À Draveil, un site de déchets BTP recyclé en « île de loisirs » [N°14]
[Article publié dans le dossier « La Seine, prochaine autoroute logistique ?»
du Chiffon n°14 de l’automne 2024]
Si l’on creuse bien, l’« île de loisirs » du Port aux Cerises, dans l’Essonne, révèle une histoire industrielle et urbaine typiquement seinoise, qui commence avec les chantiers haussmanniens et se prolonge aujourd’hui avec le Grand Paris. Les sablières de la plaine de Draveil, qui alimentent en granulats le BTP, et reçoivent en retour les gravats de la capitale, sont en effet le berceau d’une économie fluviale, dont les « espaces-déchets » vont être recyclés en « bases de plein air et de loisirs ». Une politique publique-privée masquant la véritable destination du sable et le caractère insoutenable des grandes infrastructures.
Le Port aux Cerises de Draveil (Essonne) n’est pas à proprement parler une île. C’est un parc, en bordure de Seine, jouissant d’attractions multiples : étangs fréquentés par les oies et les baigneurs, sentiers de promenade arborés, tables de pique-nique, terrains de sport, poney-club, petit train déposant les familles aux portes d’un « royaume des enfants », où l’on peut s’offrir vingt minutes de gonflable kids park, pour seulement cinqs zozos (la monnaie locale).
À première vue, donc, rien n’indique dans cette utopie concrète que l’industrie extractive a remué le secteur pendant plus d’un siècle. Pourtant, un couple de retraités le confirme : il y avait bien des carrières ici. Et, en y regardant de plus près, quelques traces de ce passé subsiste : les rails du petit train, les deux étangs, ainsi qu’un immense talus, à la limite de Vigneux… Mais n’en disons pas plus, et plongeons directement dans le récit !
Ville-Lumière et sablières
Au début du XIXe, les dépôts de sable de la vallée de la Seine sont exploités de manière sporadique. On prélève çà et là de quoi faire du mortier1, sans vraiment bouleverser le paysage. Le Port-aux-Cerises est alors un petit embarcadère, où l’on charge des asperges de la Plaine des Sables (actuel emplacement de « l’île aux loisirs ») et, bien sûr, des cerises de Mainville 2, à destination des étals de la capitale.
Jusqu’à ce qu’un certain Haussmann, préfet de la Seine aux ordres de Napoléon III, dessine les plans d’un premier « Grand Paris ». À partir de 1860, c’est la ruée vers le sable. Une foule de petits entrepreneurs se met à fouiller la zone, notamment à Vigneux-sur-Seine (ville collée à Draveil), où les frères Piketty (comme l’économiste, tout à fait) se mettent à draguer le lit du fleuve, à creuser ses abords, en mettant à profit les développements de la mécanique à vapeur.
Certes, la technique démultiplie la puissance d’extraction, mais l’activité est avant tout propulsée par l’ampleur des travaux publics. Même les cailloux extraits trouvent un débouché, car on a besoin de ballast pour les voies ferrées (la gare de Draveil-Vigneux est inaugurée en 1863). Cerise sur le gâteau : l’évacuation des gravats parisiens, dont la masse augmente avec les expositions universelles successives (1867, 1878, 1889 et 1900) ainsi que la percée du métro3 (dès 1890), offre aux marchands de sable une source de revenus supplémentaires.
Bref, le marché grossit vite et « le port de Vigneux est, à la fin du XIXe siècle, le troisième port fluvial de France par le tonnage, derrière Paris et Rouen4.» Les exploitants aussi, ont besoin de grossir leur capital. Résultat : en 1906, la maison Piketty Frères se fond dans La Compagnie des sablières de la Seine (CSS), un trust à la française qui étend maintenant son empire à Grigny, Viry, Saintry, Draveil, Choisy-le-Roi, Villeneuve-le-Roi, Ablon…
Premier effet de cette alliance patronale : la baisse du salaire des terrassiers, qui triment sept jours sur sept dans les carrières humides. Or, il se trouve que l’écrivain Paul Lafargue habite à Draveil, où une section locale de la SFIO5 est créée en 1906, puis un Syndicat des terrassiers, en 1907. Cette année-là, des grèves éclatent, et se succèdent jusqu’en 1909. Las, malgré le soutien populaire suscité par une répression meurtrière, les travailleurs n’obtiennent que de maigres concessions.
Et l’extension de la CSS n’est pas près de s’arrêter. Car, à la veille de la Première Guerre mondiale, un matériau de construction constitué de grains et de gravillons (appelés bientôt les granulats) commence à se généraliser : les sables alluvionnaires ne sont plus un simple liant de maçonnerie, ils deviennent la matière première du béton !
