« Est-ce que vous avez entendu parler des travaux de la gare du Nord ? »
Nous avons posé cette question aux personnes qui patientaient sur le parvis de la gare pour commencer notre enquête. Le moment s’y prêtait plutôt bien, ceux qui patientent à cet endroit ne sont pas pressés. Ils attendent souvent seuls un train de grande ligne et ne sont pas fâchés de tuer le temps pour causer avec nous de l’avenir du quartier. A côté, les vendeurs de cigarettes à la sauvette abordent les passants, jouant au chat et à la souris avec la police qui parfois s’en mêle. Au bout de quelques échanges, l’une de nos interlocutrices marque une pause, pensive :
« Oui… c’est pas cette gare qui a été vendue ? » nous a‑t-elle demandé.
Était-ce de sa part une confusion entre la privatisation de la SNCF, qui fait son petit bonhomme de chemin, et celle des aéroports ? Non, pas du tout : elle aurait plutôt raison ! Car, en 2018, la SNCF a signé avec une filiale d’Auchan (Ceetrus, pour les intimes) un accord assez compliqué en vue de créer une nouvelle société nommée StatioNord : celle-ci dirigera les travaux et l’exploitation commerciale de la gare pendant, 46 ans. Or, Auchan détient la majorité des parts de la nouvelle société. En échange de cette prise de contrôle, Auchan avance les 600 millions d’euros nécessaires au plan de rénovation.
Les travaux concerneront surtout la gare de surface (grandes lignes), alors que l’explosion du trafic qui est censée les justifier concerne principalement le RER enfoui au troisième sous-sol. En effet, les travaux de la Gare du Nord visent avant tout à agrandir la partie commerciale de la gare (passant de 36 000 m² à 110 000 m², dont 50 000 m² de commerces). Agrandissement réalisé par l’ajout d’une aile comportant cinq étages à l’est.
« Le plan de la SNCF et d’Auchan est d’ailleurs d’appliquer les mêmes recettes à ses voyageurs qu’aux Halles : les obliger à passer devant des dizaines de vitrines »
Le flux de voyageurs a certes de quoi aiguiser l’appétit de la grande distribution (700 000 à 900 000 attendus par jour). Auchan a de bonnes raisons de rêver d’une rente comme celle prélevée par le groupe Unibail à Châtelet-Les Halles, une station plus loin au sud. Le groupe Unibail est le maître absolu des Halles, gare et malheureusement centre commercial incontournable au cœur de Paris. La foule qui s’y presse pour accéder aux transports en souterrain est forcée de passer devant des dizaines de boutiques de vêtements, de chaussures, etc.
Le plan de la SNCF et d’Auchan est d’ailleurs d’appliquer les mêmes recettes à ses voyageurs qu’aux Halles : les obliger à passer devant des dizaines de vitrines pour sortir de la gare, y entrer ou prendre leur correspondance ; extorquer ce qui peut encore l’être du « temps de cerveau disponible » des citadins et inciter à la consommation compulsive.
Mais il y a du neuf : la mairie s’oppose à présent à ce plan (dont l’esprit, la marchandisation à outrance, ne lui avait jusqu’à présent jamais posé problème).
Soyons justes ! À sa décharge, la patronne de StatioNord, Aude Landy-Berkowitz, explique dans le journal Les Échos (20 septembre 2019) que ses détracteurs ont tout faux, qu’Auchan et la SNCF veulent faire de la gare du Nord la « première gare éco-citoyenne ». N’a‑t-on pas l’intention de dessiner un jardin en haut du nouveau bâtiment ? En plus des commerces, ne prévoit-on pas des espaces de spectacle et de coworking ? De la novlangue, du 1984 tout craché, certes. Mais l’adjectif « éco-citoyen » ne veut pas rien dire. Il exprime, croyons-nous, le désir d’un espace sans conflictualité, aseptisé… Une vie prise dans les flux de la marchandise, devenue fluide à l’image des marchandises qui défilent dans les vitrines.
On a les rêves qu’on peut quand on est au sommet de la pyramide Auchan !
