Shadow Cabinet

Le Conseil scientifique régional d’Île-de-France, une énième imposture en blouse blanche ?

[Enquête publiée dans Le Chiffon n°13 de l’été 2024]

Trois mois après son arrivée à la tête de l’Île-de-France en 2015, Valérie Pécresse renouvelle le Conseil scientifique régional (CSR), dont la mission officielle est d’expertiser la politique de la Région en matière d’enseignement supérieur et de recherche. Sauf que, depuis huit ans, cette institution fonctionne dans une opacité quasi-totale, malgré les principes déontologiques inscrits dans sa charte. S’agit-il d’une énième imposture en blouse blanche ?

 

Le CSR a été créé en 2010, sous l’impulsion d’Isabelle This Saint-Jean, vice-Présidente (PS) du Conseil régional, en charge de l’enseignement supérieur et de la recherche. L’objectif, nous dit-elle, était de « favoriser la collaboration des chercheurs dans un contexte de mise en concurrence, et de faire en sorte que le monde scientifique reste indépendant vis-à-vis du monde politique ». Les élus franciliens choisissent donc vingt scientifiques, parmi de nombreuses disciplines, et en tâchant d’inclure un maximum de chercheurs en activité.

Lorsque Valérie Pécresse (LR) succède à Jean-Paul Huchon (PS) à la tête de la Région fin 2015, elle ne tarde pas à renouveler le CSR. La tâche officielle du groupe d’experts paraît inchangée. Il est censé « éclairer les questions soulevant des enjeux scientifiques » et « émettre un avis sur la pertinence scientifique des politiques régionales de développement de la recherche et de l’innovation 1 ». Une mission de service public, donc, assortie d’exigences déontologiques, qu’une charte détaille : « objectivité et impartialité vis-à-vis de tous intérêts », « comportement désintéressé et neutralité2 ».

Cependant, la nouvelle cheffe du Conseil régional commence par confier la présidence du CSR à Philippe Gillet, un géophysicien qui fut aussi son directeur de cabinet au Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, de 2007 à 2010… Pratique. D’autant que c’est encore Mme Pécresse qui nomme les dix-neuf membres restants, sur proposition de M. Gillet.

Conseiller, contourner, concentrer

Voyons, dans l’ordre alphabétique, la liste de ces « personnalités scientifiques de premier plan » composant le nouveau CSR : 1°/ Philippe Aghion, économiste obsédé par l’innovation, ayant contribué au programme d’Emmanuel Macron (lire « À la recherche de « l’IA pour la planète » », p.14 de ce numéro) ; 2°/ Alain Aspect, prix Nobel de physique plutôt « fier devant la floraison de startups quantiques basées sur des conséquences de [ses] travaux [et] souvent créées par [ses] anciens étudiants3 » (lire « Ces « héros » qui ont fait le plateau », p. 10-11) ; 3°/ Pascale Briand, biologiste engagée en politique chez UMP-LR ; 4°/ Monique Canto-Sperber, philosophe ouvertement libérale, qui vient d’ailleurs de lancer une école privée d’enseignement supérieur (Atouts+).

Il semble que l’équipe n’ait pas été choisie sur le seul critère de la froide scientificité, mais également pour une certaine compatibilité idéologique. La mathématicienne Maria Esteban, qui fait partie des Vingt, nous confirme d’ailleurs que la cooptation semble venir d’en haut : « Je ne me rappelle pas, dit-elle, avoir jamais voté sur la nomination d’un nouveau membre. Je pense que c’est la Région qui décide des nouveaux membres. » La Région, c’est-à-dire, la Présidente.

Huit ans après son installation, aucun compte-rendu n’est accessible au public

Mais peut-être que nos soupçons de partialité sont infondés, qu’une diversité d’avis circule bel et bien dans le cénacle, et que l’on y veille effectivement « au pluralisme des points de vue », ainsi que le demande sa charte. Allons donc consulter « les délibérations du CSR, [qui], dans le cadre de ses missions de conseil ou d’expertise scientifique générale, sont retranscrites et leur compte-rendu accessible (notamment sur un site web) ».

Mais nous ne trouvons rien. Aucune trace des échanges passés. Serait-ce parce que nous cherchons mal ? Maria Esteban écarte cette hypothèse : « Je ne crois pas, que les comptes-rendus de nos discussions soient publics ». Quant au service communication de la Région, il se contente de nous répondre que « les travaux sont communiqués à la présidente et à l’administration régionale ». Nous en concluons donc que, huit ans après son installation, aucun compte-rendu n’est accessible au public. Et c’est là un problème majeur pour une instance chargée de guider la politique publique.