Entre-deux-guerres et Front Populaire
Mais assez parlé boulot. À quoi ressemble notre Port aux Cerises dans l’Entre-deux-guerres ? Manifestement, les autochtones n’ont pas attendu d’officiels réaménagements pour investir la rive sur leur temps libre. Dès les années 30, « on barbote dans les fouilles, trous des sablières non recomblées dans lesquelles la Seine s’est engouffrée […] on se baigne dans la Seine, en amont comme en aval du pont métallique entre Draveil et Juvisy6 ».
Mieux, en 1932, les carrières épuisées de la plaine accueillent des estivants d’outre-Rhin ! L’Internationale des Faucons rouges, mouvement d’éducation de la jeunesse socialiste proche de la SFIO, organise là une « République d’enfants », mêlant gamins de la banlieue et Rote Falken. « Sous chaque tente, raconte ainsi le journaliste Daniel Guérin, petits Français et petits Allemands, répartis en quantités égales, fraternisent7. »
Sur les bords du futur étang Laveyssière de l’« île de loisirs », les mômes d’ouvriers entonnent un refrain plein d’idéalisme politique : « Par les prés inondés de lumière, nous marchons tous vers des temps nouveaux… ». De fait, ce genre de colos, qui poussent alors comme fleurs des champs, traduit un sursaut de l’âme et de l’imagination collective, face aux ravages de l’ère industrielle et de la Grande Guerre.
Comme l’écrit l’historienne Liliane Perrein-Guignard, « ces cités idéales […] les Républiques des Faucons Rouges, les colonies éducatives, les camps scouts […] proposaient toutes un idéal qui allait au-delà du simple souci de procurer une meilleure santé aux enfants des villes. Il s’agissait de faire d’eux de meilleurs citoyens, de plus ardents patriotes, des chrétiens mieux instruits, des membres plus conscients de leur collectivité de classe ou de religion, un projet exaltant de contre-société8. »
« Ces cités idéales proposaient un projet exaltant de contre-société »
Bien sûr, le succès de ces mouvements de jeunesse, tout comme leurs vertus hygiéniques et morales, n’ont pas échappé aux cadres du Front Populaire. Ces derniers, qui gouvernent la France de juin 1936 à avril 1938, vont largement s’en inspirer pour fonder l’éducation physique et sportive, et permettre – au-delà de la semaine de 40 heures et des congés payés – l’oxygénation des travailleurs.
Avec un double objectif, cependant : « l’accession à une vie que le travail n’absorbera pas intégralement9 » et la lutte contre l’instrumentalisation fasciste de l’otium, du temps libre. Léo Lagrange, qui chapeaute les Sports et l’Organisation des loisirs, résume cette ambition dans un discours prononcé quelques semaines avant les Jeux de Berlin de l’été 36 : « Il ne peut s’agir dans un pays démocratique de caporaliser les loisirs, les distractions et le plaisir des masses populaires et de transformer la joie habilement distribuée en moyens de ne pas penser. »
Mais quel rapport entre le Front Pop’ et ce bon vieux Port aux Cerises… ? Eh bien, le projet de Lagrange influence les élus d’après-guerre, qui cherchent à instaurer une politique des « loisirs de plein air ». D’autant que la croissance effrénée de la population, de l’économie et du béton va rapidement obliger les aménageurs à trouver un peu d’espace pour que les Franciliens respirent. Résultat : certains « espaces-déchets » créés par l’industrie régionale des granulats vont être opportunément transformés en bases nautiques…
Boom granulaire et « loisirs de plein air »
À partir des années 50, la CSS se refait la cerise. D’abord, il faut des logements en masse. L’État prélève donc 1 % des salaires pour financer la construction d’habitats en série, définit des « zones à urbaniser en priorité » (ZUP) à la périphérie des villes… bref, les « grands ensembles » arrivent, et c’est l’occasion pour la Compagnie de vendre du « béton de Paris » prêt-à-l’emploi.
Puis, on lance de grands chantiers d’infrastructures de transport, à deux pas : en 1953, le premier tronçon de « l’Autoroute du soleil » ; en 1957, l’extension de l’aéroport d’Orly… tandis que les énormes quantités de matériaux qui transitent sur la Seine permettent aux ateliers de Draveil de se lancer dans la fabrication de grandes barges.
Last but not least, l’évacuation depuis Paris des déchets du BTP continue depuis le XIXe, avec un même exutoire : les trous laissés par l’excavation. Dans la plaine de Vigneux, notamment, que l’on rebouche avec force gravats de la capitale. En fait, « toute une partie de la ville actuelle – en particulier les « gratte-ciel » de logements HLM qui dominent la région – est construite sur le sous-sol parisien. » Voilà, en gros, comment la CSS se déploie « de la région de Rouen jusqu’à la vallée de l’Yonne », et devient en 1964 le « leader des granulats dans la vallée de la Seine10 ».
