Après avoir patienté en rang derrière des barrières Vauban, vous entrez sagement dans ce vaste lieu et découvrez sur votre chemin des bacs de terre avec tomates cerises, damianas cultivées et lombricomposteurs. Vous poursuivez votre route appâtés par l’odeur du burger végé que propose le foodtruck un peu plus loin, sur la route une bière préparée par la Paname Brewing Company vous fait de l’œil, vous cédez. En hauteur un tableau de craie vous annonce l’atelier de recyclage qui débutera dans deux heures, vous annulez votre rendez-vous pour y participer. L’entrée dans le hall principal vous surprend, il est feutré, les gens pianotent sur leur ordinateur, vous allez vous installer sur les chaises longues en palettes disposées sur une mezzanine. Vous soufflez. Vous venez de découvrir l’un des nombreux tiers-lieux de Paname ou de sa banlieue. Vous vous sentez provisoirement intégré dans un milieu créatif, alternatif : le monde de demain. Mais vous ignorez encore que depuis la deuxième moitié des années 2010, ces lieux se vident progressivement de leur potentiel subversif du fait de leur institutionnalisation et de leur reconnaissance politique, à commencer par l’État.
L’État met les bouchées doubles depuis trois années pour financer ce nouvel Eldorado du tiers-lieu, avec son programme interministériel « Nouveaux lieux, nouveaux liens ». Relancé depuis la publication en 2021 du rapport « Nos territoires en action, dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir », le plan prévoit 130 millions d’euros, soit la moitié du chiffre d’affaires de la filière (2 500 tiers-lieux toutes catégories confondues comptabilisés en France). L’argent sera notamment distribué à des tiers-lieux labellisés « Manufacture de proximité », « Fabrique du territoire » et « Fabrique numérique du territoire ». Il s’agira de soutenir des lieux « productifs » et des « initiatives liées au numérique ». Le tout accompagné par l’association France Tiers-lieux, le Conseil national des tiers-lieux et le tout nouveau Labo des tiers-lieux, chargé de la com’ gouvernementale1 ». Du sérieux.
Pour susciter l’adhésion à cette nouvelle poule aux œufs d’or poule, la Convention Citoyenne pour le Climat s’est lancée à partir de 2020 dans une tournée nationale afin de soutenir ces « véritables laboratoires d’expérimentations solidaires […] où l’on y fabrique de nouveaux territoires en recréant du lien social, en réapprenant à travailler autrement ».
Enfin, début 2021, l’association A+ c’est mieux sort du bois pour fédérer les tiers-lieux à l’échelle de l’Île-de-France : une première. Les 200 adhérents choisissent « une gouvernance sociocratique inclusive » pour organiser des Tours des tiers-lieux, des Apéros et des Cafés Virtuels. L’idée étant de favoriser leur crédibilité auprès des acteurs publics afin d’obtenir plus aisément des lieux vacants et des financements. Avec un bon vent dans les voiles, la barque des tiers-lieux avance plus vite que jamais sur les eaux franciliennes.
Ce qu’on appelle aujourd’hui « tiers-lieux » ou « friches culturelles » sont à l’origine des lieux ouverts et animés, au gré des circonstances, par des collectifs n’ayant pas nécessairement de forme juridique définie et d’existence institutionnelle clairement établie. Ces collectifs repèrent un lieu : gendarmerie abandonnée, friche ferroviaire, siège social d’entreprise ou logement vide, et décident d’apposer à ce lieu une mosaïque d’inscriptions, de traces, d’approches politiques : généralement un refus de la société marchande et de ses institutions. Mais depuis la première moitié des années 2010, le secteur s’organise, les collectifs autrefois marginaux mutent et donnent naissance à des associations et des entreprises qui contrôlent aujourd’hui une part importante des friches industrielles et tertiaires, devenant les chantres d’une toute nouvelle économie des tiers-lieux.
« Ce business model des friches est si bien rodé et rencontre un tel succès qu’il en devient vecteur d’une certaine uniformisation2» analyse le journaliste indépendant Mickaël Correia.
Généralement, le modèle économique est semblable pour ces friches : de la bière IPA et des repas (localement produits dans le meilleur des cas) relativement onéreux, des concerts (gratuits ou payants) animés par les scènes locales, des ateliers d’artisans ouverts au public, des cercles de discussions sur l’Économie sociale et solidaire (ESS) et la possibilité de privatiser pour un après-midi ou un week-end les lieux.
En 2015, l’agence Sinny&Ooko s’installe sur les bords du quai de la Loire (19e), avec le Pavillon des Canaux, puis à Pigalle avec le Bar à Bulles, installé derrière la Machine du Moulin Rouge dont elle est le propriétaire depuis 2010. Mais c’est en 2018 que l’agence réalise l’un de ses plus gros coups en investissant pour quatre ans une ancienne friche ferroviaire pantinoise appartenant à SNCF Immobilier3. Deux millions d’euros investis et voilà que la Cité Fertile ouvre ses portes pour mettre en avant les « porteurs de solutions pour construire une ville plus durable ». Objectif : 1 million de visiteurs chaque année. La BNP Paribas, connue pour être l’un des plus grands financeurs européens des énergies fossiles, investit via sa filiale « Act for Impact ». Stéphane Vatinel, co-fondateur de l’entreprise, l’affirme sans ambage : « A la Cité Fertile, sans la BNP, nous n’aurions même pas pu ouvrir. Je leur dis merci. »
L’agence Sinny&Ooko, lancée en 2008 et aujourd’hui dirigée par Stéphane Vatinel, est une actrice majeure du secteur. L’agence acquiert en 2013 l’ancienne gare d’Ornano dans le 18e arrondissement de Paris, qui mènera à l’ouverture de la REcyclerie l’année suivante. Le tout « sans financement public » annonce fièrement Vatinel, mais avec l’édifiant soutient de la fondation de la multinationale Véolia, décriée pour sa gestion calamiteuse de l’eau dans la région4. À la clef : un soutien à la programmation culturelle du lieu, un cycle de conférence sur l’économie circulaire et une bibliothèque environnementale qui expose les mérites du développement personnel et des « énergies vertes ».
Sinny&Ooko aborde l’avenir sereinement. L’agence va poursuivre son développement avec l’ouverture de deux tiers-lieux culturels. Le premier sur les lieux de l’ancienne usine des Eaux à Ivry-sur-Seine, le second sur l’emplacement de l’ancien Tribunal de grande instance de Bobigny, tous deux transformés en « éco-quartiers ».
«Autant d’organismes décriés pour favoriser, ici, l’évasion fiscale, là, la bétonisation des terres arables ou la mise en place de méthodes de management déshumanisantes au sein de leur structure.»
