? C’est pas con­vivial… ».

Illus­tra­tion des jardins prévus par le cab­i­net du paysag­iste Michel Desvigne

Jérôme, flairant le coup de com’, s’interroge : « Anne Hidal­go5 par­le de faire des forêts urbaines pour l’écologie mais tou­jours à des endroits très vis­i­bles, où l’on peut à peine planter plus de dix arbres ! Là, il y a l’opportunité d’avoir une forêt urbaine digne de ce nom, et eux béton­nent en majorité. »

Pour­tant, selon le nou­veau Dircom’ de la SNEF, Joachim Mizigar : « L’organisation des espaces prévue s’est établie en con­cer­ta­tion avec les habi­tants du quarti­er ». Des habi­tants favor­ables à des bâti­ments de 16 à 25 mètres de haut non loin de chez eux, le tout tracé au cordeau ? J’ai eu peine à en trou­ver la moin­dre trace. Allez savoir… j’ai dû mal chercher.

Pour Thier­ry Paquot, philosophe et pro­fesseur émérite à l’institut d’urbanisme de Paris : « Plus c’est fonc­tion­nel, plus on croit que c’est hab­it­able. Mais ça sou­tient une archi­tec­ture que je trou­ve inhos­pi­tal­ière, voire anx­iogène. C’est un urban­isme défen­sif. »

Une pre­mière analyse des illus­tra­tions pub­liées pour « ven­dre » le pro­jet fait rapi­de­ment songer à ce que les amé­nageurs ont dégoté pour le XII­Ie arrondisse­ment avec le quarti­er de la BnF (Bib­lio­thèque nationale de France) et du quarti­er de l’Université Paris-Diderot. Dans ce coin « réamé­nagé », c’est du béton et du verre qui s’étale – en rang – sur des cen­taines de mètres. Rien ne dépasse. Tout est flux, ratio­nal­ité, optimisation.

 

La SNCF brade ses dernières friches…

Sept pro­jets d’aménagement de frich­es fer­rovi­aires sont sur les rails à Paris : les quartiers Bercy-Char­en­ton et Gare de Lyon-Daumes­nil (dans le XIIe) et de Chapelle-Char­bon, Hébert, Orden­er-Pois­son­niers et Gare des Mines et Dubois (dans le XVI­I­Ie). En novem­bre 2016, la ville de Paris et la SNCF Réseau et Mobil­ités sig­nent un pro­to­cole d’accord. Objec­tif : trans­former 50 hectares de frich­es en quartiers « équili­brés et durables ». Au total, près de 600 000 m² à con­stru­ire, avec près de 4 000 logements.

Mais tout ne va pas bon train. Une oppo­si­tion se cristallise par endroits. Des habi­tants et des élus cri­tiquent la sur-den­si­fi­ca­tion à l’œuvre (notam­ment pour le pro­jet Orden­er-Pois­son­niers6 ) et la pour­suite d’une urban­i­sa­tion venue d’un autre temps (pour Bercy-Char­en­ton7 , qui prévoit la con­struc­tion de tours allant jusqu’à 180 mètres de hauteur).

Selon Bernard Lan­dau, archi­tecte, urban­iste et ex-adjoint à la direc­tion de l’urbanisme de la ville de Paris (de 2009 à 2014), ces pro­jets sont le signe de l’injonction con­tra­dic­toire dans laque­lle la mairie se trou­ve coincée : « Pour lut­ter con­tre l’artificialisation des sols due à l’étalement urbain, la ten­dance est à la den­si­fi­ca­tion de la ville. Mais, les prob­lèmes écologiques appel­lent à la créa­tion d’espaces verts, ce qui ne peut coller avec cette den­si­fi­ca­tion8 ».