« Toute une partie de la ville actuelle de Vigneux
est construite sur le sous-sol parisien. »
Seulement, à ce rythme d’aménagement, l’espace devient rare. À Draveil, la municipalité s’oppose au rebouchage des sablières et à la vente des terrains en lotissements, histoire de conserver quelques lieux d’agrément. Une initiative encouragée par la Commission « Loisirs de plein air », qui recommande la constitution de « parcs de week-end regroupant un ensemble de possibilités de repos et de sport […] traversés par une rivière ou baignés de lacs, d’une superficie minimale de 70 à 100 hectares ». En un mot, « le plein air à côté de la Cité11. »
Le concept de « bases de plein air et de loisirs » (BPAL) fait son chemin administratif : on projette une première BPAL à Draveil, puis une deuxième à Cergy, sur une vaste sablière que l’exploitant est chargé de transformer en plans d’eau. À priori, donc, les « Trente Glorieuses » semblent capables de contenter tout le monde.
Sauf que l’avenir s’assombrit pour le BTP… Primo, « le vaste problème de l’environnement peut conduire à des interdictions complètes d’exploitation12 ». Deuzio, les « chocs pétroliers » provoquent une crise, affectant entre autres l’immobilier. La CSS n’y résiste pas et se fait absorber par le groupe Lafarge, qui va chercher à rendre « durable » son extractivisme ordinaire.
« Développement durable » et « recyclage »
De fait, l’exploitation des granulats va bon train. « Aucune réglementation n’entrave l’exploitation : jusqu’en 1970, une simple déclaration en mairie suffit à ouvrir une carrière. » Or, les dégradations durables du dragage nourrissent « une forte opposition constituée notamment de riverains, d’élus, de scientifiques, de pêcheurs, d’associations, qui s’intensifie dans les années 1960 et 1970 », rapporte le chercheur Nelo Magalhães. Sans compter que les cavités abandonnées se transforment souvent en déchetteries sauvages.
Cependant, l’industrie extractrice réussit quand même à augmenter la cadence. En passant progressivement aux roches dures, à l’écart des rivières. Et, surtout, grâce à une politique institutionnalisant le couple exploitation-réaménagement, qui enferme la critique dans un cadre légal-technique, disqualifie l’opposition frontale aux grandes infrastructures, et présente « un avenir enviable pour [faire] accepter un présent malheureux. »
« Outre qu’ils enjoignent à cacher les dégâts visuellement les plus marquants, poursuit Nelo Magalhães, des catalogues documentent les usages de l’espace à venir : agricole, sylvicole, bases de loisirs, zone ornithologique, etc. La base nautique, notamment en région parisienne (Viry-Châtillon, Cergy-Neuville, Jablines, Mantes-la-Jolie), charge l’imaginaire des carrières d’affects joyeux […] des planches à voile prennent la place des plaies béantes. En définitive, la carrière valorisera l’espace et apportera la richesse : ce n’est qu’une étape dans la vie d’un sol, affirme un document du cimentier Lafarge13 ».
« La base nautique charge l’imaginaire des carrières d’affects joyeux »
Illustration de ce dispositif verdissant : la taxe sur les granulats créée en 1975, qui finance aussi bien les recherches sur les gisements que les opérations de « revalorisation » des carrières. Pas étonnant, donc, que le discours de Lafarge rejoigne celui d’acteurs publics de l’aménagement, tels que l’Agence foncière et technique de la région parisienne (AFTRP), chargée d’acquérir le foncier pour les futurs parcs franciliens.
Parmi les missions de l’agence, explique ainsi Bernard de Korsak, ingénieur des Ponts-et-Chaussée et pédégé de l’AFTRP, il y a « la production d’espaces naturels (bases de loisirs) à partir d’espaces dégradés, le plus souvent d’anciens sites d’exploitation de matériaux. […] Il s’agit de recyclage d’espaces qui, à un moment, ont produit des matériaux de construction et deviennent des espaces de nature et de loisirs. […] Nous faisons appel à des professions comme les carriers en leur demandant de contribuer, sur le long terme, à l’aménagement des espaces. Cela nous permet de réduire le montant de l’investissement14 ».
Autrement dit, « les carriers » ont intérêt à cultiver leurs relations avec les décideurs publics. À l’instar d’Arnaud Colson, Directeur des Affaires Publiques chez Lafarge Granulats France (ex-CSS), qui dévoile sa technique : « J’ai commencé, dit-il, par aller passer mes vacances avec le responsable du département écologie de la région… Et six mois après, je mettais en place un programme de partenariat avec l’agence des espaces verts qui m’a permis de valoriser des gisements sur l’Île-de-France là où on avait perdu un peu tout espoir avant…15 »
Rassurez-vous, cette lune de miel est – littéralement – durable : en octobre prochain, plusieurs dizaines de maires franciliens ont prévu de s’envoler pour un séjour de quelques jours à Tallinn, en Estonie « accompagnés par des représentants de la fine fleur des bétonneurs » . Ce genre de « « voyages d’études », précise Le Canard enchaîné, est une spécialité de l’Association des maires d’Île-de-France (Amif), qui regroupe la quasi-totalité des 1 200 communes de la région16.»