Autre acteur d’envergure, l’entreprise Cultplace. Fondée par Renaud Barrilet et Fabrice Martinez, pour ouvrir la Bellevilloise en 2006, devenue l’une des têtes de gondole des friches reconverties en tiers-lieu. Depuis, l’entreprise a mis le grappin sur d’importantes friches urbaines, propriétés du secteur public ou parapublic, avec la Rotonde Stalingrad en 2012, la Petite Halle de la Villette en 2013, le Dock B dans les anciens Magasins Généraux à Pantin en 2018 et Poinçon dans l’ancienne gare de la petite ceinture de Montrouge à l’été 2019. À l’avenir, Cultplace investira le projet de cinéma « Etoile Voltaire » dans l’ancienne sous-station électrique du 11e arrondissement de Paris puis le Grand Bassin, dans l’ancienne piscine municipale de Saint-Denis.
La Lune Rousse, spécialisée dans « l’ingénierie artistique » et sponsorisée par la banque Axa, la bière 1664, SFR, Zalando ou Bouygues Bâtiment, gère quant à elle le Ground Control qui occupe d’anciens bâtiments de la SNCF à côté de la Gare de Lyon, en attendant la construction du quartier Bercy-Charenton5. Enfin, la Belle Friche, fondée en 2015, se veut « réveiller la ville qui sommeille ». L’entreprise a participé à l’ouverture du Sample à Bagnolet, nouveau lieu « Middleground6 » aux portes de Paris et du Point Fort d’Aubervilliers, qui s’inscrit comme un projet de gentrification7 pour préparer la sortie de terre du futur quartier du Fort d’Aubervilliers.
Les gestionnaires de ces lieux ne sont pas tous des entreprises, loin s’en faut. Plateau Urbain, coopérative d’urbanisme transitoire se voulant « Résorber la vacance et servir la création » et Yes We Camp qui œuvre pour « l’utilisation inventive des espaces disponibles » se lancent en 2013 et sont depuis des agents incontournables du secteur. Tous deux font partie des 22 « Pionniers French Impact », label gouvernemental qui estampille les structures de « l’économie sociale et solidaire prête au changement d’échelle8», notamment soutenues par de grosses firmes transnationales telles que la BNP Paribas (à nouveau !), AG2R La mondiale, Vinci, Google ou le MEDEF (Mouvement des entreprises de France). Autant d’organismes décriés pour favoriser, ici, l’évasion fiscale, là, la bétonisation des terres arables ou la mise en place de méthodes de management déshumanisantes au sein de leur structure.
«Une proportion importante des tiers-lieux reste encore animée par un unique collectif occupant.»
Plateau Urbain et Yes We Camp se sont associés pour la gestion et la programmation des Grands Voisins, friche culturelle incontournable du centre parisien, installée de 2015 à 2020 dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul du 14e arrondissement. Depuis, Plateau Urbain s’est spécialisé dans la mise à disposition de locaux pour l’installation de start-ups, d’ateliers d’artistes et d’artisans, d’associations locales mais aussi pour l’hébergement temporaire de réfugiés (en partenariat avec l’association Aurore). Le PADAF, installé dans des anciens entrepôts logistiques d’Universal Music à Antony ; les Cinq Toits dans l’ancienne gendarmerie du 16e arrondissement ou les Petites Serres dans le quartier Mouffetard en sont quelques illustrations. Yes We Camp ont quant à eux ouvert en 2018 une vaste friche de 9 000m² à Nanterre, appartenant à l’établissement public Paris La Défense. Au programme : pépinière horticole, potager urbain, espaces privatisables et espace de co-working. Mais le petit dernier de la famille, Les Amarres, se situe sur le quai d’Austerlitz (13e) dans des locaux appartenant au Port autonome de Paris (HAROPA). Il se veut être un « tiers-lieu inclusif » organisant l’accueil de jour de réfugiés et de précaires.
D’autres acteurs ont investi ce champ de l’occupation temporaire ces quinze dernières années comme Soukmachines (avec la Halle Papin 2 à Pantin, le Préâvie au Pré-Saint-Gervais ou l’Orfèvrerie à Saint-Denis), le collectif Curry Vavart (le Shakirail dans le 18e) ou le collectif MU (la Station – Gare des Mines dans le 18e). Enfin, une proportion importante des tiers-lieux reste encore animée par un unique collectif occupant. C’est le cas du 6B installé dans d’anciens locaux d’Alstom sur le bord du canal de Saint-Denis, du DOC qui occupe un ancien lycée du 19e arrondissement ou de l’emblématique Main d’œuvre sis depuis 2001 à quelques pas du Marché aux Puces de Saint-Ouen.
Définition d’« urbanisme transitoire » par Wikipédia : « Occupation passagère de lieux publics ou privés, généralement comme préalable à un aménagement pérenne ». A l’origine, les interstices urbains inoccupés était régulièrement investis (et continuent de l’être) par le milieu du squat : manque de logements décents, prix exorbitant des loyers, lutte pour la gratuité, hébergement des populations précaires, les collectifs portaient une critique sociale en acte dans ces lieux. L’occupation était informelle et spontanée.
A partir des années 2000, se développe, en Allemagne d’abord, puis en France, l’urbanisme tactique. Les riverains s’approprient une parcelle ou un local pour l’aménager provisoirement sans s’infliger les lourdeurs institutionnelles normalement requises. Des pratiques semi-contrôlées de l’urbanisme tactique va émerger l’urbanisme transitoire, qui a l’avantage pour les propriétaires d’offrir un cadre d’occupation rationalisé dans lequel les tiers-lieux vont s’engouffrer. Aujourd’hui, une large partie d’entre eux ont signé un bail d’occupation temporaire de quelques mois ou quelques années pour y développer les activités citées ci-dessus.
L’attrait pour ce nouvel urbanisme s’explique par l’explosion des prix du foncier ces dernières décennies et par l’allongement du délai de mise en place des projets urbains : 10 à 15 ans sont en moyenne nécessaires de la conception à la finition. Tout cela justifie : « La création d’un métier, d’une économie là où auparavant il n’y avait qu’une dynamique spontanée. Cette économie urbanistique émerge dans les années 2010. » analyse Cécile Mattoug, enseignante en urbanisme à l’Université de Paris 8 et co-animatrice du réseau de réflexion INTER-FRICHES.
Un propriétaire foncier — SNCF Immobilier ou la SOPIC — par exemple, possède un bâtiment ou une parcelle inoccupée et souhaite : « réguler une parenthèse dans la gestion de son site9 » le temps de sa reconversion. Le risque qu’il soit squatté n’est pas à exclure. Le propriétaire va alors aller toquer à la porte d’un Sinny&Ooko ou d’un Plateau Urbain pour demander la mise en place d’une occupation transitoire. C’est triplement bénéfique :
Premièrement, les squatteurs, qui ne rentrent pas toujours dans les cadres conventionnels de négociation, sont tenus à l’écart. Comme nous le confirme Dickel Bokoum, cheffe de projet pour La Belle Friche : « La crainte est très prégnante chez les propriétaires fonciers du squat ou de l’occupation non-désirée ou non-dialoguée. L’idée est de favoriser une appropriation choisie » Ainsi, les propriétaires reprennent la main sur des occupations incontrôlées en favorisant l’installation de tiers-lieux qui se tiennent sages. Une illustration patente pour Igor Babou, professeur à l’Université Paris Diderot, est celle de la ferme urbaine prénommée la « Prairie du Canal » à Bobigny, ouverte en 2017 : « A l’origine, il y avait des Roms installés dans l’ancienne usine de mobylettes juste à côté de l’actuelle ferme. Les flics les ont virés. Puis, le propriétaire foncier a immédiatement lancé un appel d’offre pour la création d’une friche urbaine afin de maintenir à distance les Roms. »
Deuxièmement, le propriétaire peut se dispenser de frais de gardiennage nécessaires pour tenir à distance le vulgaire, pouvant représenter 10 000 à 30 000€10 par mois en région parisienne. Non négligeable.