Lan­dau nous aver­tit : « Les frich­es fer­rovi­aires ne représen­tent qu’une petite par­tie du pro­jet du Grand Paris9 , mais ce sont par­mi les tous derniers espaces disponibles. Pour ne pas les gâch­er, je suis pour un mora­toire de sauve­g­arde de l’existant. »

La ville la moins verte du monde

Con­tre la béton­i­sa­tion, la plan­ta­tion de véri­ta­bles « forêts urbaines » sem­ble plus néces­saire que jamais (lire l’encadré). D’autant plus que Paris manque cru­elle­ment d’espaces verts. Treepe­dia, out­il d’analyse dévelop­pé par le Mass­a­chus­setts Insti­tute of Tech­nol­o­gy (MIT) qui vise à car­togra­phi­er et analyser la cou­ver­ture générale des métrop­o­les par image satel­lite, nous informe que Paris est la ville la moins verte du monde avec 8,8 % d’espaces verts sur sa super­fi­cie totale, et l’une des plus den­sé­ment peu­plées au monde avec 21 000 habi­tants au km/2.

Mais, plus large­ment est-il même besoin de con­stru­ire de nou­veaux loge­ments ? Mal­gré la forte den­sité d’habitants par kilo­mètre car­ré à Paris, la ville à per­du près de 700 000 habi­tants en un siè­cle10 . Et depuis la fin des années 2000, elle se vide à nou­veau pro­gres­sive­ment de ses habi­tants, env­i­ron 15 000 par an, bien sou­vent relégués en périphérie du fait des dif­fi­cultés pour s’y loger.

Et pour­tant, il n’y a jamais eu un aus­si grand nom­bre de loge­ments dans la cap­i­tale. Près de 1,4 mil­lion en 201511. Mais 17 % d’entre eux demeurent inoc­cupés selon les derniers chiffres de mars 2019, soit plus de 230 000 loge­ments, rien que dans Paris12.

Les loge­ments inoc­cupés englobent les loge­ments vacants, les loge­ments occa­sion­nels (touris­tiques notam­ment : en explo­sion avec le développe­ment d’applications comme AirBnB) et les rési­dences secondaires.

Paris se dépe­u­ple pro­gres­sive­ment, jamais autant de loge­ments n’ont été disponibles. Des mil­liers de per­son­nes couchent dans les rues, des dizaines de mil­liers d’autres sont reléguées en ban­lieue avec des temps de tra­jet pour aller tra­vailler que per­son­ne ne souhaite endurer.

En atten­dant, la mairie et les amé­nageurs pour­suiv­ent la con­struc­tion de nou­veaux loge­ments et la den­si­fi­ca­tion… au nom de l’écologie !

Pour une autre politique urbaine et écologique

« À Paris, les élus ont des pro­grammes, mais n’ont pas de vision » note Thier­ry Paquot, inqui­et de la ges­tion à venir de l’urbanisme parisien. Et pour avoir un avant-goût de cet avenir, il faut jeter un œil au rap­port rédigé pour le think tank social-démoc­rate Ter­ra Nova par l’adjoint à la mairie de Paris chargé de l’urbanisme, Jean-Louis Mis­si­ka, et mod­este­ment inti­t­ulé « Le nou­v­el urban­isme parisien13 ».

Con­tac­té, Jean-Louis Mis­si­ka n’a pas souhaité con­sacr­er quelques min­utes pour répon­dre aux ques­tions du Chif­fon à ce sujet.

Tou­jours est-il que, pour Yves Con­tas­sot, con­seiller à la mairie de Paris depuis 2001, la vision de Mis­si­ka dans ce rap­port « repose avant tout sur l’idée que Paris doit être une ville attrac­tive au plan économique et que la puis­sance publique est mal placée pour gér­er seule la ville ». Il faut alors créer une « gou­ver­nance partagée14 » avec le secteur privé comme cela a été fait pour l’opération « Réin­ven­ter Paris » lais­sant ain­si aux pro­mo­teurs le soin de définir l’avenir de Paris sous réserve de quelques obligations.

Nous allons donc vers un Paris rentabil­isé, den­si­fié mais aus­si de plus en plus « privé » selon Bernard Lan­dau, « une ville où la classe pop­u­laire dis­paraît, où la classe moyenne a des dif­fi­cultés. Paris devient une ville de la bour­geoisie et du tourisme. »

Les amé­nage­ments des frich­es fer­rovi­aires, mal­gré l’importance du nom­bre de loge­ments soci­aux dans cer­tains pro­jets, en sont une étape supplémentaire.