L’insoutenable Grand Paris
Malheureusement, le Grand Paris continue de déplacer des montagnes, bien au-delà de la région. En 2012, déjà, la Direction régionale et interdépartementale de l’environnement et de l’énergie (DRIEE) évoque un besoin accru de « solidarité interrégionale » – c’est-à-dire, l’exploitation des sols de Picardie, de Bourgogne, de Champagne-Ardenne et du Nord-Pas-de-Calais –, tout comme l’étude de « la piste des granulats marins » de la baie de Seine17… Preuve, s’il en est, que le « recyclage » est une farce.
Il faut dire qu’une énorme part des granulats sert à retaper les routes à l’infini, à cause des camions toujours plus lourds et plus nombreux, qui transportent 90 % de nos marchandises. « Depuis 1945, souligne Nelo Magalhães, les grandes infrastructures sont responsables des plus grands flux de matières du capitalisme français […] l’extraction alimente le secteur du « génie civil », et surtout l’entretien et la maintenance des routes existantes – jamais en bon état du fait des trafics de poids lourds. »
Enfin, dernière chose, qu’on ne vous dira pas chez Lafarge-Holcim : « la région capitale poursuit des objectifs deux fois et demi inférieurs aux obligations de la loi zéro artificialisation nette (ZAN) qui s’impose au reste du territoire national », et ce, aux dépens de terres agricoles fertiles18. Or, s’il est impossible de revenir au temps des cerises, rappelons à toutes fins utiles que les granulats ne se mangent pas.
En somme, « l’île de loisirs » est l’arbre qui cache la carrière, et tout ce qu’il y a derrière. C’est un merveilleux alibi pour continuer à produire un espace dépolitisé, exploité-réaménagé d’avance. La promesse d’un jardin reverdi et riant, où l’on dépense des zozos à gogo, sans réaliser qu’on marche sur des décombres en continuelle expansion. Ou encore, comme dirait Lagrange, « un moyen de ne pas penser », à ce que pourrait être une politique soutenable.
Valentin Martinie, journaliste pour Le Chiffon
Photo de Une : carte postale du Port aux Cerises. Crédit : Archives départementales de l’Essonne
Illustration n°1 : Mona Hkl.
Illustration n°2 : Photo de Valentin Martinie prise devant le Royaume des Enfants à Port aux Cerises.
- Mélange de chaux et de sable utilisé en maçonnerie, pour lier des pierres entre elles ou les recouvrir.
- Cœur historique de Draveil. Cet article emprunte beaucoup à l’étude de Jacques Macé, publiée dans le Bulletin n°73 de la Société historique et archéologique de l’Essonne et du Hurepoix, 2004.
- Lire « Brève histoire du métro : l’amour de Paris », par Armand Gorintin, Le Chiffon n°5.
- « Banlieue sur Seine… », Cahier n° 27, Maison de Banlieue et de l’Architecture, 2020.
- Lafargue a fondé avec Jules Guesde le Parti ouvrier français (POF), avant d’œuvrer à l’unification de tendances socialistes, qui se regroupent en 1905 dans la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO).
- « Je plonge… », Cahier n° 16, Maison de Banlieue et de l’architecture, 2010.
- Le Feu du sang, Daniel Guérin, Grasset, 1997, p. 24.
- Cahiers de l’Animation n° 32, 1981.
- Discours du socialiste Léo Lagrange du 10 juin 1936.
- Jacques Macé, ibidum.
- Rapport de la Commission « Loisirs de plein air », sous-titré « De l’air pour vivre », 1964.
- Accumuler du béton, tracer des routes, N. Magalhães, La Fabrique, 2023, p. 169.
- « L’autoroute et le marchand de sable », Nelo Magalhães, Le Monde diplomatique, avril 2024.
- « L’espace se recycle aussi », AFTRP, 1996, p. 5.
- « Les technologies de la responsabilité sociétale… : le cas Lafarge », A. Moquet & A. Pezet, Finance Contrôle Stratégie, déc. 2006, p. 113-142.
- « Les jolis « voyages d’études » pour élus franciliens », Le Canard enchaîné, 07 août 2024.
- « La soutenabilité du Grand Paris », DRIEE Île-de-France, 2012.
- « La région Île-de-France ne peut pas défendre le projet d’une métropole hypertrophiée détruisant ses terres les plus fertiles », tribune dans Le Monde, 17 juillet 2023.