Troisièmement, un coup de com’ pour le proprio qui, en ouvrant un lieu de culture, se voulant underground ou une ferme urbaine, se montre ainsi vertueux, écologique, solidaire, etc. Tout bénef’.
« Le milieu associatif est de plus en plus dessaisi des projets d’urbanisme transitoire. Quelque part, on a une forme de professionnalisation du secteur.» Yann Watkin
Aujourd’hui, cet urbanisme transitoire devient la panacée de tout aménageur public ou privé en milieu urbain. La ville de Paris, les départements, le Grand Paris et la Région s’y mettent. Cette dernière a lancé depuis 2016 un Appel à manifestation d’intérêt (AMI) pour soutenir des projets dont le but est de « transformer le temps mort de l’aménagement d’espace en un temps vivant et fertile, porteur d’activités d’emplois et de contributions positives pour le cadre de vie riverain11». Déjà 107 projets ont été financés, dont le Shakirail, la Station – Gare des Mines ou la Prairie du Canal.
L’un des plus importants propriétaires fonciers ayant investi ce terrain est la SNCF Immobilier : « La SNCF s’est aperçue du potentiel jusqu’alors inexploité de ses friches ferroviaires. Depuis les nouvelles orientations de la société instaurées en 2015, elle a décidé de les valoriser au maximum », analyse Fanny Cottet, doctorante chez Plateau Urbain. En plus des tiers-lieux déjà existants sur ses friches, la SNCF Immobilier lance en 2020 un appel à candidature « À l’Orée de la petite ceinture » pour la reconversion de trois sites : les voûtes de Vaugirard (dans le 15e) et deux bâtiments de service (dans le 19e et 20e) dont la maison Florian, qui sera investie par Yes We Camp et l’association Aurore. Les tiers-lieux vont y fleurir partout.
Avec l’émergence de cette nouvelle économie, l’urbanisme transitoire opère une mutation d’importance. Jusqu’alors, les petites organisations, associations ou collectifs tenaient une place centrale dans l’occupation temporaire. Mais selon Yann Watkin, architecte chargé de mission pour l’Institut Paris Région : « Le milieu associatif est de plus en plus dessaisi des projets d’urbanisme transitoire. Quelque part, on a une forme de professionnalisation du secteur. L’urbanisme transitoire est un secteur émergent qui s’inscrit progressivement dans le système sociétal dans lequel nous sommes ». Ainsi, poursuit-il : « La région, dans l’attribution des subventions, va faire attention à ne pas fragiliser la demande issue du milieu associatif. Elle va privilégier des dossiers qui seront bien établis. »
Exit les petites associations ou collectifs sans trop de moyens. Il faut avoir les reins solides d’un Plateau Urbain ou d’un Cultplace et l’entregent pour attirer, ici, la BNP Paribas, là, Véolia, avec le soutien des politiques publiques. Et c’est ainsi qu’un milieu œuvrant à l’origine à l’ombre du marché se retrouve quadrillé par ses logiques, évinçant progressivement les plus petits au profit des gros : un oligopole digne de ce nom.
Et, à grand renfort de valeur sociale et environnementale, la subversion devient conforme.
Gary Libot pour Le Chiffon
Photo de Une > La Cité Fertile, tiers-lieu phare installé sur une ancienne friche ferroviaire de la SNCF dans le quartier de Quatre-Chemin, à cheval entre Pantin et Aubervilliers. Photo de Romain Adam.
Dessin 1 > par Le Narreux
Dessin 2 > par Le Narreux
- « Avez-vous déjà entendu parler du projet d’extension d’une carrière de calcaire à quelques kilomètres de votre lycée, à Brueil-en-Vexin ? »
- « … »
Personne n’opine du chef. Les lycéens restent impassibles, silencieux. Nous sommes dans la classe de Terminale L du lycée Condorcet à Limay, au nord de Mantes-la-Jolie (78, Yvelines). Les quelque 35 élèves préparent le bac. Le prof de philo, M. Pioline, explique ce qui se trame à quelques kilomètres de chez eux : « Calcia, une grande boîte de l’industrie cimentière veut ouvrir une nouvelle carrière de calcaire pour alimenter la cimenterie que vous connaissez, à Gargenville. Beaucoup d’habitants et d’élus s’y opposent. Ça soulève des questions importantes sur l’écologie. »
- « Ah ouais, c’est elle [la cimenterie] qui nous dépose la poussière partout », répond du tac-au-tac une élève.
Au premier rang, un autre lycéen embraye : « On a envie de s’intéresser mais au fond on n’en parle pas trop au lycée. Y’a que ce que nous disent les médias qu’on connaît… ». La classe acquiesce discrètement.
- « C’est vrai… Je m’aperçois qu’on n’a jamais abordé ces sujets en classe, c’est une vraie objection que vous me faites là. » reconnaît M. Pioline.
Et pourtant, voilà un projet qui mérite l’attention. Résumons : depuis 1921, le Mantois — à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Paris — est un territoire central dans l’excavation du calcaire et la production du ciment dans l’Île-de-France. L’entreprise cimentière française Calcia, depuis un siècle, exploite trois carrières dans la région.
La dernière en date, ouverte au début des années 1970 sur la commune de Guitrancourt, est épuisée depuis quelques mois. Depuis 1995, Calcia fait des pieds et des mains pour obtenir le permis d’extension de la carrière de Guitrancourt sur des terres agricoles du village de Brueil-en-Vexin, dans la vallée de la Montcient. Le calcaire excavé permettrait de continuer à alimenter la cimenterie, la dernière de la région, à quelques kilomètres.
Calcia est triplement implantée dans le Mantois : les carrières d’un côté, la cimenterie de Gargenville de l’autre et son siège social à Guerville, qui emploie 370 personnes. Racheté en 2016 par l’allemand HeidelbergCement, le groupe devient alors le deuxième producteur mondial de ciment.
