Sport et science : data, prêts… partez ! [N°11]
[Enquête publiée dans Le Chiffon n°11 spécial JO Paris 2024.]
1er avril 2019. Aucun poisson n’est collé sur le dos de Roxana Maracineanu et de Frédérique Vidal, respectivement ministre des Sports et ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Pourtant, ce jour-là, elles inaugurent le lancement du Programme prioritaire de recherche (PPR) « Sport de haute performance » qui « vise à financer des projets de recherche dans le domaine de la performance sportive, dont les résultats seront exploités par les meilleurs athlètes olympiques et paralympiques français1».
Sur la table sont mis vingt millions d’euros issus du troisième Programme d’investissement d’avenir pour financer douze projets minutieusement sélectionnés selon neuf « défis thématiques » tels que « les interactions homme-matériel », « la quantification des charges d’entraînement » ou « les big data et l’intelligence artificielle au service de la performance ». Au menu : neurosciences, biotechnologies, modélisation informatique, réalité virtuelle, big data ou encore « optimisation du couple homme-machine2».
Selon Christophe Clanet, physicien au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), professeur spécialisé en physique du sport3 à Polytechnique : « Le PPR a complètement modifié le paysage de la recherche scientifique dans le sport. Ces dernières années, il y a une grande accélération. » Même si la recherche dans le domaine a plusieurs décennies derrière elle, la grande nouveauté est d’après lui « l’arrivée des sciences dures : physique, mathématiques, statistiques4 ».
Un déluge de capteurs, d’algorithmes et de data
C’est au beau milieu du bois de Vincennes que nous avons rendez-vous. Ici, l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (INSEP) forme les meilleurs sportifs du pays. Caroline Giroux, cheffe du projet FULGUR, ouvre ses portes au Chiffon. FULGUR est l’un des douze projets sélectionnés. Il a pour mission d’« identifier et prévenir les facteurs de risques pour optimiser les programmes d’entraînement [des sportifs] ». Pour cela, il s’est associé au CNRS, au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), aux fédérations d’athlétisme, de rugby et des sports de glace ainsi qu’à des entreprises, comme Natural Grass, qui conçoit des « pelouses hybrides de haut niveau5 », ou Super Sonic Imagine, spécialiste de l’imagerie ultrasonore (comme l’échographie).
Entourée de tapis roulants bardés de caméras et d’appareils divers, notre hôte nous en dit plus : « Nous cherchons à caractériser le profil physique et psychologique des athlètes ». Dans ce cadre, l’équipe de FULGUR participe à la mise au moins de l’application « Athlètes 360 ». Installée à titre expérimental sur le téléphone d’une trentaine de sportifs volontaires (dont l’équipe de rugby à sept), elle vise à recueillir un maximum de don- nées (data) sur leur vie grâce à un « monitoring bi-quotidien ».
« On mène un travail d' »évangélisation » important »
Concrètement, il s’agit là d’un questionnaire – matin et soir – pour renseigner entre autres le nombre d’heures de sommeil, l’heure et le contenu des repas, la quantité d’eau bue, le durée des entraînements, ou le sentiment de fatigue, d’anxiété ou de stress éprouvé aux différents moments de la journée. « Le tout forme un score auquel est associée une couleur verte, jaune, orange ou rouge, détaille Caroline Giroux, puis des courbes statistiques qui permettent au sportif d’en savoir plus sur son état de forme. » Dernière étape : l’envoi d’alertes pour avertir le sportif d’un manque de sommeil ou d’hydratation6 .
Des informations que les athlètes peuvent choisir – selon Caroline Giroux – de communiquer à leur entraîneur ou non, l’intérêt étant d’« avoir des données objectives à partir desquelles critiquer leur pratique ».
Le projet FULGUR comporte deux autres volets. D’abord, la mesure d’élasticité musculaire et la réalisation de test de force et de vitesse qui passe par des mesures échographiques et de l’imagerie par résonance magnétique (IRM). Enfin, l’entraînement d’algorithmes pour repérer sur des enregistrements vidéo des « paramètres d’intérêt ». Exemple : pouvoir modéliser l’angle de la cheville d’un athlète pour connaître le temps de contact du pied sur le sol et le conseiller dans son mouvement.
« Depuis son lancement, analyse la gestionnaire du projet, FULGUR a surtout contribué à l’explosion du recueil de données informatiques, des moyens d’analyse et de la structuration numérique au sein des fédérations partenaires et des entraîneurs ». Des données informatiques stockées sur des serveurs de l’INSEP, au sein du « Sport Data Hub » (SDH), une infrastructure installée à l’étage du laboratoire.