La philanthropie d’Auchan s’appuie cependant sur un appareil répressif toujours plus écrasant dans ce quartier. Le projet de rénovation de la gare s’inscrit ainsi dans une vision policière : il est là pour corriger la déviance de certains de ses habitants. Interrogé par le Monde (23 juin 2019), l’architecte de StatioNord, Denis Valode, n’en fait pas mystère : « Avec toutes les activités que propose la gare, il y aura en permanence des gens qui viennent pour des choses normales. Ceux qui viennent pour des choses anormales seront un peu repoussés. Les terrasses des restaurants ouvrent en outre sur les zones d’ombre… Cela crée une forme d’autocontrôle social. C’est mieux que des rondes de police ! » Il est vrai que les rondes de police sont fréquentes autour de la gare du Nord. C’est le lieu qu’avaient choisi les sociologues Fabien Jobard et René Lévy en 2012 pour réaliser leur enquête de terrain sur les contrôles d’identité. Cette enquête avait prouvé empiriquement l’existence des contrôles au faciès.
«Leur petit commerce ne cadre pas avec la propreté attendue d’un espace «éco-citoyen» où l’on pourrait consommer à loisir sans souffrir la vue de la misère»
La principale déviance enregistrée dans le quartier, parmi les « choses anormales » que l’architecte se propose de repousser, c’est la vente de cigarettes à la sauvette. Selon une source à la préfecture de police, qui a travaillé la question, ceux qui s’adonnent à ce commerce n’ont pas des profils de délinquants ; ils sont souvent « en situation irrégulière », viennent d’arriver en France et cherchent un moyen de subsistance à court terme. Leur présence est « désagréable pour les riverains » mais ne crée pas un « climat de danger ». Le but de la police n’est pas de les chasser mais de « maintenir la qualité de vie des riverains, de faire en sorte que le quartier reste calme et que ce ne soit pas le bordel partout. » De l’aveu même de la police, ceux que Valode (l’architecte) appelle les « anormaux » sont donc avant tout des miséreux, dont le profil les rapproche davantage de la «mendicité» que de la délinquance.
Mais voilà, leur petit commerce ne cadre pas avec la propreté attendue d’un espace « éco-citoyen » où l’on pourrait consommer à loisir sans souffrir la vue de la misère, sans avoir sous les yeux la réalité du système économique qui promeut ce type d’expérience. Comme à l’époque coloniale, l’aspect sécuritaire du projet consiste à dépeindre les locaux comme déviants afin de légitimer leur expulsion, pour créer des espaces gouvernés par la seule règle du capitalisme.
Pour ne pas oublier que la violence la plus sommaire se cache toujours derrière ce genre d’entreprise, on peut compter sur Emmanuel Grégoire, premier adjoint à la mairie de Paris, qui s’est récemment dit prêt à « déclencher les feux de l’enfer » pour assainir ce quartier de ses miséreux, qu’il compare volontiers à des « abcès » dans une interview donnée au Monde (15 avril 2019). La posture guerrière de l’édile – façon Apocalypse Now – sert l’intérêt de StatioNord. Mais à l’approche des élections municipales de savants calculs électoraux l’inspirent sans doute davantage que toute autre chose.
Il y a assurément des bagarres, du trafic, entre la Gare du Nord et La Chapelle. Mais comme nous l’explique Abdo, un réfugié soudanais que nous avons rencontré dans un café des environs, ce quartier abrite, protège des milliers de gens venus de très loin : Afrique de l’Est (Soudan, Somalie, etc.) à La Chapelle ; Indiens rue du faubourg Saint-Denis. Ils s’y « captent » comme dit Abdo, y mangent parfois au restaurant pour se rappeler leur pays d’origine, etc. Grand remplacement alors ? Pour l’heure, c’est eux qu’on veut justement remplacer… Et qu’on n’aide guère à trouver une place dans la société.
Abdo, du reste, aurait bien quelques idées pour empêcher les trafics et autres nuisances : la régularisation des demandeurs d’asile, interdits d’emploi, contraints à tomber dans ces petits écarts à la loi. En effet, qui pourrait vivre pendant des mois avec l’allocation pour demandeurs d’asile (200 euros) ? « Tout est une question de papiers. On a envie, dit-il, d’une vie tranquille, stable ; de gagner notre vie, d’avoir des droits au chômage, à la retraite [putain, le salaud !].»