Le projet va sommeiller jusqu’au début des années 2010. Puis des phases de sondages des sols sont relancées. Alimentation des programmes de construction du Grand Paris oblige, argue le cimentier… Sur une surface initiale de 74 hectares (appelé Zone 109), au sud du parc naturel régional du Vexin, la zone d’exploitation s’étendrait au fil des décennies sur trois communes supplémentaires pour atteindre une surface maximale de 550 hectares (soit plus de la moitié de la superficie de bois de Vincennes) et une excavation de 700 000 tonnes de calcaires par an pendant près d’un siècle.
Philippe, opposant historique au projet et membre du collectif local c100fin, nous amène sur un petit chemin sinueux. Nous traversons quelques épineux et enjambons un barbelé : « C’est par excellence un projet d’un autre temps : pollution de l’air dans une zone urbaine très peuplée, pollution des nappes phréatiques pour excaver le calcaire, poursuite d’une industrie cimentière énergivore et obsolète pour des infrastructures inutiles, c’est de la folie ».
Dans un périmètre de 6 kilomètres autour de la cimenterie de Gargenville , il n’y a pas moins de 18 communes et plusieurs dizaines de milliers d’habitants. « Les pollutions sont importantes pour nous, d’autant plus que la cimenterie dépasse les valeurs limites d’émissions. Elle n’est plus en conformité depuis 2015 selon la Direction régionale et interdépartementale de l’environnement et de l’énergie (DRIEE) » poursuit Philippe.
Sans proposer un résumé exhaustif, les nuisances induites par le projet d’extension sont nombreuses : destruction de terres agricoles de grande qualité, pollution de la nappe phréatique due au creusement à plusieurs dizaines de mètres de profondeur pour excaver le calcaire, défiguration du parc naturel régional du Vexin, destruction d’emplois ruraux et touristiques, frénésie productiviste…
Mais Calcia affirme répondre aux besoins en ciment de la région stimulés par le Grand Paris et les Jeux Olympiques de 2024 (logements, infrastructures sportives, métros, nouvelle piste de l’aéroport de Roissy). Des besoins qui devraient augmenter de 20 % d’ici 2030. Un argument que remet en cause Pierre Bellicaud, ingénieur et membre de l’Association vexinoise de lutte contre les carrières cimentières (AVL3C) : « Stable depuis plusieurs années, la capacité de production totale de ciment en France est d’environ 27 millions de tonnes par an, nous en produisons et consommons entre 16 et 17 millions et en exportons 2 à 3 millions. Nous n’avons pas à augmenter notre capacité de production avec une nouvelle carrière, elle est déjà surcalibrée 1 ! »
D’autant plus que nous avons affaire, avec le ciment, à une industrie destructrice à de nombreux égards. Les besoins en énergie de l’industrie cimentière pour excaver le calcaire (et l’argile), chauffer les fours (de 1 400 à 2 000°C), transporter la matière, en fait l’une des industries les plus polluantes qui soient. « Si l’industrie cimentière était un pays, elle serait troisième sur le podium des émetteurs avec 7 à 8 % des émissions mondiales de CO2 » écrit le doctorant Nelo Magalhães 2.
Face à la pression installée par les opposants 3 au projet depuis des années, le Conseil de la Communauté urbaine de l’agglomération Grand Paris Seine & Oise (GPS&O) vote, en septembre 2018, contre l’extension de la carrière : 67 voix contre, 42 pour. C’est la surprise.
Et un revers important pour les édiles locaux, de Pierre Bédier (président de la Communauté urbaine), à Philippe Tautou (président du Conseil général des Yvelines) en passant par Valérie Pécresse (présidente de la région Île-de– France), et le Ministère de la Transition « écologique et solidaire », de Hulot à Borne en passant par de Rugy, tous fervents soutiens de Calcia.
Mais il leur en faut plus ! En juin 2019, l’État délivre au cimentier le permis exclusif d’exploitation de la carrière. Il s’assoit par là même sur la vote de la Communauté urbaine. La colère éclate chez les opposants. La mobilisation s’intensifie. Le 6 et 7 juillet 2019 s’organise dans le Vexin un week-end de rencontre autour du projet, où s’opère une jonction avec des Gilets jaunes, présents à cette occasion 4.
Dans les mois qui suivent, la pression ne fait que monter. Les recours judiciaires se multiplient, le tribunal administratif de Versailles ordonne une nouvelle expertise et reconnaît par la même occasion que les études d’impact ont été bâclées. Enfin, en octobre 2019, le Conseil de Paris se positionne contre le projet. Significatif mais pas décisif.
Le 17 décembre 2019 les choses basculent : Calcia annonce aux autorités le transfert d’une grande partie de son siège social de Guerville à Nanterre. 250 emplois quitteraient les Yvelines pour les Hauts-de-Seine dans le courant de l’année 2020. « Les soutiens politiques indéfectibles à l’extension de la carrière sont furax » témoigne avec un brin de malice Dominique Pélegrin, présidente de l’AVL3C.
Il y avait pour Phillippe Tautou de la Communauté urbaine et Pierre Bédier du département un contrat tacite : soutien au projet = maintien des emplois. Ils y voient une trahison : « Ce sont des patrons voyous. » assène Bédier… Le préfet des Yvelines, Jean– Jacques Brot qui signait en juin l’autorisation d’extension, lui, voit rouge : « Pour Calcia, il n’y a pas de contradiction à quitter Guerville tout en maintenant son projet de carrières dans le Vexin. Pour nous, tout est lié. » déclarait-il au Parisien début janvier 2020. Un départ qui priverait, le département d’un million d’euros de recettes annuelles, en plus des emplois perdus.
Mais il y a plus ! Subitement les potentats allument leurs quinquets : « Ils nous enlèvent l’emploi mais ils nous laissent les nuisances », fulmine Bédier en réunion publique début janvier : « Nous acceptons les nuisances de la cimenterie de Gargenville dans le but de préserver les emplois et ensuite, le groupe décide de partir ! » dénonce Tautou. « Dans ces conditions, plus personne ne croit en la parole de Calcia, notamment en matière environnementale. », s’indigne Pécresse dans la presse parisienne : « Il fallait au départ mettre en balance les conséquences environnementales du projet avec le bénéfice territorial, mais aujourd’hui la question est tranchée. Le bilan est négatif d’un point de vue social et environnemental ». Elle prend parti pour la première fois dans cette affaire et annonce son opposition à l’extension de carrière.
Les termes de « nuisances », de « bilan négatif d’un point de vue environnemental » et la réalité qu’ils recouvrent avaient été mis sous le tapis jusque-là par ces figures politiques locales. Subitement, l’extension de la carrière se qualifie en des termes qui n’avaient alors jamais été prononcés. La réalité destructrice de la carrière est enfin avouée. D’autre part, ce potentiel de nuisance écologique , le « bilan environnemental » selon le langage technocratique, ne peut être accepté et compensé que par un « bilan social positif » : misère de l’équation, équation de la misère.