Les missionnaires de la performance
Le Sport Data Hub7 est lancé en 2020 par l’Agence nationale du sport (ANS) et la Direction du Ministère chargé des Sports. « Ce projet marque un pas de plus dans la modernisation et l’optimisation de la haute performance avec la création d’un outil collaboratif à destination des acteurs du mouvement sportif8 ».
La plateforme, en plus de collecter les données de l’application « Athlètes 360 », s’agrémente du projet DETection et Estimation des Champions et des Talents (DETECT). Le but est d’agréger les résultats sportifs pour « visualis[er] la progression individuelle des sportifs et estimer les chances de résultats aux prochaines compétitions », grâce à des modèles statistiques de probabilités. Et ce, afin d’« évaluer les contrats de performance établis avec les fédérations et pour améliorer le pilotage de l’attribution des moyens publics ». Bref, une manière de mesurer le retour sur investissement.
Selon Philippe Graille, à l’initiative du projet au sein de l’ANS : « Les pays qui se seront structurés dans ces domaines ne seront pas, dans dix ans, au même niveau que ceux qui n’ont pas été capables de le faire. Dans le cadre de l’héritage de Paris 2024, il y a un véritable enjeu de l’utilisation de données pour continuer d’être performant bien au-delà de cette date9 ». Et d’ajouter, en missionaire : « On mène un travail d’’’évangélisation’’ important ».
Retour à l’INSEP. Nous faisons quelques pas pour rejoindre le second laboratoire de recherche de la prestigieuse institution : l’Institut de recherche bio-médicale et d’épidémiologie du sport (Irmes) qui porte le projet PARAPERF, le seul des douze projets consacré au paralympisme 10 .
Nicolas Forstmann, coordinateur du projet, nous le dit d’emblée : « La marge de progression de la performance paralympique est plus importante que pour le sport olympique ». C’est dans ce contexte que « l’ANS a plus que triplé ses financements pour le sport paralympique depuis 2018 », ajoute-t-il.
PARAPERF se divise en trois branches, qui reprennent et prolongent les recettes esquissées ci-dessus. Primo : optimiser le duo athlète/fauteuil. Secundo : étudier les dimensions sociologique, psychologique et juridique de la performance. Tertio : développer un système de pilotage qui classifie les sportifs et conseille les fédérations.
« Les classements des pays selon leur nombre de médailles et selon leur produit intérieur brut sont quasiment identiques. »
Comment cela est-il mis en place ? À partir de 2010, les fédérations paralympiques publient des informations pour chaque athlète : nom, prénom, âge, niveau de handicap, épreuves concourues et résultats. « En compilant ces informations, précise Julien Schipman, chargé d’étude pour PARAPERF, nous développons une application qui modélise les antécédents de performance des différents sportifs qui concourront aux prochains JO. »
Les para-sportifs qualifiés aux JO sont ainsi classés en quatre catégories : talent, élite 1, élite 2 et master. « Notre but, clarifie le chercheur de l’INSEP, c’est de conseiller les entraîneurs et la direction technique nationale11 pour que les sportifs soient inscrits aux épreuves où ils ont le plus de chance de triompher. Dans notre cas, les sportifs n’ont pas forcément accès aux statistiques, il y a des staffs qui mettent leurs champions volontairement à distance de cet outil ».
En somme, PARAPERF participe à la mise en place d’un dispositif de prédiction algorithmique des performances. Des programmes de recherche qui peuvent alimenter ce que le sociologue russo-américain Pitirim Sorokin a nommé la « quantophrénie », c’est-à-dire la tendance à transformer des pans de plus en plus larges de la réalité (biologique, sociale, psychologique, etc.) en langage mathématique, impliquant une véritable « pathologie de la mesure ». Une tendance que l’on retrouve aujourd’hui dans toutes les pratiques de « quantification de soi » (quantified self) : podomètres intégrés au smartphone, montres connectées enregistrant les constantes physiologiques, etc.
Des recherches qui s’inscrivent dans ce que d’aucuns appellent la « médecine d’amélioration », d’autres l’anthropomaximologie ou encore la physiologie de l’effort. Une perspective : la rationalisation scientifique de l’entraînement, entraînement qui s’étend à l’entièreté de la vie quotidienne du sportif ; la réduction de l’incertitude inhérente à la compétition ; l’optimisation de la préparation du sportif et de son matériel dans une recherche de performance tous azimuts.
Des recherches qui pourraient à l’avenir mener à « l’augmentation » génétique des compétiteurs : « Le décodage du génome des athlètes en vue d’évaluations prédictives pourra devenir une pratique réelle. Les centres de formation des sportifs de haut niveau, déjà considérés par les critiques actuels comme des usines à champions, seront sans doute concernés[efn_note] Philosophie du dopage, (dir.) Jean-Noël Missa et Pascal Nouvel, PUF, 2011, p.105-106. [/efn_note] ».