Non seulement les problèmes de ce quartier populaire de Paris ne sauraient être résolus que par de bonnes mesures sociales, mais toujours d’après Abdo la police arrangerait peu les choses : elle laisserait faire les bagarres et harcèlerait les passants racisés à coups de contrôles d’identité arbitraires et humiliants. Lui se dit « tout le temps, tout le temps » arrêté « parce que j’ai un beau vélo. Donc quand ils me voient avec, les policiers pensent que je l’ai volé et ils me disent : T’as un beau vélo… Tu travailles ? » etc. Mais ça les regarde pas ! » Tandis que de leur côté les services d’hygiène contrôleraient beaucoup les restaurants indiens et africains.
Contre le futur chantier de la Gare du Nord et le durcissement annoncé de la répression dans ses environs, il est urgent de se mobiliser. Non pas pour perpétuer des trafics ou des débordements indéniables, mais pour protéger un bout de ville pas encore complètement assujetti au capitalisme policier, enfin, nous voulons dire, à l’utopie éco-citoyenne.
D’autant plus que le groupe Auchan associé à l’État et à la SNCF n’en est pas à sa première défaite. À Gonesse dans le Val d’Oise, il prétendait construire un immense centre commercial (Europacity) : peine perdue. Les châteaux en Espagne des puissants qui sont des grands projets inutiles peuvent être évités. D’autant plus que la rénovation de la Gare du Nord est engagée dans un compte à rebours : la gare doit être prête pour des jeux olympiques en 2024, voire dès juin 2023 pour une grande compétition de ballon ovale (coupe du monde). « Des commerces et des jeux ! »
Antoine Pérouse et Zakaria Bendali pour Le Chiffon
Illustration : Quentin Nozet
Photographie : Gary Libot
Merci pour l’info nous dormirons ce soir moins ignorant .… l’état des mensonges !!!
Il manque dans votre article : Le chantier de l’entreprise Aubriat qui a traité la charpente avec le produit imposee…
Merci pour cette analyse édifiante et sans concession. Notre patrimoine et notre culture sont livrés à une destruction lente et…
J’habite une maison dont la charpente a plus de 400ans et on ne peut pas y planter un couteau, alors…
Chaque matin, quand je sors de chez moi je trouve des dizaines de personnes entourant, négociant des marchandises vendues à vil prix : vêtements, appareils électro-ménagers, lampes, chaussures, etc. Enfin, pas chaque matin car parfois les chiffonniers s’abritent de la pluie sous les arcades de la place et plus souvent encore ils se sauvent de policiers venus les chasser.
Les chiffonniers : c’est le mot choisi par une pétition de riverains mécontents qui a circulé dans certains halls d’immeubles du quartier :
« Les habitants de la rue Beccaria subissent chaque jour de marché la présence de chiffonniers de plus en plus nombreux qui s’installent sur les trottoirs de la rue Beccaria, neutralisant complètement des portions de trottoirs. Chaque jour, leur nombre s’accroît, obstruant déjà des accès à des immeubles. Dès que la police est passée, ils s’installent ou se réinstallent. De plus en plus, il s’agit d’un trafic organisé qui prend de l’ampleur : les chiffonniers déchargent maintenant de leur voiture des objets hétéroclites qu’ils ont récupérés dans les poubelles. […] Les habitants de la rue Beccaria et du quartier d’Aligre demandent que des mesures énergiques (présence régulière de la police et confiscation des objets…) soient prises pour mettre fin à cette situation qui engendre d’importantes nuisances en matière d’hygiène (détritus dans la rue), de sécurité (les “vendeurs” sont agressifs). […] »
J’aurais plutôt parlé de vendeurs à la sauvette spontanément, mais ce nom démodé ne convient peut-être pas si mal à ces fauteurs de trouble : un chiffonnier, nous dit le dictionnaire, est une personne qui fait commerce de vieux chiffons, de vieux objets, achetés ou ramassés dans les rues. Pour être tout à fait exact, nos chiffonniers font commerce de ce qu’ils trouvent nuitamment dans les poubelles : tous les commerçants de la place que j’ai interrogés me l’ont confirmé et les moins hostiles ont tenu à me préciser qu’ils ne volaient pas.
Pourtant, beaucoup de brocanteurs sont aussi mécontents de l’installation des chiffonniers que les habitants pétitionnaires dénoncent. Comme dit l’un d’eux : « C’est pas bon pour les affaires, ils cassent les prix [et] ils ramènent des poubelles. » Un autre dira aussi laconiquement, comme un mot de passe, « ce sont des Roms. » Et de fait c’est un mot qui a le pouvoir de faire passer bien des choses aujourd’hui. Il révèle racisme efficace et qui ne semble pas prêter à conséquence.