C’est un épisode révélateur pour Dominique Pélegrin : « Pour quelques centaines d’emplois, ils sont prêts à poursuivre une industrie polluante en tout point ». La course à l’emploi se révèle avoir la fonction de dernière digue de soutien à des projets écologiquement destructeurs. Et Bédier le dit clairement : « J’ai toujours privilégié l’emploi dans une région qui souffre d’une insuffisance d’emplois et d’une désindustrialisation accélérée. » Cela revient à dire qu’entre l’emploi et l’écologie, il faut choisir : ces deux pôles sont mis en opposition alors qu’ils pourraient — qu’ils devraient — marcher ensemble.
Le 16 janvier, Pierre Bédier fait voter à une écrasante majorité par la Communauté urbaine le retrait de la zone d’exploitation de la carrière du Plan local d’urbanisme (PLU). Un premier pas dans la bonne direction qui doit se concrétiser par l’annulation du projet par le ministère de l’écologie, soutiennent les opposants sur place.
Depuis les années 1970, le Mantois suit la dynamique structurelle du capitalisme et connaît une très forte désindustrialisation (transport, production d’énergie pour le BTP, automobile), suivie d’une tertiarisation de l’économie. Par exemple, l’usine Renault de Flins, qui employait 20 000 personnes à la fin des années 1960, n’en emploie aujourd’hui pas plus de 5 000. « Pierre Bédier n’a pas vraiment compris qu’il fallait passer à autre chose que la grande industrie, il n’est pas à l’aise avec l’idée de développer des PME [Petites et moyennes entreprises] de quelques employés » analyse Dominique Pélegrin.
Philippe, du collectif c100fin, poursuit : « Paris a seulement quelques jours d’autonomie alimentaire… Il faut arrêter avec cette carrière qui ne nous donne aucune autonomie. Nous avons plus que jamais besoin de recréer une ceinture agricole en région parisienne, et là, c’est comme à Gonesse, ils veulent détruire des terres arables d’excellente qualité pour un monde tout béton ».
Le coup de théâtre de Calcia de déplacer une partie de son siège dans les Hauts-de-Seine fin décembre 2019 et la volte-face des politiciens qui s’en suit peuvent sembler anodins. Ils permettent pourtant de mettre en lumière une fois de plus un fait fondamental pour les luttes écologistes présentes et à venir : dans un certain nombre de cas, la dernière force à laquelle se heurteront les opposants locaux à des grands projets inutiles, sera la dépendance des collectivités locales et des élus à l’emploi, symptôme d’une dépendance structurelle de notre société au travail. Pour préserver quelques emplois, dont il ne faut pas nier qu’ils permettent à certains de survivre, tout devient possible. La nature est objectivée dans un odieux rapport coût/bénéfice qui justifie sa mise à sac.
Pour élargir ces luttes locales, il semble plus nécessaire que jamais de coupler aux luttes écologistes locales, une remise en question fondamentale de notre monde. C’est-à-dire de remettre en question notre mode de production, la Sainte Trinité « emploi-croissance-profit », le monde des grandes infrastructures, le monde de l’étalement urbain et de la métropolisation, de la course en avant du productivisme et de l’industrie, pour y favoriser un mode de vie et de production forcément local et nécessairement plus agricole.
En complément de cet article, une réflexion plus théorique sur les leçons qui peuvent être tirées de la lutte contre l’extension de la carrière de calcaire dans le Parc régional du Vexin en questionnant un point particulier : comment penser la fin de notre dépendance au travail sous le capitalisme ? Pour ouvrir des pistes de réflexions et d’actions, nous donnons la parole à Bernard Friot, économiste et sociologue du travail. Ses travaux portent sur la sécurité sociale et plus généralement sur les institutions du salariat nées au XXe siècle en Europe. Benard Friot milite pour un nouveau régime de propriété (la propriété sociale d’usage), pour un « salaire à vie » et se bat pour reconnaître à tous un statut de producteur.
Le Chiffon : Le revirement d’un certain nombre d’élus locaux suite à l’annonce du cimentier Calcia de déplacer son siège social à Nanterre n’est pas anecdotique. Il semble illustrer avec éclat que leur soutien au projet d’extension de carrière, était tacitement conditionné au maintien des emplois. « Faites ce que vous voulez, pourvu qu’il y ait de l’emploi à la clé et la rentrée d’argent qui avec », semblent une fois de plus dire ces élus. Qu’est-ce que cela dit de la dépendance de notre société à l’emploi ?
Bernard Friot : Il est tout à fait légitime que les collectivités locales se préoccupent de la vitalité de l’activité de production, qu’elle soit industrielle, agricole ou de services : c’est le gage que les services publics seront pérennes, et que sera évitée la recherche d’un salut artificiel dans le tourisme. Mais elles n’ont pas les moyens d’une telle ambition et doivent céder au chantage de groupes capitalistes qui mettent en concurrence les territoires.
Tant que les industriels étaient liés à un territoire, intérêt local et profit capitaliste étaient partiellement conciliables : on sait tout le parti qu’ont su tirer les mairies communistes de la taxe professionnelle, et notamment les villes ouvrières de la sidérurgie qui ont pu largement investir grâce à la taxe que payait l’industrie, dans des équipements culturels et sportifs. Cette époque est finie avec la mondialisation du capital.
Il faut maintenant conquérir la propriété des outils de production par des acteurs locaux non lucratifs qui auront tout intérêt à leur maintien sur place : le salut des territoires passe nécessairement par la fin de la dépendance au capital.
Ne voit-on pas avec ces événements, la nécessité pour les luttes écologistes d’articuler à la résistance locale une refondation plus globale de notre manière de produire, de répartir l’activité, de distribuer la richesse ?
On s’aperçoit très vite que lutter contre la carrière Calcia sans lutter pour une tout autre production du bâti et plus généralement pour un tout autre Grand Paris présente deux risques. D’une part le problème de la pollution pourrait simplement être déplacé sur un autre territoire qui accueillera la carrière.
D’autre part, la Communauté Urbaine Seine & Oise, même sans la carrière, continuerait à s’inscrire dans la logique folle de métropolisation capitaliste de l’Île-de-France, avec ciment à tout va, spéculation foncière et immobilière, absurde concentration de la localisation des entreprises, éloignement des équipements culturels ou de santé, disparition de terres agricoles, surdimension de la voirie du fait de la distance croissante entre travail et domicile et de l’inadaptation des transports publics aux trajets de la vie quotidienne, pollution croissante, etc.
Vous essayez de réfléchir à l’extension du modèle de la sécurité sociale par l’idée de « sécurité sociale sectorielle ». Que pourraient nous apporter ces propositions ?
Il s’agit d’étendre à d’autres productions ce que nous avons su faire en matière de soins dans les années 1950–70 grâce à la création du régime général de sécurité sociale en 1946 : le doublement du taux de la cotisation-santé entre 1945 et 1979 a permis de produire des soins (sauf hélas le médicament) à hauteur de 10% du PIB en dehors de la logique capitaliste, avec des équipements financés par subvention de la caisse-maladie (gérée de 1947 à 1967 par les intéressés) et des personnels fonctionnaires ou libéraux conventionnés avec la caisse.