Le ruissellement de la recherche sportive…
Vincent Nougier, chargé de mission Sport au CNRS, membre du Groupement de chercheurs « Sport et activité physique12 », déplore un investissement économique qui ne concerne qu’une petite élite sportive : « Le PPR déverse vingt millions d’euros pour les 600 athlètes de la délégation française. C’est la première fois qu’il y a autant d’argent, mais presque pas un centime n’est prévu pour des recherches sur l’activité physique de 60 millions de Français ». Le chercheur craint que « les enjeux du haut niveau masque ceux de la société, qui sont plus importants. La santé de la population est quand même plus importante que les potentielles médailles de 600 personnes ».
De fait, la recherche publique ne devrait-elle pas plutôt « bénéficier à monsieur Tout-le-monde13 » ? « Pendant plusieurs décennies, poursuit-il, les médecins ont pensé qu’un asthmatique, une personne avec trouble cardiaque ou avec une entorse ne devait surtout pas faire d’activité physique. Aujourd’hui, grâce aux recherches scientifiques, c’est exactement l’inverse qu’ils préconisent. Ils considèrent que l’activité physique raisonnée, adaptée, contribue au soin. Voilà un apport parmi d’autres. »
Même son de cloche du côté de Claire Thomas, responsable du master « Entraînement et optimisation de la performance sportive » rattaché à la Graduate School « Sport, Mouvement, Facteurs Humains », de l’Université Paris-Saclay14 : « Nos recherches ne s’adressent pas exclusivement aux sportifs de haut niveau, mais à l’ensemble de la population, pour lutter contre la sédentarité et accompagner les populations à aller vers le sport. »
Jean-Pierre de Mondenard, médecin du sport spécialiste du dopage, auteur de nombreux ouvrages sur la question, tempère : « Ce qui me gêne dans tout cela, c’est que l’on développe des recherches sur la haute performance sportive qui favorisent la mise sur le marché de dispositifs et médicaments sur lesquels on a très peu de recul. Des années après on se rend compte des effets secondaires. Prenons l’exemple des recherches autour de l’injection d’acide hyaluronique pour la récupération des cartilages des sportifs. Cela a fini par être diffusé et utilisé plus largement dans la population, avec la multiplication des scandales médicaux ».
Vers le « dopage technologique » ?
Question de fond : ces programmes de recherche visant la haute performance sportive ne constituent-ils pas un nouveau type de dopage ?
En 2018, avant le lancement du PPR, Christophe Clanet répondait : « La question est de savoir si l’on donne exactement le même matériel à chaque équipe ou si chaque nation a le droit d’utiliser le sien,comme c’est le cas actuellement. Dans cette voie, chaque pays a la possibilité d’optimiser les équipements de ses sportifs… À condition bien sûr de pouvoir financer les recherches, qui sont très onéreuses. Ce n’est pas un hasard si les classements des pays selon leur nombre de médailles et selon leur produit intérieur brut sont quasiment identiques. […] Mais cela tient aussi à la volonté de chaque pays d’investir dans les recherches sur le sport : si la Grande-Bretagne occupe aujourd’hui la deuxième place en nombre de médailles alors qu’elle était à la trente-sixième en 1996, c’est parce qu’elle a financé ce secteur. Ce n’est pas encore le cas de la France, où jusqu’à récemment sciences et sport n’étaient pas liés15 . »
Un discours que M. Clanet aujourd’hui mitige, évoquant l’existence d’aménagements marginaux : « Certaines fédérations ont opté pour un tirage au sort du matériel : cela marche pour les courses à la voile et sur le tirage au sort des chevaux dans l’épreuve de pentathlon. Dans ce cas, les fédérations ont décidé de gommer cette inégalité de la recherche ».
Quant à Jean-Pierre de Mondenard, ce type de recherche ne l’étonne plus : « Le sport de compétition, c’est l’école de la triche ». Selon lui, deux choses font la différence durant les épreuves sportives : « D’abord, le dopage qui reste le maître du jeu. Ensuite, c’est la technologie qui fait la différence. Mais que voulez-vous ? La ministre des sports met des objectifs en termes de médailles et est en charge de la lutte contre le dopage. C’est impossible, cela ! »
Quid du corps commun ?
« Ces rendez-vous festifs [les JO et la coupe du monde de rugby] stimulent la recherche pour aider athlètes et amateurs à aller toujours plus vite, plus haut, plus fort. » Voilà ce que l’on pouvait lire en mai 2023 dans les couloirs de la station de métro Montparnasse-Bienvenüe où s’étalait l’opération de communication « Sport & science, l’union fait la force ».