Une véri­ta­ble poli­tique pour Paris appelle plus que jamais à l’arrêt des con­struc­tions immo­bil­ières détachées de tout besoin réel, à la « sanc­tu­ar­i­sa­tion » de véri­ta­bles espaces verts, et à une poli­tique de mise à dis­po­si­tion des loge­ments inoc­cupés15.

Pour l’heure, la béton­i­sa­tion ver­doy­ante de Paris se poursuit.

Gary Libot pour Le Chiffon 

Une petite histoire des forêts urbaines 

L’arbre est à la mode : livres en têtes de gon­do­le, expo­si­tions, doc­u­men­taires, reportages télé. Tant mieux ! C’est un ami qui nous veut du bien. Pour­tant des villes abat­tent, par­fois préven­tive­ment (!) des arbres cen­te­naires ou des bois afin de béton­ner, par­don de « den­si­fi­er » ! Depuis le tour­nant des XVIIIe/XIXe siè­cles, François-Antoine Rauch et Alexan­der von Hum­boldt ont établi la cor­réla­tion arbres/climat et lut­té con­tre la déforesta­tion imposée par l’agriculture intensive. 

Un demi-siè­cle plus tard, l’horticulteur et paysag­iste améri­cain Andrew-Jack­son Down­ing pré­conise la créa­tion de forêts urbaines au coeur des nou­velles villes créées par la Con­quête de l’Ouest. Et le 10 avril 1872, un Améri­cain, J. Ster­ling Mor­ton, instau­re le « Jour de l’Arbre » (Arbor Day) à Nebras­ka City, ne se doutant pas de son adop­tion ent­hou­si­aste dans de nom­breux pays. 

En France, ce sont les insti­tu­teurs qui se mobilisent, par le biais des Sociétés sco­laires forestières, dès 1899, pour inciter les édiles à acquérir des forêts et à planter des arbres en grand nom­bre. Ain­si, plusieurs villes s’enrichiront de mil­liers d’arbres. Un siè­cle plus tard ils les embel­lis­sent tou­jours, tout en offrant leurs ombres généreuses aux promeneurs, en fil­trant l’air tox­ique que les activ­ités mécaniques génèrent… Les arbres au garde-à-vous le long des boule­vards sem­blent bien tristes et préfér­eraient for­mer des bosquets, des petits bois à chaque carrefour.

Quant aux « forêts urbaines » promis par l’actuelle munic­i­pal­ité, elles appar­ti­en­nent à la com­mu­ni­ca­tion : tous les pro­jets urbains récents et en cours, mal­heureuse­ment, affichent quelques poignées d’arbres, alors même qu’il faudrait mas­sive­ment planter. Mais le sol est cher, la logique économique l’emporte tou­jours sur la poé­tique envi­ron­nemen­tale, d’autant que les pro­mo­teurs veil­lent au grain. Jamais l’écart n’a été aus­si grand entre un dis­cours qui se préoc­cupe du dérè­gle­ment cli­ma­tique, de la tran­si­tion énergé­tique, de la qual­ité de l’air, du bien-être des habi­tants et les actes qui les ignorent.

Thier­ry Paquot pour Le Chif­fon

Philosophe et urban­iste , pro­fesseur émérite à l’institut d’urbanisme de Paris
Auteur de Désas­tres urbains, édi­tion La Décou­verte, 22 août 2019.

Pho­to de Une > Ancien site des halles détru­ites de la gare du TGV postal. Pho­to Gary Libot.

Illus­tra­tion 1 > Illus­tra­tion des deux phas­es du pro­jet. Mon­tage de la SNCF.

Illus­tra­tion 2 > Illus­tra­tion des jardins prévus par le cab­i­net du paysag­iste Michel Desvigne ©

Illus­tra­tion 3 > Plan des “espaces verts” de Paris. Ate­lier Parisien de l’Ur­ban­isme, Mairie de Paris.

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