Imaginez le tout autre destin pour le Vexin et ses habitants que rendrait possible la transposition de cette innovation à l’habitat, aux transports de proximité, à l’alimentation, à l’énergie, à l’accès à l’art et à la culture, pour m’en tenir à ces exemples qui ne sont pas exhaustifs. Chacun verrait sa carte vitale alimentée chaque mois de sorte qu’il puisse couvrir tout ou partie de ses besoins dans ces domaines.
Des cotisations interprofessionnelles allant à des caisses gérées par les intéressés permettraient d’alimenter la carte, qui ne pourrait être utilisée qu’auprès de professionnels conventionnés, comme c’est le cas aujourd’hui en matière de soins. Et ne seraient conventionnées bien sûr que des entreprises possédées par leurs salariés, ne se fournissant pas auprès de groupes capitalistes, pratiquant le bio, l’écoconstruction, les énergies renouvelables, des modes de transport alternatifs à l’automobile.
Et comme la production non capitaliste de logement, d’équipements de transports, d’alimentation n’est pas encore suffisante, une partie des sommes gérées par les caisses de ces nouvelles sécurités sociales serait utilisée pour faire du foncier un bien commun, pour subventionner des investissements qui seraient décidés et possédés par les citoyens, pour attribuer un salaire à la qualification personnelle à tous les travailleurs conventionnés de ces branches.
Il faut arracher au capital la production de notre quotidien, et pour cela pas besoin d’inventer l’eau chaude : avec le régime général de sécurité sociale, nous disposons d’une institution à « désétatiser » pour la confier à nouveau aux seuls intéressés comme elle l’a été pendant 20 ans, et à généraliser à toute la production.
Le think tank britannique Autonomy a publié un rapport en 2018 épluché par le Guardian, sur le lien entre travail et destruction écologique. Autonomy affirme que l’effort de la Grande-Bretagne pour se maintenir à une échelle mondiale à 2°C de réchauffement en 2100, devrait réduire le temps de travail par travailleur à 9h par semaine. Au-delà de la redéfinition d’une autre manière de travailler et de produire, ne faut-il pas chercher à réduire drastiquement le temps de travail ?
C’est au contraire la réduction drastique du temps de travail pour remplacer le travail vivant par le travail mort des machines qui est constitutive du capitalisme et qui nous mène à une impasse écologique absolue ! Jamais le temps de travail agricole n’a été aussi réduit en France et jamais la production d’aliments n’y a été aussi capitaliste et aussi destructrice de la nature.
Réduire le temps de travail de transport du courrier en remplaçant les lettres par des courriels augmente l’empreinte écologique au lieu de la diminuer comme le laisse entendre le terme de « dématérialisation » frauduleusement appliqué à une numérisation incroyablement consommatrice de métaux rares et d’énergie, véritable fuite en avant capitaliste dans l’élimination du travail vivant.
Lutter pour la réduction du temps de travail n’est pas en soi un geste écologique.
Il ne faut pas confondre richesse et valeur. La richesse, c’est l’addition des produits du travail concret : tonnes de fruits produites, millions de km/voyageurs transportés, nombre de jeux vidéo construits ou d’infractions au code de la route sanctionnées. Cette richesse doit considérablement diminuer si nous voulons maintenir notre lien à la nature. Et elle peut l’être sans réduction de notre bonheur, car une grande partie de notre richesse ne sert à rien ou est dangereuse (un tiers de la production alimentaire est jeté, il faut des quantités de pommes industrielles pour obtenir la qualité nutritive d’une seule pomme bio, tous les objets capitalistes sont à obsolescence programmée, le pouvoir entretient une armée de gendarmes pour chasser les migrants ou la BAC pour casser du manifestant, etc).
La valeur, elle, mesure le travail vivant mis en œuvre : c’est le PIB (Produit intérieur brut). Lui va au contraire augmenter car pour produire moins mais mieux il faudra beaucoup plus de travail vivant, mais un travail enfin libéré de la tutelle du capital. Aujourd’hui, l’enjeu est une nécessaire décroissance de la richesse, qui n’est pas incompatible avec une croissance de la valeur.
Reportage et entretien de Gary Libot pour Le Chiffon
Photo de Une > Marches du 6 décembre 2015 en zone 109. Crédit : AVL3C
Photo 2 > Panneau installé sur le périmètre prévu pour l’extension de la carrière. Crédit : Gary Libot.
Photo 3 > Carrière de calcaire à Guitrancourt épuisée en 2019. Crédit : Gary Libot.
Photo 4 > Portrait de Bernard Friot.
Une évidence une nécessité d’œuvrer. Comment peut on adhérer, agir, s’impliquer dans votre communauté?
En effet, nous avons corrigé l’erreur. Merci.
La loi de séparation des églises et de l’Etat est de 1905 https://www.vie-publique.fr/fiches/271400-la-loi-du-9-decembre-1905-de-separation-des-eglises-et-de-letat
Je vais vous raconter une histoire. Il y a quelque temps, à la suite de rafraîchissantes journées passées en campagne, je rentrais à Paris avec ma voiture (sans doute écologiquement contestable, mais c’est pas le sujet ici…). Je pénétrais dans la capitale pour rejoindre le lieu où j’ai pris l’habitude de garer mon char, gratos. C’est un petit coin isolé, une « friche ferroviaire » entre la gare de Lyon et l’avenue Daumesnil dans le XIIe arrondissement, derrière le lieu branchouille du Ground Control.
Lorsque, rasséréné de ma prise de distance avec la métropole, j’y vais garer mon auto, un monsieur d’une cinquantaine d’années, sans doute un employé de la SNCF, me prévient : « Vous pourrez plus vous garer ici bientôt». « Ah oui ? Pourquoi ? » lui demandai-je. « Projet de réaménagement. Ils vont construire des logements, des bureaux, des commerces. Allez, bonne soirée ! »
Cette nouvelle me laissa tout penaud. Je n’allais plus pouvoir garer ma bagnole semi-clandestinement dans l’un des derniers recoins de Paris pas encore rendu totalement fonctionnel, exploitable, marchand. Pour un projet de « ré-a-mé-na-ge-ment » ? Quel toupet !
Je décide alors de me renseigner sur ce dit projet.
90 000 m² d’immobilier à construire sur 6 hectares de foncier ferroviaire. La moitié de bureaux, l’autre moitié de logements (dont 600 de logements sociaux soit 60 % des logements prévus) établit sur des bâtiments de 11 étages au maximum. Un hectare d’ « espaces verts », quelques commerces, une école maternelle et élémentaire de huit classes et une crèche de 66 berceaux. Le tout sur un ancien site de la SNCF1 rattaché à la gare de Lyon et plus ou moins au ralenti depuis l’arrêt du TGV postal (1984–2015). Voilà ce que l’on apprend sur le site de la SNCF 1 au sujet de ce réaménagement acté en 2016 et dénommé « Gare de Lyon-Daumesnil ». Le maître d’ouvrage est la Société Nationale Espaces Ferroviaires (SNEF), une branche de la SNCF. L’un des plus gros propriétaires fonciers de Paris.