Pour Vincent Nougier, c’est le symptôme d’un mal global : « Le modèle qui est mis en avant à peu près partout, c’est celui du sportif « super-héros », et ce, au détriment d’une pratique physique raisonnée qui serait bénéfique pour la santé. […] Est-ce qu’un sportif de haut niveau est quelqu’un d’équilibré ? J’ai envie de vous dire, de moins en moins. Mais c’est aussi le cas parce que le nombre de compétitions augmente, parce que vous avez de plus en plus d’argent, une pression médiatique croissante, etc. Ce n’est pas seulement la technologie et les chercheurs, c’est tout le système autour. »
Alors, que peut-on faire pour remédier à cette culture de la performance ? « Mettre davantage en avant l’activité physique chez les jeunes, la randonnée, la marche en moyenne montagne, la course à pied, le vélo, plutôt que le sport qui s’accompagne de la compétition, nous dit Jean-Pierre de Mondenard. Mais encore faut-il que les gens soient éduqués et s’éduquent. On nous parle de sport de haute performance alors que la majorité des Français ignorent presque tout de leur corps. L’éducation physique véritable, c’est d’apprendre à connaître son corps ».
De fait, comment réinvestir notre propre enveloppe, l’éprouver charnellement, lorsque le corps devient un agglomérat de statistiques et d’indicateurs de performance ? Lorsqu’il est transformé en un véhicule au service de la valorisation d’un capital et d’accumulation de puissance ? Quels effets attendre sur la population de cette fabrique du corps abstrait et de la quantophrénie ? Il faudrait un nouveau programme de recherche pour étudier le revers des médailles.
Gary Libot, journaliste pour Le Chiffon
Crédits photographies : Isabelle Amaudry. Laboratoire de l’équipe FULGUR à l’INSEP.
- En 2017, Laura Flessel, alors ministre des sports énonçait son ambition : « doubler le nombre de médailles » pour les futurs olympiades.
- Des recherches qui s’inscrivent pour partie dans celles menées sur les nano-technologies, les bio-technologies, les sciences de l’information et de la cognition (NBIC). Des domaines de recherche qui sont dits « convergents » et participant chacun à leur mesure d’une vision transhumaniste, c’est-à-dire d’une ambition prométhéenne de maîtrise technologique de l’être humain (à travers le cyber-organisme) et du monde. Sur le sujet, lire La transmutation posthumaniste, ouvrage collectif, Quel sport ?, 2019. Ou Le Manifeste des Chimpanzés du futur, Pièces et Main d’œuvre, Service Compris, 2023 [première édition : 2017].
- M. Clanet est aussi en charge du projet THPCA2024, l’un des douze lauréats, et à l’initiative de Sciences2024, programme de recherche sur le « sport élite » qui vise le triomphe olympique. Sciences2024 préfigure le lancement du PPR dès 2018.
- Science2024 déclare que « Certains des projets développés dans ce cadre seront prolongés après les JOP, notamment par la création de start-up »
- Lire « Mais qu’est-ce que c’est que cette merde ? Épisode 4 : la pelouse hybride », Valentin Martinie, Le Chiffon n°8.
- Une application qui pourrait ravir le secteur de l’assurance. Nous imaginons sans difficultés l’intérêt qu’il pourrait trouver à une « démocratisation/obligation » de l’utilisation de ce genre
d’application dans le cadre d’une politique de réduction des comportements à risque. L’assureur Axa a déjà amorcé le pas il y a dix ans : « Axa entrouvre la porte de l’utilisation des objets connectés dans l’assurance », L’Usine
Digital, 3 juin 2014. - Déclinaison sportive du Health Data Hub lancée en 2019 : fichier informatique rassemblant un grande nombre de données informatiques de santé des Français. A l’origine hébergé sur les serveurs de Microsoft, il avait alors soulevé des critiques de forme.
- Pour les éléments de communication, consulter : www.agencedusport.fr
- « Sport et data : comment la France comble son retard avant les JO », L’Humanité, 4 décembre 2021.
- Nous apprendrons à cette occasion que le terme « handisportif » désigne les licenciés de la fédération, et les « para-sportifs » l’ensemble des sportifs handicapés.
- Technicien chargé des relations entre le Ministère des sports et la fédération sportive.
- Structure de chercheurs du CNRS qui rassemble dans leur travail les « laboratoires, industriels du sport, fédérations, athlètes et citoyens ». Pour plus d’information : sport.cnrs.fr
- « Bénéficier au plus grand nombre » est un argument systématiquement avancé par nos interlocuteurs pour justifier ces programmes de recherche.
- Cursus lancé en 2020.
- « Pour les JO de 2024, sportifs et scientifiques font équipe », entretien avec Stéphanie d’Arc, CNRS Le journal, 3 septembre 2019.