Je me souviens qu’en 2010, sous Sarkozy, l’État s’était ainsi embarqué dans une bruyante campagne d’expulsion des Roms venant de Bulgarie et de Roumanie, malgré le principe de libre circulation des ressortissants de l’union européenne.
Mais je ne crois pas qu’on puisse appeler les chiffonniers simplement des Roms, nom qui sert surtout à ethniciser et, par là, naturaliser la misère.
D’ailleurs, j’en ai rencontré qui ne venaient pas du tout de Roumanie ou de Bulgarie, comme cet homme qui faisait commerce de ses propres jeans pour la première fois. Il avait appris l’existence du « marché clandestin » (ce sont ses mots), en passant, car il dort dans la gare de Lyon. J’aurais aimé lui parler plus longuement, mais je n’ai pas encore réussi à établir un véritable contact avec les chiffonniers. Je dis bien : pas encore, car j’espère trouver le moyen de recueillir leur parole pour un prochain article pour lequel il faudrait donc dépasser non pas de l’hostilité (je n’en ai pas ressentie), mais le sentiment de notre différence et de la prudence de leur côté.
En tout cas, les plaintes des riverains et des commerçants (qui me font penser à la Chanson pour l’Auvergnat de Brassens) sont prises au sérieux par la mairie du 12ème et la police, qui harcèle les chiffonniers.
« Elle est à toi cette chanson
Toi l’étranger qui sans façon
D’un air malheureux m’a souri
Lorsque les gendarmes m’ont pris
Toi qui n’as pas applaudi quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés
Riaient de me voir emmené »
Mais seul un factionnaire pourrait les faire disparaître. Aux grands mots les grands remèdes! Sans plus lésiner, l’agence bancaire le Crédit du Nord, située sous les arcades de la place d’Aligre, emploie un garde-chien le samedi et dimanche, jours d’affluence. Celui-ci empêche aussi quiconque de s’installer rue Beccaria. Le privé se charge ainsi de libérer l’espace public des indésirables.
À ce propos, un brocanteur, Auvergnat en quelque sorte, me disait :
« La maire socialiste est venue, elle a beaucoup parlé de sécurité, mais pas un moment de social. Ces gens-là, ils ont des enfants, ils dorment dans la rue, mais tout le monde s’en fout. Ils font ça pour survivre. Je suis d’origine kabyle, mon père est arrivé pieds nus en France. Du coup, moi, je ne peux pas accepter ça. Je connais un peu certains d’entre eux, je les laisse déposer leurs affaires à côté de ma place. Certains dorment tout près d’ici, rue du faubourg Saint-Antoine, ou un peu plus loin, de l’autre côté de la Seine, sous le métro aérien de la station Glacière. »
D’après lui du reste, les affaires des commerçants en règle ne pâtissent pas de la présence de ces clandestins, car « plus il y a de commerçants, plus il y a d’acheteurs. C’est systématique! » Les relations entre chiffonniers et commerçants ne se résument même pas seulement au bon vieux clivage amis/ennemis, puisque certains brocanteurs rachètent pour une bouchée de pain des objets qu’ils revendent à leur tour, plus cher toutefois.
Ces derniers temps, les chiffonniers se font moins nombreux rue Beccaria. Alors la disparition des chiffonniers est-elle pour demain ? Les efforts de la police et la ténacité de leurs adversaires finissent-ils par payer ?
J’ai failli le croire, sauf qu’à y bien regarder, rien n’est moins sûr! Ils se déplacent, à présent ils traînent (ils sont plus d’une dizaine en semaine) au centre de la place en attendant le passage de la police et déballent ensuite leurs marchandises. Tout à coup, les acheteurs affluent tranquillement, ils observent l’offre avec attention, flânent tout autour dans le vague espoir de faire des affaires. Si les vendeurs sont alertés de l’arrivée des flics, ils remballent en vitesse et les clients, qui sont au moins deux fois plus nombreux qu’eux, s’éloignent aussi, plus lentement.