Bien assis devant mon personal computeur, quelques pensées ne manquent pas de me traverser : « La mise en coupe réglée de Paris par les aménageurs poursuit son chemin… N’y a‑t-il pas déjà suffisamment de logements et de bureaux disponibles pour avoir besoin d’en construire de nouveaux ?… Encore un foutu levier de croissance économique… ».
La startupisation générale de notre époque aura raison de mes pensées romantico-passéistes… Mais alors, je faisais fausse route !
Une plongée dans l’enquête publique2 de ce réaménagement « Gare de Lyon — Daumesnil » (GDLD) nous apprend que ce projet « limitera les émissions de CO2 de 30 % en moyenne par rapport à un projet urbain classique », vise l’objectif « de 50 % d’énergie renouvelable » à l’échelle d’un quartier qui se veut « éponge ». C’est-à-dire que les sols perméables permettront l’infiltration et l’écoulement naturel des eaux de pluie. Les déplacements doux (vélo, piéton) seront favorisés : promenade plantée à l’appui. « La diversité des milieux », la présence de « surfaces végétalisées sur les toits » et « la plantation de 300 arbres » prévue dans le jardin central parachèveront la construction d’un « quartier à biodiversité positive ». Mais ce n’est pas tout !
L’utilisation de « matériaux biosourcés » permettra l’édification d’un « quartier bioclimatique » fidèle aux trois principes du développement durable « éviter-réduire-compenser3 ». Le tout en préservant les Halles des Messageries (où se trouve le tiers-lieu Ground Control) et le bâtiment des messageries et télégraphies, patrimoine ferroviaire des années 1920. Que demande le peuple ?
Happé par cette doucereuse novlangue néo-managériale, cette épiphanie écologique prit soudainement fin à la lecture de la synthèse générale de l’enquête publique : « La grande majorité du public qui s’est exprimée au cours de l’enquête ne veut pas du projet tel qu’il est ».
Encore une bande d’ignares qui ne savent apprécier la juste valeur des ambitions qu’on a pour eux… Mais les enquêteurs se rassurent à bon compte :« C’est habituel dans de telles circonstances » ajoutent-ils, sans autre forme de procès.
« Pourquoi les rares espaces qui peuvent être transformés en forêts urbaines dignes de ce nom sont-ils bétonnés ? »
Anne C., nouvellement propriétaire d’un logement dans une résidence construite récemment (rue Jorge Semprun) et sise juste en face du projet de réaménagement, fulmine : « Lorsque nous avons acheté il y a 2 ans, notre promoteur ne nous a pas informé de ce projet. Nous allons nous retrouver avec un immeuble de 8 étages en face de nos fenêtres. C’est pour cela que nous voulons nous battre pour l’annulation du projet ». Elle poursuit : « Ce projet est intolérable compte tenu du contexte climatique… Pourquoi les rares espaces qui peuvent être transformés en forêts urbaines dignes de ce nom sont bétonnés ? » En voilà une bonne question.
Malgré toutes les promesses écologiques de la SNEF, pour Jérôme4. habitant la rue du Charolais et opposant : « Ce projet reste très minéral ». Et il ne manque pas de pointer l’organisation des espaces prévue pour ce réaménagement (voir le plan) : « Ils nous font de grands espaces, de grandes allées toutes rectilignes. Peut-être que dans le cadre de logements sociaux ça permet de surveiller plus facilement la population. Qui va vouloir se balader dans un jardin entouré de grands immeubles ? C’est pas convivial… ».
Illustration des jardins prévus par le cabinet du paysagiste Michel Desvigne
Jérôme, flairant le coup de com’, s’interroge : « Anne Hidalgo5 parle de faire des forêts urbaines pour l’écologie mais toujours à des endroits très visibles, où l’on peut à peine planter plus de dix arbres ! Là, il y a l’opportunité d’avoir une forêt urbaine digne de ce nom, et eux bétonnent en majorité. »
Pourtant, selon le nouveau Dircom’ de la SNEF, Joachim Mizigar : « L’organisation des espaces prévue s’est établie en concertation avec les habitants du quartier ». Des habitants favorables à des bâtiments de 16 à 25 mètres de haut non loin de chez eux, le tout tracé au cordeau ? J’ai eu peine à en trouver la moindre trace. Allez savoir… j’ai dû mal chercher.
Pour Thierry Paquot, philosophe et professeur émérite à l’institut d’urbanisme de Paris : « Plus c’est fonctionnel, plus on croit que c’est habitable. Mais ça soutient une architecture que je trouve inhospitalière, voire anxiogène. C’est un urbanisme défensif. »
Une première analyse des illustrations publiées pour « vendre » le projet fait rapidement songer à ce que les aménageurs ont dégoté pour le XIIIe arrondissement avec le quartier de la BnF (Bibliothèque nationale de France) et du quartier de l’Université Paris-Diderot. Dans ce coin « réaménagé », c’est du béton et du verre qui s’étale – en rang – sur des centaines de mètres. Rien ne dépasse. Tout est flux, rationalité, optimisation.
Sept projets d’aménagement de friches ferroviaires sont sur les rails à Paris : les quartiers Bercy-Charenton et Gare de Lyon-Daumesnil (dans le XIIe) et de Chapelle-Charbon, Hébert, Ordener-Poissonniers et Gare des Mines et Dubois (dans le XVIIIe). En novembre 2016, la ville de Paris et la SNCF Réseau et Mobilités signent un protocole d’accord. Objectif : transformer 50 hectares de friches en quartiers « équilibrés et durables ». Au total, près de 600 000 m² à construire, avec près de 4 000 logements.
Mais tout ne va pas bon train. Une opposition se cristallise par endroits. Des habitants et des élus critiquent la sur-densification à l’œuvre (notamment pour le projet Ordener-Poissonniers6 ) et la poursuite d’une urbanisation venue d’un autre temps (pour Bercy-Charenton7 , qui prévoit la construction de tours allant jusqu’à 180 mètres de hauteur).
Selon Bernard Landau, architecte, urbaniste et ex-adjoint à la direction de l’urbanisme de la ville de Paris (de 2009 à 2014), ces projets sont le signe de l’injonction contradictoire dans laquelle la mairie se trouve coincée : « Pour lutter contre l’artificialisation des sols due à l’étalement urbain, la tendance est à la densification de la ville. Mais, les problèmes écologiques appellent à la création d’espaces verts, ce qui ne peut coller avec cette densification8 ».