De fait, le CSR participe à l’élaboration de la stratégie scientifique et technologique de la Région. Il définit ainsi des Domaines de recherche et d’innovations majeurs (DIM) et labellise les équipes de recherche bénéficiaires des crédits régionaux. Voici quelques-uns de ces DIM qui profiteront des 110 millions d’euros débloqués sur la période 2022-2026 : « L’intelligence artificielle centrée sur l’humain » (AI4IDF), la santé numérique (BioConvS), la technologie quantique, les « matériaux bi-écoresponsables » (MaTerRE) ou les neurosciences (C-BRAINS). Des domaines qui, en plus du potentiel de croissance économique qu’ils font miroiter, recoupent les engagements passés et présents de notre aréopage.

N’oublions pas que le CSR a aussi pour mission de « confirmer l’Île-de-France dans son rang de première région scientifique et technologique en Europe ». En outre, le Conseil aide à poser des Questions d’intérêt majeur de recherche (QIM). Exemple : « Quelles conséquences et impacts de la pandémie de Covid-19 sur la santé mentale des jeunes Franciliens ? », ou encore « Quelles agricultures et alimentations durables pour l’Île-de-France ? ». Des questions d’intérêt général que les chercheurs sélectionnés auront 36 mois pour éclairer.

Le Conseil se réunirait (aucun document officiel ne l’atteste) trois fois par an. « Sur ordre de Mme Pécresse ? », demandons-nous à l’attaché de presse de la Région, Fabien Viguet-Poupelloz. Mais celui-ci s’en défend : « le Conseil scientifique peut être saisi par les élus du Conseil régional. Il a aussi une capacité d’auto-saisine lorsqu’il juge utile d’attirer l’attention de ce dernier ». Exemple de cette semi-liberté : « en fin d’année 2023, le Président du CSR a sollicité les membres de son conseil pour des contributions libres sur de nouvelles thématiques de recherche sur les transitions numériques et écologiques ». Bref, quand c’est pas la Présidente, c’est le Président.

En parlant de Président, nous ne pouvons nous empêcher de penser au « Conseil de défense » réuni par Emmanuel Macron pendant la crise politico-sanitaire du Covid-19. Pourquoi ce parallèle ? Parce que les deux Conseils ont une même caractéristique : les discussions qui s’y tiennent, bien qu’elles concernent la population, restent strictement confidentielles. On pourrait même dire que le Conseil de défense est plus démocratique que le CSR, car peu de monde semble connaître l’existence du second. Y compris au sein de la Région, dont un employé du service presse pendant un appel téléphonique nous a déclaré « ne pas avoir connaissance de l’institution pour laquelle nous demandons des renseignements »…

Camoufler des décisions politiques ?

RoguesESR, collectif de chercheurs critiquant le tournant bureaucratique-libéral de la recherche scientifique poursuit : « Tous les conseils scientifiques servent à légitimer des mesures politiques ». Une analyse recoupant celle du groupe de réflexion Oblomoff, qui constate la multiplication de « procédures démocratiques qui consistent à faire valider [scientifiquement] des décisions prises [politiquement]4 »

Il y a là une tendance dangereuse que l’on pourrait appeler la « conseillisation ». Dangereuse, car elle permet de « piloter l’avion de la Science de l’extérieur », comme le résume Alan Ouakrat, maître de conférence en Sciences de l’Information et de la Communication à la Sorbonne Nouvelle. Non seulement elle dépossède les scientifiques du choix de leurs recherches, mais elle conduit en plus à la concentration du pouvoir, et à un penchant pour le secret. En somme, c’est une méthode pratique pour légitimer n’importe quelle politique de Mme Pécresse, ou de n’importe qui. Et il serait grand temps de contester cette imposture en blouse blanche.

Valeria Shimakovskaia, journaliste pour Le Chiffon.
Dessin : Boug.

  1. « Le Conseil scientifique de la Région, ses membres, ses missions », iledefrance.fr, 30 août 2018.
  2. Charte disponible en ligne, en annexe de la délibération n°CR 34-16 du 18 mars 2016.
  3. Alain Aspect, lors du BIG 2023, « le plus grand rassemblement business d’Europe », organisé par bpifrance.
  4. « Pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique », Groupe Oblomoff, Sciences Critiques, 4 mars 2015.

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