En fait les chiffonniers persévèrent parce que beaucoup n’ont pas grand’chose à craindre de la police hormis de la gêne : si on les prend sur le fait, ils ne risquent que des contraventions, qu’ils ne peuvent de toute façon pas payer. Les chiffonniers ne disparaissent donc pas de la place d’Aligre et de ses abords, – pas tout à fait. Et il est permis de réfléchir un peu à cette survivance, à cet “archaïsme” dans une capitale tellement à la pointe. Dans une ville qui se remplit d’espaces de coworking et de bureaux, où la richesse économique serait créée par des gens très instruits travaillant sur des ordinateurs, un peuple trime au-dehors, ramasse péniblement de vieux chiffons, toutes sortes d’objets dont de plus riches (peut-être ceux- là mêmes qui travaillent le jour derrière leur écran) ne savaient plus que faire sans doute.
Les chiffonniers paraissent mal accordés avec notre temps, ils dérangent sa bonne marche et accusent un retard. Grand merci aux honnêtes pétitionnaires de leur avoir rendu ce nom qui nous rappelle au XIXème siècle, âge d’or de la chiffonnerie !
Oui, en cet autre siècle de progrès, le chiffonnier était une figure vraiment familière de Paris. Il y jouait un rôle économique majeur car il valorisait toutes sortes de déchets, notamment les vieux papiers et chiffons nécessaires à la librairie. Pourtant, il faisait déjà scandale : “[Il] a fasciné son époque, les regards de ceux qui les premier ont enquêté sur le paupérisme, se sont posés sur lui, comme hypnotisés, semblant demander jusqu’où pouvait aller la misère humaine1. »
Baudelaire (1821–1867) leur dédiait un poème dans les Fleurs du Mal, « Le Vin des Chiffonniers », dans lequel le chiffonnier s’identifierait selon certains critiques au prolétariat révolutionnaire vaincu en juin 1848 mais rêvant à la revanche. L’aller-retour historique nous permet alors d’entrevoir ceci : le chiffonnier, plus encore que de révéler la misère, l’injustice, a porté pour nous, du passé, l’espoir de l’émancipation.
“Souvent, à la clarté rouge d’un réverbère
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
Au coeur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
Où l’humanité grouille en ferments orageux,
On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête
Butant, et se cognant aux murs comme un poète,
Et sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Épanche tout son coeur en glorieux projets.
Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
Terrasse les méchants, relève les victimes,
Et sous le firmament comme un dais suspendu
S’enivre des splendeurs de sa propre vertu.Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,
Moulus par le travail et tourmentés par l’âge,
Éreintés et pliant sous un tas de débris,
Vomissement confus de l’énorme Paris,Reviennent, parfumés d’une odeur de futailles,
Charles Baudelaire
Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles
Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.
Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux
Se dressent devant eux, solennelle magie !
Et dans l’étourdissante et lumineuse orgie
Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
Ils apportent la gloire au peuple ivre d’amour !
C’est ainsi qu’à travers l’Humanité frivole
Le vin roule de l’or, éblouissant Pactole ;
Par le gosier de l’homme il chante ses exploits
Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.
Pour noyer la rancoeur et bercer l’indolence
De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ;
L’Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !”
Cet espoir demeure, même si cette identification au prolétariat révolutionnaire est discutable. La représentation des chiffonniers du temps de Baudelaire était loin de se restreindre à la subversion de l’ordre social2 ; la fâcheuse réputation d’indicateurs de la police, de « mouchards », leur collait à la peau. Le journaliste Karl Marx prit justement sur cette grande “corporation” parisienne les mesures du Lumpenproletariat. Opposé au prolétariat révolutionnaire, le Lumpenproletariat c’est le mauvais peuple, ivrogne, non pas révolutionnaire mais émeutier à l’occasion.
Le Lumpenproletariat, c’est-à-dire en français (on le traduit rarement) le prolétariat en guenilles, de chiffons.
Bien sûr, les chiffonniers actuels n’occupent plus la place centrale que les chiffonniers d’hier occupaient dans l’économie et la culture de leur temps. Aujourd’hui, ils valorisent des déchets dont l’économie se passe très bien et on parle d’eux aussi peu que possible. Mais l’injustice de l’ordre social, ils n’ont pas cessé de la révéler.
Antoine Pérouse pour Le Chiffon
Photo de Une > Le marché de la place d’Aligre.
Photo 1 > Le marché clandestin de la rue Beccaria, côté place d’Aligre.
Photo 2 > Un « stand» de chiffonnier.
Crédit photographies : Gary Libot
L’article m’a plus et le devoument de ces ambassadeur de l’agriculture donne de l’energie