Landau nous avertit : « Les friches ferroviaires ne représentent qu’une petite partie du projet du Grand Paris9 , mais ce sont parmi les tous derniers espaces disponibles. Pour ne pas les gâcher, je suis pour un moratoire de sauvegarde de l’existant. »
Contre la bétonisation, la plantation de véritables « forêts urbaines » semble plus nécessaire que jamais (lire l’encadré). D’autant plus que Paris manque cruellement d’espaces verts. Treepedia, outil d’analyse développé par le Massachussetts Institute of Technology (MIT) qui vise à cartographier et analyser la couverture générale des métropoles par image satellite, nous informe que Paris est la ville la moins verte du monde avec 8,8 % d’espaces verts sur sa superficie totale, et l’une des plus densément peuplées au monde avec 21 000 habitants au km/2.
Mais, plus largement est-il même besoin de construire de nouveaux logements ? Malgré la forte densité d’habitants par kilomètre carré à Paris, la ville à perdu près de 700 000 habitants en un siècle10 . Et depuis la fin des années 2000, elle se vide à nouveau progressivement de ses habitants, environ 15 000 par an, bien souvent relégués en périphérie du fait des difficultés pour s’y loger.
Et pourtant, il n’y a jamais eu un aussi grand nombre de logements dans la capitale. Près de 1,4 million en 201511. Mais 17 % d’entre eux demeurent inoccupés selon les derniers chiffres de mars 2019, soit plus de 230 000 logements, rien que dans Paris12.
Les logements inoccupés englobent les logements vacants, les logements occasionnels (touristiques notamment : en explosion avec le développement d’applications comme AirBnB) et les résidences secondaires.
Paris se dépeuple progressivement, jamais autant de logements n’ont été disponibles. Des milliers de personnes couchent dans les rues, des dizaines de milliers d’autres sont reléguées en banlieue avec des temps de trajet pour aller travailler que personne ne souhaite endurer.
En attendant, la mairie et les aménageurs poursuivent la construction de nouveaux logements et la densification… au nom de l’écologie !
« À Paris, les élus ont des programmes, mais n’ont pas de vision » note Thierry Paquot, inquiet de la gestion à venir de l’urbanisme parisien. Et pour avoir un avant-goût de cet avenir, il faut jeter un œil au rapport rédigé pour le think tank social-démocrate Terra Nova par l’adjoint à la mairie de Paris chargé de l’urbanisme, Jean-Louis Missika, et modestement intitulé « Le nouvel urbanisme parisien13 ».
Contacté, Jean-Louis Missika n’a pas souhaité consacrer quelques minutes pour répondre aux questions du Chiffon à ce sujet.
Toujours est-il que, pour Yves Contassot, conseiller à la mairie de Paris depuis 2001, la vision de Missika dans ce rapport « repose avant tout sur l’idée que Paris doit être une ville attractive au plan économique et que la puissance publique est mal placée pour gérer seule la ville ». Il faut alors créer une « gouvernance partagée14 » avec le secteur privé comme cela a été fait pour l’opération « Réinventer Paris » laissant ainsi aux promoteurs le soin de définir l’avenir de Paris sous réserve de quelques obligations.
Nous allons donc vers un Paris rentabilisé, densifié mais aussi de plus en plus « privé » selon Bernard Landau, « une ville où la classe populaire disparaît, où la classe moyenne a des difficultés. Paris devient une ville de la bourgeoisie et du tourisme. »
Les aménagements des friches ferroviaires, malgré l’importance du nombre de logements sociaux dans certains projets, en sont une étape supplémentaire.
Une véritable politique pour Paris appelle plus que jamais à l’arrêt des constructions immobilières détachées de tout besoin réel, à la « sanctuarisation » de véritables espaces verts, et à une politique de mise à disposition des logements inoccupés15.
Pour l’heure, la bétonisation verdoyante de Paris se poursuit.
Gary Libot pour Le Chiffon
L’arbre est à la mode : livres en têtes de gondole, expositions, documentaires, reportages télé. Tant mieux ! C’est un ami qui nous veut du bien. Pourtant des villes abattent, parfois préventivement (!) des arbres centenaires ou des bois afin de bétonner, pardon de « densifier » ! Depuis le tournant des XVIIIe/XIXe siècles, François-Antoine Rauch et Alexander von Humboldt ont établi la corrélation arbres/climat et lutté contre la déforestation imposée par l’agriculture intensive.
Un demi-siècle plus tard, l’horticulteur et paysagiste américain Andrew-Jackson Downing préconise la création de forêts urbaines au coeur des nouvelles villes créées par la Conquête de l’Ouest. Et le 10 avril 1872, un Américain, J. Sterling Morton, instaure le « Jour de l’Arbre » (Arbor Day) à Nebraska City, ne se doutant pas de son adoption enthousiaste dans de nombreux pays.
En France, ce sont les instituteurs qui se mobilisent, par le biais des Sociétés scolaires forestières, dès 1899, pour inciter les édiles à acquérir des forêts et à planter des arbres en grand nombre. Ainsi, plusieurs villes s’enrichiront de milliers d’arbres. Un siècle plus tard ils les embellissent toujours, tout en offrant leurs ombres généreuses aux promeneurs, en filtrant l’air toxique que les activités mécaniques génèrent… Les arbres au garde-à-vous le long des boulevards semblent bien tristes et préféreraient former des bosquets, des petits bois à chaque carrefour.
Quant aux « forêts urbaines » promis par l’actuelle municipalité, elles appartiennent à la communication : tous les projets urbains récents et en cours, malheureusement, affichent quelques poignées d’arbres, alors même qu’il faudrait massivement planter. Mais le sol est cher, la logique économique l’emporte toujours sur la poétique environnementale, d’autant que les promoteurs veillent au grain. Jamais l’écart n’a été aussi grand entre un discours qui se préoccupe du dérèglement climatique, de la transition énergétique, de la qualité de l’air, du bien-être des habitants et les actes qui les ignorent.
Thierry Paquot pour Le Chiffon
Philosophe et urbaniste , professeur émérite à l’institut d’urbanisme de Paris
Auteur de Désastres urbains, édition La Découverte, 22 août 2019.
Photo de Une > Ancien site des halles détruites de la gare du TGV postal. Photo Gary Libot.
Illustration 1 > Illustration des deux phases du projet. Montage de la SNCF.
Illustration 2 > Illustration des jardins prévus par le cabinet du paysagiste Michel Desvigne ©
Illustration 3 > Plan des “espaces verts” de Paris. Atelier Parisien de l’Urbanisme, Mairie de Paris.
Bonjour Lucie-Blanche! Parlez-vous de la communauté du Chiffon ou du Léø? 😉 De notre côté, si vous avez de propositions…
Une évidence une nécessité d’œuvrer. Comment peut on adhérer, agir, s’impliquer dans votre communauté?
En effet, nous avons corrigé l’erreur. Merci.
La loi de séparation des églises et de l’Etat est de 1905 https://www.vie-publique.fr/fiches/271400-la-loi-du-9-decembre-1905-de-separation-des-eglises-et-de-letat
Bonjour Lucie-Blanche! Parlez-vous de la communauté du Chiffon ou du Léø? 😉 De notre côté, si vous avez de propositions…